Revue littéraire - Madame de Maintenon

Revue littéraire - Madame de Maintenon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 681-692).
REVUE LITTÉRAIRE

MADAME DE MAINTENON.

Madame de Maintenon, d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, membre de l’Institut, 2 vol. Paris, 1887; Hachette.

Un homme de lettres besoigneux, d’ailleurs plein d’esprit et d’intrigue; un grand seigneur visionnaire, enflé de l’orgueil de sa race; et une princesse allemande, qui joignait à tous ses ridicules celui d’avoir des prétentions sur le cœur de Louis XIV, ont composé à eux trois l’histoire, ou plutôt le roman de Mme de Maintenon. La Palatine, dans ses lettres à ses bons parens d’Allemagne, a commencé par injurier celle qu’elle appelait la concubine du roi, pour en venir plus tard à de telles et si grossières injures que nous ne saurions les transcrire. Saint-Simon est survenu, l’historiographe secret du règne, dont on peut dire, en vérité, qu’avec tout son génie de peintre et d’écrivain nous admirerions moins les prodigieux Mémoires, s’ils n’étaient fondés, pour la plus grande part, sur des commérages d’antichambre ou des propos d’office. Et La Beaumelle, à son tour, altérant sciemment les lettres authentiques de Mme de Maintenon, y mêlant de sa prose, ou même en inventant de son cru tout entières, a si bien achevé d’accréditer la légende et d’embrouiller le sujet, que personne, depuis lui, n’a pu réussir à dissiper l’une ou à éclaircir l’autre. C’est en vain que Voltaire, qui connaissait la Beaumelle, qui connaissait aussi, par fragmens tout au moins, les Mémoires de Saint-Simon, qui connaissait la cour, s’est efforcé de rétablir la vérité de l’histoire. En vain, depuis Voltaire, le duc de Noailles, qui lui-même y avait un intérêt direct, les a pris tous les trois tour à tour, la princesse et le pamphlétaire, le pamphlétaire et le duc et pair, en flagrant délit de mensonge. Et vainement enfin, de nos jours, l’honnête Lavallée, dans son édition de la Correspondance, — incomplète malheureusement, et encore plus confuse qu’incomplète, — a vingt fois convaincu La Beaumelle d’infidélité, d’erreur ou de faux même. Rien n’y a fait; on les a lus ou on ne les a pas lus, et l’on a continué, comme avant Lavallée, le duc de Noailles et Voltaire, d’écrire non-seulement l’histoire de Mme de Maintenon, mais celle de trente-cinq ans de règne, sur la parole de La Beaumelle, de la Palatine et de Saint-Simon.

M. Geffroy, qui reprend aujourd’hui la question, sera-t-il plus heureux que ses prédécesseurs? les deux volumes qu’il nous donne triompheront-ils de cette obstination dans l’erreur ou dans la mauvaise foi? et Mme de Maintenon, si souvent jugée sur de faux témoignages, le sera-t-elle une fois enfin comme tout le monde, sur ses actes et sur ses écrits? Nous l’espérons sans oser en répondre; car, si l’on sait comment le mensonge et la calomnie s’insinuent dans l’histoire, on ne sait quand ni comment ils en sortent. Mais ce que nous pouvons toujours dire, c’est que quiconque lira ces deux volumes y prendra de Mme de Maintenon une idée assez différente de celle que l’on est convenu de s’en faire. Ce n’est pas une histoire de Mme de Maintenon : M. Geffroy, sans doute, aura pensé qu’elle se confondrait trop avec l’histoire générale du règne. Ce n’est pas non plus une édition critique de la Correspondance entière : ni le temps n’en est encore venu, ni peut-être une pareille édition ne rendrait les services que l’on croit. Ce n’est qu’un simple Choix de ses Lettres et Entretiens, mais un choix qui s’étend à la vie tout entière de Mme de Maintenon, de 1648 à 1719; un choix qui n’a laissé dans l’ombre aucun endroit vraiment intéressant de cette longue existence; et, nous pouvons ajouter, un choix que nous n’eussions désiré ni plus discret, ni plus abondant, mais précisément tel qu’il est. Toutes les lettres, d’ailleurs, ont soigneusement été collationnées sur les originaux; quelques-unes paraissent ici pour la première fois, quelques autres, publiées dans des recueils peu répandus, auront, pour beaucoup de lecteurs, tout l’intérêt et le prix de l’inédit; enfin, des notes nombreuses ne laissent rien subsister d’obscur ou de douteux dans le texte. Nous n’avons pas besoin d’insister davantage; et tandis que les historiens apprécieront l’importance du travail de M. Geffroy pour l’histoire générale, nous voudrions uniquement en dégager, si nous le pouvons, la vraie physionomie de Mme de Maintenon. L’entreprise en serait assurément difficile si nous n’avions pour nous y guider l’Introduction du savant éditeur.

Ce qu’il y a de plus extraordinaire en Mme de Maintenon, c’est sa fortune, et, quoique la remarque en puisse paraître d’abord banale, cependant il suffit d’en suivre ou d’en pousser assez loin les conséquences pour se faire une juste idée de sa personne, de son caractère et de son rôle historique. Mais quoi ! nous voulons toujours qu’une grande fortune soit l’ouvrage d’un grand dessein. On eût malaisément fait croire aux amis eux-mêmes de Mme de Maintenon que, pour monter presque au trône de France, elle n’eût pas accompli des prodiges de calcul et de diplomatie. A plus forte raison ses ennemis, et ses historiens, d’après eux, ne sauraient-ils admettre qu’elle n’ait pas été de tout temps l’ambitieuse ouvrière, énergique et active, de sa propre grandeur. Tant d’écueils, en effet, au milieu desquels elle a su gouverner! tant d’obstacles, entre elle et le roi, si nombreux, si divers, si puissans, qu’elle a l’un après l’autre aplanie, tournés ou renversés ! tant de volontés hostiles qu’elle a dû désarmer ! tant de complicités qu’il a fallu s’assurer ! tant de maîtresses et tant de ministres! tant d’évêques et tant de confesseurs ! tant de courtisans et tant de valets de chambre! comment une femme de son âge, de sa naissance et de sa condition y eût elle réussi, sans une perpétuelle attention sur elle-même, sans une vigilance de toutes les heures et de toutes les minutes, sans une science rare et singulière du monde et de la cour, sans une profondeur d’habileté, sans une vigueur surtout de résolution et de volonté, — qu’on lui attribue de confiance, et pour se dispenser d’y regarder de plus près. Cependant, comme elle le répétait assez souvent elle-même : «Dieu tout seul avait tout conduit ; » Dieu, c’est-à-dire le hasard, les circonstances, l’occasion; et, en le disant, elle ne mentait point. Ni très habile, en effet, ni même très intelligente, mais avisée, mais prudente, mais adroite seulement, de cette adresse innée ou instinctive aux femmes, et bien femme en cela, quoi qu’on en ait pu dire; spirituelle, si l’on veut, mais d’un esprit tout uni, tout égal, dont le caractère ressemblait à celui de sa beauté, sans éclat et sans pointe, sans vivacité ni folie; vertueuse par goût, toujours maîtresse d’elle-même, de sa parole et de sa physionomie, en tout le reste assez ordinaire, voilà ce que la nature l’avait faite ; et voilà ce qu’elle fut dans une place qui demandait, pour paraître remplie selon son étendue, d’autres qualités ou d’autres défauts peut-être, d’un autre ordre, plus voyans, si je puis ainsi dire, plus propres à frapper ou à séduire les imaginations. Avec les qualités de Mme de Maintenon, qui ne brillaient pas en surface, qui n’enfonçaient point non plus en profondeur, mais qui sont d’usage, on fixe la fortune, on la retient quand elle vous est venue, on ne la prépare point, et dans quelque situation que le destin vous mette, on n’y est jamais déplacé, mais jamais non plus on ne l’égale tout entière. Entre la situation de Mme de Maintenon triomphante et ses qualités naturelles, il y eut toujours comme un écart ou un intervalle, et ses historiens l’ont comblé, mais aux dépens de la vérité. C’est eux qui, dupes d’elle-même bien plus encore que Louis XIV, lui ont prêté, pour l’injurier, l’astucieuse profondeur de leurs propres calculs, et qui se sont appris à détester en elle la créature ou le fantôme de leur imagination échauffée.

Une seule observation suffirait à ruiner l’échafaudage de leurs hypothèses. Qui pouvait prévoir, en 1683, la mort prochaine de Marie-Thérèse, femme de Louis XIV ? et, Marie-Thérèse vivant, quel pouvait être le dessein de Mme de Maintenon? Mais j’aime mieux l’étudier en elle-même, et, sa nature étant ce que l’on vient de dire, j’aime mieux ajouter que l’expérience en elle avait confirmé la nature. Elle avait près de cinquante ans quand le roi l’épousa : une femme de cet âge, « qui n’a jamais été mariée, » comme elle le dit elle-même dans une curieuse lettre à son frère, qui n’est pas mère, qui n’a pas de famille à gouverner, peut bien vivre dix ans, vingt ans, trente ans encore, devenir centenaire; elle a vécu beaucoup plus de la moitié de sa vie. Or, quelles leçons la vie lui avait-elle données? Née dans une prison, durement élevée par une mère qui n’avait pas elle-même beaucoup d’obligations à la vie, encore plus durement traitée dans son couvent, introduite dans le monde par sa tante. Mme de Neuillant, sur le pied de parente pauvre, ridiculement et indécemment associée, dans sa dix-septième année, au poète Scarron, Françoise d’Aubigné, de bonne heure, avait surtout appris à se défier de la vie et des hommes, à borner ses ambitions, et comme à se retrancher, pour offrir moins de prise aux coups de la fortune, dans les longs espoirs et les vastes pensées. Devenue veuve, elle ne songea qu’à se mettre à l’abri du besoin ; et pendant vingt ans, en effet, ici et là, chez les Montchevreuil ou chez les d’Heudicourt, on ne la trouve occupée que de l’unique désir d’améliorer sa mince condition : ce mot bourgeois lui convient à merveille. D’ailleurs, elle y procède avec sa prudence habituelle, son sens pratique, sa lenteur, son adresse vertueuse, son ambition tenace mais courte, ne donnant rien au hasard, mais n’entreprenant rien aussi que d’immédiat, de prochain, de successif. Elle vit tout entière dans le moment présent. Modeste avec cela, complaisante, prompte et habile à rendre service, elle contracte autour d’elle des amitiés sérieuses et utiles, non point avec aucune intention précise de s’en servir ou de les faire agir, mais parce que l’on n’en saurait trop avoir, quand on est pauvre, à peine sûre du lendemain, incertaine et effrayée de l’avenir. Je dis seulement qu’à moins que la fortune ou les dieux ne s’en mêlent, ce ne sont point là des façons à conquérir les trônes ; on ne regarde point aussi haut quand on est aussi peu romanesque; mais en revanche, il est vrai, chaque avantage nouveau que l’on acquiert, on s’en empare fortement, et quand on le tient bien, on ne le lâche plus.

Il n’en faut pas davantage pour anéantir le scandaleux roman des amours de Mme de Maintenon, la prétendue lettre de Ninon, les calomnies odieuses de Saint-Simon. Qu’avec des sens aussi calmes, une raison aussi épurée, tant à perdre par une seule imprudence, et rien à y gagner, une telle femme ait pu risquer, pour obliger un fat, toute une vie de prudence, on ne le conçoit seulement pas. Mais comment le croire un instant, si l’on ajoute que le seul sentiment un peu vif, ou même passionné qu’elle semble avoir jamais eu, c’est celui de l’honneur, de « la bonne gloire, » ainsi qu’elle disait, le besoin et la soif de la considération ? « J’ai une morale et des inclinations qui font que je ne fais guère de mal, écrivait-elle en 1680 à l’abbé Gobelin, son directeur. J’ai un désir de plaire et d’être estimée qui me met sur mes gardes contre toutes mes passions. » L’honneur du monde, c’est sa passion à elle, comme à d’autres l’amour, l’ambition, l’avarice ou le jeu; c’est sa raison d’être, si l’on peut ainsi dire, c’est son seul motif de vivre; et auquel même on peut lui reprocher d’avoir trop sacrifié, jusqu’au point de gérer sa vertu comme un placement, — ou du moins d’en avoir eu l’air. Que si, cependant, c’était en elle un trait de sa nature plutôt qu’un effet du calcul ; si peut-être elle avait besoin de l’estime du monde comme nous voyons que d’autres ont besoin de l’admiration ou de l’étonnement de leurs semblables, est-ce vraiment un reproche à lui faire ? et quand elle vit que sa vertu devenait l’instrument de sa fortune, pourquoi veut-on quelle eût repoussé sa fortune ou abdiqué sa vertu? Mais elle n’avait pas fait vœu d’être une sainte, encore bien moins de persévérer dans une condition subalterne, et quand l’occasion se présenta d’en sortir honorablement, elle en sortit.

Car c’est ainsi qu’elle supplanta Mme de Montespan. Celle-ci émit une autre femme, intelligente et vicieuse, hardie, passionnée, vindicative, dont l’amour depuis longtemps avait lassé Louis XIV, et qui pourtant le dominait toujours. Les rois sont comme les autres hommes : ils n’aiment pas les femmes qui font des scènes. Quand Mme de Maintenon fut une fois entrée dans la confidence du maître et de la favorite, quand son dévoûment aux enfans qu’elle avait accepté d’élever eut corrigé la première et assez peu favorable impression qu’elle avait produite sur le roi, quand enfin Louis XIV eut pu faire la comparaison de la tumultueuse intimité de l’une au commerce toujours égal et apaisant de l’autre, Mme de Montespan, sans qu’il le sût lui-même, était déjà remplacée dans son cœur; et, pour la remplacer, Mme de Maintenon, sans habileté ni perfidie, sans hypocrisie ni calcul, sans intrigue enfin ni manœuvres, n’avait eu seulement qu’à continuer d’être elle-même. Sa vertu n’était pas allée jusqu’à se déguiser ou se contrefaire pour maintenir Mme de Montespan dans la faveur du roi. Qu’après cela, une très honnête femme, qu’une femme vraiment vertueuse n’eût pas accepté de faire l’éducation des enfans deux fois adultérins de Louis XIV et de Mme de Montespan, on peut le dire, on doit le dire, comme aussi qu’elle eût d’abord découragé l’amour du roi, pour ne pas dire qu’au premier mot elle eût quitté sa charge. C’est ici la vraie tache qu’il y ait sur la mémoire de Mme de Maintenon ; et c’est le seul endroit sur lequel M. Geffroy passe peut-être avec trop d’indulgence. Disons-le donc sans essayer de la justifier sur l’exemple de l’une ou de l’autre; Mme de Maintenon, née subalterne, a porté dans toute cette affaire les sentimens d’une subalterne, et son rôle a été celui d’une servante qui s’introduit au lit de sa maîtresse. On ne l’avait point engagée pour consoler le roi des caprices de la favorite, pas davantage pour moraliser sur une liaison dont l’irrégularité lui avait seule donné accès auprès du prince. Elle sortit de sa place, qui n’était pas honorable, et elle en sortit par une trahison qu’aucune bonne intention ne saurait excuser, et non pas même celle de convertir le roi. Mais c’était à la cour de Louis XIV, où l’on ne se piquait pas beaucoup de délicatesse en amour, et, d’autre part, en fait d’honneur. Mme de Maintenon ne connaissait que celui du monde. Sa moralité était ordinaire, comme son esprit, comme son intelligence, et c’est ce que j’ai voulu dire en disant que je ne vois d’extraordinaire en elle que sa fortune.

Elle fut dans la fortune ce qu’elle avait été dans la médiocrité : extrêmement attentive sur elle-même et, plus que jamais, « sur ses gardes » contre ses passions. Même on eût dit qu’elle craignait de faire évanouir le plus glorieux et le plus imprévu des rêves, en essayant de le consolider. Pas de vains honneurs, nulle ostentation de crédit, un train de vie modeste, un air de demander pardon, et, parmi tout cela, dans la joie même du triomphe, des pensées de tristesse et de mort. » Je ne sais où vous prenez que je vous ai écrit une lettre mélancolique, — écrit-elle à son mauvais sujet de frère, au mois de juillet 1684, c’est-à-dire combien de mois après le mariage? — je n’ai aucun sujet de l’être et aussi personne ne l’est moins. » Mais elle ajoute aussitôt cette phrase significative : « Je vous ai parlé sur la mort, parce que j’y pense souvent et que je ne crois rien de bon à faire que de m’y préparer. » En effet, cette disposition à la mélancolie n’était pas nouvelle chez elle, et bien avant le temps de sa faveur, il est intéressant de rappeler qu’on en trouve des traces dans sa Correspondance. C’est une pente aux idées noires, c’est une impatience des lieux où elle se trouve, c’est une agitation sans but, sinon précisément sans cause, c’est une inquiétude d’esprit, c’est l’ennui, puisqu’il faut l’appeler par son nom, « cet inexorable ennui » qui fait le fond de la vie humaine, la maladie dont on ne guérit plus quand une fois on en a senti les atteintes : « Je m’ennuie de vivre ! » écrit-elle à l’un : « Si je croyais que vous pussiez contribuer à me faire vivre cent ans, dit-elle à l’autre, je vous dirais toutes les raisons que j’aurais de mourir! » jusqu’à ce qu’elle pousse enfin la plainte éloquente que Voltaire a citée : « Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait peine à imaginer, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? » Sans doute, c’est le roi, c’est son naïf et monstrueux égoïsme, c’est l’étiquette, c’est la vie de cour et de représentation ; Marly, Versailles, Compiègne, Fontainebleau, sous des noms différens la même servitude, les mêmes visages, la même comédie; mais c’est quelque chose aussi de plus profond. Le destin l’a trompé; sa fortune, cette fortune qu’on lui envie, qui met la Palatine et Saint-Simon hors d’eux-mêmes, n’a été pour elle qu’un changement de misère; en croyant assurer son repos, elle n’a fait que croître son ennui, sa lassitude, son dégoût du monde et de la vie. Et c’est pourquoi, à mesure même que son pouvoir s’affermit et s’étend, elle s’en détache lentement, pour finir, « en mettant Dieu, comme elle dit, à la place des motifs qui la faisaient agir, » par s’absorber uniquement dans la dévotion.

C’est ce qu’il ne faut pas oublier, si l’on veut bien comprendre la nature et la portée de son rôle politique. Dans sa très curieuse et très intéressante correspondance avec cette autre aventurière illustre, la princesse des Ursins, qui, elle, a vraiment gouverné les Espagnes, Mme de Maintenon se défend constamment de prendre part aux affaires. « Vous ne me croyez donc pas, madame, quand je vous dis que je n’entre dans aucune affaire, et qu’on aurait autant d’éloignement pour me les communiquer que j’ai de répugnance pour les entendre. » Qu’elle parle ainsi par politique, pour ne point se compromettre elle-même, et puis pour décourager l’indiscrétion de sa correspondante, M. Geffroy le veut, et nous l’en croyons volontiers, mais non pas jusqu’à n’en plus croire Mme de Maintenon, En réalité, elle n’a ni le goût ni l’intelligence des affaires, elle n’y trouve point de plaisir, elle ne s’y intéresse pas, et, en effet, pour s’y intéresser activement, pour en prendre, pour en revendiquer sa part, il ne faudrait pas avoir ce fonds de dégoût infini des hommes et de la vie que nous avons vu paraître tout à l’heure en elle. Elle peut donc bien s’en laisser mettre; elle peut avoir donné quelques conseils à Louis XIV, quand il daignait lui en demander ; elle peut lui avoir persuadé quelques choix; et les ministres, de leur côté, avant d’ouvrir un avis, peuvent bien s’être enquis du sien, avoir tâché de le deviner et de s’y conformer. Mais ce que l’on peut dire avec plus de certitude encore, c’est qu’elle n’intervint jamais d’une façon vraiment personnelle, qu’elle n’essaya jamais d’imposer à Louis XIV un plan de politique ou de guerre, que son action enfin fut trop insignifiante pour qu’on puisse l’en louer ou la lui reprocher. Et si l’on prouvait quelque jour qu’elle a été plus longtemps, mais moins activement mêlée aux grandes affaires que Mme de Montespan, je n’en serais pas étonné. Les affaires passaient trop sa portée pour qu’elle y pût chercher une distraction et encore moins un remède à son ennui.

Les affaires religieuses l’ont sans doute plus vivement intéressée, et cependant on n’y voit pas non plus très bien son influence. Elle est ici tout entière dans la main de ses directeurs spirituels, et elle obéit docilement aux impulsions qu’on lui donne. Sincèrement pieuse, nullement prude, moins dévote et moins superstitieuse à tous égards que Louis XIV, elle n’est d’ailleurs nullement théologienne. Elle incline au quiétisme quand Fénelon l’y entraîne, elle incline au jansénisme sous l’impulsion du cardinal de Noailles; elle se déprend également, et subitement, du jansénisme et du quiétisme sur un froncement de sourcils du roi. Mais elle s’intéresse aux questions de personnes, et visiblement elle aime à faire des abbés, des curés, des évêques. C’est à elle, notamment, que M. de Noailles doit le siège de Paris, et Fénelon celui de Cambrai. Elle aime aussi à négocier des compromis, des arrangemens, des raccommodemens, à réconcilier les amours-propres, et si elle le pouvait, par le rapprochement des personnes, à éteindre les haines théologiques. Que voit-on là qui passe la portée de son sexe, ou qui ne soit naturellement de son rôle? On serait, en vérité, trop exigeant de vouloir qu’une femme de son âge, et dans sa situation, ne se fût uniquement occupée que de bagatelles pieuses, comme de murmurer ses patenôtres, ou de broder des nappes d’autel. C’est bien assez qu’elle ait mis, non-seulement dans ses directeurs, l’abbé Gobelin ou Godet des Marais, non-seulement dans son évêque, mais encore jusque dans le curé de sa paroisse une confiance qui s’étend même aux choses qui ne les regardent point, et dont aussi bien quelques-uns ne se montrèrent pas toujours dignes. Et l’on peut dire sans doute qu’on la trouve en ceci toujours conforme à elle-même, prenant les choses par le petit côté, scrupuleuse et tatillonne, mais non pas lui reprocher d’avoir exercé dans les affaires religieuses une réelle et active influence, et bien moins encore, là où l’on saisit les traces de cette influence, prétendre qu’elle s’y soit montrée dangereuse et funeste. Deux choses lui manquaient pour le rôle qu’elle eût pu prendre et que l’on veut qu’elle ait tenu : la netteté de la conception, la promptitude et la fermeté de la décision; d’ailleurs elle n’a point fait de mal, et, avec un peu d’indulgence, on pourrait dire qu’elle a fait du bien.

En réalité, sa grande affaire, ou plutôt sa seule affaire, c’est la maison de Saint-Cyr. Elle s’y noya, si nous voulons en croire Saint-Simon, lequel ne s’aperçoit point qu’en la montrant ainsi perdue dans cette « mer d’occupations infinies, » il lui ôte lui-même, pour ainsi dire, le temps de l’intrigue et de l’ambition. On a beaucoup loué, depuis quelques années, dans Mme de Maintenon, l’honnête, habile et persévérante éducatrice, et le fait est que, si jamais elle a aimé quelque chose ou quelqu’un, c’est l’enfance et c’est l’enseignement. Elle a passionnément aimé le duc du Maine, autant du moins que ce mot convienne à sa façon d’aimer, et la dernière lettre qu’on ait d’elle, où l’une des dernières, de 9 février 1719, est pour demander des nouvelles du prince, compromis dans la conspiration dite de Cellamare et enfermé récemment à Doullens. « On dit que la citadelle est horrible ! » s’écrie-t-elle, et ce cri, de sa part, a quelque chose de maternel et de presque touchant. Au surplus, devenue presque reine, on la voit qui continue de s’occuper d’enfans. et non-seulement de ses nièces, Mlle de Mursay ou Mlle d’Aubigné, mais des enfans naturels que son frère lui adresse avec un sans gêne qui pourrait bien avoir ressemblé à de l’impertinence, et d’orphelines et d’orphelins, qu’elle élève, qu’elle marie, qu’elle dote. Elle n’aime pas moins l’enseignement, et nulle part, sans aucun doute, elle ne s’est sentie plus à l’aise qu’au milieu des religieuses et des jeunes filles de Saint-Cyr, dans ces Entretiens, dont leur reconnaissance nous a pieusement conservé le texte, et où Madame mêle à la fois son goût de moraliser et le plaisir orgueilleux de se donner elle-même en exemple de ses leçons! Ce n’est pas ici le lieu de traiter de Saint-Cyr. Il est bon seulement de remarquer que l’on ne saurait avec quelques-uns en faire « une œuvre immense;» et moins encore penser avec quelques autres qu’il y allât de « réformer » ou «renouveler» la noblesse, et la nation par la noblesse. De telles visées eussent passé Mme de Maintenon, à la fois comme trop hautes et comme trop chimériques. Mais elle se souvenait de sa jeunesse, elle se rappelait dans la fortune la misère de son enfance, les soupes qu’elle avait mendiées à La Rochelle, à la porte des Jésuites, les dindons de sa tante de Neuillant, qu’un masque sur le nez et une gaule en main, elle s’en allait paître sur les grand’ routes, et le triste logis de la rue des Tournelles, et la maison de Scarron, et les insultes des fats, et tant de petites humiliations dévorées, et sa longue servitude sous Mme de Montespan ; et Saint-Cyr est né de là, n’a été que cela, dans la pensée de sa fondatrice: un asile ouvert à la noblesse pauvre, une protection contre le monde, rien de plus ni surtout de plus vaste ou de plus ambitieux. En quoi nous ne pensons pas diminuer l’utilité de l’œuvre, mais seulement sa grandeur, et ainsi la ramener aux proportions de l’esprit même de sa fondatrice.

Pour une raison du même genre, il est bon de rappeler encore, avec la place qu’ils tiennent dans les programmes de Saint-Cyr, ce goût de l’administration, du détail et du ménage qui la caractérisent. Habituée dès l’enfance à se servir elle-même, ou même à servir les autres, bien loin de se déplaire aux plus humbles occupations du ménage, Mme de Maintenon y avait pris un tel goût, que plus tard elle l’avait porté jusque dans le beau monde et qu’elle avait eu l’art, conformément à son caractère, de s’en faire un moyen de fortune : « Jamais six heures, comme elle le dit, ne la prenaient dans son lit; » et levée la première, chez Mme d’Heudicourt comme chez les Montchevreuil, elle donnait ordre à tout, mettait la main elle-même à la besogne, balayait, rangeait, époussetait, montait à l’échelle, au besoin, pour y faire l’ouvrage du tapissier, faisait les courses, lavait, emmaillottait et couchait les enfans; « aussi lasse à la fin du jour et aussi négligée qu’une servante. » C’est elle-même à qui nous devons ces détails; et c’est elle aussi qui nous apprend « que les services d’amie que Mme de Montespan remarqua qu’elle rendait à Mme d’Heudicourt » furent la cause du choix que l’on fit d’elle pour élever les enfans du roi. A Dieu ne plaise que nous prétendions lui en faire un reproche! Toutes ces occupations sont d’une femme assurément, et d’une femme comme on ne saurait souhaiter qu’il y en eût trop. Nous trouvons également naturel et louable qu’à Saint-Cyr elle fût « l’économe et la servante » de la maison, qu’elle s’occupât des provisions, qu’elle sût le nombre des tabliers, des serviettes et des torchons. Mais il est bien permis de remarquer aussi que ce souci du détail ne va pas habituellement avec les grandes pensées, les préoccupations de la politique ou de la religion, et qu’en tout cas, s’il est d’une bonne ménagère, vigilante, exacte et scrupuleuse, il ne décèle pas une intelligence supérieure, mais plutôt moyenne, raisonnable et bien équilibrée. De telles habitudes eussent pu faire la parure de Mlle Corneille ou de Mlle Racine, de la femme de La Fontaine ou de la mère de La Bruyère : elles ne les eussent pas tirées du commun, ni signalées à l’admiration ou seulement à la mémoire de la postérité. Cependant, c’est bien là, comme nous disions, et qu’on s’en doute ou non, le seul point qu’on discute : si Mme de Maintenon fut égale à sa fortune ou si, au contraire, femme ordinaire à tous égards, elle n’y fut pas inférieure, pour s’en trouver, après cela, cruellement accablée dans l’histoire.

Prêtez-lui donc, comme Saint-Simon, des qualités plus qu’ordinaires de résolution et d’audace, une véritable et ardente ambition, des calculs et des plans, vous méconnaissez, comme Saint-Simon, son véritable caractère, et en donnant, dans l’histoire, à Mme de Maintenon un rôle qu’elle n’y a pas tenu, vous altérez, vous dénaturez, vous faussez l’histoire à son tour; et voici de quelle manière. Puisque, en effet, après avoir travaillé vingt ans, obscurément et obstinément, à se frayer un chemin vers le trône, elle ne voulut revendiquer, quand elle y fut assise, aucun des honneurs qu’elle eût pu prétendre, il faut donc qu’elle fût plus avide, en véritable ambitieuse, des réalités que de l’appareil extérieur du pouvoir. De là on se trouve conduit à chercher sa main dans toutes les affaires, — affaires politiques, affaires religieuses, affaires financières, — la preuve de son action, la trace de son influence, et, ne l’y découvrant pas, on est tenté de croire, et l’on dit qu’à toutes ses autres qualités politiques elle a su joindre une dissimulation ou une hypocrisie supérieures. El ainsi se forme dans l’imagination je ne sais quelle idée d’un pouvoir occulte, d’autant plus actif et plus dangereux qu’il fut plus mystérieux, je ne sais quel soupçon d’une œuvre de ténèbres et d’horreur menée par des voies inconnues, je ne sais quel fantôme, enfin, dont l’inanité même échappe aux prises de la critique.

Mais, pour rendre justice à Mme de Maintenon, il suffit de la diminuer; et de la rabaisser pour la réhabiliter. Toutes les calomnies qui pèsent encore sur sa mémoire, c’est qu’on l’a crue, c’est qu’on se l’est représentée beaucoup plus intelligente, beaucoup plus énergique, beaucoup plus habile, et, en un mot, beaucoup moins ordinaire qu’elle ne le fut réellement. Car je ne pense pas, avec Saint-Simon ou la Palatine, qu’on lui en veuille de n’être pas née, comme on disait alors, et d’avoir usurpé près du roi des fonctions qui n’appartenaient qu’à la meilleure aristocratie. Mais on se figure toujours qu’elle prépara de longue date sa prodigieuse fortune, et que, l’ayant atteinte, elle en usa sans mesure. Il lui eût fallu pour cela des qualités qu’elle n’avait point, une étendue de vues dont elle était incapable, des goûts et des ambitions qui ne furent point les siens. De telle sorte qu’au fond, et à prendre comme il faut les choses, on lui reproche d’avoir été trop modérée dans l’exercice du pouvoir, puisqu’on lui reproche de n’avoir pas rempli, comme on le voudrait, la situation qu’elle avait souhaitée. Au contraire, en la réduisant à sa juste mesure, et la voyant vraiment telle qu’elle fut, dans la préparation comme dans l’usage de sa haute fortune, ou trouve une femme de sens et d’esprit, froide et fière, qui manqua de plusieurs qualités, de sensibilité, par exemple, et de passion, mais peut-être surtout de franchise, honnête par goût autant que par principe, aimable d’ailleurs quand elle le voulait, mélancolique au fond; une femme, trompée ou trahie par la vie, qui tout naturellement exerça sur Louis XIV, pendant trente ans que dura leur union, l’influence qu’exerce plus ou moins toute femme, mais qui n’eut ni le goût ni l’intelligence d’un rôle plus actif, qui garda jusqu’au dernier jour, en présence du maître, et sauf peut-être sur l’article de la religion, la timidité, la déférence, la soumission d’une épouse subalterne ; et une femme dont l’histoire, enfin, eût à peine plus parlé que de Mme de Montespan ou de Gabrielle d’Estrées, si ses ennemis de cour, à force d’entasser les calomnies sur elle, n’avaient eux-mêmes fait croire à sa puissance et à son action.

C’est pourquoi, dans l’histoire générale du règne, et à mesure que l’on y regardera plus attentivement, on fera sans doute la part de plus en plus étroite à Mme de Maintenon. On reconnaîtra que la Palatine, que Saint-Simon, que La Beaumelle l’ont calomniée, mais qu’en la calomniant, et par la nature même de leurs calomnies, ils l’ont grandie démesurément. C’étaient des contemporains, puisque enfin trente ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Mme de Maintenon quand La Beaumelle écrivait son histoire ; ils avaient les oreilles encore pleines du bruit qu’elle avait fait dans le monde, à la cour, dans cette cour qui pour eux était toute la France ; les deux premiers au moins ne lui pardonnaient pas, à « la chétive veuve, » d’avoir été portée plus haut par la fortune qu’aucun Saint-Simon et que plusieurs Wittelsbach. Mauvaise condition pour en écrire l’histoire, pour apprécier ses actes à leur importance, pour démêler autour de soi le principal d’avec l’insignifiant, le réel d’avec l’imaginaire, et le vrai d’avec le faux. Nous, cependant, qui n’avons point leurs rancunes, écrirons-nous toujours comme si nous les partagions ? Nous n’en aurions pas le droit, même s’il ne s’agissait dans la question que de la bonne renommée de Mme de Maintenon ! Mais quand il y va de trente-cinq ans d’histoire, — Et de quelle histoire ! — il y a quelque chose de médiocrement généreux à faire peser tout entière, sur une malheureuse femme, la responsabilité de nos malheurs ; à lui reprocher Oudenarde et Ramillies, quand d’ailleurs on ne lui sait gré ni de Steinkerque ni de Staffarde ; et surtout quand à côté d’elle on trouve pour en répondre un roi qui fut aussi résolument, aussi pleinement, et aussi courageusement roi que Louis XIV.


F. BRUNETIERE.