Revue littéraire - Poètes d'aujourd'hui (René Doumic)

Revue littéraire - Poètes d'aujourd'hui (René Doumic)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 446-457).


REVUE LITTÉRAIRE



POÈTES D’AUJOURD’HUI



Les poètes ont fait chez nous pendant quelques années autant de bruit que les gens de théâtre. Ils s’étaient rendus insupportables. Ce fut une crise pendant laquelle ils prétendirent s’imposer à l’attention par la force de la réclame et par la vertu de l’excentricité. Ils avaient soif de notoriété vulgaire et, paitint, ils s’exhibaient comme des phénomènes. Aussi la critique était-elle un peu embarrassée pour parler d’eux, et, se conformant d’ailleurs à leur secret désir, elle les abandonnait aux chroniqueurs. Ce temps est bien passé. Nous avons aujourd’hui des personnages beaucoup plus encombrans que les faiseurs de vers. Ceux-ci ont renoncé à la place publique et aux tréteaux ; ils sont rentrés dans la pénombre amie du rêve et dans le silence, où s’entend mieux le rythme des syllabes mesurées. Aussi est-ce pour nous un devoir autant qu’un plaisir d’aller les chercher dans leur retraite, et il nous serait bien impossible de parler d’eux sans beaucoup de sympathie. Car leur labeur, est tout à la fois désintéressé et utile. On dit souvent que notre époque n’est guère propice à la poésie, et que plus nous irons moins celle-ci aura de place dans les sociétés futures. Cette opinion est des plus contestables. Mais supposez qu’elle soit justifiée, ce serait donc que les sociétés de l’avenir se passeront de toute espèce de littérature. La poésie, par laquelle on voit partout commencer les littératures, est en effet la forme essentielle de l’art d’écrire, et une littérature qui l’aurait laissée se perdre, serait elle-même bien près de sa fin. Ajoutez que l’unique raison d’êti’e d’une pièce de vers réside dans sa valeur littéraire : c’est par là qu’un volume de poésie se distingue d’une pièce de théâtre, d’un roman, d’un discours et de plusieurs autres genres où les qualités artistiques sont de surcroît. Les anciens disaient déjà que les poètes ne sauraient être médiocres. Cela nous met en sécurité et nous n’avons donc, pour notre part, qu’à leur tresser des couronnes.

Une question se pose tout d’abord. Dans quelle mesure les poètes d’aujourd’hui ont-ils subi l’influence de leurs prédécesseurs ? Continuent-ils les tendances de ces derniers ou sont-ils en réaction contre elles ? La réponse peut avoir son intérêt, puisqu’il s’agit ici de savoir si de la réforme tentée il y a une vingtaine d’années, date véritablement une ère nouvelle dans l’histoire de notre poésie. Qu’est-il advenu de la longue agitation dont nous avons eu le spectacle ? A-t-elle été stérile ou féconde ? Et pour le cas où elle aurait produit moins de résultats qu’on ne l’avait annoncé, d’où vient cet échec ?

Notez, que dans son principe, le mouvement de rénovation poétique était des plus légitimes, comme on l’a déclaré ici même dès le début et comme on n’a cessé depuis de le reconnaître. La théorie du symbolisme était sur beaucoup de points excellente. Elle venait à son heure. Elle répondait aux besoins qui étaient réellement dans les esprits. Elle entrait dans le courant général de l’esthétique. Elle parait aux reproches qu’on était alors en droit de faire aux artisans de vers. C’est ce que montre fort justement dans un livre sur La poésie nouvelle[1] M. André Beaunier. L’auteur a l’esprit remarquablement clair ; aussi y a-t-il grand avantage à retrouver élucidées par lui les idées qu’entrevirent les réformateurs de la poésie obscurément et confusément. Le mouvement parnassien avait été contemporain du mouvement réaliste et positiviste. Le jour vint où les négations du positivisme parurent arbitraires autant que brutales. Son erreur apparut : elle consistait à négliger tout ce qui n’était pas objet d’observation directe et de connaissance scientifique. « L’île du Connaissable, suivant la métaphore de Littré, s’entoure d’un océan de mystère. Or, s’il est vrai que nous n’ayons pour cet océan ni barques ni voiles, convient-il d’oublier absolument son existence ? Les positivistes se trompèrent quand ils crurent pouvoir établir une nette et définitive démarcation entre les deux domaines. Car le mystère n’est pas extérieur au réel ; il est dans le réel même : l’Inconnaissable ne côtoie pas le Connaissable, il le pénètre. Et, pour reprendre la comparaison de Littré, ce qu’il faut dire ce n’est pas que le ténébreux océan bat les bords de l’île tranquille, mais plutôt que toute l’île est imprégnée des brumes épaisses qu’il dégage. Il n’y a pas seulement du mystère au delà des faits constatés, le mystère est au cœur même des stricts résultats de l’expérience. » Une réaction devait se produire en faveur de la métaphysique ; le symbolisme en fut une des formes. « La poésie d’un temps qui réagit contre le positivisme devait recourir au symbole. Le monde phénoménal est pour le parnassien et pour le positiviste la suprême réalité, ou, si l’on veut, il constitue dans son ensemble une sorte de vaste allégorie dont la signification est mystérieuse. Peindre la réalité telle qu’elle se présente immédiatement aux regards de l’observateur, tel est l’art du parnassien ; représenter dans la réalité tout le définitif mystère qu’elle recouvre, tel est l’art du symboliste. Toutes les divergences qui séparent les deux écoles viennent de là. » On ne saurait mieux dire. Après les parnassiens, il y avait lieu de faire rentrer dans la poésie le sens du mystère. Les symbolistes en eurent quelque soupçon : c’est leur mérite incontestable, et d’ailleurs à peu près incontesté.

Seulement si la tentative était louable, il est difficile d’en dire autant des moyens auxquels eurent recours les symbolistes, et dont l’un consistait à bouleverser la syntaxe, l’autre à supprimer la métrique. M. Beaunier trouve pour expliquer leurs fantaisies les plus extravagantes des raisons très ingénieuses et qui font le plus grand honneur à la subtilité de son esprit, mais qui, je le crains, ne convaincront personne. « On a, dit-il, souvent accusé le poète nouveau de vouloir à tout prix étonner le lecteur : certes il était indispensable qu’il l’étonnât afin de lui rendre justement cette aptitude à s’émerveiller. Les mots étaient usés ; il les a fallu rajeunir pour leur restituer leur puissance expressive. Les phrases étaient connues ; il les a fallu renouveler et c’est à quoi servirent les plus audacieux artifices de syntaxe. » Nous donnerions volontiers de ces audacieux artifices une interprétation assez différente. Plusieurs des poètes qui avaient entrepris de réaccorder l’instrument savaient médiocrement le français ou l’écrivaient avec négligence. En outre ils commirent une erreur initiale. Ils confondirent le mystérieux avec l’inintelligible. Ils crurent que parce que leurs conceptions étaient fumeuses, leurs phrases contournées, et leurs termes impropres, ils avaient restitué dans ses droits le mystère. Ils avaient tout uniment enrichi le patrimoine du pathos et du charabia. Le symbole qui évoque le plus de pensée doit d’ailleurs en lui-même être d’une clarté parfaite. Rien de plus clair que la Maison du Berger ou la Bouteille à la mer qui, jusqu’à présent, restent les chefs-d’œuvre de la poésie symbolique en France.

De même lorsque M. André Beaunier en vient à analyser l’œuvre des Rimbaud, des Laforgue, des Viélé-Griffin, des Stuart Merril et de quelques autres, c’est pour remplacer décidément la critique par le panégyrique. Il brûle en leur honneur plus d’encens qu’on n’en a dépensé pour Hugo et Lamartine, Vigny et Musset, et même pour Verlaine. Nous ne savions pas qu’il y eût si près de nous tant de grands hommes ; et nous regrettons seulement pour l’orgueil national que ces poètes admirables soient pour la plupart des étrangers. M. Beaunier ne sait que leur décerner des éloges sans réserves et sans limites. Il les accable sous les fleurs. Trop de fleurs ! Trop d’hyperboles ! Il est peu vraisemblable qu’un ironiste si délié ait été si parfaitement dupe. On aime mieux croire que cette admiration éperdue est le jeu d’un pince-sans-rire. Car toute cette « poésie nouvelle » est déjà si ancienne, si loin de nous, que nous en pouvons, semble-t-il, juger avec équité ; et au surplus l’opinion est faite. Rarement poètes avaient eu de meilleures intentions ; et rarement en vit-on de si impuissans à réaliser leur idéal. Cette impuissance foncière restera une des caractéristiques de l’école de 1880. Elle aura été une école de théoriciens. Elle aura fait sentir le besoin d’un renouvellement et jeté dans la circulation un certain nombre d’idées, mais elle n’aura ajouté que peu de chose au trésor poétique. Des idées et pas d’œuvres ! L’homme n’est pas venu, qui, par la vertu de son génie, aurait fait passer le symbolisme de l’ordre de la spéculation dans celui des réalités. Par malheur, l’influence des théories se mesure en art à la valeur des œuvres qu’elles ont fait naître. Faute d’un individu capable de le confisquer à son profit, de lui imprimer une direction décisive et de l’imposer après lui, le mouvement symboliste n’a pas eu les effets qu’on aurait souhaités. La poésie d’aujourd’hui lui échappe et reprend peu à peu les erremens de jadis. C’est ce qui frappe quand on parcourt les recueils publiés depuis deux ans par les poètes les mieux doués et dont quelques-uns sont des nouveaux venus en littérature.

Le dernier volume qu’ait publié M. Henri de Régnier : les Médailles d’argile[2] est dédié à André Chénier. Cette dédicace est assez significative. Vers le même temps, Albert Samain[3], ciselait savamment des pièces qu’on aurait pu croire traduites de l’Anthologie, et exprimait à sa manière le désespoir amoureux du héros de Théocrite : Polyphème. Ils ont eu déjà beaucoup d’imitateurs. C’est donc que le règne des assembleurs de nuages est terminé : après avoir vainement essayé d’acclimater chez nous une poésie brumeuse, aux contours incertains, au dessin tremblé, on a senti le besoin de revenir à une poésie lumineuse et simple. C’est le même fait qui s’est tant de fois déjà reproduit dans l’histoire de notre poésie et qui, au temps de Ronsard comme à celui de Chénier et de Leconte de Lisle, consiste à revenir aux modèles grecs pour reprendre en quelque sorte le ton. Au surplus, si M. de Régnier s’est jadis prêté à l’esthétique symboliste, ç’a été sans jamais s’y enchaîner. S’il continue à user des vers libres dans quelques pièces, emploi qui se justifie pour des pièces très courtes, chansons, complaintes ou causeries, son volume se termine sur une série de sonnets qui sont d’un pur parnassien. Il y regarde défiler devant lui les Passans du passé, un soldat, un gentilhomme, un huguenot, etc., et il en décrit à mesure figure, altitude et costume. Ce sont autant d’évocations pittoresques, de tableautins d’une facture impeccable.

À travers les courtes pièces des « Médailles » ou les poèmes plus étendus qui s’intitulent : le Bûcher d’Hercule, Hélène de Sparte, la Nuit des Dieux, le rêve du poète se précise. Ce rêve est le plus impersonnel qui se puisse imaginer. Non seulement le poète n’y a rien mis des anecdotes de sa sensibilité, mais on n’y voit pas même passer le reflet de son temps. Les partisans de la théorie des milieux auront quelque peine à en expliquer la genèse chez un contemporain de la troisième République et de l’automobilisme. Tantôt le poète reprend un mythe ancien pour en donner une interprétation nouvelle : il imaginera, par exemple, que dans les tisons croulans du bûcher d’Hercule il voit se dessiner la forme des monstres vaincus par le héros et peu à peu l’hydre, le lion, les taureaux renaître de la cendre du bûcher et de la mort de leur vainqueur. Tantôt se plaît à ressusciter dans sa simplicité de lignes et dans sa fraîcheur une scène antique : au bord de la source vient se mirer la faunesse, dont il modèlera dans l’argile le visage inquiet et farouche ; ou bien il surprend dans la treille un maraudeur à la face camuse, qui fait crier les feuilles mortes sous l’ongle de son sabot. Il s’enfonce dans la forêt pour y surprendre la dryade et le sylvain ; il guette sous la lune la danse du satyre et croit dans la rumeur marine entendre le chant de la sirène. Mais ces divinités de la jeunesse du monde n’habitent plus notre terre vieillie, et la Muse montre au poète dans un détour du Styx :


L’île silencieuse où séjournent les dieux.
Le temps ne les a pas respectés. Ils sont vieux.
Et leurs cheveux sont blancs et leurs barbes sont blanches.
Vois Bacchus corpulent qui saisit, lève et penche
L’amphore vide d’où ne roule plus nul vin.
Son thyrse est un cep mort sans pampre ni raisin,
Et l’inquiet Hermès lui compare en pensée
Le bâton nu qui fut jadis le Caducée
Où ne s’enroulent plus les mystiques serpens ;
Les satyres lassés auprès des Ægypans
Dorment ou lourdement s’étirent, et la corne
Pastorale est rompue au front osseux des faunes.
Ne reconnais-tu point en ces spectres errans
Les fantômes des dieux que le monde a crus grands ?


Le poète est de ceux qui regrettent le temps où le ciel sur la terre « marchait et respirait dans un peuple de dieux. » Alors tout était jeunesse, beauté, rythme, harmonie. Mais ce temps n’est plus. Au moment même où le poète essaie de le recréer par son art, il sent la vanité de son effort. Les choses dont il essaie de se donner le mirage et l’illusion sont à jamais disparues. C’est la nostalgie de l’exilé vers un pays qui lui est fermé pour toujours. Et, blessé par la rudesse de la vie, dédaigneux de la réalité médiocre, étranger aux soucis de ses contemporains, le poète artiste s’enferme dans son rêve de magnificence et de mélancolie.


Les dieux sont morts, mais la nature est vivante, jeune comme aux premiers jours, éternellement féconde, source inépuisable d’enchantement pour nos sens, promesse de bonheur qui ne trompe pas pour qui sait se plonger et se fondre en elle,… voilà ce que ne cesse de nous répéter en ses vers faciles, abondans, nombreux, l’auteur du Cœur innombrable et de l’Ombre des jours[4]. La poésie dont Mme la comtesse de Noailles a reçu l’heureux privilège et le don inné est, au sens complet du terme, une poésie naturaliste. Entendez par là que l’âme ardente, fougueuse, tumultueuse de l’écrivain va au-devant de la vie. Elle aime la nature pour la diversité de ses mille visages ; elle goûte tour à tour chacune des saisons de l’année et chacune des heures du jour ; elle jouit pareillement de tous les aspects du vaste monde et trouve à chacun d’eux un charme égal et différent. Mais il y a plus. Elle n’assiste pas seulement en spectatrice à la fête des couleurs et au concert des sons, elle n’est pas seulement un témoin ravi : les spectacles de la nature ne lui sont pas extérieurs Elle sent palpiter en elle l’âme des choses et elle rêve de mêler son âme à l’âme universelle.


Je ne saurai plus rien des choses de ce monde,
Des peines de ma vie et de ma nation,
J’écouterai chanter dans mon âme profonde
L’harmonieuse paix des germinations.

Je n’aurai pas d’orgueil et je serai pareille
Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité,
À mon frère le pampre et ma sœur la groseille
Qui sont la jouissance aimable de l’été.


Se mêler vivante au mystère de la création, s’absorber dans le grand Tout, sentir son cœur se dissoudre dans le cœur animé et inconscient des plantes et des arbres, c’est sans doute le rêve qu’annonce ce titre un peu énigmatique:le « cœur innombrable, » c’est le rêve panthéiste.

Toutefois sur cette joie de l’âme qui vibre à l’unisson de toute la nature une ombre passe. Car sans doute la nature ne cessera de nous convier aux mêmes l’êtes; mais nous n’en jouirons pas toujours avec la même intensité, puisque en définitive c’est en nous que réside la cause première de toutes nos émotions. Toutes les richesses du monde ne seraient pour nous de rien sans cette faculté d’en jouir qui est en nous, mais qui, hélas ! n’y sera pas toujours égale à elle-même. La jeunesse nous quittera et à mesure se ternira cette fantasmagorie jadis si brillante. Se peut-il qu’un jour vienne où nous ne sentirons plus au printemps la sève monter aux arbres parce qu’elle aura cessé démonter en nous, un jour où nous ne trouverons plus aux fleurs le même parfum, aux fruits la même saveur ? La nature ne cessera pas de déployer ses spectacles aussi magnifiques, mais un jour viendra où nous ne serons plus là pour les contempler : nous irons, ombres vaines, aux rives où il n’y a ni soleil, ni verdure. Nos heures sont comptées et nos joies sont brèves. Raison de plus pour en savourer les rapides délices ! Et qui sait si le sentiment même de leur brièveté n’ajoute pas à leur attrait ? Elles nous sont plus chères parce que nous les devinons si près de nous échapper ! Donc réjouissons-nous, aimons, prions et mêlons nos voix pour un cantique d’allégresse et de gratitude. Le mérite des vers cordiaux, aimables et coulans de Mme la comtesse de Noailles est celui d’une poésie toute spontanée. Nul effort, nulle recherche. Mais le débordement d’une inspiration jaillissante, le frisson d’une sensibilité toujours vibrante, le cri d’un cœur passionné, l’hymne d’une âme naturellement harmonieuse.


Ces vers inspirés accusent la triomphante rentrée en scène du pur lyrisme, c’est-à-Jire de la poésie personnelle. C’est aussi bien le phénomène auquel nous assistons depuis quelques années : et c’est par où se ressemblent les œuvres des plus jeunes de nos poètes. Ils « écoutent dans leur cœur l’écho de leur génie. » Ils nous disent une à une les émotions que la vie leur apporte. M. Fernand Gregh n’at-il pas commencé dans la Maison de l’Enfance[5] par traduire les sensations de ses premières années et en dégager ce qu’elles contenaient de charme poétique ? C’est un thème déhcieux. L’enfance est une incomparable ouvrière de poésie. Si les littératures primitives sont tout imprégnées de poésie c’est qu’elles sont l’œuvre d’une humanité qui ouvre sur le monde et sur la vie des yeux d’enfant. Les sens ne sont pas encore émoussés, l’esprit n’est pas desséché par le travail de l’analyse : l’imagination perçoit, à travers l’ensemble des êtres et des objets, des correspondances dont plus tard nous aurons peine à retrouver la signification. C’est alors que naissent comme d’eux-mêmes les mythes, les symboles, tout le trésor des contes profonds en leur naïveté et des légendes si vraies sous un air de fantaisie. Ce phénomène, chacun de nous le renouvelle en quelque mesure pendant les années si courtes de son enfance. Pour nous aussi tout est nouveau et tout est merveilleux. Nous allons de surprises en surprises et l’étonnement s’achève en admiration. Les événemens les plus ordinaires prennent à nos yeux une importance considérable, et les objets les plus modestes des proportions démesurées, car c’est à notre taille que nous les comparons. Et comme nous sommes sans cesse vaincus dans notre lutte avec le monde extérieur, nous le peuplons volontiers d’êtres fantastiques et de puissances ou bienveillantes ou mauvaises. Nous vivons, et nous respirons dans le mystère. Nous arrive-t-il plus tard de revoir la maison où s’est passée notre enfance ? Nous avons peine à la reconnaître, et sa réalité ne répond guère à l’image que nous en avions gardée. C’est que nous avons changé, et l’inutile effort que nous faisons pour retrouver dans les lieux qui nous sont chers et dans leur décor familier nos impressions de jadis, nous atteste que déjà, et si jeunes soyons-nous, une partie de notre existence appartient au passé, une partie de nous-même appartient à la mort.

Vienne la crise de l’adolescence, tout notre être est troublé, inquiet, et ce malaise est douloureux. Au moment d’entrer vraiment dans la vie, il semble que nous aspirions à la posséder tout entière, et qu’en même temps nous en ayons peur. C’est le secret de ces tristesses sans cause, de ces langueurs et de ces ardentes mélancolies, vaines épreuves, plus difficiles peut-être à supporter que les autres :


Il est des nuits de pleurs vagues où l’on s’accoude
Sous la lumière étroite et pâle de la lampe,
Où, le front dans la main, longuement on écoute
La musique du sang bourdonner dans la tempe.

On pèse son destin comme un riche son or ;
Et l’on se sent comblé de joie et sans espoir
Et longtemps dans la nuit on pleure, sans savoir
Si c’est de trop de peine ou de trop de bonheur.

Il est d’étranges nuits où je souffre de vivre
Où je ne trouve plus de plaisir qu’à pleurer
Où l’infini n’emplirait pas mon âme avide
Où pourtant je ne sais quoi même désirer.

Ces nuits-là je mourrais d’une immense douceur
Si dans l’ombre, à pas lents, quelque femme inconnue
Venait et me fermait les yeux de sa main nue
Et mettait sur ma bouche un long baiser, un seul..


M. Fernand Gregh excelle à l’expression de ces tristesses alanguies et mièvres. Mais en outre il souhaite d’élargir sa manière et plusieurs des thèmes de la Beauté de vivre[6] ont la vigueur d’une poésie devenue virile. Il veut nous dire son mot sur le sens de la vie. Certes les premières appréhensions du jeune homme ne semblaient d’abord que trop justifiées par l’expérience que l’ait l’homme de la réalité. Que d’injustices ! Que de trahisons ! Que de méchancetés ! Pourtant ce n’est encore qu’un premier regard et trop superficiel ; ou pour mieux dire c’est une vue trop égoïste. C’est parce que nous rapportons tout à nous-mêmes que le monde nous semhle mal fait et la création mal appropriée à ses fins. C’est parce que nous la jugeons d’après nos désirs et que nous la condamnons sur nos déceptions, c’est pour cela que la réalité nous semble mauvaise. Mais les individus ni les détails n’importent pas. Tout n’est organisé que pour l’ensemble où chaque chose, en reprenant sa place, reprend sa valeur. Souffrances, laideurs, misères tont cela s’unit, se fond, se corrige, s’harmonise et c’est de quoi est faite la beauté de vivre.


C’est de même par la désespérance qu’a débuté M. Charles Guérin[7]. Le recueil intitulé le Cœur solitaire est la confession d’un désenchanté, las par avance, dégoûté de la vie qu’il ignore et dont il ne veut rien connaître. Mais pour nous consoler dus souffrances imaginaires, rien ne vaut les souffrances réelles. Le poète avait jeté à l’amour ce gracieux défi :


Ce cœur plaintif, ce cœur d’automne,
         Qui veut l’aimer ?
Ma belle enfant, on vous le donne
         Pour un baiser.

Amusez-vous, car je vous crois
         inoccupée,
À le briser, comme autrefois
         Votre poupée.

Ce sera moins long que les roses
         À déchirer ;
Puis vous irez à d’autres choses,
         Et moi pleurer.


Et les choses se sont passées ainsi, de point en point. L’amour est venn, il s’en est allé ; et avec les meilleurs souvenirs qu’il lui a laissés, le poêle écrit les beaux vers du Semeur de Cendres[8]. On s’est souvent demandé comment il se peut faire que les poètes survivent aux douleurs dont leur œuvre porte la marque. Il nous semble bien que nous aui’ions succombé sous le poids de telles infortunes, et qu’en de tels sanglots, notre cœur se fût brisé. C’est que, nous autres, nous savons tout juste soutîrir de nos chagrins, et faute du don d’en haut, nous ne savons pas les transformer en matière d’art. Le poète digne de ce nom guérit de l’amour par l’amour de la gloire. Il a une mission, qui n’est pas de guider les peuples et d’éclairer devant eux la route du progrès, mais qui consiste à donner une forme aux sentimens les plus profonds et les plus généraux du cœur, en sorte que les paroles cadencées par lui volent désormais sur les lèvres des hommes. Ce souci est celui que trahissent les dernières pièces du Semeur de Cendres. Il n’en est pas de plus noble, et au surplus M. Charles Guérin est très digne d’en éprouver le tourment. Parmi les nouveaux venus dans la poésie, il n’en est peut-être pas qui soit plus richement doué. Son dernier recueil est très supérieur aux précédens pour la perfection de la facture. Les images heureuses, les trouvailles de mots et de nuances y abondent. Le vers a une ampleur, une plénitude d’harmonie dont l’oreille reste enchantée.


Si peut-être, à l’heure qu’il est, personne ne fait de vers plus sonores que M. Charles Guérin, personne aussi n’en écrit de plus délicats que M. André Rivoire. Très pure, très nuancée, très fine de tons, d’une harmonie comme assourdie, son œuvre tout entière est jusqu’ici une sorte de symphonie en blanc. Dans son premier recueil, les Vierges[9], il a, audace rare dans notre littérature, tenté d’écrire un poème de candeur, allant des rêveries innocentes de la jeune fille, aux extases pieuses de la nonne. Dans le Songe de l’Amour, c’est encore d’un amour blanc qu’il analyse les émotions subtiles, ayant repris, après beaucoup d’autres, cette gageure impossible à tenir de l’amour platonique. Les retours, les indécisions, les nuances changeantes et mourantes, font le charme ingénu et discret des vers de M. Rivoire.

Et rarement avait-on donné des travaux de la campagne, des labours et des semailles, une impression aussi sincère et aussi franche que l’a fait M. Léonce Depont dans ce recueil des Pèlerinages[10], dont plusieurs pièces sont toutes prêtes pour les Anthologies.

J’aurais bien d’autres noms à citer, si je voulais faire une revue complète de nos poètes. Mais je n’y prétends guère. J’ai voulu seulement indiquer dans quelles conditions se trouve le poète d’aujourd’hui. Or, nous avons constaté qu’on peut ouvrir quelques-uns des recueils, les derniers en date, et y trouver beaucoup de plaisir. On s’aperçoit tout de suite que ce sont des vers et qu’ils sont écrits en français ; et il y avait si longtemps que ce minimum de jouissance nous était refusé ! Les poètes ne se mettent plus l’esprit à la torture pour combiner de puérils jeux d’allégories. Ils n’espèrent pas faire lenir dans le cadre de chaque poème la totalité de la sagesse humaine et le secret de l’univers. Mais ils nous disent tout uniment qu’ils étaient tristes un soir, qu’ils ont pleuré ou qu’ils se sont réjouis. Ils notent un joli effet de lumière. Ils composent un tableau. Ils ne dédaignent même pas à l’occasion de décrire un coucher de soleil ou d’adresser des vers à la lune. Ils se donnent pour des artistes laborieux comparant leur travail à celui du potier qui modèle l’argile, de l’orfévre ou du ciseleur. Ils ne font à la grammaire et à la prosodie que des accrocs involontaires. Ils écrivent pour être compris ; ils bravent le ridicule. Chacun essaie de traduire du mieux qu’il peut son propre rêve. C’est une nouveauté. C’est pour les poètes un progrès et pour le lecteur une délivrance.

Une poésie qui retient beaucoup des enseignemens du Parnasse, qui, par suite du travail des vingt dernières années, a gagné en souplesse, en valeur musicale, telle est, semble-t-il, la poésie d’aujourd’hui. La versification s’est libérée de certaines contraintes pédantesques. Le rôle assigné à la rime est devenu plus modeste, la césure a acquis plus de mobilité, et certains concours de syllabes, jadis proscrits par la règle de l’hiatus semblent devoir être désormais admis. Ces libertés étaient réclamées depuis longtemps et passées au rang de libertés nécessaires. Réjouissons-nous qu’elles soient entrées dans la pratique ! Toutefois, s’il est exact que certaines règles parnassiennes étaient trop étroites, ce qui dans l’école était excellent, c’était l’idée même d’une règle. C’est contre la « discipline » que se sont insurgés symbolistes et décadens, qui étaient avant tout de farouches individualistes. Ils estimaient que le bon plaisir est pour chacun de nous une règle suffisante et que le poète ne doit dépendre que de son caprice. Le principe est trop séduisant pour qu’il n’ait pas chance d’être retenu. C’est de là que pourrait venir pour les jeunes poètes le plus grave danger et nous ne saurions trop les en avertir. Faute de cette discipline sévère qui fut celle des classiques avant d’être celle des parnassiens, ils risqueraient de se perdre dans la facilité et la banalité, et de tomber dans cette abondance stérile d’une poésie où l’insignifiance des thèmes n’a d’égale que la mollesse de la forme.

René Doumic.
  1. André Beaunier, La poésie nouvelle, 1 vol. in-12 (Société du Mercure de France).
  2. H. de Régnier, les Médailles d’argile, 1 vol. in-12 (Mercure de France).
  3. A. Samain, Aux Flancs du vase. Polyphème et poèmes inachevés, 1 vol. (Mercure de France).
  4. Madame la comtesse Mathieu de Noailles. Le Cœur innombrable. L’ombre des jours, 2 vol. Calmann-Lévy.
  5. Fernand Gregh. La Maison de l’Enfance, 1 vol. Calmann-Lévy.
  6. Fernand Gregh. La beauté de vivre, 1 vol. Calmann-Lévy.
  7. Charles Guérin. Le Cœur solitaire, 1 vol. Mercure de France.
  8. Charles Guérin, le Semeur de Cendres, 1 vol. Mercure de Fiance.
  9. André Rivoire, les Vierges, — Berthe aux grands pieds, — le Songe de l’Amour, 3 vol. Lemerre.
  10. Léonce Depont, Pèlerinages, 1 vol. Lemerre.