Revue littéraire - Trois Amis de Madame de Staël

Revue littéraire - Trois Amis de Madame de Staël
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 683-694).
REVUE LITTÉRAIRE

TROIS AMIS DE Mme DE STAËL[1]

Ces trois amis de Mme de Staël sont bien connus ; je ne les invente pas. Mais un gros livre tout récent, Madame de Staël et la Suisse, par M. Pierre Kohler, apporte de nombreux documens sur maintes questions relatives à l’auteur de Corinne, à son génie, à son entourage, et sur ces trois personnages intéressans, Edouard Gibbon, Charles-Victor Bonstetten et Jean-Charles-Léonard Simonde qui préféra s’appeler Sismondi. Je ne prétends pas, d’ailleurs, que les recherches nouvelles modifient beaucoup le sentiment qu’on avait d’eux. Du moins sont-elles l’occasion de revenir à eux ; et faut-il tant de prétexte pour regarder un peu de temps avec plaisir des visages d’autrefois ?

Gibbon, c’est plutôt un ami de Mme Necker ; au point que Mlle Curchod, toute jeune, pensa devenir Mme Gibbon. Mais il demeura très attaché à la famille Necker et, jusqu’à sa mort qui survint en 1794, à la fille de son ancienne fiancée. Sur le tard, il n’est pas beau. Garat, dans ses Mémoires sur M. Suard, lui donne à peine quatre pieds sept à huit pouces, un ventre de Silène posé sur des jambes courtes et grêles, les pieds en dedans, énormes et qui auraient pu servir de socle à une statue. Quant à la figure : un petit nez, enfoncé, perdu entre de grosses joues ; et des bajoues, un double menton, le front lourd et proéminent. Son obésité est un sujet de plaisanteries. Le marquis de Bièvre dit : « Quand j’ai besoin de mouvement, je fais trois fois le tour de Gibbon. » Et l’on raconte qu’un jour, le pauvre homme s’était jeté aux pieds d’une dame, pour être aimable ; la dame, prude ou peu aguichée, le pria de se relever : « Ah ! si je le pouvais ! » s’écria-t-il. Mais ce gros Gibbon n’est pas celui que Mlle Curchod crut aimer. Gibbon avait seize ans, lorsqu’il arriva en Suisse. M. Gibbon le père le confiait à un pasteur de Lausanne, M. Pavilliard, qui aurait soin de le ramener au protestantisme, le jeune homme s’étant avisé, au scandale de tous les siens, d’embrasser le papisme, à Oxford. Il avait lu Bossuet. M. Pavilliard se souvint longtemps de « ce petit personnage tout mince, avec une grosse tête, disputant et poussant avec la plus grande habileté les meilleurs argumens dont on se soit jamais servi en faveur du papisme. » D’autres lectures et d’autres méditations fournirent à cet adolescent chicaneur des argumens contre le papisme, de sorte que sa deuxième conversion se fit à merveille : après quoi, il ne fut exactement ni protestant ni catholique. Mais il est mince, au temps de ses jeunes amours, mince avec une grosse tête. Au surplus, qu’importe de savoir comment il est ? Sachons comment le vit son amante.

M. le comte d’Haussonville a justement retrouvé un portrait de Gibbon, écrit alors par cette amante. Eh bien ! Mlle Curchod, dès le début, confesse l’intention de « couler légèrement sur la figure de M. G… » C’est un signe d’indulgence, mais indispensable. Elle lui accorde de beaux cheveux, la main jolie et l’air d’une personne de condition ; la physionomie, très spirituelle et singulière : « une de ces physionomies, si extraordinaires qu’on ne se lasse presque point de l’examiner, de le peindre et de le contrefaire. » Une politesse élégante et l’idée fine des égards qu’on doit aux femmes. A la danse, des plus médiocres. Et, bref, un garçon très intelligent, laid, qui a des mérites et qui a même de l’agrément,

Gibbon s’éprit de Mlle Curchod, qui ne le méprisa point. Voire, ils allèrent, sinon jusqu’aux fiançailles, du moins jusqu’à des promesses. Ils en étaient là, quand le promis, ayant passé à Lausanne, et autour de Lausanne, cinq années, dut retourner en Angleterre. M. Gibbon le père lui interdit d’épouser Mlle Curchod, sous peine de perdre l’héritage et les subsides provisoires. Gibbon, ensuite, résume dans ses Mémoires son aventure : « Après un combat pénible, je cédai à ma destinée. Je soupirai comme amant, j’obéis comme fils… » Il obéit, sans doute. Il écrivit à la jeune fille : « Mademoiselle, je ne puis commencer ! Cependant, il le faut. Je prends la plume, je la quitte, je la reprends. Vous sentez à ce début ce que je vais dire. Épargnez-moi le reste. Oui, mademoiselle, je dois renoncer à vous pour jamais ! »

Après cela, il n’y a plus qu’à se désespérer d’abord et, le plus tôt possible, à se résigner. Toutefois, cinq ans plus tard, en 1763, Gibbon revient à Lausanne. Dans l’intervalle, Mlle Curchod a perdu son père et sa mère. Elle se trouve dans une situation malaisée. Je ne sais si elle éprouve encore, à l’égard de l’infidèle, ce même sentiment de véritable amour : et le sait-elle ? Si l’amour change, l’on a changé ; l’on ne voit pas qu’il a changé : si le rivage passait du même train que la rivière, nous ne verrions pas que la rivière nous emmène. En tout cas, Mlle Curchod ne renonce pas à épouser l’infidèle. Et c’est au point que Moultou, l’ami de Jean-Jacques et l’ami de Mlle Curchod, combine un stratagème. Jean-Jacques était alors à Motiers, dans le Val de Travers. La jeune fille écrit à l’infidèle : « On m’écrit que divers Anglais quittent Paris pour se rendre à Motiers. Si c’est ce but qui vous amène dans ma patrie et que vous vouliez une lettre pour Rousseau, je vous prie de me l’écrire, mes meilleurs amis soutenant avec lui les relations les plus étroites… » Eh ! se lier avec Jean-Jacques, n’est-ce pas un aimable projet pour le jeune M. Gibbon, qui commence d’écrire et qui a déjà publié un Essai sur l’étude de la littérature ? En même temps, Moultou raconte à Jean-Jacques l’histoire de la délaissée : histoire qui le touche, car il aime fort « tout ce qui est un peu romanesque ; » enfin Jean-Jacques, si Gibbon va le voir, lui vantera les mérites de la jeune fille. Seulement, Gibbon n’eut point envie d’aller voir Jean-Jacques. Et Jean-Jacques écrivait à Moultou : « J’ai revu son livre. Il y court après l’esprit ; il s’y guindé. M. Gibbon n’est point mon homme. » C’était, du reste, une drôle d’idée, de s’adresser à Jean-Jacques pour apaiser une querelle d’amour, lui qui avait le terrible génie de compliquer jusqu’au supplice les malentendus de l’âme et du cœur.

Gibbon et Mlle Curchod se revirent. Et, chaque jour, en quelques mots souvent bizarres, l’ancien amoureux, — est-il guéri ? — note sur son carnet son petit émoi. Du 14 février 1764 : « On m’a dit que Mlle Curchod vient d’arriver. Je sens combien ma guérison est achevée par l’indifférence avec laquelle je l’ai appris. » Oui ! et, le surlendemain, sans plus de retard, il se fait conduire par M. Pavilliard chez Mlle Curchod : « J’ai été d’abord un peu confus… » Il y a de quoi, peut-être !… « Mais je me suis remis ; et nous avons causé un grand quart d’heure, avec toute la liberté de gens qui se seraient autrefois vus. » Hélas ! au lieu de fondre en larmes !… Un soir d’été, l’année 1757 ; quand il avait vingt ans, il écrivait sur son carnet : « J’ai vu Mlle C… Omnia vincit amor… » Depuis lors, il a eu l’occasion d’ajouter à la devise : tout, excepté la crainte de perdre l’héritage paternel ; et, au lieu de fondre en larmes, il est quasi fier de sa tranquillité. À cette époque-là, pourtant, on pleurait volontiers ; jamais on n’a pleuré plus volontiers : mais Gibbon, lui, cherchait la renommée d’ « un grand original, » d’un être « unique en son espèce. » De telles prétentions coûtent cher à l’âme et au cœur.

Un jour, il accompagne, comme il dit, « la Belle » à Mon-Repos où l’on joue Zaïre. Dans les endroits « intéressans » de la tragédie, la Belle ne se tient pas de sangloter « au point d’attirer sur elle tous les yeux : » et le Laid n’approuve pas tant d’exubérance. Il est parfaitement calme ; et, quand la Belle retire son mouchoir, il observe qu’elle a le visage frais, joyeux, sans traces de larmes. Cruel discernement ! et pourquoi refuser à une jeune fille alarmée le droit si anodin de forcer un peu la nature afin de l’embellir : Zaïre est-elle, en somme, plus franchement naturelle que le chagrin complaisant et joli de cette enfant ? Gibbon se fâche : « Que cette fille, écrit-il, joue la sensibilité ! » Mais il joue, lui, l’insensibilité : ce n’est pas un jeu plus charmant. Il se dénigre à lui-même « cette fille » ou, comme il dit sans grâce, « la Curchod. » Ne l’aime-t-il plus du tout ? Il le croit : cependant il est jaloux. Il a découvert qu’à Lausanne, en son absence, Mlle Curchod, qu’il avait abandonnée, s’était plu aux hommages de quelques jeunes gens. Une académie, où l’on imitait assez naïvement les façons des Précieuses, réunissait autour d’elle des Sylvandres, des Céladons : et elle était Thémire. Les cavaliers portaient les couleurs de leurs dames et rivalisaient de madrigaux. Thémire, plus belle qu’une autre, fut mieux courtisée. Son principal adorateur s’appelait Georges Deyverdun. Gibbon ne pardonnait pas à Thémire ce Céladon ; mais, par une perversité à laquelle il me semble qu’il s’amusa, il fit du Céladon l’un de ses meilleurs amis. Toute son information, d’ailleurs, il la tenait de Georges Deyverdun ; et il lui arrivait de se demander si Georges Deyverdun ne se vantait pas. Alors, il allait voir Thémire ; il affectait de lui montrer qu’il savait tout. Thémire se défendait avec enjouement. « Nous badinons sur notre tendresse passée… » Ces mots ne font pas trembler sa plume. Seulement, si la Belle a plus d’esprit que lui, quelquefois, il ne cache pas beaucoup sa mauvaise humeur : « à la fin, il commençait à m’ennuyer un peu… » Soudain, le ton change : « Je ne sais par quel hasard j’ai quitté avec elle le ton du persiflage pour en prendre un plus sérieux… » Mlle Curchod quitta Lausanne ; et l’on n’ignore pas qu’elle épousa ensuite M. Necker.

Peu de temps après le mariage, M. Gibbon était à Paris et, tous les jours, faisait visite à Mme Necker. Une fois, M. Necker le retient à souper et, le souper fini, se retire, va se coucher, le laisse tête à tête avec sa femme. Voilà de la confiance, et que méritait Mme Necker, et qui taquinait la fatuité de Gibbon : « C’est, disait-il, regarder un ancien amant comme de bien peu de conséquence. » Mme Necker écrivait à l’une de ses amies que jamais sa « vanité féminine » n’avait été plus satisfaite qu’en voyant « celui qui l’avait dédaignée devenu auprès d’elle doux, humble, décent jusqu’à la pudeur, témoin perpétuel de la tendresse de son mari et admirateur zélé de l’opulence. » Quand Gibbon fut célèbre comme l’auteur de la fameuse Histoire romaine, il devint l’un des ornemens du riche salon de Mme Necker.

Germaine Necker était encore enfant et remarqua le vif plaisir que ses parens prenaient à la compagnie de M. Gibbon. Elle avait déjà une magnifique ardeur de dévouement : elle offrit à ses parens d’épouser M. Gibbon, « afin qu’ils jouissent constamment d’une conversation qui leur était si agréable. » Plus tard, beaucoup plus tard, songeant à ce bonhomme, elle faisait, et par écrit, de ces réflexions : « Quand je le vois, je me demande si je serais née de son union avec ma mère ; je me réponds que non et qu’il suffisait de mon père seul pour que je vinsse au monde. » Elle résout ainsi, avec sa tendresse filiale, ce problème si éperdument insoluble. Et, du reste, elle avait de l’amitié pour Gibbon. Elle lui écrivait : « votre aimable raison… » Elle lui écrivait encore : « Au visage près, vous êtes cent fois plus aimable que moi… » Et puis, au mois de janvier 1794, Mme de Staël écrit à son époux : « Le pauvre Gibbon, dont tu m’as entendu parler comme du seul homme qui pût attacher à la Suisse, est mort en Angleterre… » Voilà tout ce que dit, à ce propos, Mme de Staël ; et sans doute aura-t-elle pensé que M. de Staël n’en demandait pas davantage. Mais, quelque vingt ans plus tard, Byron qui voyageait aux bords du Léman, cueillit des roses, dans le jardin de Gibbon, et une petite branche de l’acacia autour duquel se promena cet écrivain la nuit qu’il eut terminé son Histoire.


Charles-Victor Bonstetten, c’est le Bernois si intelligent, « Bernois aussi peu Bernois que possible, » qui enchantait Sainte-Beuve, et auquel il n’a pas consacré moins de trois Causeries du lundi, et qu’il appelait « Bonstetten ou le vieillard rajeuni. » Bonstetten a vécu près de quatre-vingt-sept ans ; et, dans sa jeunesse, il avait l’âge de ses contemporains : mais, à partir de soixante ans, il commença de rajeunir. Il atteignit « sa fleur » à soixante et dix ans, s’y maintint une douzaine d’années, fut « dans tout son vif » à quatre-vingt-deux ans passés. Probablement ne mourut-il qu’afin de ne pas être en état de puérilité au moment de boucler son siècle. Un tel savoir-vivre mérite à coup sûr l’amitié. Mais, le Bonstetten de Mme de Staël, nous ne le connaîtrons guère que vieux encore.

Il avait environ vingt-cinq ans et Mlle Necker avait quatre ans, lors de leur première rencontre un peu vive. Ce fut dans le jardin des Necker, à Saint-Ouen. Bonstetten suivait une allée, sans regarder autour de lui : soudain, c’est une baguette qui le frappe. Il se retourne et voit une fillette aux yeux noirs, qui s’était cachée derrière un arbre, et qui éclate de rire et dit : « Maman veut que j’exerce mon bras gauche ; eh ! bien, je l’exerce ! » Mlle Curchod, devenue Mme Necker, eut des principes en toutes choses et en pédagogie : elle avait décidé que sa fille serait ambidextre.

Une vingtaine d’années plus tard, c’est lui, Bonstetten, qui tenait à son tour la baguette et qui aurait pu se venger. Il était alors bailli de Nyon, sous le gouvernement de Berne. À cette époque, Mme de Staël dépensait une activité admirablement généreuse au service des émigrés français et au service des idées françaises. Elle avait l’entrain quelquefois tumultueux ; et Leurs Excellences de Berne, autoritaires et inquiètes, ne voyaient pas d’un bon œil le danger qu’elle faisait courir à leur prudente neutralité. Bref, le bailli de Nyon reçut l’ordre de surveiller Mme de Staël : et ce ne fut jamais facile de surveiller cette femme si hardie, courageuse et attrayante. A Nyon, dans un beau château, le bailli menait une existence paisible et ingénieuse, accueillant les poètes, les étrangers de marque. Au mois de juillet 1793, le baron de Staël et sa femme demandent à Berne l’autorisation de s’établir à proximité de Coppet : le bailli de Nyon devra, répond Berne, leur demander les motifs de leur séjour, le détail précis des domestiques et des personnes qui appartiennent à leur maison : puis on verra. Bonstetten obéit. Leurs Excellences de Berne, satisfaites, accordent l’autorisation, mais avouent qu’elles eussent « fort désiré que le sieur de Staël et sa famille eussent choisi un autre séjour : » le bailli de Nyon les aura sous son attention la plus exacte. Mme de Staël s’établit à Nyon même, comme si elle désirait d’être sous les yeux mêmes de son gardien et probablement parce qu’elle comptait sur la bienveillance de ce gardien. Vite arrivèrent Mathieu de Montmorency, M. de Jaucourt et puis Narbonne. Les deux premiers s’affublaient de noms suédois, l’autre d’un pseudonyme espagnol : c’était afin de dépister les soupçons de Berne ; ce n’était pas pour rendre au bailli sa tâche bien commode. Mme de Staël met assez drôlement son point d’honneur à exiger qu’on croie sur parole, dit-elle, « l’ambassadrice de Suède affirmant qu’elle n’a chez elle que des Suédois, » et un Espagnol. Ce n’est évidemment pas Bonstetten qui eût, de son plein gré, montré là-dessus le moindre scepticisme : il savait tout, comme au surplus tout le monde. Mais Leurs Excellences trouvaient le bailli crédule trop volontiers. Bonstetten devina qu’avec des Excellences tracassières et une ambassadrice impatiente la vie serait une aventure détestable. Il avait le soin de sa tranquillité : il résigna son bailliage de Nyon.

Dans la suite, l’ancien bailli de Nyon fut toujours l’un des familiers de Mme de Staël, l’une des rares amitiés calmes de cette femme au cœur si orageux. Il avait, lui, de l’amitié, une idée douce et modeste : bonté, franchise, un attachement véritable, mais sans fureur. Il a écrit : « Ce qui est léger n’est pas toujours infidèle. » Il faisait, en somme, la part de la frivolité ; et il disait : « Voici ma devise, je ne suis né pour aucun combat. » D’ailleurs, cette sagesse n’avait pas toujours été la sienne. En son adolescence, il eut une période « werthérienne ; » il s’éprit de poésie allemande et anglaise, et de mélancolie, à tel point qu’on redouta qu’il ne devînt fou : il devint sage. Et ce sont les bons sages, ceux qui ont passé par l’épreuve de la folie : leur retour vaut une certitude. Bonstetten, qui a pensé se tuer, à l’exemple du jeune Werther, et non pas à l’exemple du jeune Goethe, aura le souci de sa durée. Si l’on veut voir comme il acquit de la raison, — il ne craignit pas d’aimer beaucoup une poétesse du Nord, Frédérique Brun ; et il admettait que le cœur fût, quelquefois, « mauvais sujet » selon sa guise. Or, avec cette Danoise, il visita les rives du lac de Côme, la campagne de Pline. Elle, toute à son lyrisme, nota ainsi le souvenir de la belle journée : a Les mains serrées dans les mains, nous vous promîmes fidélité, à toi, ô Nature, à toi, ô Amitié, et à toi, reconnaissance filiale, arbitre suprême de nos destinées. Villa Pliniana, jamais sans doute des cœurs n’ont pareillement sacrifié sur ton autel ! » Bonstetten, lui, n’a pas perdu la tête ; et il écrit tout bonnement : « Quel rare bonheur que la réunion de trois amis auprès du monument du plus aimable sage de l’antiquité ! » Il a si peu perdu la tête qu’il a bien vu qu’ils étaient trois : le poète Matthisson les accompagnait.

L’amitié de cet homme paisible et fin dut être, pour Mme de Staël, un repos. Quant à Bonstetten, le génie de Mme de Staël l’émerveillait et aussi le tuait. Une fois, il écrit : « Je reviens de Coppet. Je suis tout abêti, fatigué d’une débauche d’intelligence. J’en suis si fatigué que je gis à demi mort et ma chambre me paraît un tombeau ! » Il appelait Mme de Staël un tourbillon de feu. Mais il l’aimait. Et il a dit : « Elle seule me comprend tout à fait… » C’est un service qu’on n’oublie pas. Il concluait que, pour le comprendre, elle était donc la plus intelligente des femmes : nous voulons que l’on nous comprenne et nous estimons que c’est difficile. En outre, il disait : « Une sœur ne serait pas plus douce pour moi… » Il faut le croire : elle avait une singulière impétuosité, puis cette douceur qui donnait tant de charme à son tumulte quotidien.

En 1804, Bonstetten était là, quand mourut M. Necker. Mme de Staël arriva bientôt : et l’on sait l’adoration qu’elle avait pour son père… « Bonne Mme de Staël ! nous avons tant pleuré ensemble ! » Et, tous les ans, lorsque Mme de Staël revenait aux bords du lac, Bonstetten était là. Il n’approuvait pas toutes ses idées, tous ses goûts : il avait horreur de Kant ; et il comparait la métaphysique des Germains à « une laide et impérieuse coquette qu’il faut bien se garder de mettre en déshabillé. » Il n’était pas du tout métaphysicien ni du tout mystique. Il abominait l’influence de Schlegel. Une saison que ce Schlegel, entiché de Saint-Martin, prônait à Coppet d’aventureuses doctrines, avec Zacharias Werner, et avec le chevalier de Langallerie, et avec la très bizarre Mme de Krüdener, si étonnante à réunir une vive ardeur de la volupté la plus franche et un grand zèle de dévotion déraisonnable, Bonstetten était malheureux. Il crut tout perdu, dès que Mme de Staël, cédant à la passion commune, se mit à lire Fénelon. « Vous verrez, écrivait-il ; ces gens vont tous devenir catholiques, bœhmistes, martinistes, et tout cela grâce à Schlegel. Quand Mme de Staël est seule dans sa voiture, elle lit des livres mystiques ! » Il était soigneusement voltairien.

De bonne heure, il avait composé des ouvrages divers, des études relatives à l’Helvétie pastorale, des idylles et un essai sur le commerce du beurre. Plus tard, son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide fut écrit tout près de son amie. Elle l’aida. Il était bilingue, comme il sied à un Bernois : c’est-à-dire qu’il lui fallait, à chaque instant, rapprendre l’une de ses deux langues naturelles, qu’il avait oubliée. Mme de Staël lui enseignait le français : du moins, elle le lui rappelait. Surtout, elle lui trouvait du talent, de l’esprit, de la poésie : il la remerciait de son « impartialité. » Elle le tirait de cette modestie où l’on ne se rencogne pas sans nul chagrin. Elle l’animait. Et Benjamin Constant remarque méchamment qu’alors Bonstetten, « ne pouvait plus s’arrêter en parlant de ses ouvrages. » Qui eût parlé des ouvrages de Bonstetten ? Benjamin ? Non. Et Bonstetten, parlant de soi, se servait tout seul.

Après que Mme de Staël fut morte, il eut beaucoup de peine. Ces lignes témoignent de son regret : « Je ne vois jamais sans un serrement de cœur s’incliner la tête des grands peupliers qui entourent son tombeau. Elle me manque comme un membre perdu. Je suis manchot de pensée. » Mais il avait encore quinze années à vivre ; et il vécut, fidèle jusqu’à la veille de mourir à cette maxime souriante et rêveuse : « Il faut avoir confiance dans l’avenir et se plaire dans le nuage où la vie est suspendue. »


Bonstetten et Sismondi étaient grands amis et, plusieurs années, demeurèrent sous le même toit. « Dès que Sismondi ou moi, disait Bonstetten, avons quelque sujet d’ennui ou de joie, aussitôt nous sommes sur l’escalier, montant ou descendant l’un vers l’autre. » D’ailleurs, Bonstetten avait presque trente ans de plus que Sismondi ; mais, comme ils se rencontrèrent à l’époque où Bonstetten s’était mis à rajeunir, ils furent bientôt égaux en âge.

Sismondi a laissé le souvenir d’un homme un peu court, assez gros, aimable, aimant, dépourvu de grâce et de génie, laborieux, intelligent, quelquefois entêté de ses idées, dont l’une était le libéralisme. Un instant même, aux Cent Jours, il n’a pas craint de compter sur Napoléon Ier pour fonder l’Empire libéral. Un bon historien n’est pas tenu d’entendre à merveille son époque : il a ses habitudes et son train de méditation dans le passé. Le goût de la liberté ou, plus exactement, du libéralisme prit ce garçon dès l’enfance. Avec ses petits camarades, à Genève, au lieu de jouer aux billes, il jouait à la république. Et il était Solon. Il lui en resta toujours quelque chose.

Ce qu’il eut de plus charmant, ce fut sa mère. Elle avait quitté Genève au temps où la révolution n’y rendait pas la vie tenable et s’était établie en Toscane, non loin de Lucques et de Pesda. Elle s’occupait là d’une petite métairie ; elle y recevait assez souvent la visite de son fils et, quand il ne venait pas, continuait de le diriger dans les voies de la sagesse et de la prudence. Tout jeune, Sismondi, que les philosophes avaient ému comme un autre, eut la velléité de se mêler à la querelle religieuse. Il était encore près des livres et pétulant. Mme de Sismondi l’engage à ne pas « jeter ainsi feu et flamme. » Quoi ! n’a-t-il pas besoin d’être aimé ? Va-t-il, de gaieté de cœur, se procurer des ennemis ? Ennemis qu’il n’aura point volés : car il est naturel que les gens détestent qui attaque « les opinions sur lesquelles ils fondent leur bonheur ; » les gens se défendent ! « Laisse en paix la Trinité, la Vierge et les Saints ; pour la plupart de ceux qui sont attachés à cette doctrine, ce sont les colonnes qui soutiennent tout l’édifice ; il s’écroulera, si tu les ébranles. Et que deviendront les âmes que tu auras privées de toute consolation et de toute espérance ? » Mme de Sismondi appartient à la religion dite réformée : ce n’est pas sa croyance, qu’elle protège. Et, au surplus, si le jeune homme trop sûr de lui prétend que les opinions qu’elle protège sont des erreurs, elle réplique : « Les erreurs reçues depuis longtemps sont plus respectables que celles que nous voudrions y substituer. » Car elle ne s’attend pas que la philosophie attrape jamais la vérité ; elle parait ne point le désirer. Le duc de Broglie, quand il épousa Mlle de Staël en 1816, connut Mme de Sismondi ; et il l’a peinte comme « la véritable matrone d’une république fondée par Calvin : » ce n’est pas faire à son esprit de douceur et à sa gentillesse avisée tout le compliment qu’elle mérite.

Averti par les fines remontrances de sa mère, Sismondi laissa en paix le Trinité, la Vierge, les Saints et les âmes heureusement crédules. Une autre fois, il était sur le point de se lier avec Benjamin Constant d’une façon peut-être un peu téméraire. Sa mère lui écrit : « Tu vas me trouver pis que ridicule, mon Charles, si je me mêle de te donner des avis sur Constant. Mais enfin, mais enfin, il est du nombre de ceux à qui il ne faut pas se livrer entièrement. Il n’a de sensibilité que celle des passions ; il fait tout avec de l’esprit, il en a infiniment ; mais ce qu’on appelle de l’âme, il n’en a point. » Sur Benjamin, qu’a-t-on jamais dit de plus pénétrant ? Sismondi se méfia de Benjamin. Mme de Sismondi intervient encore, à l’occasion de ce voyage en Italie, où son fils doit accompagner Mme de Staël… « Prends garde ! écrit-elle. C’est comme un court mariage : toujours et toujours ensemble, on se voit trop ; les défauts ne trouvent pas de coin pour se cacher. Un enfant gâté, comme elle, de la nature et du monde doit certes avoir les siens pour le matin, pour les momens de fatigue et d’ennui ; et je connais quelqu’un qui se cabre, lorsqu’il rencontre une tache chez les gens qu’il aime… » Cette fois, Mme de Sismondi ne réussit pas à détourner son fils d’un projet périlleux. Il voyagea et sortit de l’épreuve à son avantage.

Mme de Staël a été pour lui une amie parfaite, et si parfaite qu’il a comparé ces deux objets de sa tendresse la meilleure, sa mère et Mme de Staël : « Ma mère ne le cède en rien ni pour la délicatesse, ni pour la sensibilité, ni pour l’imagination ; elle l’emporte de beaucoup pour la justesse et pour une sûreté de principes, pour une pureté d’âme qui a un charme infini dans un âge avancé. » Il écrivait cela quand Mme de Staël vivait encore. Elle est morte à cinquante ans. Il n’imaginait pas, et l’on a peine à imaginer, ce qu’elle fût devenue dans un âge avancé. Elle avait de telles ressources, une telle richesse de l’intelligence et du cœur, qu’elle ne risquait point à s’appauvrir un peu en vieillissant. Elle n’a eu d’autre inconvénient que d’excès. La vieillesse eût trouvé en elle tout ce qu’il lui faut pour accomplir au mieux son ouvrage habituel et pour consacrer le chef-d’œuvre.

Sismondi fut présenté à Mme de Staël au commencement du siècle. Il avait alors à peu près vingt-huit ans et travaillait à un volume intitulé, sans autre coquetterie : La richesse commerciale. Cependant, il était amoureux. Il désirait d’épouser une jeune fille, du nom de Lucile et de qui ses parens ne voulaient pas entendre parler. Il venait de lire Delphine, où il est démontré, où il est affirmé du moins, qu’un homme a des devoirs de désinvolture et brave l’opinion. C’était bien son affaire, à lui qu’on empêchait de se marier à sa guise. Et il s’en ouvrit à Mme de Staël. Mais, pas du tout ! qu’on se roidît contre l’opinion publique : à merveille ; contre ses parens, jamais ! Elle n’avait pas dit ça, ne le dirait pas. D’ailleurs, elle savait que la bien-aimée n’était ni fortunée, ni seulement née. Or, elle n’attachait aucune importance aux préjugés que les Genevois portent si haut ; mais enfin convient-il de se fermer, par un mariage un peu hâtif, les portes où quelque jour on peut avoir envie d’entrer ?… Sismondi s’étonne de voir si peu analogues les conseils de l’auteur et les principes du roman : car il est jeune. L’auteur traite selon sa fantaisie les personnages qu’il a inventés, et que du reste il sauvera toujours s’il lui plaît de les sauver ; dans la vie réelle, on a de plus pressans scrupules : on n’est pas le maître des hasards ni des conséquences. Un peu interloqué, Sismondi bredouilla « qu’il jugeait en amant. » S’il a cru que cette repartie, que nulle repartie embarrasserait Mme de Staël, il ne la connaissait pas. Elle s’écria « qu’un homme d’esprit, de quelque passion qu’il fût animé, conservait un sens interne qui jugeait sa conduite et que, toutes les fois qu’elle avait aimé, elle avait senti en elle deux êtres dont l’un se moquait de l’autre… » Et lui ? « J’ai ri ; mais j’ai senti que cela était vrai, excepté que mon juge à moi ne se moque pas : il me condamne sérieusement et tristement. Et cette conversation m’a beaucoup ébranlé. » Cette conversation l’a tant ébranlé qu’il n’épousa point Lucile. Bref, il hésitait : et c’est la même chose que de ne plus aimer. Tandis qu’il hésitait, Lucile mourut. C’était la solution la plus satisfaisante pour tout le monde, excepté pour Lucile, et peut-être pour Lucile aussi. Après cela, il recommença de travailler à La richesse commerciale et d’y soutenir les doctrines écossaises, paraît-il, de libre-échange et de libre production.

Pour ce qui est de se marier, il attendit l’année 1819, qu’il épousa une Anglaise et belle-sœur de sir James Mackintosh. Pour s’occuper, dans ce long intervalle, il eut les seize volumes des Républiques italiennes ; et bien d’autres publications, en attendant les vingt-neuf tomes de son Histoire des Français ; et un cours qu’il donnait à Genève devant un auditoire où « des demoiselles de la première jeunesse étaient mêlées parmi des écoliers d’un autre sexe ; » et puis, ses agréables fonctions de « gentilhomme » à la cour de Mme de Staël ; enfin, le temps qu’on perd sans presque s’en apercevoir.

Quand il avait pénétré dans la compagnie de Mme de Staël, il était savant et naïf, assez gauche de manières. Les gens qu’on lui offrait à entretenir le surprenaient par leur ignorance et leur entrain. Il avait toujours l’air « abasourdi, » souvent affligé : Bonstetten s’amusait à le consoler. Peu à peu, il s’accoutuma. Et il vint à ne plus pouvoir se passer de Mme de Staël, qui pourtant l’étourdissait, à certains jours, et le déroutait. Elle eut vite fait de prendre sur lui le même ascendant que sur tous ses amis. Il avait écrit déjà la première partie des Républiques italiennes et la lui montra. Elle lui dit qu’assurément il était « le premier homme en fait d’histoire, » mais que son histoire, — voulait-il s’en apercevoir ? — était « une compilation sèche et sans vie. » Il recommença ; et, comme la rédaction qu’elle avait condamnée est perdue, nous avons à conjecturer que la seconde vaut mieux.

Mme de Staël et Sismondi eurent, en 1815, une chamaillerie au sujet de Napoléon. Sismondi n’avait pas tort d’admirer l’Empereur ; mais il l’admirait pour la raison fort imprévue du Libéralisme : dont enrageait Mme de Staël, qui reprochait à son ami de « voir la liberté là où elle est impossible. » Les querelles qui ont de grands sujets ne sont pas graves. Sismondi aimait Mme de Staël ; et il a écrit d’elle : « Quand on ne l’aimerait pas, elle répandrait du bonheur sur tout ce qui l’approche. » Répandre du bonheur : ces mots embaument un souvenir.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Madame de Staël et la Suisse, par Pierre Kohler (librairie Payot). Cf. Le salon de madame Necker, par le comte d’Haussonville (librairie Calmann-Lévy, et, bien entendu, Sainte-Beuve.