Revue littéraire - Théophile Gautier

Revue littéraire - Théophile Gautier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 693-704).
REVUE LITTÉRAIRE

THÉOPHILE GAUTIER

Histoire des œuvres de Théophile Gautier, par le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, 2 vol. in-8o. Paris, 1887 ; Charpentier.

Il y a deux opinions sur Théophile Gautier. La première, qui était la sienne, selon toute apparence, est celle de sa famille et de ses amis, de ses disciples et de ses biographes. C’est aussi celle des artistes, ainsi qu’ils s’appellent volontiers eux-mêmes, race pour laquelle, vous et moi, si nous existons, nous ne sommes guère que la matière de leurs observations, l’objet de leurs dédains, et l’occasion de leurs triomphes. Et, généralement, c’est l’opinion de tous ceux qui professent qu’en littérature le fond n’importe guère, mais seulement et uniquement la forme ; le style et non pas la pensée ; la manière enfin dont on dit les choses, et non point les choses que l’on dit. Pour M. Émile Bergerat, l’un de ses disciples et même de ses gendres, la gloire de Gautier est donc, « de toutes les contemporaines, celle qui est appelée à grandir le plus dans l’avenir. » De même, pour M. Charles de Lovenjoul, — le curieux, patient et heureux chercheur à qui nous devions déjà l’Histoire des œuvres de Balzac, et qui vient de passer trente-quatre ans à réunir les matériaux épars d’une Histoire des œuvres de Théophile Gautier, en deux volumes in-octavo, — Gautier, s’il n’est pas le plus grand écrivain de son siècle, est du moins « le plus parfait styliste français de son temps, et peut-être de tous les temps ; » c’est-à-dire l’homme qui a le mieux connu, depuis qu’il y en a une, les ressources, les richesses, les secrets de la langue française. Et il le serait enfin pour M. Edmond de Goncourt, — ainsi qu’on le voit dans son Journal, récemment publié, — si lui-même, l’auteur de la Faustin et des Frères Zemganno, sans l’oser dire en propres termes, ne se croyait autant ou plus de droits à ce titre.

D’autres, cependant, pensent tout autrement. Styliste, si l’on veut, et le « plus parfait de tous les temps, » pour peu que l’on y tienne, ils le veulent encore, des temps qui furent et des temps qui seront ; car l’éloge est mince à leurs yeux. Il leur paraît seulement qu’en vérité, sous prétexte de style, Gautier a trop manqué d’idées ; et, sous ces formes, admirables d’ailleurs, cherchant le fond et ne le trouvant pas, ils ne reconnaissent dans ce « fier génie » qu’une espèce de peintre ou d’aquafortiste, — n’ont-ils pas dit d’émailleur ? — égaré dans la littérature. Bien loin de croire que la gloire de Gautier doive aller toujours grandissant, son œuvre même est pour eux destinée à périr promptement tout entière. Car, disent-ils, « il ne part de rien, et c’est aussi là qu’il arrive ; et, chemin faisant, il n’y a pour nous ni instruction, ni émotion, ni intérêt, même de curiosité ; rien que de la fantaisie vagabonde, des descriptions, et du style riche qui se promène capricieusement autour de rien. « Et c’est assez pour des artistes, mais c’est trop peu pour les bourgeois, qui composent la postérité. Telle est entre autres l’opinion qu’exprimait il n’y a pas longtemps M. Emile Faguet, dans un chapitre de ses pénétrantes et remarquables Etudes littéraires sur le XIXe siècle[1]. Et M. Scherer, plus sévère encore, ou moins sensible peut-être aux séductions du style riche, des arabesques et des astragales, n’avait pas craint, avant M. Faguet, d’appeler quelque part Théophile Gautier « l’écrivain le plus étranger qui fut jamais à toute conception élevée de l’art, aussi bien qu’à tout emploi viril de la plume. » Il fit beau voir, à cette occasion, dans le Figaro, la grande colère de M. Bergerat, sous le nom de Caliban, qu’il portait alors, — et qu’il n’a pas fait servir sans doute à de plus pieux, mais tout de même, quelquefois, à de meilleurs usages.

Pour nous, s’il faut choisir, l’une et l’autre opinion nous semble également excessive, et la seconde est peut-être moins juste, mais la première, en revanche, est plus fausse. En effet, quand on a écrit, comme Gautier, selon le calcul approximatif de M. Bergerat deux cent cinquante ou trois cents volumes, dont pas un d’ailleurs n’a fait époque ou date, ni marqué dans l’histoire littéraire d’un temps la fin ou le commencement de quelque chose, on n’est pas un grand écrivain, ni même une « gloire » de ce temps. Or, vers ou prose, il faut bien l’avouer, on pourrait, dans une histoire de la littérature contemporaine, oublier ou négliger, sans qu’il y parût seulement, l’œuvre presque entière de Théophile Gautier. Si Lamartine n’avait pas écrit les Méditations, ou Hugo les Orientales, je vois ou je crois voir assez clairement ce qu’il nous manquerait, et, si je puis ainsi parler, je vois le trou que cela ferait ; mais Albertus, mais la Comédie de la mort, mais España, mais Émaux et Camées, si nous ne les avions pas, que dira-t-on bien qu’il nous manquerait ? Quelques pièces, peut-être, ornemens et joyaux de nos Anthologies, admirables, sans doute, quoique non pas incomparables, comme on s’est plu trop souvent à le dire, mais rien de vraiment important ou même de très original, — si l’on veut bien considérer les imitations que l’on a faites, et qu’il leur est arrivé quelquefois de passer leurs modèles. Quant à Fortunio, mademoiselle de Maupin, le Capitaine Fracasse, quelques qualités de style que l’on y vante, et en consentant qu’elles y soient, les Trois Mousquetaires du vieux Dumas, les romans d’Eugène Sue ou de Frédéric Soulié, les Mystères de Paris ou les Mémoires du Diable, ne tiennent pas seulement plus de place dans les bibliothèques, ils en occupent une plus importante aussi dans l’histoire du roman contemporain. A moins que ce ne soit donc dans le feuilleton dramatique ou dans le compte-rendu des Salons de peinture, Gautier n’a rien laissé qui paraisse assuré de survivre. Et c’est pourquoi, dans le siècle où nous sommes, de bien moindres stylistes, mais qui ont écrit parce qu’ils avaient quelque chose à dire, ce qui est après tout l’une des fins de l’art d’écrire, ou qui l’ont dit sans presque y songer, sont de bien autres écrivains que lui.

Mais, en le remettant à sa vraie place, fort au-dessous de Lamartine, d’Hugo, de ce Musset dont il rêvait, nous dit-on, de refaire les poèmes avec des « rimes plus soignées, » fort au-dessous de Vigny même, — quels que soient, j’en conviens, chez le noble auteur de Moïse et d’Elva les défaillances ou les manques de l’exécution, — je voudrais que l’on eût rendu plus de justice, d’abord, et une justice plus exacte, à de très réelles et assez rares qualités de poète, et non pas seulement de styliste, qui furent bien celles de Théophile Gautier. Telle est d’abord, sinon peut-être cette incuriosité du présent et ce détachement de la chose publique, où je veux bien qu’il se mêlât un peu d’affectation et d’ostentation, et un vif désir d’irriter le a bourgeois, » mais au moins, selon son expression, telle est cette « nostalgie, » très sincère, d’un autre ciel et d’un autre temps, d’une autre vie, moins uniforme et moins civilisée, moins rectiligne et plus libre, plus pittoresque et plus magnifique. Les louangeurs du passé ne sont pas tous autant de poètes ; il y en aurait trop ; mais il n’y a pas non plus de vrai poète, sans cette « nostalgie » de ce qui fut et qui n’est plus. Tel est encore ce don de voir, de montrer et de peindre’, cette imagination a plastique, » ainsi qu’on l’a très bien nommée, qui est d’un peintre, si l’on veut, ou d’un sculpteur, non moins nécessaire, cependant, ou même essentielle au poète que ne l’est à l’orateur une imagination « musicale, » en quelque sorte, et le don de satisfaire, de séduire, d’enchanter l’oreille. Une poésie vague, avec du sentiment et même du mouvement, mais sans contours ni couleurs, n’est en vérité qu’une espèce de métaphysique, un peu plus prétentieuse que l’autre. Et telle est enfin cette faculté ou fécondité d’invention verbale, ce sens de l’épithète ou de l’adjectif, divers et nuancé, qu’il aimait lui-même à vanter en lui, et qu’en effet de plus grands que lui n’ont (pas en comme lui. Tout est bleu dans Lamartine, et tout est « fauve » dans Hugo. D’ailleurs, les qualités qui manquent à Gautier sont assez nombreuses, et d’assez de prix, — mouvement et sentiment, éloquence et passion, harmonie et pensée, je n’en rappelle ici que quelques-unes, — pour que l’on ne lui marchande point celles qu’il eut d’un vrai poète, je le répète, et non pas seulement d’un artiste. C’est un poète fort incomplet, qui, connaissant lui-même les bornes de son propre talent, a eu la sagesse de ne les point passer, en même temps que l’habileté de faire croire aux siens qu’elles étaient les bornes de l’art, mais c’est un poète, et il faudra lui en garder le nom.

Quoi que l’on pense, au surplus, de son œuvre elle-même, et quand elle serait destinée, comme on le croit, à périr prochainement tout entière, je voudrais encore et surtout que l’on eût reconnu, sur toute une direction, si je puis ainsi dire, de la littérature contemporaine, l’influence considérable des exemples, des conseils et des paradoxes de Gautier. « Je m’entourerai déjeunes gens, disait-il un jour à M. Emile Bergerat, et je les initierai aux secrets de la forme et aux mystères de l’art ; » et, en effet, c’était là sa vraie vocation. Mais ce rôle de maître ou d’initiateur dont il rêvait en souriant de faire l’occupation de sa vieillesse, il oubliait qu’il l’avait tenu, sans presque s’en douter lui-même, dans les premières années du second empire ; — et nous le voyons aujourd’hui. Favorisé par les circonstances ; Lamartine étant presque oublié tout vivant, Hugo retiré là-bas dans son ile, Vigny toujours enfermé dans sa a tour d’ivoire, » Musset déjà plus d’à demi mort, et Sainte-Beuve, enfin, « rangé » dans la critique ; l’auteur de Mademoiselle de Maupin s’est ainsi trouvé, pour toute une génération de jeunes gens, l’unique représentant du romantisme, et je dirais volontiers, si je ne craignais, en le disant, de soulever ses os dans sa tombe, qu’il en est devenu le Malherbe ou le Boileau. Parmi les poètes qui se sont fait connaître depuis 1848, combien en pourrait-on citer, et lesquels, qui n’aient plus ou moins subi l’influence de Théophile Gautier, ou encore, et plus exactement, par l’intermédiaire de Théophile Gautier, l’influence de Victor Hugo ? Mais, sans vouloir ici préciser une comparaison qui, comme toutes les comparaisons de ce genre, n’a de valeur ou d’intérêt qu’autant qu’elle demeure un peu vague, ce que Malherbe a fait contre Ronsard, et avec colère, Gautier, lui, l’a fait pour Hugo, avec respect et avec amour. En l’imitant, il l’a expurgé ; il le châtiait en le couronnant de fleurs ; il obligeait le torrent romantique à rentrer dans ses rives ; il en réparait les ravages ; et en en régularisant les conquêtes, il en assurait la durée.

On dit à ce propos, et nous-même nous l’avons rappelé tout à l’heure, sans y souscrire, mais sans y contredire, que Gautier a manqué d’idées : ce n’est toutefois qu’une manière de parler, et sur laquelle il est bon de s’entendre. Non, Gautier n’a point d’idées, cela est vrai, sur les rapports de l’exécutif avec le judiciaire ; il n’en a pas non plus sur la question du libre arbitre ou sur le mystère de la grâce ; il en a moins encore, — et quoi que son gendre ait pu dire de l’omniscience de son beau-père, — sur la variabilité des espèces et sur la conservation de la force. Mais un poète a-t-il besoin d’en avoir ? Et, quand il en a, j’entends sur de pareilles matières, ne lui sont-elles pas plutôt un embarras qu’un secours ? C’est une question que l’on peut poser. On aimerait d’ailleurs que Gautier, pour sa gloire ou son honneur même, eût quelquefois été plus riche de son fonds ; et, beaucoup de choses qu’il ne comprenait guère, il avait le droit de ne pas les comprendre, mais on aimerait qu’il eût évité d’en parler comme il fait, par exemple, dans le Journal de M. de Goncourt. S’il suffit cependant qu’un poète ait ses idées sur son art, nul n’en a eu de plus précises, de plus personnelles, et souvent aussi de plus intolérantes que Théophile Gautier. On en trouvera l’expression, étrangement grossie par la liberté d’une conversation entre hommes, dans ce même Journal de M. de Goncourt ; on la retrouvera, déjà plus décente et plus raisonnable, dans le livre de M. Emile Bergerat ; et Gautier lui-même, enfin, nous l’a donnée dans les deux morceaux qui contiennent toute sa poétique : la Notice sur Charles Baudelaire, écrite en 1868, pour servir d’introduction à l’édition « définitive » des Fleurs du mal, et le rapport, daté de la même année, sur les Progrès de la poésie française depuis 1830. Sous l’abondance, la richesse, l’étrangeté même des métaphores dont il aime à se servir, et qui font sa manière de penser, qu’il faut connaître pour l’entendre et savoir ce qu’il veut dire, les idées de Gautier ne sont pas seulement plus nettes qu’on ne l’a bien voulu dire, elles sont plus profondes. Et, — j’irai jusque-là, — quoique poète aussi lui, je ne sais vraiment si Sainte-Beuve, écrivant ce « rapport, » y eût mis plus de choses. Mais il n’a certainement ni jamais ni nulle part mieux parlé de certains « secrets » ou « mystères » de l’art que Gautier ne l’a fait dans sa Notice sur Charles Baudelaire.

Ce que cette poétique a de plus curieux et même d’assez inattendu, étant celle de l’homme dont le « gilet rouge » ou le « pourpoint rose » de la première d’Hernani a fait, dans l’histoire littéraire du temps, le type du romantique chevelu, c’est de procéder point par point de la poétique d’Hugo, et cependant, point par point aussi, d’en être le contre-pied. Par exemple, ce que le romantisme avait proclamé, si l’on peut ainsi dire, de toute la force de la voix du maître, c’était le principe de l’individualisme dans l’art, ou le droit pour le poète, et pour chacun de nous.de se mettre lui-même en scène, et de remplir les oreilles des hommes du bruit harmonieux de ses lamentations. Confessez-vous les uns aux autres, et confessez surtout les autres avec vous. Après les Méditations, les Feuilles d’automne, et après les Feuilles d’automne, les Nuits, c’est-à-dire les chefs-d’œuvre, peut-être, du lyrisme moderne. Mais, après eux, ou après elles, que de Nuits, que de Feuilles, que de Méditations qui n’avaient servi qu’à montrer combien peu d’hommes ou même de poètes ont ainsi le droit de nous occuper d’eux-mêmes ! C’est pourquoi, tout ce que la langue, le rythme et la rime avaient réalisé de conquêtes sur la timidité classique ou pseudo-classique, en osant traiter pour la première fois ces sujets si longtemps interdits au poète, Gautier n’avait garde de ne pas l’accepter ; il s’en empare et se l’approprie. Mais c’est pour poser aussitôt le principe contradictoire, et pour faire de l’impersonnalité de l’œuvre d’art la mesure même de sa perfection. On ne doit mettre de soi dans son œuvre que son talent ou son génie, si les dieux vous en ont donné, mais non pas son histoire, celle de ses amours ou des amours de ses amis. « Le poète doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les réfléchir dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme. » Et, à la vérité, quoique ce soient ses propres paroles, ce n’était pas en son nom qu’il exprimait cette doctrine, ce n’était que comme étant celle de l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, M. Leconte de Lisle. Trop romantique encore pour s’élever jusqu’à cette hauteur d’impassibilité, Gautier se contentait de ne pas se mêler lui-même, sa famille et ses amis, à sa prose ou dans ses vers. Mais c’est bien là qu’il tendait ; et, pour en donner une preuve en passant, c’est à cette faculté de se distinguer de son œuvre, de se dédoubler, de revivre par l’imagination les siècles disparus et les civilisations éteintes, qu’il a dû quelques-unes de ses meilleures inspirations : Une Nuit de Cléopâtre, Arria Marcello, le Roman de la momie.

Un autre principe encore du romantisme, c’était celui de la liberté dans l’art, et, par ces mots magiques, en 1850, on était édifié, depuis près de vingt ans, sur ce qu’il fallait entendre. Plus d’entraves, plus de règles, plus de critiques surtout, mais à chacun le droit d’écrire mal, si c’était sa manière ; et nul, dit-on, sur ce chapitre, n’était plus amusant à entendre que Gautier lui-même. Il a d’ailleurs écrit tout un livre, et l’un de ses meilleurs, sur les Grotesques du temps de Louis XIII, Théophile, Saint-Amant, Scarron, pour les venger à la fois des régies et des dédains de Boileau. Ce n’en est pourtant pas moins lui, nouveau tyran des mots et des syllabes, — et je ne le dis pas pour l’en reprendre, mais au contraire pour l’en louer, — c’est lui, l’auteur d’Émaux et Camées, qui a réintégré dans l’art, avec le respect et le souci de la forme, des règles nouvelles, si l’on veut, mais guère moins étroites que les anciennes. « Tout s’apprend en ce monde, répétait-il volontiers, et l’art comme le reste. En résumé, qu’est-ce que l’art ? Une science aussi, la science du charme et de la beauté. » Cette science du charme et de la beauté, nos pères, moins prétentieux, l’appelaient tout simplement le style, mais c’était bien la même science, au moins dans son principe, sinon dans ses moyens et dans ses procédés. Et je m’étonne, sans doute, que Gautier, dont après tout ce n’était point l’affaire, n’ait point vu qu’en donnant ces leçons de son art, il en revenait tout bonnement à ce Boileau qu’en toute autre occasion il maltraitait si fort. Mais je m’étonne encore bien plus que de très honnêtes gens, qui jurent volontiers par Boileau, se soient moqués si souvent, et d’ailleurs agréablement, des Parnassiens, de Gautier, de leur préoccupation de la rime rare ou riche, et généralement de l’importance qu’ils attachent à une question de langue, de grammaire et de métrique. C’est comme ceux qui reprochent au Jésus-Christ de M. Zola ce qu’ils ne pardonnent pas seulement, mais encore ce qu’ils admirent chez le Panurge de Rabelais.

Mais, on ne saurait trop le redire, les vers ne sont pas de la prose, et la prose n’est pas des vers. Secondaire peut-être en prose, — et encore ceci vaudrait-il bien la peine d’être longuement discuté, — la question de forme est capitale en vers. Elle l’est surtout dans une langue telle que la nôtre, peu sonore d’elle-même, où peu de mots font naturellement image, où le vocabulaire habituel du poète ne diffère qu’à peine de celui du philosophe ou de l’historien. C’est là, pour écrire en vers, qu’il faut avoir appris et compris « le pouvoir d’un mot mis en sa place ; » là, qu’il faut savoir trouver, dans la difficulté même de la rime, une source, comme disait autrefois Malherbe, de « nouvelles pensées ; » là surtout, qu’il ne faut jamais prendre une licence, ou seulement une liberté que ne souffrirait pas la prose ; là, enfin, qu’il faut se rappeler qu’une a belle pensée » ou un « cri du cœur, » ne se séparent pas des mots qui les traduisent. « Vouloir séparer le vers de la poésie, dit à ce propos Théophile Gautier, c’est une folie moderne qui ne tend à rien moins que l’anéantissement de l’art lui-même. » Il a raison ; mais il s’ensuit qu’en poésie comme en peinture, si le « métier » se distingue de « l’art, » il ne s’en distingue guère. Mais bien moins encore se distinguent-ils l’un de l’autre, et tous les deux de la poésie même, depuis que l’invention d’une prose prétendue poétique n’a laissé subsister de différence entre le prosateur et le poète que celle de la facture. Et dans un temps où tout ce qui se dit en vers pourrait aussi bien se dire en prose, il fallait donner à la forme plus d’importance encore qu’elle n’en avait jamais eue… ou supprimer les vers.

Bien loin donc de reprocher à Gautier cette superstition de la forme, il convient au contraire de lui en savoir autant de gré que l’on en saurait peu à un savant ou à un érudit, à un philologue ou à un métaphysicien. Trop forts de leur génie, Lamartine et Musset, par exemple, avaient écrit et surtout rimé trop négligemment ; Hugo lui-même, quoique plus artiste ou plus habile artisan de mots, prodigieux inventeur de rythmes et merveilleux assembleur de rimes, trop souvent emporté par son mouvement même, s’était donné trop de libertés. Ils pouvaient être, ils étaient même déjà devenus d’un dangereux exemple. D’ailleurs, parmi leurs inventions, si la plupart étaient singulièrement heureuses, il y en avait de moins bonnes, et si l’on ne voulait pas qu’on les imitât précisément par leurs mauvais côtés, le temps, — après les Burgraves et après la Chute d’un ange, — était sans doute venu d’y pourvoir. Ce fut l’œuvre propre de Théophile Gautier, le rôle qu’il joua, comme nous disions, sans presque le savoir lui-même. Et si quelques rares écrivains, depuis tantôt un demi-siècle, non-seulement en vers, mais en prose, sont devenus plus scrupuleux que personne peut-être ne l’avait été de 1830 à 1850, ils le doivent en partie à Théophile Gautier. L’invention manque, aujourd’hui, mais non pas l’habileté ou l’adresse, ni même, parmi les jeunes gens, une aptitude générale à revêtir d’une forme « impeccable » les idées qu’ils n’ont point, mais qu’ils auront peut-être un jour. Ils savent qu’il y a un art d’écrire, et ils l’apprennent à tout événement ; et quand, par hasard, ils ont un commencement d’idée, si l’on peut leur faire une critique, c’est d’être, en l’exprimant, presque trop esclaves des règles les plus extérieures de cet art.

Enfin, au droit que le romantisme réclamait encore pour le poète, en imitant la nature même, de la refaire à son image, c’est bien encore Gautier qui a opposé le premier le principe ou l’obligation contradictoire : celle de la soumission absolue du poète, comme du peintre, à l’objet qu’il imite. Le commencement et la fin de l’art, pour Gautier, c’est l’imitation ; et la première loi de l’imitation, pour l’auteur du Voyage en Espagne, c’est l’exactitude. Son cerveau, comme il aimait à le dire lui-même, faisait métier de a chambre noire, » et son art n’intervenait dans sa sensation que pour en fixer plus profondément l’image. Le romantisme choisissait, et, après l’avoir choisi, transformait, de parti-pris et de propos délibéré, l’objet de son imitation ; Gautier choisit encore le sien, mais quand il l’a choisi, son unique souci n’est plus que de le reproduire. Par là, c’est encore lui que nous retrouvons aux origines du naturalisme contemporain. Romantique dans le choix du sujet, ne prenant d’ailleurs qu’un intérêt médiocre au spectacle de la vie de son temps, ses procédés ou ses moyens sont cependant déjà ceux du naturalisme. Sans doute, il se retient sur la pente ; et cette faculté qu’il a de tout décrire, l’artiste et le poète qui sont en lui l’empêcheraient encore de l’appliquer à tous les objets indistinctement, si d’ailleurs la laideur et la vulgarité n’offensaient son dilettantisme, n’échappaient d’elles-mêmes à son attention, n’étaient pour lui comme inexistantes. Il n’aimait vraiment à travailler que dans une matière aussi précieuse et aussi rare que son art ; et plutôt que d’écrire Madame Bovary, par exemple, ou l’Éducation sentimentale, il fût allé jusqu’aux Indes chercher ses sujets de tableaux. Mais si les procédés de l’Éducation sentimentale ou de Madame Bovary sont bien ceux de Salammbô, ceux de Salammbô sont ceux aussi du Roman de la momie. Et je dis qu’en les introduisant dans l’art, Gautier d’abord, et les naturalistes à sa suite, y ont introduit des scrupules tout nouveaux d’exactitude et de précision. Et je veux bien d’ailleurs qu’ils soient quelque peu pédantesques, et qu’un peu moins de style, un peu plus d’émotion, fissent beaucoup mieux notre affaire ; mais ce sont de louables scrupules ; et on n’y pourrait désormais renoncer qu’au grand dommage de la sincérité, de la vérité, de la probité de l’art.

Si nous voulions maintenant poursuivre, il serait aisé de retrouver bien d’autres traces encore de cette influence de Gautier jusque sur nos contemporains. Lorsque, par exemple, de nos jours mêmes, nos petits poètes et nos jeunes romanciers affectent de considérer le théâtre comme un « art inférieur, » ce n’est sans doute pas de l’auteur du Chandelier ni de celui de Ruy Blas qu’ils ont hérité cette belle maxime ; c’est de Flaubert, dont le rêve eût été pourtant de se voir applaudir sur la scène, et, par Flaubert, c’est de Gautier, qui n’était lui-même qu’à moitié convaincu de sa propre opinion, mais qui se revanchait ainsi de l’ennui de son feuilleton dramatique. De même, quand ils se désintéressent de la vie de leur temps, — ce qui est une manière de ne s’intéresser qu’à eux, — c’est de Gautier qu’ils tiennent encore cette leçon, car ce n’est pas de Lamartine ou de Victor Hugo, lesquels d’ailleurs eussent aussi bien fait, pour leur repos et pour leur gloire, de se mêler moins à la politique. Ce n’est pas non plus de Balzac ou de George Sand.ni de Sainte-Beuve ou de Michelet. Et quand ils professent enfin superbement la doctrine de l’art pour l’art, ou de « l’autonomie de l’art, » ainsi que disait Gautier, quel est donc l’homme, dans ce siècle agité que nous vivons, qui en aura été le vrai représentant ? Flaubert, si l’on veut, mais avant Flaubert, encore Gautier, dont ce ne sera pas le titre le moins sûr à l’attention de la postérité.

Il est dans la nature, il est de belles choses :
Des rossignols oisifs, de paresseuses roses ;
Des poètes rêveurs, et des musiciens
Qui s’inquiètent peu d’être bons citoyens,
Qui vivent au hasard, et n’ont d’autre maxime,
Sinon que tout est bien, pourvu qu’on ait la rime.
…….
Il est de ces esprits qu’une façon de phrase,
Un certain choix de mots tient un jour en extase.
…….
D’autres seront épris de la beauté du monde,
Et du rayonnement de la lumière blonde.
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
Tachant de s’Imprégner de leurs vives couleurs.


Si ces vers ne sont peut-être pas des meilleurs qu’il ait faits, si le prosaïsme en est même surprenant, du moins le sens en est-il clair, et peuvent-ils passer pour significatifs. C’est Gautier qui a incarné de notre temps la doctrine de l’art pour l’art ; et, d’avoir incarné une doctrine, dans l’histoire de l’art, c’est toujours quelque chose. On pourrait ajouter qu’il importe peu qu’elle soit fausse, ou même qu’il n’y a rien de plus avantageux pour une doctrine d’art. En art, comme en science, et autre part encore, la vérité, une fois trouvée, devient vite anonyme, et c’est l’erreur, assez souvent, qui perpétue dans la mémoire des hommes, le renom de ses inventeurs.

Là-dessus, il serait un peu long de traiter la question de l’art pour l’art, et, d’ailleurs, pour y revenir aujourd’hui, nous y touchions trop récemment encore[2]. Bornons-nous donc à dire qu’elle est moins difficile et surtout moins embrouillée qu’on ne le veut bien dire, et qu’il suffirait presque à la trancher d’une distinction, la plus simple du monde. Elle ne se pose point en sculpture, en peinture, en musique ; ou n’a jamais débattu s’il était possible ou permis de démontrer une thèse en couleurs ; on n’a jamais douté qu’il fût dangereux de vouloir traiter en musique un problème social ; en un mot, on n’a jamais nié sérieusement que l’art de peindre ou celui de faire des bruits harmonieux fussent à eux-mêmes leur raison d’être et leur unique but. On demande maintenant si l’art d’écrire a ou n’a pas d’autre but que lui-même ? La réponse est fort simple. Oui, pour les poètes, l’art peut être son propre but à lui-même, et si

Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Matthieu


sont en vers, tablettes et quatrains, ils ont tort. Qu’on les remette en prose ! Mais pour tous les autres écrivains, et dans tous les autres genres, non pas même pour les romanciers ou les auteurs dramatiques, et à moins qu’ils ne se veuillent eux-mêmes condamner d’infériorité, l’art ne peut être à lui-même son but. Ici, comme dans cette question de forme, dont nous avons dit quelques mots plus haut, on a eu le tort de vouloir appliquer les mêmes principes à la prose et aux vers, et l’erreur est presque de même nature que si l’on voulait constamment appliquer les mêmes principes de critique à la peinture et à la musique. Les vers sont faits pour le « divertissement ; » prenez le mot dans son sens le plus noble et le plus élevé ; la prose est pour « l’action ; n et je prends le mot, comme on l’entend bien, dans son sens le plus étendu. Un discours est un acte, une histoire est un acte, un jugement est un acte, la Nouvelle Héloïse est un acte, le Mariage de Figaro est un acte.

En sa qualité de poète, je ne saurais donc m’étonner de trouver en Gautier un représentant de l’art pour l’art. C’est à peine même si je regretterai qu’il ne se soit pas fait de son art une conception plus élevée, c’est-à-dire, qu’étant capable d’écrire Émaux et Camées, il n’ait pas essayé d’écrire Jocelyn ou la Légende des siècles. Au contraire, et, si nous sommes juste, il faut l’admirer de n’avoir rien tenté au-delà de ses forces. Car, enfin, admirons-nous Voltaire pour avoir écrit la Henriade, ou Diderot pour être l’auteur du Père de famille ; et n’eussent-ils pas été mieux avisés ou plus prudens, se connaissant mieux l’un et l’autre, de ne point forcer leur talent ? N’ayant point le souffle lyrique, et s’en étant de bonne heure aperçu, mais doué d’un talent descriptif singulier, Gautier s’est contenté de décrire. Encore bien moins puis-je m’indigner qu’au risque de s’entendre accuser de paresse ou de coupable indifférence, n’étant qu’un artiste, il ait voulu vivre uniquement pour son art. Car, ce ne serait point une bonne chose que ce désintéressement, s’il gagnait tout le monde, et il ne faut pas le prêcher ; mais ce n’est pas non plus une mauvaise chose qu’il y ait des écrivains, ou des poètes au moins, qui ne se soucient que de leur poésie, ou, comme ils disent maintenant, que de leur « écriture ; » et leur exemple a son prix, aussi lui. On peut d’ailleurs être bien assuré qu’il ne sera pas contagieux ; et, pour quelques hommes de lettres qui se feront des lettres un but, il n’en manquera jamais qui ne s’en feront qu’un moyen. Les lettres n’auront été qu’un but pour Gautier, et je ne puis le lui reprocher, et, si l’on me pousse trop, je suis homme à l’en féliciter.

Il a, d’ailleurs, — et j’en reviens à son vrai titre d’honneur, — exercé une influence considérable, et pour cette raison, comme nous avons essayé de le montrer, son nom vivra et son souvenir. Il ne grandira point, quoi qu’en puissent penser M. Emile Bergerat et M. Charles de Lovenjoul, mais je ne crois pas qu’il tombe non plus dans l’oubli profond que lui prédisait M. Emile Faguet. Non-seulement dans l’histoire de la poésie française contemporaine, mais encore dans ce que l’on pourrait appeler l’histoire des idées littéraires du siècle, il nous semble en effet que sa place est dès à présent marquée. Laissons de côté la question de l’art pour l’art, et supposons qu’Émaux et Camées ou le Roman de la momie ne soient plus lus un jour que des curieux de lettres ; mais comment le naturalisme est-il sorti du romantisme ? — car il en est sorti, et ce père a beau maudire ce fils, ce fils a beau manquer de respect à ce père, ils n’en sont pas moins le père et le fils, le fils et le père. — C’est ce que l’on ne peut comprendre qu’en étudiant l’influence de Théophile Gautier. Là est sa véritable originalité, et là sa sûreté contre les changemens de la mode et du goût. Si les lecteurs l’oublient ou le négligent, les historiens de la littérature le leur rappelleront. Et quand ils ne pourront, comme nous-même, qu’indiquer d’un seul trait la transition, et l’étudier que dans un seul personnage, ils préféreront Théophile Gautier à Sainte-Beuve et à Mérimée, qui ont joué un peu le même rôle, romantiques, devenus, eux aussi, naturalistes sur leurs vieux jours.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1886.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1887.