Revue littéraire - Rivarol

Revue littéraire - Rivarol
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 691-704).
REVUE LITTÉRAIRE

Rivarol et la Société française pendant la révolution et l’émigration, par M. de Lescure, 1 vol. in-8o ; Paris, 1883 ; Plon.

Un livre sur Rivarol, tout un livre, un gros livre, de cinq cents pages, sur l’homme qui ne nous rappelle guère aujourd’hui que le plus brillant causeur dont la chronique des derniers salons, du XVIIIe siècle ait légué le souvenir à l’histoire de la littérature, ne semblera-t-il pas tout d’abord que ce soit un peu beaucoup, et assurément, plus que l’on n’attendait ? Car ou sont les œuvres de Rivarol, et je ne dis pas celles que l’on lise, mais celles seulement que l’on cite ? Quel rôle cet homme d’esprit a-t-il joué dans ce drame de la révolution qui s’ouvrit, se noua, se dénoua sous ses yeux ? Et que représente-t-il enfin, dans l’histoire et dans la littérature qu’une image de la frivolité mondaine et de l’impertinence élégante ?

On peut répondre, à la vérité, que cela même est déjà bien quelque chose. En effet, l’impertinence, élégante n’est pas à la portée du premier venu qui s’y essaie, et tant d’honnêtes lourdauds qui se sont exercés, qui s’exercent inutilement tous les jours à la frivolité mondaine prouveraient assez, que, pour y réussir, il ne suffit peut-être pas d’en avoir formé le projet. Mais il faut ajouter que, sous ce Rivarol des salons, sous l’homme à la mode et sous le persifleur, il y en a un autre, bien supérieur à la réputation que les circonstances lui ont faite, un écrivain de race, un remarquable publiciste et, sinon précisément ce que l’on appelle un penseur, — ce serait trop dire, et trop de qualités lui manquent pour cela, — tout au moins un moraliste, un moraliste original, le dernier de cette longue et glorieuse lignée des La Rochefoucauld, des La Bruyère, des Vauvenargues, des Duclos, des Chamfort. C’est ce Rivarol que Sainte-Beuve, il y a déjà bien des années, avait, le premier, remis ou voulu remettre en lumière ; c’est ce Rivarol à qui M. de Lescure vient de consacrer tout un gros livre, et des plus intéressans ; et c’est ce Rivarol qui, bien au contraire de ce que l’on eût pu croire, suffit, en vérité, lui seul, ou presque seul, à remplir ce large cadre, et n’en est nullement écrasé.

Les origines de Rivarol, comme aussi bien celles de beaucoup d’hommes de lettres de la fin du XVIIIe siècle, sont assez obscures. On n’a su pendant longtemps ni si son père était aubergiste ou gentilhomme, ni si lui-même était né en 1753, ou en 1754, ou en 1757, ni s’il fit ses premières études à Cavaillon ou à Bagnols. Il semble bien que M. de Lescure ait raison de le faire naître le 26 juin 1753 ; les deux autres points ne paraissent pas encore suffisamment éclaircis. Ce ne sont pas là détails d’une grande importance. Il est plus intéressant d’apprendre par le témoignage de l’un de ses biographes qui, s’il devint plus tard de ses ennemis, avait commencé par être des amis de sa jeunesse, Cubières-Palmaizeaux, qu’aux environs de dix-huit ou vingt ans, « Rivarol avait la plus belle figure, la plus belle taille et la démarche la plus noble ; » et que les dames d’Avignon, où il était alors au séminaire, a suivaient des yeux en soupirant le bel abbé de Sainte-Garde, ou même l’accompagnaient jusqu’aux portes de son austère demeure. » L’observation de Cubières, en d’autres temps, et d’un autre homme que Rivarol, ne prouverait peut-être que l’indiscrétion et la futilité du biographe. On verra tout à l’heure qu’elle a son prix ici, et qu’elle importe, si je puis ainsi dire, à la composition du personnage.

Nous pouvons déjà supposer, sans trop d’irrévérence, avec M. de Lescure, que les succès du séminariste auprès des belles dames d’Avignon ne contribuèrent pas médiocrement à le détourner de l’état ecclésiastique. En quittant le séminaire, il garda le petit collet, mais il crut de voir changer de nom. La précaution n’était pas inutile pour traverser, sans y trop laisser de l’honorabilité des Rivarol, tout ce qu’il paraît bien avoir traversé de métiers. N’appuyons pas. En général, il ne faut pas vouloir fouiller trop avant l’histoire des années d’apprentissage et de voyage de ces jolis messieurs de la fin du XVIIIe siècle. Comme toutes les ambitions leur sont permises et qu’ils n’ont en main les moyens d’en réaliser aucune, ou presque aucune, manquant de famille, manquant d’argent, manquant de protections, il n’est pas étonnant, et il est trop certain qu’ils manquent de scrupules. Lisez Gil Blas, lisez Manon Lescaut, lisez les Mémoires de Marmontel, lisez aussi les Confessions de Rousseau, si vous voulez vous rendre compte comme on arrive alors. C’est ordinairement une femme, u une femme de qualité » quelquefois, qui les tire d’affaire et leur fait un premier fonds de bourse pour se répandre dans Paris, — Paris, où, comme dit Rivarol, a la Providence est plus grande qu’ailleurs, » et où l’on trouve au moins l’emploi de son esprit, sans être pour cela réduit à perdre celui de sa figure. M. de Lescure s’est bien efforcé de laver Rivarol de cette imputation ; je ne sais si l’on trouvera qu’il y ait entièrement réussi.

J’aurais d’ailleurs souhaité qu’il pût préciser par des traits plus nets ces premières années du séjour de Rivarol à Paris. Sans doute, les documens lui auront fait défaut. Mais, après tout, nous le répétons, Rivarol n’est pas de ceux dont les tout premiers débuts nous soient si nécessaires à connaître. On devrait même, en bonne critique, réserver le privilège, — car c’en est un, — de ces investigations minutieuses aux vrais grands hommes, à ceux dont on ne saurait éclairer l’œuvre d’un excès de lumière, et qui nous ont, pour ainsi dire, en forçant notre familiarité, donné le droit de pénétrer à notre tour et à fond dans la leur. De quelque manière qu’il ait vécu jusque-là, bornons-nous donc à constater qu’en 1782 Rivarol faisait paraître sa première brochure : Lettre du président de *** à M. le comte de *** sur le poème des Jardins, et qu’à cette époque, depuis un ou deux ans peut-être, s’il n’est pas encore l’idole des salons, il le va devenir. Cette Lettre sur le poème de l’abbé Delille, spirituelle et déjà méchante, est encore de nos jours un assez curieux morceau de critique littéraire ; en 1782, je ne crois pas me tromper en y voyant surtout une machine de guerre dirigée contre les succès mondains du poète à la mode.

Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine !

En littérature, comme en art, mais bien plus encore dans « le monde, » on n’hérite pourtant guère que de ceux-là.

C’est à ce point précis de sa carrière qu’il est curieux d’esquisser la physionomie morale de Rivarol. Vers le milieu du siècle on avait vu paraître et se multiplier rapidement une espèce d’hommes, « brillante et insupportable, » qui ne devait finir qu’avec l’ancien régime. Gresset, dans son Méchant, avait essayé de les peindre. Ce sont les héros habituels des romans de Crébillon fils. Nul peut-être ne les a mieux caractérisés que Duclos, dans quelques endroits d’Acajou et Zirphile, ou encore dans ses Considérations sur les mœurs. À toute la fatuité de ce que la génération précédente avait appelé « l’homme à bonnes fortunes » ils joignent toute la volubilité d’impertinence de ce qu’on appelle maintenant « le persifleur. » C’est leur temps, et pour eux, qui crée le mot. En effet, leur esprit, quand ils en ont, — car ils n’en ont pas tous, et personne n’en a tous les jours, — n’est uniquement tourné, pour ne pas dire tendu, qu’à trouver le défaut de celui des autres. « Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifiait autrefois, dans quelques contrées, ceux que le mauvais sort y faisait aborder. » Mais, à défaut des étrangers, « le chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les uns aux autres. » Les femmes les adorent, les hommes les redoutent, personne ne les aime, et tout le monde leur fait fête.

Tel est le personnage que Rivarol, servi par sa « belle taille » et sa « belle figure, » soutenu par une admirable sérénité d’insolence, et défendu contre les espèces qui « se piquaient » de ses bons mets par le bras de son frère ou de son ami Champcenetz, a joué pendant les cinq ou six années qui précédèrent la révolution. Le matin, dans le repos du lit ou le silence du cabinet, il prépare sa victime du soir. Quand elle est prête, il sort et s’en va trôner au haut bout de quelque table aristocratique ; on a dit : « Nous aurons tantôt M. de Rivarol ; » et les oisifs sont accourus. Lui, cependant, parcourt des yeux la compagnie, « lançant autant de traits que de regards » sur tous ceux qu’il rencontre ; puis, il prend la parole, s’empare seul de la conversation pour la diriger par les chemins qu’il a choisis d’avance, s’échappe en médisances, en calomnies, en cruautés, égratigne l’un, blesse l’autre, ne tue personne, quoi qu’il en pense, fait la roue, reçoit les applaudissemens, et s’en va, murmurant à part lui, si toutefois il ne l’a pas fait assez clairement entendre à l’auditoire,

Que se moquer du monde est tout l’art d’en jouir.


Il n’a pas perdu sa journée !

Qu’il ait acquis à ce jeu cette expérience déliée du monde qui fait les moralistes, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Ce n’est pas dans la solitude que l’on apprend à mettre aux choses le juste prix, et mesurer les hommes à leur juste poids. Mais on admirera, — pour lui en faire honneur, — que parmi tant de causes de dissipation et si peu d’occasions de retraite, il ait pu trouver le temps d’écrire le Discours sur l’universalité de la langue française, et sa traduction de l’Enfer. Nous ne partageons pas pour le Discours tout l’enthousiasme de M. de Lescure. Si cependant le Discours de Rivarol remplaçait dans l’usage des classes le trop fameux Discours de Buffon, on y trouverait bien des choses utiles à savoir ; et cet unique hommage à la mémoire de Rivarol ne nous semblerait pas exagéré. Sainte-Beuve a très bien dit qu’il y avait en Rivarol des « commencemens » de la plupart de ceux qui Pont suivi. Dans ce Discours, tout particulièrement, et M. de Lescure a raison d’en faire la remarque, il y a une intuition très juste, ou un pressentiment très net, de l’avenir de la linguistique et de la philologie. Mais voici qui est plus curieux encore. Il n’y a presque pas une ligne de ce Discours qui n’appelât quelques mots de rectification, de contradiction, de développement tout au moins, et cependant, vu d’ensemble et par les grandes lignes, il continue de demeurer toujours vrai. Peut-être y a-t-il bien, jusque dans ces matières qui forment aujourd’hui le domaine réservé de l’érudition proprement dite, et où nous ne saurions procéder avec trop de prudence et de patience, je ne sais quelle faculté de divination qui préviendrait, si même il n’est pas permis de dire qu’elle provoquerait les découvertes de l’érudition. Je doute après cela que Rivarol eût été fait pour réussir dans la recherche érudite, philologique ou linguistique. Il excellait dans l’art dangereux de simuler la connaissance de ce qu’il ne savait pas, mais il manquait d’application et d’esprit de suite. Ce Discours, qui ne dépasse pas une soixantaine de pages, est absolument la seule œuvre de quelque teneur qu’il ait pu ordonner sans trop de confusion. Mais il est certain qu’il fait penser, et non moins certain que beaucoup des idées qu’il éveille conduisent l’esprit sur la voie de la vérité.

Le Discours avait signalé Rivarol. Un an plus tard, en 1784, sa traduction de l’Enfer le classait. Nous n’avons pas la lettre où Frédéric déclarait à l’auteur « que, depuis les bons ouvrages de Voltaire. Il n’avait rien vu de meilleur en littérature que son Discours, » mais nous avons celle où Buffon le félicita de sa traduction de l’Enfer comme d’une « création perpétuelle, » Pour nous, qui savons aujourd’hui que ni Buffon, ni Frédéric n’étaient peut-être assez avares de ces sortes d’éloges, ils ont un peu perdu de leur prix. En 1784, et Voltaire étant mort, ils étaient tout ce que pouvait souhaiter un écrivain comme Rivarol. On ne s’explique donc pas qu’il n’ait pas poursuivi sa veine. Elle était tout indiquée. Si ceux qui l’avaient entendu causer savaient depuis longtemps à quel point il était doué du talent, ou plutôt du génie de l’expression, ceux qui venaient de le lire l’attendaient au plein effet le ce que le Discours et la traduction contenaient de promesses. Lui-même sentait le besoin qu’avait la langue sèche, et presque algébrique, des d’Alembert, des Condillac, des Marmontel, des La Harpe d’être enfin vivifiée. Il avait presque entrevu l’une des directions à prendre, et que le moment s’approchait de faire entrer dans le grand courant de l’usage un choix au moins de tout ce que l’investigation scientifique du siècle finissant avait créé de mots nouveaux, d’alliances neuves, de métaphores naturelles. Cependant il tourna court. Et, comme épuisé par le grand effort qu’il avait fait, ce ne fut même qu’après trois ans de repos qu’il fit paraître le Petit Almanach des grands hommes pour l’année 1788.

Il n’y a pas de plus mauvais Rivarol : « Jamais mission de police littéraire ne fut plus strictement et plus joyeusement accomplie, » nous dit ici M. de Lescure. Je ne puis partager son avis. Ce n’est pas une œuvre de police littéraire que celle où, comme le déclarait expressément l’auteur lui-même, on ne prétendait s’en prendre qu’aux renommées qui n’existaient pas. Les Sainte-Beuve ne partent pas en guerre contre les Ponson du Terrail. Quand les œuvres elles-mêmes n’offrent pas une certaine consistance, il n’y a rien de plus puéril que d’attaquer les personnes. C’est seulement sur le terrain des principes que l’on combat utilement la médiocrité. Sans doute on peut s’y tromper, et l’on s’y trompe tous les jours. Comme on peut prendre pour médiocres, et, à ce titre, négliger des œuvres que la postérité se chargera de remettre en leur place, on peut aussi discerner de prétendues qualités là où l’avenir ne reconnaîtra qu’irréparable médiocrité. Mais jamais critique vraiment digne de ce nom n’essaiera de dérobera Hercule sa massue ou sa foudre à Jupiter pour écraser la platitude même. L’abbé Delille, à la bonne heure ! voilà un adversaire ; Delille était alors vraiment un roi de la littérature ; mais M. Boisard ou M. Cholet ! non ! ce n’est pas gibier sur qui l’on tire.

Je crois qu’au fond M. de Lescure le sait bien. Il lui échappe de convenir qu’il s’agissait « d’exécuter en masse cette multitude de faux grands hommes qui avaient envahi la littérature, » et de « débarrasser le public des importunités de ces ardélions de gloire qui troublaient son repos. » Nous nous retrouvons ici d’accord avec lui. Ce sont des vengeances et des vengeances personnelles qu’exerce Rivarol. Ces « ardélions de gloire » le gênent, et ces « faux grands hommes » lui prennent une part de sa popularité. On parle d’eux dans les salons ; ils y lisent peut-être leurs vers ! Le monde ne fait pas assez de différence de M. Cailhava de l’Estandoux à M. le comte de Rivarol. Et qui sait s’il n’y a pas des « cercles » où M. Groubert de Groubenthal et M. Thomas Minau de la Mistringue sont reçus comme lui, fêtés comme lui, applaudis comme lui ? Voilà vraiment la blessure. Aussi, les ridicules qu’il s’efforce d’attacher au nom de ces « grands hommes » de sa façon, n’ont-ils pas du tout pour objet de qualifier et de juger les œuvres, mais d’étiqueter les personnes. Ce qu’il veut, c’est, quand Cubières entre dans un salon, que l’épigramme revienne à toutes les mémoires : « On ne fait pas ces vers-là sans son tapissier ; » c’est que, si l’on annonce quelque part Cerutti, tout le monde murmure en souriant : « Cerutti, le limaçon de la littérature ; » c’est que si Mirabeau montre ailleurs sa face trouée de la petite vérole sur son encolure de taureau, le mot circule sur « cette grosse éponge toute gonflée des idées d’autrui. » Vilain métier qu’il fait là ! Laide besogne ! mais qui le peint.

Un trait achèvera de le caractériser : c’est, lorsqu’il passe du plaisant au sévère, une affectation de profondeur machiavélique, où il se complaît comme dans la conscience de sa vraie supériorité sur les petits esprits qui l’entourent. Était-ce peut-être le sang italien, si vraiment il descendait des Rivaroli de Gênes ou de Chiavari, qui se réveillait dans ses veines ? Mais la vanité d’être constamment au-dessus des opinions communes, et une connaissance réelle du monde suffisent à expliquer ce genre d’affectation. On en voit percer déjà quelque chose dans ses Lettres à Necker sur le livre : de l’Importance des opinions religieuses. Il y professe, à la vérité, plus d’une doctrine qu’il abjurera plus tard, sur « l’indépendance de la morale, » et sur « l’indifférence en matière de religion ; » mais il y pose un principe qu’à travers toutes ses variations il n’abandonnera jamais : c’est que les remèdes se composent avec des poisons, que le bien s’engendre du mal même, et que les « têtes vraiment politiques » sont seules capables d’entendre cette haute chimie. Ce n’est pas ici le temps de discuter cette thèse de morale et de politique. Je la crois, pour ma part, aussi fausse que dangereuse. Mais rien sans doute n’est moins populaire, je veux dire plus aristocratique.

C’est ce qu’il y a d’aristocratique dans toute doctrine de ce genre, qui devait surtout empêcher Rivarol, un ou deux ans plus tard, de tourner à la révolution. Rien ne dut être plus sensible à son amour-propre que de voir, comme il disait, les « esprits les plus lourds de la littérature, » — c’étaient Sieyès et Mirabeau, — devenus brusquement « les plus profonds de l’assemblée. » Mais rien aussi ne dut lui paraître plus contradictoire à sa philosophie politique que de voir cette révolution, dont il acclamait, comme alors presque tout le monde, l’évidente nécessité, livrée dès son premier jour en proie aux instincts aveugles de cette populace « pour laquelle il n’est point de siècle de lumière, » et qui, en politique aussi bien qu’en philosophie, est « toujours au début de la vie. » Ce sont ses propres expressions que je cite. Non pas d’ailleurs que je veuille par là diminuer le mérite certain d’une conduite qui l’honora. — Seul ou presque seul, entre tous les gens de lettres, il sut demeurer fidèle à cette société qui, somme toute, les avait faits ce qu’on les avait vus devenir. L’ancien régime n’avait été moins tyrannique à personne peut-être qu’à l’écrivain. Rivarol s’en souvint, à l’heure où, s’il n’y avait pas encore quelque danger, du moins y avait-il déjà quelque abnégation de sa part à s’en souvenir. Il fit plus, et s’il ne se jeta pas, comme La Harpe et comme Chamfort, à corps perdu dans la révolution, il ne se dissimula pas dans la retraite, comme Marmontel et comme Morellet. Il combattit. La Bastille n’était pas prise encore qu’il faisait paraître les premiers numéros du Journal politique national ; et quand son journal eut cessé de vivre, il fut au premier rang des rédacteurs des Actes des apôtres. — Mais, dire là-dessus qu’il entra dans ses résolutions autant de calcul que d’entraînement, ou de réflexion que d’instinct, ce n’est pas rabattre, j’imagine, de ce qu’elles eurent d’ailleurs de généreux, ou même de presque chevaleresque, c’est seulement montrer qu’un homme aussi compliqué que Rivarol n’obéit pas à des motifs simples. Ce qui semble bien prouver que nous ne nous trompons pas sur les causes multiples de son choix, c’est, au milieu des polémiques ardentes et furieuses de cette époque de trouble et de fièvre, L’admirable possession de soir même dont le Journal politique national porte témoignage à chaque page. Rivarol, assurément, ne ménage pas ses adversaires, mais il n’est jamais passionné dans l’injure, et l’on a vu rarement la haine plus maîtresse de ses vengeances. À peine le dirait-on contemporain des événemens qu’il raconte. Son journal, encore aujourd’hui, se lit comme une histoire. Les accidens y sont vus et jugés de haut, avec le calme d’un observateur impartial. Évidemment il croit encore, à cette date, que « les bêtises du conseil, » et les « sottises de la cour, » sont pour autant, sinon peut-être plus, dans la révolution, que le « fanatisme de l’assemblée » et les « passions du peuple. » Il continue donc aussi de croire qu’il ne dépendrait que d’une « tête vraiment politique » de réparer les « bêtises » des uns, de brider les « passions » des autres, et il n’est pas très éloigné de penser intérieurement, que cette tête politique est la sienne.

La naïveté de son petit machiavélisme éclate en plein dans les Mémoires qu’il remit, au cours de l’année de 1791, à M. de la Porte, intendant de la liste civile. On était à la veille de l’aventure de Varennes. M. de Lescure les analyse longuement et n’a pas de peine à montrer la puérilité des moyens que Rivarol y propose pour le salut de la monarchie. Peut-être seulement, tout en le disant, n’a-t-il pas assez fortement marqué ce qui se mêle là de fatuité politique et de corruption morale aux théories les plus paradoxales et les plus inconsistantes, C’est un léger défaut de ce livre consciencieux que le blâme, presque toujours et presque partout nettement indiqué, s’y perde, en quelque sorte, et s’y noie sous l’amoncellement des éloges. M. de Lescure a du moins souligné les traits de prétention qui échappent à Rivarol, et qui nous le montrent ayant tout prévu, et tout pu prévenir, si l’on l’en avait écouté. « L’effroi de la banqueroute ayant nécessité un remède aussi violent que les états-généraux, comment le roi ne s’aperçut-il pas d’abord que M. Necker le trompait ? Je communiquai cette observation à M. le comte d’Artois, qui promit, d’en faire part à Sa Majesté. - Vers les premiers jours de juillet, je proposai au maréchal M Broglie et à M. de Breteuil un parti décisif… Le duc d’Orléans, à qui je fis craindre cette démarche, en fut tellement effrayé que je vis le moment où ce prince allait se jeter aux pieds du roi… Enfin j’ai dit à M. de Lessart qu’il me semblait urgent que Sa Majesté fit au peuple le sacrifice de tout ce qu’on appelle aristocrates. » On le voit, si le comte d’Artois, si le maréchal de Broglie, si M. de Breteuil, si M. de Lessart eussent profité des avis de Rivarol, il ne doute pas qu’il les eût sauvés, et la monarchie avec eux. Toutefois, il n’est pas question de récriminer, mais, d’agir ; il donnera donc encore une fois son avis. Si tous les partis que l’on a pris jusqu’ici ont été mauvais, c’est qu’on ne touchait pas à la racine du mal. » Il y va toucher. « L’assemblée a paru faire. exécuter toutes ses volontés au roi, mais au fond elle exécutait elle-même toutes les volontés d’une puissante cabale qui soulève et calme le peuple à son gré. » C’est la cabale d’Orléans, « Perdre le duc d’Orléans, c’est donc d’abord à quoi il faut viser. » Il en a des moyens « compliqués, mais sûrs, » qu’il se réserve d’expliquer de vive voix. Le principal de ceux qu’il veut bien exposer par écrit consiste à « travailler sur le menu peuple, » et conquérir « la canaille ; » car c’est toujours « avec la boue » que l’on fonde et que l’on consolide les empires. Pour cela, le roi se donnera la tâche de « mettre dans le plus grand jour » les fautes que l’assemblée nationale a commises. Il pourra même la pousser à en commettre de nouvelles et de plus grandes. « Comme un musicien habile, il touchera l’instrument qui lui est confié et, à force d’en tirer de faux accords, ayant bien prouvé qu’il est mauvais, il en dégoûtera la France. » On organisera d’autre part un club des ouvriers, « une grande machine, » qui ne tardera pas à servir « pour produire les effets les plus importans. » Enfin, un conseil secret, sans responsabilité, préparera, de concert avec le roi, le travail des ministres, leur dictera les discours qu’ils iront prononcer à la tribune de l’assemblée nationale, et ainsi, sur les ruines de l’antique monarchie, on en élèvera promptement une nouvelle, appuyée, comme toutes les monarchies durables, sur « la partie forte » de son temps, qui est décidément le peuple. C’est ce qu’il appelle un « plan dont les idées s’enchaînent de loin, et tiennent également aux causes et aux effets de la révolution. » Convenons qu’il est difficile d’être plus fat. En réalité, Rivarol n’entend rien encore, avec toute son intelligence et tout son esprit, à cette révolution qu’il voit se dérouler sous ses yeux. C’est seulement quand il en aura vu de loin les dernières conséquences, qu’il comprendra ce qu’il y a d’irrésistible dans ces forces populaires, qui agissent à la façon des forces de la nature, et ce qu’il y a surtout en elles d’ingouvernable à ce qu’il appelle les « têtes pensantes » et les « têtes politiques. »

C’est encore parce qu’il n’entend rien à la révolution que, dans sa campagne au Journal politique national, on peut dire qu’il n’a pas compris que le règne de l’épigramme était désormais passé. La plus grande sottise de ces donneurs de ridicules, avait dit Duclos, et très bien dit, est de s’imaginer que leur empire est universel. S’ils savaient combien il est borné, la honte les y ferait renoncer. Le peuple n’en connaît pas le nom, et c’est tout ce que la bourgeoisie en sait. » Nous pouvons ajouter que le ridicule cesse où de grands intérêts commencent. Aux résolutions où se jouent la fortune et l’existence d’un peuple on ne regarde pas la forme. Reprocher à Mirabeau la laideur de sa figure, c’est bien de cela qu’il s’agissait après le 14 juillet ! Relever l’incorrection du style de Sieyès, il prenait bien son temps, alors que chacune des motions de l’abbé renversait une pierre de l’ancien édifice. Comme si ce qui égratigne l’épiderme de l’homme du monde entamait seulement le cuir épais de l’homme politique ! Sans doute l’épigramme peut bien provoquer à la vengeance, — et encore quand il a plus de vanité que d’ambition, — celui que l’on essaie d’y tourner en ridicule, elle ne l’arrête pas, ni même ne l’interrompt dans sa course, ni surtout ne l’empêche d’aller à son but. Rivarol se trompait de date et de monde. Il ne se rendait pas assez compte comme l’opinion de tout un peuple est indifférente à ce que l’on appelle dans un salon les ridicules de ceux qui la gouvernent, c’est-à-dire qui l’ont su capter. Aussi, quand il commença de s’en douter et de voir que son Almanach des petits grands hommes de la révolution suscitait contre lui de nouvelles haines sans servir les intérêts d’aucune cause, tomba-t-il de l’épigramme dans l’injure, de l’injure dans la calomnie, de la calomnie dans l’obscénité. Ce sont les Actes des apôtres. Les coups portèrent à cette fois. Ou plutôt sont-ce bien les coups qui portèrent ? et la populace triomphante ne s’irrita-t-elle pas bien plus de cette opposition persistante que de la manière même dont elle était conduite ? C’est un détail qui n’importe guère. Toujours est-il qu’au mois de juin 1792, Rivarol était obligé d’émigrer. Il n’était que temps pour lui de fuir s’il voulait éviter le sort tragique des Champcenetz et des Suleau.

« Bruxelles était alors le quartier-général de la haute émigration. Les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode y attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. » Ce fut donc à Bruxelles que Rivarol se rendit d’abord. Il y allait passer près de deux ans, — continuant ce train de vie mondaine que la révolution avait à peine un moment interrompu, causeur toujours brillant et toujours applaudi, choyé des uns pour son esprit, redouté des autres pour son impertinence, entretenant avec art des relations utiles, hébergé par le prince de Ligne, défrayé par le banquier Pereira, de temps en temps lançant une brochure pour soutenir sa réputation, un Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût, ou un petit écrit sur la Vie politique, la fuite et la capture de M. de La Fayette, se laissant dire par d’aimables femmes que ses plaisanteries sur les plus graves sujets « sont plus fines que le comique, plus gaies que le bouffon, plus drôles que le burlesque, » et mêlé, s’il faut tout dire, à des intrigues souvent malpropres, comme quand il se charge de faire travailler sa propre sœur, la baronne d’Angel ou de Saint-Angel, à la corruption de Dumouriez, dont elle est la maîtresse. Mais cette existence heureuse ne devait pas durer. À mesure que le temps s’écoulait, « la haute émigration » perdait ce vain espoir, dont elle s’était bercée, de rentrer triomphalement à Paris. Les économies qu’il paraît que Rivarol avait faites sur la vente et la réimpression de son Journal politique national, et qu’il avait dépensées sans compter, tiraient à leur fin. Les armées françaises allaient envahir la Belgique et bientôt la Hollande. Il fallut se chercher un nouveau séjour d’exil. Londres, que Rivarol avait choisi d’abord, et où l’on raconte que Burke et même Pitt l’accueillirent d’hyperboliques éloges, ne le retint pas longtemps. Il s’empressa de fuir un pays « où il y avait plus d’apothicaires que de boulangers et où l’on ne trouvait de fruits mûrs que les pommes cuites, » et vint se fixer à Hambourg, au commencement de l’année 1795. Il y devait trouver le repos et, sinon la fortune, du moins, — dans cette ville où une comtesse de Tessé exploitait une « vacherie » et un marquis de Romance un fonds de « vins et comestibles, » — une assez large aisance. C’est son avant-dernière incarnation.

Un libraire entreprenant, Fauche (de Hambourg), le frère du fameux Fauche-Borel, y fut sa providence. À travers tout, et malgré le décousu de son existence, Rivarol était demeuré fidèle aux études qui, jadis, avaient fait sa première réputation d’écrivain. Obligé de travailler pour vivre, il y revint donc comme au labeur pour lequel il était le mieux préparé, et fit affaire avec Fauche pour un Nouveau Dictionnaire de la langue française, dont, à la vérité, il n’a jamais paru que le Prospectus et le Discours préliminaire. Mais le Prospectus[1], sur lequel M. de Lescure nous donne d’amusans détails, fait le plus grand honneur à l’esprit de combinaison mercantile du libraire, et le Discours préliminaire est une œuvre sur laquelle nous pouvons juger de Rivarol. C’est le morceau le plus considérable qu’il ait écrit, et il avait alors probablement passé la quarantaine.

On y remarque les mêmes qualités que dans le Discours sur l’universalité de la langue française, mais embrumées en quelque sorte par les brouillards du Nord. J’y ai notamment relevé d’étranges façons de parler qui semblent, en 1797, dater déjà d’un autre siècle, d’un autre temps, d’un autre monde. Ceux qui sont constamment, comme Rivarol, à la recherche de la nouveauté dans l’expression, ont parfois de ces mauvaises fortunes. Ils tombent dans le précieux et dans le phébus. Lisez plutôt cette phrase. « Quoique tout soit mesure, calcul et froide géométrie dans l’univers, son auteur a pourtant su donner un air de poésie à la nature… Les expériences sur la génération ne feront point oublier l’Amour et sa mère, et la sève assujettie aux lois des fluides, mais filtrée sous les doigts des Dryades, et s’épanouissant en boutons et en fleurs ira toujours décorer l’empire de Flore et de Zéphyre. » C’était bien la peine d’avoir débuté jadis par se moquer du poème de Delille. Il est vrai que je n’ai pas pris la métaphore tout à fait au hasard. C’est qu’elle trahit une des préoccupations de Rivarol en même temps qu’une heureuse tendance de l’ouvrage. S’il y avait des et « commencemens » d’un philologue dans le premier Discours, il y a dans le second des « commencemens » d’un linguiste. Rivarol y est tout près de cette conception que la philosophie du langage est une histoire naturelle, et que les langues particulières, comme on l’a dit depuis, sont autant d’organismes. Il n’en a pas l’idée très nette, sans doute, et il ne pouvait pas savoir, mais il en a le sentiment confus. C’est quelque chose. Dirai-je que je crois voir encore, datas le Discours préllliminaire, quelques germes de ce qui deviendra plus tard la philosophie de la nature ? Certaines pensées de Rivarol ont du moins déjà fortement couleur de mysticisme naturaliste. Celle-ci, par exemple : « Il est une foule de philosophes, gens de peu de nom dans ces matières, esprits aventureux qui traitent la nature non avec cette ardeur mêlée. de respect qui distingue le véritable amant digne de ses faveurs, mais en hommes indiscrets, qui ne cherchent que la nouveauté ; la vogue et le bruit, et déshonorent trop souvent l’objet de leurs hommages. » Et encore celle-ci : « L’homme voit maintenant que tout est accord et alliance, que tout est attraction et mariage dans les différera règnes, au dedans et au dehors, et que la nature, formant et bénissant sans cesse de nouveaux hymens, n’est en effet qu’un grand et perpétuel sacerdoce. » Tout cela, j’en conviens, est bien prétentieusement dit, et le temps a passé sur toute cette phraséologie, mais ce sont les pressentimens de Rivarol qu’il s’agissait seulement d’indiquer.

Au surplus, ce n’est pas cette étude du langage qui est le morceau capital du Discours préliminaire ; ce sont les cinquante ou soixante pages qui se détachent de la seconde partie de cette longue préface, et qui sont le réquisitoire le plus vigoureux peut-être que l’on ait dressé contre la philosophie du XVIIIe siècle. Il faut en citer une :

« Les anciens philosophes cherchaient le souverain bien, les nouveaux n’ont cherché que le souverain pouvoir. Aussi le monde s’est-il d’abord accommodé de cette philosophie qui s’accommodait de toutes les-passions. Elle avait un air d’audace et de hauteur qui charma la jeunesse et dompta l’âge mûr, une promptitude et une simplicité qui enlevèrent tous les suffrages et renversèrent toutes les résistances ; et, comme ces philosophes semblaient avoir le privilège de la liberté et des lumières, qu’ils honoraient ou flétrissaient à leur choix, inscrivaient ou rayaient dans leur liste les grands hommes de tous les siècles, selon qu’ils les trouvaient favorables ou contraires à leur plan, ils captèrent, engagèrent et comprimèrent si bien l’amour-propre du public, des administrateurs, des courtisans et des rois qu’il fallut se ranger sous leur enseigne pour faire cause commune avec la raison. On se ligua donc avec eux contre le joug de la religion, contre les délicatesses de la morale, contre les lenteurs de la politique et les timidités de l’expérience, en un mot contre l’ancien monde ; et la philosophie ne fut plus distinguée de la mode. »

Joseph de Maître aurait presque pu signer ces lignes. Si peut-être l’éloquence en est moins âpre que la sienne, elles ont d’ailleurs cet avantage d’être plus voisines qu’il ne l’est ordinairement de l’exacte vérité de l’histoire. Il n’y a pas un mot là qui ne porte.

Il faut ajouter enfin que, comme tous les écrits de Rivarol, ce Discours est semé d’observations morales où l’expérience du monde et de la vie se traduit en courtes formules presque toujours singulièrement heureuses. C’est ici que Rivarol a excellé plus d’une fois. Impuissant à lier ses idées, il est maître, pour me servir d’une expression de lui devenue proverbiale, dans l’art « de faire un sort à chacun de ses mots, » sauf, à en oublier la fortune de l’ouvrage entier. — « On juge des malheurs comme des vices, dont on rougit d’autant moins qu’on les partage avec plus de monde. — Si l’amour naquit entre deux êtres qui se demandaient le même plaisir, la haine est née entre deux êtres qui se disputaient le même objet. — Dans les temps de troubles et dans les états électifs, les ambitieux sont les fanatiques de la liberté ; dans les temps calmes et dans les états héréditaires, ils sont des modèles de bassesse. — La pauvreté fait gémir l’homme, et l’homme bâille dans l’opulence. Quand la fortune nous exempte du travail, la nature nous accable du temps. — Il y a une envie naturelle aux hommes qui leur fait porter plus impatiemment les plaisirs d’autrui que leurs propres peines. — L’indulgence pour ceux que l’on connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux que l’on ne connaît pas. — Les empires les plus civilisés sont toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les nations, comme les métaux, n’ont de brillant, que les surfaces. » Ses deux discours, son Journal politique lui-même, et jusqu’à son Petit Almanach des grands hommes, abondent en traits de cette sorte, et quelquefois on devait dire de cette force. Comment donc n’est-il pas classé parmi nos moralistes ? Deux raisons suffisent à l’expliquer. La première, c’est qu’il faut que nous allions chercher ces traits parmi la confusion de ses idées et que nous les sauvions en quelque manière du naufrage de ses ambitions, qui visaient plus haut qu’à cette gloire. Ce n’est pas ainsi qu’ont fait La Rochefoucauld et La Bruyère, ni même Duclos ou Chamfort. Ils se sont mieux connus. La seconde, c’est que son champ d’observation, en dépit de l’apparence, est plus étroit, plus limité que celui de ses prédécesseurs. Il a vu certainement moins de choses que La Bruyère ; il a été mêlé à moins de mondes que Duclos. À Bruxelles comme à Paris, et à Hambourg comme à Londres, il n’a vu que ce qu’il aimait à voir, et n’a guère étendu son regard au-delà de l’horizon des salons. Il a donc moralisé sur les hommes plutôt que sur l’homme, sur les mœurs de son temps plutôt que sur les passions éternelles, sur la société plutôt enfin que sur la nature. Ses observations sur la théorie du style vont plus au fond de leur sujet. Là encore il est maître. Si vous joignez ces deux mérites ensemble, et que vous y mettiez par surcroît celui du causeur, vous avez Rivarol tout entier.

C’est pourquoi je ne puis ni croire avec M. de Lescure que la révolution seule et les exigences de la vie politique l’aient empêché « d’atteindre le premier rang, » ni même penser avec Sainte-Beuve qu’une mort prématurée l’ait comme surpris à la veille de « donner sa mesure. » Sa mesure, il l’a donnée tout entière, et pour atteindre le premier rang, trop de qualités lui manquaient. Trop paresseux et trop absorbé par le monde, il n’eût jamais plus retrouvé l’heureuse inspiration qui lui avait dicté le Discours sur l’universalité de la langue française ; trop sceptique et trop maître de lui-même, il était incapable d’éprouver deux fois l’indignation sincère d’où jaillirent les meilleures pages de son Discours préliminaire. Quand il mourut, le 11 avril 1801, à Berlin, son rôle était bien terminé. Il était trop un homme du XVIIIe siècle finissant pour devenir à près de cinquante ans un homme du XIXe. Puisque, pendant près de vingt-cinq ans, il avait « perpétuellement manqué les occasions, selon le mot de M. de Lescure, de devenir un grand homme, » on ne voit pas bien quelle revanche lui eussent offerte les temps nouveaux qui se levaient.

Nous ne quitterons pas M. de Lescure sans avertir le lecteur, — qui s’en doute bien, — que nous n’avons pu donner en quelques pages qu’une bien maigre idée de tout ce que contient ce livre. Ce qu’il importe surtout que l’on sache, c’est que nous avons dû négliger de faire mention seulement de tout ce qui n’intéressait pas directement Rivarol. Cela ne veut pas dire au moins que, dans cette limite même, nous ayons tout indiqué, loin de là ! mais cela veut dire que, sur les dernières années de l’ancien régime, sur la révolution, sur l’émigration, on trouvera dans le livre de M. de Lescure les plus curieux documens. Peu d’hommes aujourd’hui connaissent le XVIIIe siècle et la révolution aussi profondément, ou plutôt aussi intimement que M. de Lescure. Peu d’hommes en parlent donc avec plus de plaisir, et d’une manière plus instructive, avec plus d’abondance, et d’une manière plus agréable. N’y a-t-il pas excès parfois ? plus de détails que l’on n’en demanderait ? et plus de mots aussi qu’il ne faudrait ? C’est une question que nous laissons à résoudre à M. de Lescure.


F. BRUNETIERE.

  1. Il y en a an autre, qui est de Rivarol, et qui figure en tête du Discours préliminaire. Il ne donne pas une bien favorable idée de ce qu’eût été le Dictionnaire.