Revue littéraire - Nos Humoristes

Revue littéraire - Nos Humoristes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 924-935).

NOS HUMORISTES


Si vous recevez une carte de visite ainsi libellée : X…, humoriste, gardez-vous de manifester aucune surprise. L’humour n’est plus seulement, comme on l’avait cru jusqu’ici, un tour d’esprit, un genre de plaisanterie ; c’est une position sociale. On est humoriste, comme on est ingénieur ou employé d’administration. On fait de l’humour, non pas par caprice, à ses heures et au gré de sa fantaisie, mais régulièrement et quotidiennement, comme on va au bureau. Toute profession, dans les conditions actuelles du travail, doit être garantie par une association professionnelle ; aussi les « humoristes » n’ont-ils pas manqué de se constituer en société. Ils se sont syndiqués pour l’exploitation de l’humour, comme on fait pour l’exploitation d’un brevet, pour la vente d’un produit manufacturé ou d’une denrée alimentaire. L’humour est une « spécialité » de MM. Courteline, Jules Renard, Alphonse Allais, Capus, Georges Auriol, Tristan Bernard, Pierre Veber, Willy et Grosclaude ; ils en ont le monopole, comme l’État a celui de la fabrication des allumettes, et les raffineurs celui de l’industrie sucrière. D’ailleurs, MM. Grosclaude, Willy, Pierre Veber, Tristan Bernard, Georges Auriol, Capus, Alphonse Allais, Jules Renard et Courteline font tout ce qui concerne leur état et suffisent à tous les besoins de la consommation. Ils tiennent l’humour en tout genre, gros et détail ; ils le débitent au mètre, souvent aussi au poids. On dirait d’une maison de commerce montée par des organisateurs habiles, bien pourvue d’ateliers pour la production et de débouchés pour la vente, outillée contre la concurrence et la contrefaçon, et soutenue par une forte publicité.

C’est ce groupe des humoristes qu’un débutant de lettres, M. Paul Acker, nous présente dans son livre Humour et Humoristes[1]. Ce livre est un essai de critique mêlée de fantaisie. Avec raison, M. Acker a pensé que ce n’était pas le cas de recourir aux méthodes usitées dans les thèses de doctorat, et qu’il y aurait un peu de sottise à déployer l’appareil d’une critique savante pour l’appliquer à l’auteur de Coquecigrues ou à celui de J’ai tué ma bonne. Il nous donne, en guise de chapitres, une série de saynètes plus ou moins divertissantes : la réception de Courteline à l’Académie française, la lecture d’un Mémoire sur les découvertes scientifiques d’Alphonse Allais, présenté à une Société savante en l’an 2300, la conversation d’Erckmann-Chatrian avec Georges Auriol, le dialogue de Grosclaude avec un éléphant. Et lui aussi, ce critique est un humoriste ! C’est l’humoriste retournant les procédés de l’humour contre l’humour des humoristes. C’est le pince-sans-rire conviant le public à voir mystifier les mystificateurs. Cela fait un rebondissement d’humour, un ricochet d’ironies, un chassé-croisé de sous-entendus, une progression de sourires de plus en plus pinces. On a quelque peine à se reconnaître dans cette complication et à s’orienter parmi ces étages de railleries qui s’opposent en se superposant. C’est ici que tantôt les mots veulent dire ce qu’ils disent, et tantôt ils veulent dire le contraire, suivant que l’envie leur en prend. Il arrive que M. Acker mette dans la bouche de ses personnages des aveux qui nous touchent par la clairvoyance et le ton de bonhomie. Par exemple, M. Capus nous dira, songeant aux fantaisies qu’il insère dans le Figaro : « Ça n’est pas fameux, ah ! certes non… Mais il faut vivre, et ces petites choses, je les exécute pour vivre, en cinq sec, en voiture, au café, en wagon, et, neuf fois sur dix, j’offre des ratés au bon public gobeur. » Mais la plupart du temps, le procédé usité par M. Acker est justement le procédé inverse. Il consiste à accabler les gens sous le poids de comparaisons écrasantes, à leur envoyer en plein visage une volée de louanges hyperboliques, comme on administre une volée de bois vert, ou encore à leur prêter des propos par lesquels ils trahissent la bonne opinion où ils sont d’eux-mêmes, étalent leur suffisance, et font faire la roue à leurs secrètes prétentions. Aussi bien, le procédé est connu et je le crois d’un emploi, assez facile. Dès le début, nous sommes prévenus. L’auteur nous déclare que, si les anciens ont eu Aristophane, les Français du XVIe siècle Rabelais, les Espagnols Cervantès, les Anglais Sterne, Swift, Carlyle, Dickens, Thackeray, les Allemands Heine et Jean-Paul, nous avons T. Bernard, P. Veber, J. Renard, A. Allais. Comme on dit, cela commence bien. Cela continue mieux. Courteline nous est donné pour un autre Molière. Capus est un second Lesage, et s’il n’a pas écrit Gil Blas, c’est que Lesage, qui fut le Capus du XVIIIe siècle, ne lui en a pas laissé le temps. Jules Renard est tout à la fois La Bruyère et Benvenuto Cellini. L’auteur suppose qu’introduit auprès de lui, il affecte de suffoquer d’admiration et de balbutier des formules pâmées : « Vous êtes un maître, vous le savez bien. » M. Renard le sait, et, nullement embarrassé par ces flagorneries, il y fait écho par une explosion du plus naïf contentement de soi : « Je suis l’homme des petits chefs-d’œuvre, des minuscules, minuscules chefs-d’œuvre… Un Benvenuto Cellini. Mais la foule est bête, elle ne comprend pas. Que lui importent les livres d’une impeccable écriture et d’une exacte observation ? » Maintenant, c’est le tour de M. Tristan Bernard. Dickens sort tout exprès du tombeau pour venir le saluer et l’étreindre convulsivement. « Ainsi c’est vous, vous qu’on appelle Tristan Bernard !… Vous êtes mon fils, mon vrai fils, mon fils unique. » Et, à mesure qu’il continue, il devient évident que, de T. Bernard et de Dickens, l’humoriste n’est pas Dickens. « Moi, toujours emporté par mon imagination, je m’enthousiasme, je m’exalte, je me passionne. Je suis un poète encore plus qu’un humoriste. Mais vous, les classiques vous ont légué toutes leurs qualités, ce goût, cette mesure, cette simplicité qui rendent leurs œuvres impérissables. » Ici le trait est trop appuyé. La plaisanterie, cesse d’être amusante quand il n’y a pas moyen de se méprendre sur sa signification. Mais M. Acker est impitoyable. Il dira encore, raillant les prétentions des humoristes d’aujourd’hui : « Quelques-uns les avaient sans doute précédés, et comme annoncés : Moinaux, Chavette ; mais ils manquaient de littérature. » C’est ainsi qu’il frappe et qu’il assomme à coups de violente ironie.

J’ai dû signaler cette excessive sévérité. Elle a plus d’une excuse. D’abord M. Acker est très jeune, et on n’arrive à l’indulgence qu’avec le temps. Puis, afin de se documenter, il a été obligé de lire d’affilée la « collection des humoristes » suivie de la « collection des auteurs gais. » C’est une épreuve redoutable. Non certes qu’on ait à craindre cet ébranlement du cerveau qu’on ressent à vivre avec des personnes d’une imagination délirante : nos humoristes sont très raisonnables, très appliqués, très sages. Mais l’humour n’est supportable qu’à petite dose ; pareil à l’éloquence continue, l’humour continu ennuie. Tant de drôlerie attriste. On serait tenté d’emprunter à l’un des humoristes que M. Acker met en scène, cette exclamation : « Ah ! zut ! que c’est bête tout ça ! » D’autres causes encore motivent cette irritation. Se conformant aux préceptes de l’art de composer, l’auteur du livre sur l’humour et les humoristes s’efforce d’abord de donner une définition de l’humour. Il l’emprunte aux exemples des représentai les plus fameux de l’humour ; après quoi, il essaie de l’appliquer aux humoristes d’aujourd’hui. Il s’aperçoit qu’elle ne concorde pas. Cela le fâche. Qu’importe ? Et faut-il être dupe d’une étiquette ? Laissons donc de côté, et une fois pour toutes, la définition de l’humour. Laissons en paix les grandes ombres de Swift et de Dickens, celles pareillement de Rabelais et de Voltaire. Ces écrivains n’ont ici rien à faire et on n’en parle que pour embrouiller la question. Prenons nos humoristes pour ce qu’ils sont ; et, en leur conservant pour la commodité de l’étude la dénomination qu’ils ont adoptée, ayons soin d’abord de la vider de toute espèce de sens. Ils se sont attelés à la besogne d’amuser ceux qu’on est convenu d’appeler les « honnêtes gens » et qui constituent, comme on sait, une société fort mêlée. C’est une dure besogne. Ils y font preuve d’une exemplaire bonne volonté. C’est pourquoi on ne peut parler d’eux qu’avec sympathie et même avec une espèce d’apitoiement.

Ils ont apporté à la tâche commune des qualités très différentes. M. Willy est admirable pour la fertilité avec laquelle il inonde la France de calembours qui n’ont pas tous servi. Qu’il parle de musique, de littérature, ou des menus événemens de la semaine, à chaque détour de phrase, à chaque coin de mot, le calembour est embusqué : on l’attend, on le prévoit, on le devine : il arrive. C’est le calembour bon enfant, celui qui de tout temps a défrayé les almanachs et que le bon marché met à la portée de toutes les bourses, celui qui a consacré à travers le monde la réputation de nos commis voyageurs, et qui n’a pas son pareil quand on veut rire en société. Beaucoup de personnes goûtent le talent de M. Willy ; seulement il faut aimer le calembour. C’est dans le même genre qu’excelle M. Grosclaude, mais il y réussit par d’autres mérites. Tandis que le calembour, chez M. Willy, se recommande par son naturel et son abondance facile, chez M. Grosclaude, il séduit au contraire par son imprévu et on lui sait gré de la peine qu’il a prise de venir de si loin. Qu’il me suffise d’avoir indiqué ce thème d’un parallèle à la manière classique. En outre, M. Grosclaude a jadis fréquenté le monde parlementaire ; il a noté au passage les façons de s’exprimer qu’on a dans ce monde-là ; en cousant ensemble quelques-unes des locutions usitées dans le langage de la tribune française, il arrive aisément à des effets de fou rire. M. Georges Auriol se satisfait en contant des historiettes saugrenues et incongrues. C’est là tout un ordre de productions dont l’auteur se trouve suffisamment récompensé quand il a obtenu de son lecteur un : « C’est idiot ! » de satisfaction. — M. Alphonse Allais a la spécialité de la fantaisie scientifique. C’est lui qui propose de remplacer les pigeons par des poissons pour le transport des dépêches, et de constituer des régimens de culs-de-jatte. Il invente un nouveau fusil à aiguille dont l’aiguille enfilée d’un solide fil de trois kilomètres peut ficeler et empaqueter des régimens entiers. Il lance l’idée d’utiliser la Tour Eiffel, en l’enfonçant dans la terre et l’emplissant d’une eau qui, devenue ferrugineuse, rendra la vigueur aux Parisiens anémiés. Ailleurs nous le trouvons en train de causer familièrement avec le président Carnot, à qui il soumet un projet pour résoudre la question sociale : c’est d’organiser des tombolas annuelles où les conditions seront tirées au sort, en sorte que chacun parcourra successivement tous les degrés de l’échelle. — C’est sur la vie de caserne que s’exerce la verve copieuse, abondante et grasse, le comique haut en couleur de M. Courteline. L’odyssée drolatique de deux cavaliers, Laguillaumette et Croquebolle, qui s’en vont à Saint-Mihiel chercher des chevaux, négligent en route de changer de train, débarquent à Bar-le-Duc, errent toute la nuit sous la pluie et dans la boue, sont appréhendés par les gendarmes et s’échouent en prison, c’est tout le sujet du Train de 8 h. 47. Cette énorme caricature ne pouvait manquer d’avoir un grand succès dans un pays où tout le monde passe par le régiment. Proche parent des conteurs gaulois que les mésaventures amoureuses ont de tout temps mis en joie, M. Courteline a encore crayonné dans son Boubouroche un bon type de bêtise épanouie et heureuse. — M. Pierre Veber est surtout un satirique. Dans une foule de petites histoires, il a dit à ses contemporains le plus de choses désagréables qu’il lui a été possible, et dans son roman Chez les Snobs, il a justement raillé les plus récens engouemens qui ont sévi en littérature et dans l’ameublement. — M. Tristan Bernard aime à refléter dans des dialogues d’une exactitude minutieuse la platitude de la vie quotidienne. — M. Jules Renard se donne pour un « chasseur d’images ; » et le pêcheur, les vers luisans, l’herbe, les bœufs, les moineaux, l’affût et la vendange, les perdrix, les poules, les lapins, tous les êtres et toutes les choses de la nature lui servent de prétextes à des tableautins maniérés. Ce sont là, comme on voit, des dons fort divers. Et ces messieurs ne se rejoignent guère que par leur désir de substituer à la « vieille gaieté française » une autre forme de gaieté.

Cette vieille gaieté française, les humoristes en parlent avec un mépris sans bornes, ainsi qu’il est naturel, puisqu’ils aspirent à la remplacer. Ils lui reprochent d’être triviale et basse ; et, rien que d’y songer, ils en éprouvent un écœurement. Elle leur apparaît constituée essentiellement par la gauloiserie, la gaudriole, la gaillardise et la paillardise, et ils en poursuivent les plus désobligeantes manifestations à travers l’œuvre de M. Armand Silvestre. Celui-ci est pour eux le personnage représentatif ; ils incarnent en lui toute cette littérature pornographique qui, voilà une vingtaine d’années, commença d’envahir et de sabir nos journaux. Dans une fantaisiste Vie de Bill Sharp, qui est comme le programme des humoristes, M. P. Veber écrivait : « La gaieté de nos pères et d’Armand Silvestre est parmi les choses les plus fétides qui soient, étant donné qu’elle trouve ses meilleurs effets dans la scatologie, la pornologie et la gynécologie. » Et M. Acker ne manque pas de nous faire assister à un « enterrement de M. Armand Silvestre, » où les commis de rayons, les demoiselles de magasins, les vieux messieurs et les petits collégiens versent des larmes sincères sur la perte de celui qui leur fournissait leur quotidienne ration d’ordure. On ne peut qu’approuver ces énergiques protestations. Il faut applaudir à ces éclats d’indignation vertueuse. Ce qui risquerait d’en diminuer le prix, c’est que, chez les « auteurs gais » eux aussi, les malpropretés abondent. Eux aussi, les humoristes sèment leurs livres d’épisodes répugnans, d’allusions déplacées, de sous-entendus grivois, de détails grossiers et de termes indécens. Ils ne se les permettent qu’à regret et la mort dans l’âme, je n’en doute pas. Ils y sont obligés par les nécessités mêmes du genre ; je l’entends bien ainsi. Apparemment, ils ne pouvaient s’en passer. Car le rire ne s’adresse pas aux instincts les plus nobles de l’homme, et ce ne sont pas ses facultés supérieures qu’il met en jeu. Ni la plaisanterie d’Aristophane, ni celle de Plaute, ni celle de Shakspeare n’étaient chastes, pas plus que celle des écrivains gaulois. De même, les moyens de provoquer le rire ne sont pas en nombre infini ; il en est dont l’effet est assuré : jeux de mots, calembours, à peu près, charges, parodies. Les humoristes ont jugé avec raison qu’ils ne les écarteraient pas sans dommage ; et, puisqu’ils voulaient se réserver le monopole de la gaieté, ils ont donc commencé par reprendre tous les procédés de la vieille gaieté française.

Ils en ont ajouté d’autres. C’est par là qu’ils sont intéressans. Et, par exemple, il peut être curieux de noter ceux qu’ils ont trouvés dans la défroque des dernières écoles littéraires. On sait combien ce pauvre Edmond de Goncourt était fier d’avoir inventé « l’écriture artiste. » Vainement tâchait-on de lui montrer que toutes les contorsions de cet ingénieux système tendaient au coq-à-l’âne comme à leur aboutissement logique. Mais savourez les descriptions et définitions que voici. La dinde : « Des grappes de colère lui pendent au bec. Elle a une crise de rouge. » La pintade : « C’est la bossue de ma cour. Elle ne rêve que plaies à cause de sa bosse. » Le paon : « Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n’ont pu se détacher d’elle. » La demoiselle : « Elle soigne son ophtalmie. D’un bord à l’autre de la rivière elle ne fait que tremper dans l’eau fraîche ses yeux gonflés. Et elle grésille comme si elle volait à l’électricité. » L’araignée : « Une petite main poilue, crispée par des cheveux. » Le papillon : « Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleurs. » La puce : « Un grain de tabac à ressort. » De qui sont ces gentillesses ? De Mascarille ? Ou des frères de Goncourt ? Je les emprunte aux Histoires naturelles de M. Jules Renard. C’est que de l’extrême préciosité au style burlesque la transition se fait d’elle-même. Il n’y a pas de différence essentielle ; c’est, des deux côtés, un même jeu de métaphores outrées, un même abus du langage.

On n’a pas oublié les rodomontades des écrivains naturalistes. Ils s’étaient donné pour mission de dénoncer les platitudes de la vie et la médiocrité de nos âmes ; et par là leur œuvre ne pouvait manquer de comporter de salutaires leçons. Vainement tâchait-on de leur montrer qu’au lieu d’une copie de la vie, ils nous en donnaient une caricature, et que l’art réaliste, lorsqu’il n’est ni pénétré par un sentiment de pitié, ni relevé par une préoccupation morale, aboutit au comique. Les humoristes se sont chargés de reprendre la démonstration. Ils n’ont eu qu’à emprunter les procédés du roman naturaliste pour arriver à des effets de comique analogues à ceux que, vers le même temps, les auteurs du Théâtre-Libre produisaient dans la « comédie rosse. » Dans Poil de Carotte, M. Jules Renard nous conte les mésaventures d’un enfant disgracié, laid, gauche, et qui joue dans la famille le rôle de souffre-douleur. C’est Poil de Carotte qu’on envoie tout apeuré dans la nuit fermer la porte du poulailler ; c’est lui qu’on charge des besognes pénibles, comme de tordre le cou aux perdrix blessées ; c’est pour lui que sont les mauvais morceaux, les mauvais complimens et les taloches. Le chapelet de ses infortunes se dévide avec une impitoyable monotonie. Pas un mot, pas un trait ne nous laisse supposer que l’auteur prenne en pitié son pauvre héros. La parfaite insensibilité, l’absolue sécheresse du narrateur fait tout le comique morose de son récit. ' L’Écornifleur est la misérable aventure d’un jeune pleutre qui, admis dans l’intimité d’un ménage bourgeois, se livre à un essai d’adultère et à un commencement de viol.

C’est de la même veine réaliste que procèdent les Mémoires d’un jeune homme rangé de M. Tristan Bernard. Le jeune homme rangé, Daniel Henry, mène une existence pareille à celle de beaucoup de jeunes gens de la moyenne bourgeoisie. Il est fils d’un commerçant, connu généralement sous le nom de Henry-tissus, qui permet de le distinguer de son cousin Henry-pétrole. Son père essaie de lui faire prendre goût aux affaires. Daniel vient de temps en temps flâner au bureau, où son père l’accueille par des facéties de la force de celle-ci. « Permets, dit-il à un ami, que je te présente le haut patron, le commanditaire de la maison, M. Daniel Henry. Monsieur vient de temps en temps au magasin pour voir si nous travaillons bien et si tout va suivant son idée. Voulez-vous nous faire l’honneur de vous asseoir, monsieur le comte ? On va vous montrer les livres de la maison. » Daniel a un ami, Julius, qu’il rencontre le soir au café. « Pourquoi, chameau, n’es-tu pas venu ici hier soir ? — C’est ta faute, chameau, tu m’avais dit que tu n’étais pas sûr de venir. » Par l’entremise d’une amie complaisante, Daniel négocie ses fiançailles avec Berthe Voraud ; les deux fiancés échangent des : « M’aimez-vous ? — Je vous aime, » machinalement, comme on échange des Allô, allô ! au téléphone. Puis, ce sont les économies sur le bouquet, sur la bague, sur le trousseau, les inquiétudes respectives des deux familles sur leur situation financière, et tout le prosaïque manège d’un mariage sans enthousiasme. Le comique vient du parti pris d’apercevoir tous les menus détails de la réalité quotidienne et de n’apercevoir qu’eux seuls, de l’insistance à souligner tout ce qui est insignifiant et insipide. À coup sûr toutes ces niaiseries, toutes ces pauvretés, toutes ces sottises, tous ces riens vulgaires font partie de la vie. La question est de savoir s’il vaut la peine de les relever. L’humoriste est ainsi un naturaliste conscient de son œuvre, comme le romancier naturaliste était un humoriste sans le savoir.

En même temps qu’ils recueillaient, pour y trouver leur bien, les déchets des écoles littéraires finissantes, les humoristes subissaient certaines influences nouvelles. Celle, d’abord, de l’exotisme. Ils se sont moqués de cette manie comme ils se sont moqués de tout ; mais ils en ont eu, eux aussi, leur part. Cette invasion étrangère est un fait important et sans lequel toute une partie de l’histoire de la société française en ces derniers temps deviendrait inexplicable. Musique, peinture, objets d’art, littérature, romans, théâtre, philosophie, nous avons voulu ne plus rien devoir qu’aux étrangers. Nous n’avons eu d’admiration que pour Wagner, Burne Jones, Tolstoï, Ibsen, Nietzsche et leurs compatriotes. Ce cosmopolitisme artistique et intellectuel a été l’opinion bien portée, l’opinion snob. Il était inévitable qu’on en vînt à emprunter aux étrangers jusqu’à leur manière de plaisanter ; la tentative des humoristes a été une application de la manie exotique au rire. Par malheur, rien ne se prête moins au commerce d’importation que la plaisanterie : c’est un article qui ne supporte pas le voyage. D’un pays à l’autre, on peut sentir, penser, s’émouvoir sur les mêmes sujets et de façon analogue, parce que sentimens, idées, émotions atteignent, par-delà les différences de races, le fond d’humanité. On ne rit ni des mêmes choses, ni de la même manière, justement parce que le rire, étant superficiel, ne dépasse pas cette surface formée en nous par les conditions historiques et sociales. C’est surtout par sa littérature gaie qu’un peuple est impénétrable à un autre peuple. Vous êtes-vous parfois demandé ce que des étrangers peuvent comprendre aux livres et aux pièces de théâtre du genre « vie parisienne ? » ne disons pas qu’ils n’y comprennent rien ; disons qu’ils les comprennent autrement que nous. Il en est de même de l’humour, qui, chez les peuples anglo-saxons, correspond à la tournure d’esprit nationale et atavique, aux habitudes sociales, religieuses, morales. Chez nous, il ne correspond à rien ; cela fait que nous ne pouvons goûter ce qui en fait la saveur originale. Nos humoristes se recommandent volontiers de l’Américain Mark Twain. Or, prenez telle fantaisie de Mark Twain, fameuse dans les pays anglais et germaniques, par exemple le Vol de l’Éléphant blanc. Cela est puéril et long. On a l’impression d’une farce pour grands enfans qui aiment à être secoués d’un gros rire. L’impression n’est pas juste, évidemment ; et il est clair que, pour avoir conquis une si grande réputation, Mark Twain doit être un fantaisiste éminent. Mais de cette fantaisie rien ne passe dans la traduction. Et c’est bien l’avis de Mark Twain. Cet humoriste s’est maintes fois égayé aux dépens de ses traducteurs, commentateurs et adaptateurs ; c’est sur eux qu’il a exercé son humour avec le plus de verve. Il faut en prendre notre parti. Goûter parfaitement l’œuvre de Marck Twain est une joie à laquelle doivent renoncer ceux qui ne possèdent pas à merveille la langue anglaise, ou qui même n’ont pas dans les veines un peu de sang anglais. Mais nos humoristes sont de Batignolles, de Montmartre ou de l’avenue de Villiers. L’amusante pochade de M. T. Bernard, L’anglais tel qu’on le parle, nous donne l’exacte mesure de leur connaissance de la langue et des littératures anglo-saxonnes. C’est dire qu’ils n’ont pu prendre à l’humour américain que ses procédés extérieurs et ses moyens mécaniques. Ils sont restés eux-mêmes ; mais ils ont contracté des habitudes d’insistance dans la plaisanterie, de lourdeur et de lenteur, quelque chose de gêné, de gauche et de mal à l’aise, ainsi qu’il arrive quand nous endossons des vêtemens qui ne sont pas faits pour nous.

Une autre manie, qui a sévi dans ces derniers temps, et qui ne nous fait pas autrement honneur, ç’a été le goût de la mystification. Nous en avons dû la recrudescence au farceur « génial » qui opérait sous le nom de Lemice-Terrieux. C’est lui qui, lors des décrets contre les congrégations religieuses, envoie au Figaro une relation de l’expulsion des jésuites de Chandernagor ; l’article est inséré, soulève dans la presse des commentaires indignés, met le gouvernement dans une situation très embarrassante, quand une enquête officielle prouve qu’il n’y a jamais eu à Chandernagor ni jésuites, ni, partant, expulsion de jésuites. C’est lui qui inonde Paris de lettres de faire-part annonçant le mariage de M. Paul Masson, ancien magistrat, avec Mlle Tittée, du Dahomey, en résidence au Jardin d’Acclimatation. Il publie des « Réflexions et pensées du général Boulanger, extraites de ses papiers et de sa correspondance intime, » un « Carnet de jeunesse du prince de Bismarck ; » et la presse sérieuse commente ces ouvrages avec componction. Il annonce une conférence à la Bodinière sur la fumisterie et les fumistes et entretient posément son auditoire de tous les modes de chauffage. Il adresse aux journaux des lettres qui posent des candidatures imprévues à l’Académie française, ou promettent des libéralités magnifiques au nom de donateurs qui n’ont pas été consultés. Il s’attache tout particulièrement à deux ou trois victimes, qui, grâce à lui, vivent désormais dans une sorte de perpétuel affolement, et, chaque matin, en ouvrant leur journal, se demandent avec angoisse quelle nouvelle absurde il va leur falloir démentir. Lemice-Terrieux ne pouvait manquer d’avoir des imitateurs : un vent de mystification a soufflé sur notre société. Ce genre de facéties a généralement passé pour être du plus mauvais goût ; néanmoins, il a amusé certaines gens. Ou, pour mieux dire, les mêmes personnes les ont trouvées d’un goût déplorable quand elles atteignaient leurs amis, et « vraiment amusantes » quand elles atteignaient des gens qu’elles n’aimaient pas.

Faut-il ajouter que nos humoristes professent à l’égard des clowns et autres farceurs de cirque une sympathie admirative ? Ils n’en parlent qu’avec respect ; ils trouvent à leurs cabrioles une signification philosophique et brûlent de leur être comparés. Mais cabrioles de l’esprit, calembours énormes, farces indécentes, mièvrerie, rosserie, ironie et trivialité, plaisanteries exotiques, absurdité prolongée, fantaisie travaillée, mystification, tous ces élémens de la « drôlerie » s’étaient déjà trouvés réunis. C’était chez l’ingénieux entrepreneur d’ahurissement que fut le cabaretier Rodolphe Salis. Le souvenir du Chat Noir, voilà celui qu’il fallait évoquer au début d’une étude sur nos humoristes. C’est bien pour cela que l’auteur du livre sur l’Humour et les humoristes n’en fait mention qu’à la dernière page et sans avoir l’air d’y attacher d’importance : signe évident que c’est le point capital et le mot de l’affaire. Le genre humoristique n’est autre que le genre chatnoiresque transporté dans la chronique et le roman. Il ne vaut ni moins, ni plus.

Nous pouvons maintenant répondre à quelques questions qu’on a coutume de poser au sujet de nos humoristes, questions oiseuses au surplus et que je signale uniquement pour montrer qu’il n’y a pas bleu de les poser. On demande : les humoristes, les nôtres, sont-ils gais ? Eux-mêmes s’appellent indifféremment les humoristes et les auteurs gais. Or, on remarque qu’ils manquent en général de ce jaillissement de belle humeur, qui faisait le prix de la gaîté française. On note encore qu’ils affectionnent les sujets lugubres, qu’ils pratiquent volontiers la plaisanterie macabre, et que le spectacle de la vulgarité où ils se complaisent n’a rien de très réjouissant. Mais c’est faire le procès à la gaieté elle-même. De tout temps on s’est égayé de choses qui sont en elles-mêmes fort tristes. On a plaisanté sur la mort, sur la maladie, sur les infirmités, sur les laideurs physiques et morales, et sur les infortunes de toute sorte. Ce qui est vrai seulement, c’est qu’on n’est pas gai parce qu’on veut l’être, sur commande et sous une raison sociale. Les humoristes sont-ils gais ? Ils font effort pour l’être. Ce n’est pas la même chose ; mais de bonne foi on ne peut leur en demander davantage. — Les humoristes sont-ils amers ? Ils se moquent de tout ; est-ce donc qu’ils sont revenus de toutes choses et promènent sur l’univers entier un regard de philosophes désenchantés ? Sont-ils parvenus aux extrêmes limites du scepticisme ou du nihilisme moral ? Nullement. Ils ne nient pas qu’il n’y ait dans la vie de graves problèmes et dans l’existence des heures douloureuses ; seulement-ils pensent que ce n’est pas leur affaire de s’en occuper : à chacun son rôle. Leur raillerie, s’appliquant à toutes choses indifféremment, devient donc, par-là même, inoffensive. L’humour, quand il est mis au service de la pensée ou du sentiment, peut être en effet une arme terrible. Quand l’humour est à lui-même son objet, il est sans portée. L’humour pour l’humour, l’humour à vide ; telle est la formule de nos humoristes. C’est elle aussi bien qui les met à l’abri de tout soupçon de méchanceté. Ce sont pour la plupart d’excellens garçons. Seulement ils ont le cerveau fait d’une manière spéciale. Regardez-vous dans certains miroirs : votre nez s’allonge, votre bouche s’élargit, vos sourcils se rapprochent : la caricature se fait d’elle-même. Le cerveau des humoristes est un de ces miroirs où la réalité se déforme. — Les humoristes sont-ils spirituels ? Mais depuis quand est-il nécessaire d’avoir de l’esprit pour faire rire ? Et l’esprit est-il toujours drôle ? Le rire est un phénomène en partie inexpliqué : on en ignore la nature, et on se contente de cataloguer les moyens qui le produisent. Les humoristes se sont proposé de mettre en œuvre l’ensemble de ces moyens ; il suffit qu’ils y aient souvent réussi.

Le groupe des humoristes, s’il faut en croire leur historien, est en train de se désagréger. Plusieurs de ceux qui en firent partie répudient une étiquette qui leur est devenue odieuse. M. Capus, M. Renard, prisonniers de l’humour, cherchent une porte de sortie. M. Grosclaude s’est fait colonisateur. M. Bernard et M. Veber se font vaudevillistes. Qu’importe ? S’il est à la veille de disparaître, le groupe des humoristes a existé ; ce qui est déjà bien joli. Il aura sa place dans l’histoire du rire. Ceux qui l’ont composé seront cités à leur rang après Eugène Chavette, Jules Moinaux, Henry Monnier, Sapeck et d’autres. Il y a eu de tout temps, en marge de la littérature, de bons compagnons dont les inventions plaisantes ont déridé leurs contemporains. Au XVIIe siècle, on les appelait les burlesques, les poètes de cabaret, et d’autres noms encore moins relevés. Nous n’avons plus aujourd’hui ni autant de liberté dans les mœurs, ni les coudées aussi franches. Notre société est organisée d’une façon plus étroitement régulière, et, pour tout dire, plus bourgeoise. Eux aussi, nos rieurs, ont dû s’embourgeoiser. Leur plaisanterie a moins de laisser aller, plus de prétention, plus de raideur ; elle s’est faite méthodique, elle s’est figée en procédés : elle est pénible. Ils sont rangés, ils sont laborieux. Et le titre d’humoristes, qu’ils se sont choisi, atteste chez eux, par sa saveur exotique et ses bonnes références littéraires, ce goût éminemment bourgeois : le goût du distingué.


René Doumic.
  1. Humour et Humoristes, par Paul Acker, 1 vol. (Simonis Empis).