Revue littéraire - M. Anatole France, critique littéraire

Revue littéraire - M. Anatole France, critique littéraire
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

M. ANATOLE FRANCE, CRITIQUE LITTÉRAIRE [1]

Cependant, M. Anatole France a toujours refusé le nom de critique littéraire, à l’époque même où, chaque semaine, il publiait dans le Temps les chapitres de la Vie littéraire. La dédicace du premier tome au directeur du Temps marque de la surprise : « Comment un esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie, lente et solitaire comme la mienne ? » M. Hébrard n’avait pas cru mauvais de confier l’examen des livres nouveaux, ou anciens et qui faisaient leur réapparition soudaine, à M. France qu’il appelait « un bénédictin narquois. » Les bénédictins ont le goût des livres ; et, que celui-ci fût narquois, ce n’était pas pour offenser M. Hébrard, qui aimait à corriger ou voiler d’ironie une véritable ferveur. M. France, d’ailleurs, ne jure pas fidélité à la règle de Saint-Benoît et ne consent à l’obédience que dans une abbaye de Thélème où il promet plus de piété que de foi résolue. S’il vient de lire Mensonges, de son jeune ami M. Paul Bourget, il en éprouve un étrange plaisir : c’est que le livre « est désespérant d’un bout à l’autre. » Alors, il cherche la consolation et, dans l’Imitation de Jésus-Christ, découvre les paroles salutaires. Il en est enchanté, non satisfait : « Nous n’aimons pas qu’on nous sauve. Nous craignons, au contraire, qu’on nous prive de la volupté de nous perdre. Les meilleurs d’entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être consolée. » M. France n’a point analysé Mensonges ; il dit : « Je cause, et la causerie a ses hasards...» Il ne veut pas qu’on prenne son essai pour une étude et lui pour un critique.

Quel métier fait-il donc ? C’est la question qu’il pose, et qu’il rougirait de résoudre, — si vous supprimez un problème, vous diminuez d’autant l’incertitude ; et c’est dommage : — il ne résout pas la question, mais il s’approche d’elle et il l’embellit de quelques ornemens. Il se souvient, dans la préface du tome deuxième, d’avoir passé une saison très agréable, sous les sapins du Hohwald. Et il s’émerveillait, pendant ses promenades, de trouver un banc rustique « à chaque point où l’ombre est plus douce, la vue plus étendue, la nature plus attachante. » A l’imitation des obligeans villageois d’Alsace, qui ménagent au promeneur le repos et la contemplation la meilleure, il se propose d’accomplir, au pays de l’esprit, dans les bois sacrés et près des fontaines des muses, la tâche d’un « Sylvain modeste : » il placera des bancs aux bons endroits de la littérature. Est-ce là de la critique ? Non pas. Il abandonne au « savant du village » et à l’« arpenteur » le soin de « mesurer la route et poser les bornes milliaires. » Ces pauvres gens, l’arpenteur et le savant du village, ce sont les critiques. On le voit, la modestie du sylvain s’anime ou s’animerait de quelque dédain, si la nonchalance ne le détournait d’un sentiment inutile et vite importun. Guy de Maupassant publie son roman de Pierre et Jean, qu’il a muni d’un avant-propos où le romancier dicte au critique ses devoirs et néglige de définir les devoirs du romancier : c’est qu’à son avis le romancier n’a que des droits, et tous les droits, étant parfaitement libre ; mais le critique ne l’est pas. Le critique doit ceci, doit cela. M. Anatole France ne compte point asservir le romancier ; mais peu s’en faut qu’il ne proteste contre l’asservissement du critique. Et puis, avant d’aller à la révolte, il se ravise ; il songe que ces débats ne le concernent presque pas : « Je ne fais guère de critique, à proprement parler... » Et il admire, à loisir, Pierre et Jean.

Mais la critique veille : celle qu’a semoncée l’auteur de Pierre et Jean, celle que M. France n’a pas beaucoup défendue. Ferdinand Brunetière adresse à M, France les mêmes reproches qu’à Jules Lemaître : et la réponse de M. France est analogue à la réponse de Lemaitre. L’un et l’autre se donnent pour idéalistes et peu crédules à la réalité. Ils ont, l’un et l’autre, à invoquer en faveur de leur doute le témoignage d’un ancien ; Lemaître dit : « l’homme est la mesure des choses ; » et M. France : « Nous sommes dans la caverne et voyons les fantômes de la caverne. » Et, comme Lemaître s’amusait à s’écrier : « Plût au ciel qu’il me fût possible de sortir de moi ! » pareillement M. France n’espère pas sortir de la caverne ; il n’en a pas non plus le désir. Néanmoins, M. France ne considère pas que le procès de Lemaître et le sien se puissent réunir ou confondre : « M. Lemaître se dédouble avec une facilité merveilleuse... Sa critique, indulgente jusque dans l’ironie, est, à la bien prendre, assez objective ; et si, quand il a tout dit, il ajoute : Que sais-je ? n’est-ce pas gentillesse philosophique ? » Assurément ! Lemaître sait très bien ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas ; il a confiance que ses « impressions » ne sont pas des lubies : et il juge à la rigueur les écrits dont il parle. Et M. France ? Également. A la vérité, ces deux critiques, et d’autres qui ont eu la même inclination vers le scepticisme, à les croire, l’on cherche leur scepticisme et l’on remarque leurs jugemens, si nets, le zèle de leur admiration, leur sévérité quelquefois. Ni La Harpe ni Geoffroy, ni les critiques les mieux pourvus d’une doctrine, il me semble, n’ont traité avec plus de rudesse un de leurs contemporains que Lemaître l’auteur du Maître de Forges et de la Grande Marnière. Le même auteur, M. France ne l’a pas traité plus doucement. Lemaître dit : « J’ai coutume d’entretenir mes lecteurs de sujets littéraires ; qu’ils veuillent bien m’excuser si je leur parle aujourd’hui des romans de M. Georges Ohnet... » Et il avertit ses lecteurs de ne prendre pas ces « bronzes de commerce » pour des œuvres d’art. M. France a intitulé « Hors de la littérature » le chapitre qu’n accorde ou qu’il inflige à Volonté, du même auteur ; et la conclusion : « Les romans de M. Georges Ohnet sont exactement, dans l’ordre littéraire, ce que sont dans l’ordre plastique les têtes de cire des coiffeurs. » Voilà les jugemens de ces deux sceptiques ! Et « que sais-je ? » Ils savaient, ce jour-là. Même, leur entrain dogmatique les empêchait d’examiner les circonstances atténuantes et de reconnaître à l’auteur de Serge Panine ce don qui manque à de meilleurs écrivains, le don de raconter... Qu’importe ? et ce n’est pas de la littérature !... Je le veux bien Mais ils néglige aient de songer que divers romanciers, autour d’eux, méritaient le même coup de massue accablante : certaines renommées ont flori et se sont épanouies, grâce à la patience de ces juges, qui les ont épargnées par hasard, comme il y eut quelque hasard dans le terrible choix qu’ils ont fait de M. Georges Ohnet. Ni La Harpe ni Geoffroy ne montrent moins d’hésitation dans leur critique habituelle, ni Ferdinand Brunetière n’a été plus impitoyable jamais que M. France qui, sur Emile Zola, prononce un tel verdict : « Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés. » Après cela, M, France a l’air un peu de plaisanter, quand il écrit : « Je ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manœuvrer les machines à battre dans lesquelles d’habiles gens mettent la moisson littéraire pour en séparer le grain de la balle. » Mais si, mais si, la machine à battre a battu, bien battu !

Dans la préface de son tome quatrième, l’auteur de la Vie littéraire retourne à condamner les prétentions dogmatiques de la cri- tique. Vous argumentez ? Malheureux ! oubliez-vous les vanités du raisonnement ? Par le raisonnement, Zénon d’Élée a démontré que la flèche qui vole est immobile : « on pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu’à vrai dire ce soit plus malaisé. » Mais vous possédez une esthétique ? « L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On veut l’appuyer sur l’éthique. Mais il n’y a pas d’éthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie... » A défaut de biologie, pour fonder une sociologie, sur laquelle vous appuieriez une éthique, et puis une esthétique, vous parlez de tradition, de consentement universel ? « Il n’y en a pas... »

Royer-Collard, il me semble, disait qu’on ne fait point au scepticisme sa part. C’est qu’il ne se connaissait point en scepticisme. La difficulté n’est pas du tout de limiter le scepticisme : les moins adroits y réussissent le mieux du monde. La difficulté serait plutôt de mener le scepticisme un peu loin : les plus habiles n’y parviennent pas. Les plus habiles sont partis en badinant ; et vous les voyez encore sur la route, quand ils ne badinent plus : ils font signe que oui, ou font signe que non. Regardez leur allure : ce ne sont plus des gens qui baguenaudent. Ils affirment, ou nient. Mais leurs négations valent des affirmations : et le doute s’est évanoui.

A propos du beau livre de Victor Brochard sur les Sceptiques grecs, M. France a consacré des pages délicieuses à Pyrrhon d’Elis. Et Pyrrhon disait qu’on ne doit essayer ni de comprendre, ni de présumer : les sens nous trompent, et la raison. Le doute universel nous invite à la plus tranquille sagesse. On lui demandait : « Pyrrhon, pourquoi donc ne mourez-vous pas ? » Car on se figure, généralement, les sceptiques désespérés. Il répondait : « C’est que la vie et la mort sont tout de même indifférentes. » Un Grec de Byzance lui composa une épitaphe ; car il mourut cependant : « Es-tu mort, Pyrrhon ? — Je ne sais pas. » Dans l’incertitude, il vécut de cette manière : « Sur les bords charmans du Pénée, vallée fleurie où les nymphes viennent le soir danser en chœur, il mena l’existence d’un saint homme. Il tenait ménage avec sa sœur Philista, qui était sage-femme. C’est lui qui portait à vendre la volaille et les cochons de lait au marché de la ville et nettoyait les meubles... » S’il lui restait un peu de loisir, il enseignait sa philosophie, qui était qu’il faut se garder d’avoir aucune opinion sur le bien ni sur le mal. Et pourquoi ? Mais afin d’éviter « les causes de trouble. » Car il ne doutait pas que la tranquillité de l’âme est préférable à son inquiétude. En outre, il n’hésitait pas à pratiquer le bien et vivait « pieusement. » Sa sainte vie « le rendit vénérable à ses concitoyens, qui relevèrent au sacerdoce ; il remplit les fonctions de grand-prêtre avec exactitude et décence, comme un homme qui respectait les dieux de la République. »

Je ne dis pas que le scepticisme de M. France l’ait mené au sacerdoce. Mais il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, beaucoup plus d’affirmations et de négations qu’il n’en faut pour exercer très dignement une magistrature dans la République ; et, cette magistrature, il l’a exercée, dans la république des lettres, avec autant d’autorité que de grâce. Accueillons cette confidence : « J’ai regardé, je l’avoue, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots d’une stérilité formidable : Je doute. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir. Si l’on doute, il faut se taire ; car, quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et, puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes... » Merveilleuse puissance des mots, et leur magie ou leur malignité ! La relativité des choses et la succession des phénomènes : les mots et les idées ont l’air de trembler et, tremblans, de composer la périlleuse formule de l’irrésolution. Mais la relativité des choses et la succession des phénomènes sont les faits positifs sur lesquels reposent toute science et tout dogmatisme.

Il n’y a pas de biologie, pas de sociologie, pas d’éthique ni d’esthétique ? Et « l’achèvement des sciences n’a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l’œuvre est une prophétie ? » Et, quand l’une des sciences, qui ne seront jamais réunies pour former ensemble cette inconnue que nous avons l’imprudence d’appeler déjà la Science, aura commencé de prendre tournure, « notre planète sera bien vieille et touchera au terme de ses destins ; » le soleil aura perdu sa chaleur et les hommes, retirés au fond des mines, brûleront les derniers morceaux de houille ? Mais, provisoirement, il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, une philosophie de M. France, et dont je voudrais indiquer les principaux articles. C’est d’abord la négation, — laissons le doute, — la négation nette et à peu près catégorique du surnaturel ou religieux ou métaphysique : les métaphysiques ne sont pas moins aventureuses que les religions et leur mensonge ne vaut pas mieux. La réalité nous échappe ; et nous vivons parmi les apparences. Le monde n’est pas le même pour nous et, par exemple, pour une mouche qui le voit avec son œil « à facettes ; » l’idée de la nature n’est pas la même dans l’esprit de l’homme et dans le cerveau « rude et simple » d’un orang-outang. Qu’importe ? Vous perdez votre temps à vous demander si la réalité de la nature ou du monde est plus fidèlement représentée par les moyens qu’ont à leur disposition la mouche, l’homme ou l’orang-outang. La réalité de la nature ou du monde est pour nous comme si elle n’était pas : supprimons-la. Cette suppression n’a pas de conséquence : « En fait, réalités et apparences, c’est tout un. » Logés dans un petit canton de l’univers, emprisonnés dans « la caverne, » les hommes n’ont de souci judicieux que d’améliorer leur sort. C’est à quoi leur servent les sciences, l’industrie et les arts. Et les religions ? Elles attristent l’homme : c’est leur condamnation. Je ne vois pas, dans la philosophie de M. France, telle que la Vie littéraire la présente, un principe qui ait plus de force dialectique et impérieuse que son horreur de la souffrance : horreur naturelle, spontanée, et plus ardente à la réflexion ; sentiment où il y a de la mollesse et puis de la bonté. Nous endurons la vie ; elle ne nous épargne pas et nous est ennemie : tâchons de la rendre moins méchante et ne commettons pas le crime horrible de l’aider à nous être plus tourmentante. Nous ne savons rien de rien, ni le commencement ni la fin, ni le secret du moment où nous sommes : et peut-être n’y a-t-il rien à savoir et probablement n’y a-t-il pas de secret d’aucune espèce à découvrir. Mais nous constatons que nous avons plaisir ou peine : et malheur à qui augmente la peine, et bénédictions à qui augmente le plaisir. C’est l’épicurisme ? C’est lui, n’en doutez pas. La sagesse de M. France ne va point au paradis, et ne vient pas du paradis terrestre : il l’a cueillie dans le jardin d’Épicure. Il est parmi nous un philosophe de l’antiquité païenne. Il l’est sans effort et, j’allais dire, naïvement. Il parle quelquefois de sa « candeur» et de son « ingénuité. » Comme, d’autre part, il semble très avisé, l’on se méfie d’une ingénuité si savante et d’une candeur avertie. Pourtant, il a, — mais avec d’autres vertus, — un peu de l’innocence qu’il voudrait avoir. Il est, en quelque sorte, à l’égard du christianisme, comme s’il ne s’en était pas aperçu. Et, si l’on en doute, qu’on relise, au quatrième tome de la Vie littéraire, le chapitre de Pascal : « Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal ; il n’en fut jamais de plus misérable… Il faut prendre garde d’abord que cet homme prodigieux était un malade et un halluciné… Et, si l’on songe que ce malade était le fils d’un homme qui croyait aux sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était lugubre ; elle lui inspirait l’horreur de la nature et en fit l’ennemi de lui-même et du genre humain… L’excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles… Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait les leçons qu’il donnait ; mais ces leçons ne sont-elles pas littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison ?… » Etc. Voilà Pascal ? Oui : tel à peu près que l’imagine ou l’apprécie, avec une loyauté parfaite, un épicurien d’Athènes ou de Rome, soudain ressuscité en notre temps et qui, dès son arrivée, n’est pas au fait d’une angoisse, d’une logique et d’une consolation nouvelles.

Seulement, ce philosophe païen de l’antiquité, le christianisme et les divers systèmes de pensée que la métaphysique en a tirés depuis un millier d’années sont, en somme, tout ce qu’il méconnaît du travail que les siècles ont accompli depuis Epicure et Lucrèce et jusqu’à nos jours. Il est moderne et l’est extrêmement. À bien considérer la suite de l’histoire humaine, il croit découvrir qu’à travers les âges, la vie humaine tend à quelque adoucissement et, autant dire, à quelque amélioration. Il croit, — ou, avant ces quatre dernières années, croyait, — que l’humanité, d’âge en âge, s’éloigne de la barbarie. Je ne dis pas qu’il ait un grand espoir que les pauvres mortels passent jamais leur peu de jours dans une béatitude sans tache . Il est pessimiste, comme le sont, parmi les hommes du progrès, les plus fins et qui ont soin de se ménager des aubaines plutôt que des déceptions. Mais il est un homme de progrès : sa qualité de philosophe antique ne le rend pas réactionnaire. Il a même l’usage habituel de ne pas juger une idée, entre celles de son époque, sans consulter l’avenir : « Pas plus que vous, je ne suis sûr de la bonté de tel système et, comme vous, je vois qu’il est en opposition avec les mœurs de mon temps ; mais qui me garantit la bonté de ces mœurs ? Qui me dit que le système, en désaccord avec notre morale, ne s’accordera pas un jour avec une morale supérieure ?... Les idées de la veille font les mœurs du lendemain... Elles élaborent obscurément une morale qui n’est point faite pour nous, mais qui semblera peut-être un jour plus heureuse et plus intelligente que la nôtre... Rien ne semble plus immoral que la morale de l’avenir : nous ne sommes point les juges de l’avenir... » Et c’est ici, je crois, que se glisse l’imprudence, ou la chimère, dans la philosophie de M. France. Nous ne sommes pas les juges de l’avenir : nous ne le devinons pas. Mais que faisons-nous, si nous prenons pour notre juge cet avenir que nous ignorons ? Nous ne le prenons pas pour juge : cependant, nos idées nous deviennent incertaines, et moins aimables, si nous craignons que l’avenir ne veuille pas les approuver. Et c’est dommage ; car nous avons à vivre en notre temps et avec nos idées. M. Charles Maurras a fait un livre intitulé : Quand les Français ne s’aimaient pas. Le titre n’est qu’à moitié bon, parce qu’il prête à l’amphibologie : l’on est tenté de songer aux querelles qui, parfois, ont animé les Français les uns contre les autres. Mais le livre est excellent, qui blâme une époque où les Français avaient perdu le goût de la chose française : « Ils ne pouvaient rien souffrir qui fût de leurs mains, ni de la main de leurs ancêtres, livres, tableaux, statues, édifices, philosophie, sciences. Cette ingratitude pour leur patrie était si farouche qu’un étranger a pu dire que leur histoire semblait écrite par leurs propres ennemis. Ni les arts, ni les lettres, ni les idées ne trouvaient grâce, à moins de venir d’autre part... » Il y a, pareillement, des siècles qui ne s’aiment pas. Ils ne sont pas contens d’eux-mêmes. Ils sont plus contens d’eux-mêmes que du passé : mais ils n’aiment que l’avenir. Une doctrine a, de nos jours, étrangement favorisé ce malaise, la doctrine de l’évolution, selon laquelle certaines formes politiques, certaines croyances et des coutumes sont mortes une fois, sont ensevelies sous la poudre des âges comme certains fossiles sous les couches des terrains tertiaire ou quaternaire. En vertu des lois évolutives, à leur invitation flatteuse, on va, pour ainsi parler, de l’avant. Continuer la courbe de ce progrès, la suivre et bientôt la prolonger, la mener loin, quelle tentation ! La mener loin, jusqu’à un avenir qu’on aménage très joliment et qu’on pare de ses prédilections, jusqu’à un avenir illusoire ; s’installer dans cet avenir ou, en d’autres termes, s’installer dans le néant ; juger de là tout le reste ; considérer le passé comme de la mort accomplie et le présent comme de la mort qui se fait ; et, à cet avenir qu’on invente, attribuer une immortalité intangible ; révérer en lui l’absolu, qui ne tolère ni doute ni rébellion : voilà le caractère d’un siècle qui ne s’aime pas et le prélude périlleux des erreurs principales, d’où l’on revient las et blessé. Peut-être conviendrait-il de ne pas négliger ces remarques, si l’on avait à examiner la philosophie politique de M. France. Mais j’ai seulement affaire à sa philosophie générale, et dans la mesure où dépend d’elle sa critique de la littérature.

Il est à noter, d’ailleurs, que, si la politique de M. France a le plus vif élan vers l’avenir, son opinion littéraire procède avec beaucoup plus de précaution ; et, comme il a dans la littérature sa compétence la meilleure et sa maîtrise incontestée, peut-être n’est-ce pas en littérature qu’il a tort. En littérature, il n’encourage pas à tout hasard les novateurs. Les symbolistes et les décadens, qui lui offraient leurs vers de maintes syllabes et de syllabes sans nombre, l’ont déconcerté. Il leur répondait : « Voilà des vers faux. » Il ne songeait pas : « Le vers faux d’aujourd’hui sera le vers juste d’après-demain. » Les symbolistes et les décadens lui présentaient leurs poèmes ténébreux ; il ne disait pas : « Les ténèbres d’aujourd’hui seront après-demain la clarté. » Il avouait qu’à ce galimatias bizarre il ne comprenait rien. Et il se souvenait d’avoir écrit : « J’aime mieux sentir que comprendre ; » mais, à toute cette poésie énigmatique, il ne sentait rien. Plusieurs symbolistes pourtant furent de véritables poètes et qui s’avisaient d’une nouvelle musique de la pensée. M. Charles Morice tâchait de leur gagner la sympathie de M. France ; mais lui : « Oh ! que je voudrais être en communion avec la littérature nouvelle, en sympathie avec les œuvres futures ! Je voudrais pouvoir célébrer les vers et les proses des décadens. Je voudrais me joindre aux plus hardis impressionnistes, combattre avec eux et pour eux. Mais ce serait combattre dans les ténèbres, car je ne vois goutte à ces vers et à ces proses-là ; et vous savez qu’Ajax lui-même, le plus brave des Grecs qui furent devant Troie, demandait à Zeus de combattre et de périr en plein jour. » M. Maurice Spronck, dans ses Artistes littéraires, exposait la théorie de l’audition colorée, afin que le Traité du verbe de M. René Ghil ne fût pas tout inintelligible. M. France lisait tout cela et savait bien ce qu’on pensait lui démontrer : que « l’audition colorée détermine, dans les esprits doués pour l’art et la poésie, un nouveau sens, esthétique, auquel répond la poétique de la nouvelle école. » Mais l’aptitude à l’audition colorée lui paraissait « une névrose ; » et, les jeunes poètes, il les appelait « des malades. » La courtoisie l’engageait à citer sur-le-champ cet apophtegme de Jules Soury : « Santé et maladie sont de vaines entités. » Il préférait néanmoins la santé ; en fait de littérature, il ne s’attendait pas que, de la maladie, sortît jamais un bel avenir : il n’avait pas d’impatience.

Mais où l’on voit que sa critique littéraire dépend de sa philosophie générale, c’est à son idée, pour ainsi dire, épicurienne aussi de la littérature ; idée qu’il a souvent exprimée, en termes ravissans et persuasifs. Il ne veut pas que la littérature le tracasse ou l’ennuie ; il ne veut pas que la littérature oublie d’être ce qu’elle doit être, un divertissement et un jeu, un art. Il veut qu’elle embellisse l’existence ; il l’a veut belle. Et c’est la raison pour laquelle il condamne le naturalisme : « Tout l’effort immense des civilisations aboutit à l’embellissement de la vie. Le naturalisme est bien inhumain : car il défait ce travail de l’humanité entière. Il arrache les parures, il déchire les voiles ; il humilie la chair qui triomphait en se spiritualisant ; il nous ramène à la barbarie primitive, à la bestialité des cavernes et des cités lacustres. » Le réalisme d’un Zola, M. France le déteste ; et il adore l’idéalisme de George Sand, plus généralement l’idéalisme. La recherche de la vérité dans les arts et dans la littérature est un principe d’où l’on est parti, le plus souvent, pour de regrettables erreurs. En outre, M. France ne croit pas à la découverte possible de la vérité. Alors, dit-il, réjouissez-vous ; car vous devez à votre inévitable ignorance un précieux cadeau, la liberté : vous êtes libres d’imaginer le monde à votre guise. Aucune représentation de la réalité n’est la réalité, ni ne la donne : « Pourquoi ne pas rechercher et goûter de préférence les figures de grâce, de beauté et d’amour ? Songe pour songe, pourquoi ne pas choisir les plus aimables ? C’est ce que faisaient les Grecs. Ils adoraient la beauté ; la laideur, au contraire, leur semblait impie... » La beauté, dans la littérature, est surtout une qualité de la pensée. Et la pensée tient sa beauté des qualités qui rendent beaux les paysages, les horizons, le ciel : c’est la sérénité, c’est la clarté pure et limpide. Or, un tel idéal de pensée et d’art vient de l’antiquité grecque et, par l’intermédiaire de Rome, il s’est répandu dans l’univers. Il a fait jusqu’à nous un chemin périlleux parmi les barbares. Il n’a pas converti à sa douce religion tous les barbares, mais il a finalement échappé à leurs entreprises. Du reste, il est toujours menacé : il réclame de ses fidèles un soin constant. C’est le « génie latin : » goûtez-le et protégez-le.

Sous le titre du Génie latin, M. France a réuni quinze études qui vont du roman de Daphnis et Chloé au poète Albert Glatigny, en passant par la reine de Navarre, Paul Scarron, La Fontaine, Molière, Jean Racine, Alain-René Le Sage, l’abbé Prévost, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Xavier de Maistre, Benjamin Constant, Sainte-Beuve. Et, bien entendu, ce ne sont pas là toutes les étapes du génie latin : ce sont quelques momens du bel itinéraire et, le long de la route, quelques reposoirs où le dévot d’une rêverie ancienne et vivante s’est plu à porter l’ornement votif des couronnes et des guirlandes. Et il a inscrit cette dédicace, l’année d’avant la dernière invasion des barbares : « C’est un acte de foi et d’amour pour cette tradition grecque et latine, toute de sagesse et de beauté, hors de laquelle il n’est qu’erreur et que trouble. Les anciens, toujours vivans, nous enseignent encore. » Ils nous enseignent encore ; et nous avons à enseigner le genre humain : cette admirable mission, Rome qui l’avait reçue d’Athènes l’a confiée à la France. Le génie latin, c’est le génie français qui le préserve. Et saura-t-il à jamais le préserver ? Cette inquiétude est sensible, en maints endroits de la Vie littéraire. Ou laissera-t-il éteindre « la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps ? » Le service de la France nous serait déjà commandé par notre haine des ténèbres : c’est le service de la lumière.

Et le devoir de la critique est la défense du génie latin dans la littérature française. M. France n’y a point manqué. Si l’on regarde ses jugemens, — il a beau dire qu’il ne juge pas, il juge ou bien il avoue qu’il aime ou n’aime pas un livre, — ses jugemens ne sont pas capricieux et dérivent tous de la même idée ou d’un sentiment pareil : ce qu’il aime est de nature latine et française ; il n’aime pas ce qui offense et il repousse énergiquement ce qui hasarderait le génie de notre nation latine et française. Il tremble pour le parfait trésor dont nous avons reçu l’héritage et la garde. S’il parcourt l’histoire, il tremble aux aventures qui ont été le plus dangereuses. Et la Révolution faillit tout détruire : il se félicite de croire qu’elle a été une Renaissance. Il étudie avec une sollicitude infinie les âmes qui ont subi la formidable épreuve et qui ont dû sauter d’un monde aboli dans un autre, portant un peu du trésor ; elles sont sauvées, les voici, et il les accueille : « De pareilles âmes, — un Boufflers, une Sabran, — de pareilles âmes à la fois frivoles et fortes, ironiques et tendres, ne pouvaient être produites que par une longue culture. Le vieux catholicisme et la jeune philosophie, la féodalité mourante et la liberté naissante ont contribué à les former avec leurs piquans contrastes et leur riche diversité. Ces êtres fiers et charmans ne pouvaient naître qu’en France et au XVIIIe siècle. Bien des choses sont mortes en eux, bien des choses bonnes et utiles sans doute : ils ont perdu notamment la foi et le respect dans le vieil idéal des hommes. Mais aussi que de choses commencent en eux et par eux, qui nous sont infiniment précieuses, je veux dire l’esprit de tolérance, le sentiment profond des droits de la personne, l’instinct de la liberté humaine ! » Au lieu de s’anéantir dans la tourmente, le génie français y a pris des forces nouvelles, pour de nouvelles destinées : il continue sa durée glorieuse et bienfaisante. Mais évitons le risque de telles tribulations. M. France conjure les écrivains de n’être pas novateurs ; s’ils le sont malgré eux, on leur pardonnera : veuillent-ils surtout l’être « le moins possible ! » Le critique de la Vie littéraire est pieusement conservateur : il sait le prix adorable de la merveille à conserver.

M. France souhaite aussi que la critique littéraire, afin de mieux remplir son rôle, n’oublie pas qu’elle est de la littérature et doit posséder les agréables vertus d’un art si charmant. Il la veut aimable et destinée au plaisir du lecteur. Il cite volontiers et il approuve une objection de Henry Laujol à Flaubert : « Son malheur vint de ce qu’il s’obstinait à voir dans la littérature, non la meilleure servante de l’homme, mais on ne sait quel cruel Moloch, avide d’holocaustes. » La littérature ne doit pas être ce Moloch ; et la critique littéraire ne doit pas être ce Moloch. Il la veut amicalement unie à la littérature, et non pas un tribunal où comparaît la littérature, mais une compagne indulgente et sage, dont les avertissemens sont écoutés, les exemples suivis, et l’une des muses entre la poésie, l’histoire et la philosophie ou, si le mot vous effraye, la méditation. L’une des muses, et fille de l’imagination comme les autres muses. Il l’appelle « une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux. » Il a écrit : « Je la tiens pour le signe honorable d’une société docte, tolérante et polie ; je la tiens pour un des plus nobles rameaux dont se décore, dans l’arrière-saison, l’arbre chenu des lettre^. » Il l’a honorée ainsi, avec un zèle gracieux, et avec cette gaieté pensive qui est le tour qu’il donne le plus volontiers au génie latin florissant chez nous, et avec ce perpétuel bonheur delà perfection qui lui est aisée et comme naturelle dans l’arrangement, qu’on dirait fortuit, des syllabes et des idées.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le Génie latin, « nouvelle édition, revue par l’auteur » (Calmann-Lévy. Du même auteur, La Vie littéraire, quatre volumes (même éditeur).