Revue littéraire - Marguerite de Navarre

Revue littéraire - Marguerite de Navarre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 934-945).
REVUE LITTÉRAIRE

MARGUERITE DE NAVARRE,
D'APRES SES DERNIÈRES POÉSIES

Les érudits sont des gens heureux. Confinés dans des études spéciales, ils goûtent sans remords ces jouissances d’une intensité extraordinaire que les autres hommes sont réduits à attendre de la satisfaction d’une manie ou d’un vice. Et la Providence les tient en sa protection. Elle sème sous leurs pas les jolies trouvailles et les bonnes fortunes : on ne cite pas un chercheur de quelque mérite qui n’ait fait un certain nombre de découvertes non sans prix. Son action éclate avec évidence dans la découverte de l’important manuscrit que M. Abel Lefranc vient de retrouver et de publier. Ce manuscrit n’était pas enfoui en de lointaines archives. Il ne se dissimulait pas en des cachettes mystérieuses. Il s’offrait bien plutôt à la curiosité des chercheurs. Il sollicitait leur attention. Il était à la disposition de tous, à la Bibliothèque nationale, où il figure au catalogue des manuscrits français sous son vrai titre : Les dernières œuvres de la Reine de Navarre, lesquelles n’ont encore esté imprimées. Il a échappé à tous ceux qui en ces cinquante dernières années ont multiplié les travaux sur la vie et les œuvres de la sœur de François 1er. Ils ont passé à côté de lui et ils ne l’ont pas vu. Car l’heur de cette trouvaille était de tout temps réservé à M. [1] Lefranc, comme au plus consciencieux et au plus sagace des éditeurs.

Ce sont dix mille vers qui s’ajoutent à l’œuvre de la Reine de Navarre. Hâtons-nous de dire qu’ils n’ajoutent aucun éclat nouveau à la couronne poétique de la « Marguerite des princesses », et que pour la littérature elle-même l’acquisition est à peu près nulle. L’auteur de l’Heptaméron était aussi peu qu’il est possible un écrivain : elle ne s’est pas souciée de l’être. Elle n’attache aucune importance à ses compositions littéraires. Grande voyageuse, elle écrit dans sa litière, « en allant par pays », pour diminuer l’ennui de la route. Ou encore, les mains occupées à un ouvrage de tapisserie, elle dicte tout à la fois à Jean Frotté une lettre d’affaires, et à un autre secrétaire une chanson spirituelle ou un conte : elle ne se croit pas pour cela une émule de César. Elle est tout à fait dénuée du sentiment de la forme ; elle ne l’a pas plus dans sa prose que dans ses vers. Mais sa prose n’est que sa conversation mise par écrit. Or celle qui s’est elle-même désignée sous le nom de Parlamente avait au plus haut degré le goût de la conversation ; elle y apportait la grâce et la vivacité de son esprit ; en outre, dans la conversation de la bonne société d’alors se reflétaient les élégances venues d’Italie. Cela explique le tour plus moderne et, à tout prendre, la grande supériorité de l’Heptaméron. Dans ses vers Marguerite se réfère à des modes plus anciennes, aux formes surannées et usées du moyen âge. Prolixe et subtile, elle se perd en de monotones et d’interminables développemens ; elle note l’idée sous le déluge des mots ; elle éteint la hardiesse de la pensée et gâte la sincérité du sentiment par le style qui est lâche et l’expression qui est sans couleur. Je sais bien que son nouvel éditeur n’en convient pas, et qu’il lui arrive de traiter ces poésies d’admirables. C’est qu’il a eu la peine de les déchiffrer. S’il avait, eu seulement l’ennui de les lire, il avouerait avec tout le monde qu’elles sont insipides. Mais elles remettent en lumière la figure de cette femme d’élite à qui les lettres, les arts, la pensée libre, la haute culture sont redevables de tant de services. Elles nous initient aux préoccupations qui emplirent les dernières années de la vie de Marguerite. Elles nous font connaître au juste l’état de cette âme à la veille de la grande épreuve. Elles nous aident par-là à démêler les traits essentiels de sa nature et à mieux comprendre de quelle manière et dans quel sens elle a agi sur son époque. C’est plus qu’il n’en faut pour justifier cette publication.

Cette fin de vie, c’est le soir mélancolique d’une journée battue de plus d’un orage. Toutes choses font en même temps défaut à la pauvre reine : elle est à un de ces tournans de l’existence où il semble qu’il y ait une conjuration de la destinée pour faire de toutes parts blessure à notre cœur. Elle apprend, quinze jours après l’événement dont nul n’avait osé lui porter la nouvelle, la mort de François Ier. Elle voit après de longues et pénibles négociations se conclure pour sa fille Jeanne d’Albret un mariage qu’elle désapprouve. Elle souffre, tant de la conduite politique de Henri d’Albret qui essaie de traiter avec Charles-Quint, que des infidélités de ce mari trop jeune et trop aimé. Elle est humiliée par l’attitude plus que froide de Henri II à son égard, inquiète même pour sa situation financière. Ajoutez qu’elle assiste depuis quelque temps à un redoublement de persécution religieuse et quelle est cruellement déçue dans ce rêve de tolérance qu’elle avait fait. Mais la douleur qui prime toutes les autres est celle que lui cause la perte de ce frère pour qui elle avait poussé l’affection jusqu’à l’adoration et jusqu’au culte. Elle s’enferme au monastère de Tusson, où pour lors elle se trouvait, et y passe quatre mois dans une retraite « la plus austère qu’on eût su voir », n’interrompant ses méditations que pour aller à l’église s’agenouiller sur les dalles du chœur ou chanter avec les religieuses. Depuis, elle erre de ville en ville, promenant son deuil de Nérac à Mont-de-Marsan, de Lyon à Pau, sans plus nulle part retrouver le calme, pareille à un vaisseau désemparé et se comparant elle-même au « navire loing du vray port assablé. » Un même regret occupe sa pensée. Une même image est présente à son souvenir. Elle est partout dans les vers que dicte Marguerite à cette époque, dans la Comédie sur le trespas du Roy à quatre personnages, dans le poème intitulé bizarrement le Navire, sorte de « consolation » où le roi défunt apparaît à sa sœur et s’efforce de la consoler. C’est elle encore qui clôt le long poème des Prisons de la reine de Navarre. Image singulièrement différente de la réalité, mais vue à travers la douleur, épurée, spiritualisée, éclairée comme d’une lumière surnaturelle. Car à mesure qu’elle se sent plus près du terme, Marguerite devient insensible aux intérêts d’ici-bas, s’attache de toute son âme aux espérances de la vie future, adhère de toutes ses forces aux dogmes de la foi catholique qui a toujours été la sienne. Par-là elle ne dément pas sa vie précédente, mais elle en dégage plutôt la signification. C’est ce qu’il peut y avoir intérêt à montrer.

On se fait, encore aujourd’hui, du caractère de Marguerite de Navarre, ainsi que de son rôle littéraire, une idée fausse. On se la représente ordinairement sous les traits d’une princesse instruite, spirituelle, élégante, capable au besoin de traiter avec adresse, courage et décision les plus grandes affaires, mais d’ailleurs, comme une duchesse d’Etampes ou une Diane de Poitiers, libre en ses propos, d’esprit léger, de mœurs faciles et même galantes. C’est la légende, mais une légende que des recherches dont les résultats sont acquis à l’histoire n’ont pas suffi à détruire. Car sans doute le vrai a en soi une force d’expansion qui lui est essentielle ; mais de son côté la légende a une vertu merveilleuse pour couvrir, cacher et enfin étouffer la vérité.

Comment s’est formée la légende de Marguerite ? Il n’est pas très malaisé de l’apercevoir, et les élémens en sont assez faciles à démêler. C’est d’abord qu’on l’a jugée d’après le milieu et le temps où elle a vécu et qu’on lui a prêté les mœurs de son entourage. Elle-même a rendu la confusion possible par certaines complaisances que lui a arrachées sa passion pour son frère. Ne la voyons-nous pas se faire la confidente des amours du Roi, prêter la main à ces intrigues, vivre en bonne intelligence avec ses maîtresses, composer des devises pour la comtesse de Châteaubriant, dédier à la duchesse d’Étampes son poème de la Coche ? C’est ensuite qu’elle a été victime tout ensemble de l’affection des uns et de la haine des autres. Marot la célèbre dans ses vers ; et il a suffi de cette fiction idéale, pour qu’on fit entrer dans l’histoire le roman des amours de la princesse et du poète. D’autre part les sympathies de Marguerite pour la Réforme la désignaient aux calomnies des dévots. Après qu’elle eut publié le Miroir de l’âme pécheresse, suspect d’hérésie, un moine fanatique propose de la mettre dans un sac et de la jeter au fond de la Seine, les écoliers du Collège de Navarre représentent une farce allégorique où elle est figurée sous les traits d’une furie. La haine ne choisit pas ses armes : on alla jusqu’à incriminer la tendresse de Marguerite pour son frère. Enfin, grâce à la confusion des noms, un peu de l’infamie de sa nièce, Marguerite de France, première femme de Henri IV, a rejailli sur elle. C’est ainsi que le pamphlet, la poésie, le roman ont concouru à former un type de convention qui s’est accrédité. La véritable Marguerite est très différente : honnête dans un temps où l’honnêteté passait à peine pour vertu, sérieuse en dépit d’une humeur libre, vive, enjouée, et enfin pénétrée du sentiment de sa dignité de femme et de reine.

Le trait dominant de son caractère est l’ouverture et la curiosité de l’intelligence : elle a le goût des idées ; en jargon d’aujourd’hui, nous dirions qu’elle fut une « intellectuelle ». Ce goût pour les choses de l’esprit s’annonce chez elle de bonne heure et remplit son enfance studieuse. Elle veut tout savoir, et par-là elle est bien de son temps, de ce XVIe siècle dont la marque est l’universelle curiosité. « Madame, lui dit en plaisantant son directeur de conscience, l’évêque Briçonnet, s’il y avait au bout du royaume un docteur qui pût par un seul verbe abrégé apprendre toute la grammaire autant qu’il est possible d’en savoir, et un autre la rhétorique, et un autre la philosophie, et aussi les sept arts libéraux, vous y courriez comme au feu. » Elle y courut en effet, et elle s’y brûla. Ce n’est pas chez elle une simple velléité, une confuse aspiration. Elle a compris véritablement ces lettres qu’elle aimait. Elle a été pour elles une protectrice éclairée, beaucoup plus que François Ier. Elle a discerné ou deviné les plus grands esprits de son temps. Elle a poussé ce plaisir de comprendre jusqu’aux extrêmes limites, jusqu’au point où il devient un obstacle qui nous empêche d’arrêter notre opinion, de choisir, et de juger. Elle se définit « une qui s’est toujours laissé gagner à tout le monde. » Elle entre naturellement dans l’opinion d’autrui et va d’elle-même se placer au point de vue de son interlocuteur, tour à tour amusée par la frivolité des mondains, séduite par l’esprit des libertins, gagnée par l’austérité des Réformés. Le spectacle mouvant des idées est pour elle un charme. La conversation est pour elle un besoin. La discussion l’attire et la ravit d’autant plus qu’elle porte sur des questions plus abstraites. Jusqu’aux derniers jours, son étude de prédilection, celle qui n’a cessé de passionner son esprit, ç’a été la théologie.

Un autre trait de cette nature, c’est la tendresse du cœur. Marguerite a besoin moins encore d’être aimée que d’aimer. Elle se dévoue à ceux qui l’entourent et qui souvent la récompensent mal de ce qu’elle fait pour eux. Elle se prodigue pour ses amis. Elle les défend avec un zèle infatigable. Dans son esprit si ouvert à toutes les idées, l’idée seule de la haine n’entre pas. Elle devance, par bonté naturelle et effusion spontanée du cœur, cette doctrine de la tolérance qui plus tard sera chez nous le résultat de déductions philosophiques. Elle est charitable et pitoyable à toutes les formes de la souffrance. La plus grande partie de ses ressources passe en libéralités et en aumônes. La première fondation faite à Paris d’un hôpital réservé aux enfans est son œuvre. Telle est cette complexion d’une âme qui aime à aimer.

Ce mélange de la curiosité de l’esprit et de la tendresse du cœur, c’est par où tout s’explique chez la reine de Navarre. Et d’abord son mysticisme, s’il est vrai que le mysticisme consiste à introduire l’imagination dans le domaine de la foi et le romanesque dans la piété. Mystique, Marguerite l’a été de toutes les manières, et des plus vulgaires comme des plus raffinées. Elle croit aux pressentimens, aux songes et aux apparitions. « Le jour que le roi François lui fut ôté, dit Sainte-Marthe, elle rêva qu’elle le voyait pâle et abattu qui, d’une faible voix, l’appelait : « Ma sœur, ma sœur. » Plus tard, un an après le mariage de sa fille, elle vit apparaître en songe une très belle femme, vêtue de blanc, qui tenait à la main une couronne de toute sorte de fleurs et qui disparut en lui disant : « A bientôt. » Elle comprit qu’elle était destinée à mourir dans l’année. « A partir de ce moment, elle abandonna l’administration de ses biens au bon plaisir de son mari, ne tint plus aucun compte de ses domestiques occupations, se désista de passer le temps à ses accoutumées compositions et commença à s’ennuyer de toutes choses. » Ces idées sur la communication des âmes étaient alors très répandues, et il n’y a pas lieu d’y insister. Ce qui a beaucoup plus de valeur, c’est cette correspondance spirituelle avec Briçonnet, où le confesseur et sa pénitente traitent, dans le jargon spécial, des doctrines les plus ardues et les plus quintessenciées. Marguerite a pratiqué les auteurs mystiques du moyen âge, parmi lesquels on croit pouvoir nommer sainte Catherine de Sienne. Elle est familière avec la pensée de Dante comme avec celle de Platon.

De là sa théorie de l’amour. Elle l’expose tout au long dans l’Heptaméron, entre la nouvelle des deux amans qui, pour n’avoir pu s’appartenir, entrèrent en religion, et celle du gentilhomme qui longtemps épris d’une dame cessa de l’aimer, du jour qu’il la trouva dans les bras d’un palefrenier. Au surplus elle est revenue maintes fois sur le même sujet et en des termes presque identiques. Elle refuse de confondre avec l’amour ce qui n’est que le caprice, l’échange de deux fantaisies, l’effet de l’ardeur des sens, tout commerce d’où l’idéal est banni. L’amour digne de ce nom s’attache à quelque perfection, beauté, bonté ou bonne grâce. Il n’est, à vrai dire, que le mouvement de l’âme tendant vers la perfection. « L’âme qui n’est créée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant quelle est dedans ce corps, que désirer d’y parvenir. Mais à cause que les sens, par lesquels elle en peut avoir nouvelles, sont obscurs et charnels par le péché du premier père, ils ne lui peuvent monstrer que les choses visibles plus approchantes de la perfection, après quoy l’âme court, cuydans trouver en une beauté extérieure, en une grâce visible et aux vertus morales, la souveraine beauté, grâce et vertu. » Cette aspiration est, de toute nécessité et toujours, déçue ; elle aboutit à nous faire constater ce qu’il y a d’incomplet dans toute affection qui a la créature pour objet ; cela mène à faire de Dieu la fin comme le principe de l’amour. Ainsi les affections humaines ne suffisent pas à remplir le cœur, mais elles sont un acheminement indispensable à qui veut s’élever jusqu’aux derniers degrés de l’échelle mystique. Elles sont la préface et l’introduction au véritable amour. « Jamais homme n’aymera parfaictement Dieu, qu’il n’ait parfaitement aymé quelque créature en ce monde. » L’amour est divin, de sa nature ; c’est lui qui emporte l’âme jusqu’aux pieds du trône de Dieu.

À cette conception de l’amour répond chez Marguerite l’angoisse devant le problème de la mort. Cette énigme de la séparation de l’âme et du corps ne la laissait pas en repos. Comme on lui parlait de la béatitude éternelle : « Tout cela est vrai, dit-elle, mais nous demeurons si longtemps morts sous la terre avant que venir là ! » Brantôme conte à ce sujet une anecdote étrange et significative : « Une de ses filles de chambre qu’elle aimoit fort estant près de la mort, elle la voulut veoir mourir ; et tant qu’elle fut aux abois et au pommeau de la mort, elle ne bougea d’auprès d’elle, la regardant si fixement au visage que jamais elle n’en osta le regard jusques après sa mort. Aucunes de ses dames plus privées lui demandèrent à quoy elle amusoit tant sa veue sur cette créature trespassant. Elle respondit qu’ayant ouy tant discourir à tant de sçavans docteurs que l’âme et l’esprit sortoient du corps aussy tôt ainsy qu’il trespassoit, elle vouloit veoir si l’on sentiroit quelque vent ou bruict, ou le moindre résonnement du monde, au desloger et sortir, mais qu’elle n’y avoit rien aperceu… Et ajouta que si elle n’estoit bien ferme en sa foy, qu’elle ne sçauroit que penser de ce deslogement et département de l’âme et du corps. » D’autres traits témoignent de ce tour habituel de sa méditation. Elle est de celles pour qui la crainte du mystère final a étendu son ombre sur toute la vie.

Aussi ne s’étonne-t-on pas de trouver sous sa plume cette plainte qui lui échappe au cours d’une lettre à François Ier : « J’ai porté plus que mon faix de l’ennui commun à toute créature bien née. » Cet ennui dont le faix s’est trouvé pour elle si pesant, ce n’est pas celui qui résulte des accidens de la destinée et du hasard des épreuves. Ces épreuves qui donnent au courage l’occasion de s’exercer et retrempent en nous l’énergie, servent à nous rappeler que l’existence est pour chacun de nous au prix d’un effort de volonté sans cesse renouvelé. Mais ceux mêmes qui se sont montrés forts dans l’adversité cèdent à la tristesse qui se dégage de l’ordre lui-même de l’univers. Ils réfléchissent aux conditions générales de la vie. Il y a ici-bas trop d’injustice ; la misère est trop prochaine et les espérances sont trop éloignées. Surtout la médiocrité de toutes choses fait le tourment de ces âmes éprises d’infini. Ce fond de tristesse généreuse, c’est ce qui donne à la physionomie de la reine de Navarre son caractère de noblesse et de gravité. Et ce qui fait le charme de cette physionomie, c’est que la surface reste néanmoins légère et brillante. L’humeur est mobile, « jamais oisive ou mélancolique », s’accommodant aux circonstances et aux gens, l’esprit aimable, avivé par le désir de plaire, le bon sens aiguisé par le goût de la raillerie et de l’épigramme. Il suffit de regarder les portraits de Marguerite : les yeux longs et à fleur de tête, le grand nez, la bouche largement fendue sont de la sœur de François Ier. Il suffit de parcourir ses lettres : les saillies et le pétillement de gaieté, la belle humeur et la raison moqueuse sont de la grand’mère de Henri IV.

Dans ce que nous venons de dire peut-être trouverait-on la réponse la plus satisfaisante à la question, d’ailleurs insoluble, des opinions religieuses de la reine de Navarre. Pour ce qui est de sa piété elle-même, de la sincérité et de la solidité de sa foi, on ne saurait les révoquer en doute. Mais dans quelle mesure accepta-t-elle quelques-unes des idées essentielles de la Réforme ? Rien de plus facile que de s’emparer de tels passages de ses écrits, et, en les interprétant au sens le plus rigoureux, de tirer l’auteur au protestantisme. Il reste à savoir si elle donna jamais, à part elle, cette précision à sa pensée et se soucia de pousser à bout certaines tendances de son esprit. Elle était femme et ne se piquait pas beaucoup de logique. Elle était entraînée par son goût de la discussion théologique et par l’attrait de la nouveauté. Elle aimait la Réforme pour le mouvement d’idées qu’elle y trouvait, et aussi pour la sympathie que lui inspirait la personne de quelques Réformés, d’un Berquin, d’un Lefèvre d’Étaples. Au moment de conclure, elle était retenue par toute sorte de liens, par l’habitude, par les souvenirs de l’éducation, surtout par son attachement au roi de France. Comme le connétable de Montmorency s’enhardissait à la dénoncer, François Ier, qui la connaissait bien, répondit : « Ne parlons point de celle-là. Elle m’aime trop. Elle ne croira jamais que ce que je croiray. Elle ne prendra jamais de religion qui préjudicie à mon État. » Qu’elle ait été arrêtée sur la pente par ce scrupule de tendresse, cela s’accommode bien à ce que nous savons d’elle. Et comme elle ne cessa jamais de faire profession de la foi catholique, comme tous ses actes sont d’accord et que la loyauté de son caractère nous est connue de reste, c’est donc qu’elle ne soupçonna pas elle-même la portée de quelques-unes de ses opinions.

Nous pouvons maintenant aborder l’œuvre littéraire de Marguerite de Navarre, lui restituer son véritable sens, et avant tout en dissiper l’apparente incohérence et contradiction. Car on s’étonne que de la même main soient partis les contes de l’Heptaméron et les « marguerites » mystiques, et que l’auteur de tant de scabreux récits dont les maris et les moines font les frais soit aussi le poète pieux du Triomphe de l’Agneau et de l’Oraison de l’âme fidèle. Aux raisons que nous avons indiquées plus haut et qui ont accrédité la réputation de légèreté de Marguerite, il faut ajouter, et comme une des plus puissantes, l’idée qu’on se fait du livre qu’elle composa, suivant le mot de Brantôme « en ses gaietés ». Voilà, semble-t-il, des gaietés un peu bien vives. Qu’est-ce, en effet, pour la plupart des gens que l’Heptaméron ? Un recueil de contes libertins, indécens ou même graveleux, une satire de la fragilité ou de la perversité des femmes, la continuation ou l’exagération des fabliaux du moyen âge. Mais quand on le juge ainsi, c’est qu’on ne l’a pas lu ou qu’on l’a lu superficiellement. On est dupe d’une opinion préconçue ou d’un malentendu. On confond l’œuvre de la Reine de Navarre avec les Cent Nouvelles nouvelles ou avec les Contes de La Fontaine. C’est le mérite de cette œuvre d’en être très différente.

L’Heptaméron comprend deux élémens, les histoires proprement dites et les dialogues qui les relient. On a coutume de tenir peu de compte des dialogues et de les traiter comme une partie négligeable, ou comme un fâcheux remplissage. Telle en est au contraire l’importance que ce sont eux qui nous renseignent sur les intentions de l’auteur et sur la portée de son œuvre. Ceux qui y prennent part, désignés par des pseudonymes dont quelques-uns sont transparens, sont des personnages de la cour. Leurs réflexions sont celles que devaient éveiller dans un esprit bien fait les récits qu’on venait d’entendre. Il en est, parmi ces réflexions, de singulièrement austères et qui iraient à donner l’Heptaméron pour un livre d’édification. « Les maulx que nous disons des hommes et des femmes ne sont point pour la honte particulière de ceulx dont est fait le compte, mais pour oster l’estime de la confiance des créatures en montrant les misères où ils sont subjects, afin que nostre espoir s’arreste et s’appuye à Celluy seul qui est parfaict et sans lequel tout homme n’est que imperfection. » Les traits de ce genre abondent, trahissant le zèle dévot et l’humeur prêcheuse : « Par cela je vous aprendray à confesser que la nature des femmes et des hommes est de soy encline à tout vice, si elle n’est préservée de Celluy à qui l’honneur de toute victoire doit être rendu… Par ceci, Mesdames, pouvez connoître la fragilité d’une estimée femme de bien ; et je pense, quand vous aurez bien regardé en ce miroir, au lieu de vous fier à vos propres forces, vous retournez à Celluy en la main duquel gist vostre honneur… Sachez qu’au premier pas que l’homme marche en la confiance de lui-mesme, il s’éloigne d’autant de la confiance en Dieu. » Si vous pensez que c’est revenir à Dieu par un étrange détour et que la bonne reine a pu s’amuser du contraste qu’il y a entre la liberté des tableaux qu’elle trace et l’austérité des légendes qu’elle y ajoute après coup, c’est une erreur. Il n’y a de sa part nulle ironie et nulle intention de mystifier le lecteur. Mais elle cède à une tendance de sa nature et ne s’arrête pas au moment précis où l’entretien tourne au sermon et le propos galant s’achève en homélie. Laissons d’ailleurs de côté ces passages où perce l’intention de moraliser ; il reste que des hommes et des femmes s’étant réunis pour causer, la conversation prend le tour auquel elle revient inévitablement, toujours et partout, et dans les salons d’aujourd’hui comme dans les cours d’amour du moyen âge. On disserte sur la question des rapports des sexes, sur la supériorité de l’un ou de l’autre, si la faute de la femme est plus grave que celle de l’homme, si les mariages d’inclination valent mieux ou ceux de convenance, si le mari n’est pas souvent responsable de l’inconduite de sa femme, si l’on doit se venger, ignorer, pardonner. Les histoires servent d’exemples.

Ces histoires nous paraissent aujourd’hui peu exemplaires. Elles nous choquent par la crudité du ton, par la vivacité des détails et d’aucunes fois par la plus rebutante grossièreté. Mais c’est que nous les lisons avec un esprit d’aujourd’hui. Il n’est que juste de tenir compte de la différence des temps. Or, au lieu de puiser dans le vieux répertoire gaulois, ou de mettre à profit les récits de Boccace, son modèle, Marguerite rapporte des aventures qui pour la plupart sont réelles, arrivées de son temps et dont on connaissait autour d’elle les acteurs. C’est ici qu’on voit que tout change, jusqu’à la manière dont un galant homme fait la cour à une grande dame. Quand elle nous conte, dans sa quatrième nouvelle, la « Téméraire entreprise d’un gentilhomme contre une princesse de Flandres, » c’est elle-même que Marguerite met en scène et elle ne fait que déguiser légèrement un épisode de sa vie, du temps qu’elle était duchesse d’Alençon et que Bonnivet brûlait d’amour pour elle. Donc celui-ci avait invité le roi et les princesses à passer quelques jours dans ses terres ; pour lui il se logea au-dessous « de celle qu’il aimait plus que lui-même » et fit pratiquer dans le plancher une trappe recouverte et dissimulée par des nattes. La nuit, « il se coula par cette trappelle en la ruelle du lit de la dame qui commençait à dormir. » Marguerite, réveillée en sursaut, lit bonne défense, se débattit, mordit, gifla, griffa, cria au secours, « et le gentilhomme, voyant qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’être congneu de la dame, que le plus tôt qu’il put redescendit à sa chambre, le visage tout sanglant des coups et des égratignures qu’il avait reçus. » Marguerite ne lui fit pas par la suite plus mauvaise mine que par le passé, et continua de le tenir en estime. Il n’avait pas dépassé la mesure permise à un gentilhomme rendu entreprenant par l’amour. Les usages depuis se sont modifiés ; à l’heure qu’il est, ce procédé sentirait sa mauvaise compagnie.

De même que les mœurs étaient différentes, on supportait alors une liberté de langage dont témoigneraient assez les œuvres des prédicateurs. À ce point de vue, le style de Marguerite marquerait plutôt un progrès, un acheminement vers l’art de dire les choses en termes honnêtes. Nous trouvons ici pour la première fois le sentiment des convenances, un effort pour tout indiquer avec discrétion et délicatesse. Notons enfin qu’il n’y a chez la reine de Navarre aucun libertinage d’imagination ; elle ne prend pas plaisir à traîner notre pensée sur certains tableaux ; elle n’y met pas « d’esprit » ; il n’y a dans les plus hardis de ses contes pas trace de la hideuse grivoiserie. Les contemporains ne s’y trompèrent pas et ne songèrent pas à se scandaliser. Aussi, quand nous rangeons l’Heptaméron dans la même catégorie que les fabliaux du moyen âge, que les contes du XVIIIe siècle ou que tels livres de nos jours, commettons-nous un violent anachronisme. Les intentions que nous y croyons découvrir, c’est nous qui les y mettons. L’effet actuel de cette lecture vient du changement de l’optique. Grâce au progrès du goût, tels sujets ne relèvent plus aujourd’hui que d’une littérature spéciale destinée à remuer chez des lecteurs, de toute condition d’ailleurs et de tout rang, les instincts les plus bas. L’Heptaméron est le livre d’une honnête femme, mais d’une honnête femme du XVIe siècle, d’un temps où la politesse n’était pas encore formée, où l’ancienne société avant perdu sa règle, la nouvelle n’a pas encore trouvé la sienne.

Ainsi disparaît le contraste qu’on se plaît à établir entre les contes de la reine de Navarre et les poésies de Marguerite. On ne lit plus guère ces poésies, et on ne les lit pas sans ennui ; elles ont péri par l’insuffisance de l’exécution, et si elles ne tiennent pas de place dans l’histoire de la littérature, c’est faute que la forme y ait été égale au sentiment. Mais la conception y est souvent originale et supérieure à ce que nous trouvons chez les meilleurs poètes de l’époque. L’intensité avec laquelle Marguerite exprime sa tendresse pour son frère, la naïveté de l’émotion en face de la nature, l’angoisse de la mort, les effusions mystiques, ce sont autant d’élémens du lyrisme. Les Dernières poésies contribuent à faire mieux ressortir le caractère religieux et, si l’on veut, la note protestante de ce lyrisme. Dans le poème des Prisons, — soit d’ailleurs qu’elle s’y soit elle-même mise en scène ou qu’elle y ait esquissé une sorte d’allégorie des destinées de l’âme — la reine de Navarre fait une revue des « prisons morales » par où elle a successivement passé. Elle a été prisonnière de l’amour, puis de l’ambition et de l’honneur mondain, enfin de la science. Elle s’est enfermée dans le palais du savoir humain, et ce palais, dont les piliers étaient faits avec des livres, était encore une prison. La délivrance lui est venue d’une parole qui a été pour elle la révélation souveraine et la parole de vie :


« Je suys qui suys, qu’œil vivant ne peut voir »
Ceste voix-là, ceste parole vive,
Où nostre chair ne congnoist fonds ne rêve,
Me print, tua et changea si soudain
Que je perdis mon cuyder faux et vain ;
Car en disant « Je suys qui suys » tel maistre
M’aprint alors lequel estoit mon estre.
S’il est qui est, hors de luy je ne puys
Dire de moi, sinon que je ne suys.
Si rien ne suys, las ! où est ma fiance,
Vertu, bonté, et droite conscience ?
Or suis-je rien, s’il est celui qui est.


Et elle prolonge en une terrible série de vers cette opposition entre le créateur qui est Tout et la créature qui n’est Rien. Ce sont les litanies de l’âme dévote, ravie en l’adoration de son Dieu, et qui trouve, à se remettre sous les yeux sa propre humilité, une âpre jouissance. Le style même est d’une lectrice habituée des livres saints, retrouvant sous sa plume les images bibliques, abondant en rapprochemens avec les personnages des Écritures, Dathan et Abiron, Samson, Samuel, Saül. Nous avons ainsi l’idée d’une poésie d’essence religieuse, qui a sa source dans la vie intérieure et dans les émotions de l’âme mise par la méditation en présence de Dieu, issue de la réflexion sur la lutte du bien et du mal, sur les conditions de la liberté, sur la nature du devoir et du péché, une poésie animée par le souffle de la foi, élargie par le sentiment de l’infini. C’est précisément la poésie qui s’est développée en Angleterre, dans un milieu de puritanisme, et qui a abouti à l’œuvre de Milton. Si en France elle n’a pu prendre forme, cela tient à plusieurs causes parmi lesquelles il en est de politiques. Nous devons à Marguerite de connaître quels matériaux se préparaient à la poésie, quelles aspirations étaient à la veille de s’épanouir et peut-être d’arriver à la vie littéraire, avant qu’elles n’eussent été comme étouffées chez nous sous le double effort du paganisme renaissant et du catholicisme en lutte pour l’unité.

Tous les travaux et toutes les découvertes dont Marguerite a été l’objet dans ces derniers temps, ont servi sa mémoire. On a mieux senti la séduction de cette physionomie à mesure qu’on la voyait davantage sous son vrai jour et qu’on en discernait mieux la complexité : ce qu’il y reste malgré tout de voilé à demi et qui sans doute défiera toujours l’indiscrétion de nos regards y ajoute encore un attrait. Cette sœur du roi de France personnifie, dans la plus large extension et sous la forme la plus élevée, les tendances et les aspirations qui furent celles de lame française au début du XVIe siècle. Toutes les influences, venues des points les plus différens, se rencontrent en elle. Elle tient au moyen âge par le goût d’une tendresse chevaleresque et d’une dévotion raffinée, à la Renaissance par les grâces et l’éclat de l’esprit, à la Réforme par le sérieux de la pensée. Elle accomplit, par une sorte d’instinct naturel, une mission bienfaisante. Elle aide à l’éclosion de la pensée libre : son nom ne se sépare pas de l’essor puissant et généreux que va prendre désormais l’esprit humain. Au seuil de l’âge moderne, c’est un plaisir de saluer cette figure réfléchie et douce, souriante et grave, où les contrastes s’unissent dans la grâce souveraine de la femme.


RENE DOUMIC.

  1. Les dernières poésies de Marguerite de Navarre, publiées pour la première fois par Abel Lefranc, secrétaire du Collège de France, 1 vol. in-8o (Colin). Publication de la Société d’Histoire littéraire de la France.