Revue littéraire - Lieu-commun sur l’invention

Revue littéraire - Lieu-commun sur l’invention
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 446-457).
REVUE LITTERAIRE

LIEU-COMMUN SUR L’INVENTION

Il y a des querelles, soi-disant littéraires, où toute la question, de quelque belles phrases qu’on l’habille, n’est manifestement que d’une vanité blessée, quand encore elle n’est pas, purement et simplement, d’un intérêt lésé. Mais il y en a quelques-unes aussi, par bonheur, de loin en loin, qui enveloppent une question de principe; et si tel n’est pas tout à fait, tel devrait être au moins le cas de la récente querelle de l’auteur de la Fiammina contre l’auteur d’Odette.

Les faits sont assez connus. Il y a six semaines, sur la scène du Vaudeville, M. Victorien Sardou donnait une pièce, qui réussissait : M. Mario Uchard prétendait y reconnaître son bien, et, par-devant l’opinion, réclamait sa part du succès. Voilà tout le débat. On regrettera vivement que M. Mario Uchard l’ait cru devoir porter, si ce qu’on dit est vrai, devant les tribunaux, qui, dans l’espèce, n’ayant rien à voir, n’auront aussi rien à trancher. Trois magistrats en robe, s’ils sont hommes d’esprit, allégueront leur incompétence, et ne retiendront de la cause que ce qui leur en appartient, comme à tout le monde, quand ils ont une fois déposé la robe et qu’ils ne jugent plus à titre de magistrats. Mais ce qu’on regrettera plus vivement encore, c’est que M. Victorien Sardou n’ait pas pris plus hardiment lui-même en main sa propre cause. Car il avait une belle occasion d’en finir avec cette puérile et vaine accusation de plagiat, que les ennemis de sa manière (ou peut-être aussi de la continuité de ses succès, depuis tantôt vingt ans, ne manquent pas de renouveler à l’apparition de chacune de ses pièces. Et ne valait-il pas bien la peine de montrer à l’opinion l’une de ses plus singulières méprises, qui est de mettre l’invention, au théâtre comme dans le roman, là justement où elle n’est pas, ni ne sera jamais ?

C’est qu’en vérité ce mot d’invention, par une mauvaise fortune qu’aussi bien il partage presque avec tous les mots de la langue littéraire, est des plus généraux qu’il se puisse, et, partant, des plus vagues. On a bientôt dit d’un artiste qu’il manque d’invention, comme d’un écrivain qu’il manque de style, et les autres ont l’air de vous entendre, et l’on croit que l’on s’entend soi-même; mais ce que c’est que le style et ce que c’est que l’invention, voilà ce qu’il est moins vite fait de dire, et de dire avec précision. Essayez cependant de presser un peu les mots, non pas même de les définir, et vous vous apercevrez que sans doute vous parliez, et l’on vous répondait, mais on ne se comprenait qu’à la condition de ne pas s’expliquer et d’enfermer chacun là-dessous les idées les plus contradictoires. Ceux qui croient, par exemple, avoir tout dit, et prononcé sans appel, quand ils ont déclaré d’une œuvre, qu’elle est de convention, ne réfléchissent pas qu’il n’y a d’art et de littérature qu’à condition de certaines conventions, et que, par conséquent, s’il est une convention ridicule, c’est de commencer par inscrire à l’entrée de l’école qu’on les violera toutes. Ainsi, ceux qui mettent l’invention (et c’est presque tout le monde aujourd’hui) dans la faculté de trouver du nouveau, ne font pas attention que, si par hasard l’invention consistait à ce peu de chose, ils ne citeraient presque pas un grand nom, dans l’histoire de la littérature ou de l’art, qu’il ne fallût déposséder de sa gloire deux ou trois fois séculaire pour y substituer quelque précurseur obscur, à bon droit oublié. C’est, en passant, le secret de l’admiration déréglée que notre temps affecte pour les primitifs de l’art ou de la littérature. Mais je soutiens contre eux, en écartant d’ici toute autre forme d’art et m’en tenant au théâtre seul, que quiconque a voulu mettre à la scène un sujet entièrement nouveau n’en a jamais tiré qu’un demi chef-d’œuvre, parfois; et le plus souvent, si grand qu’il fût d’ailleurs, une œuvre au-dessous du médiocre. Connaissez-vous les premières comédies ou tragi-comédies de celui qui devait être un jour le grand Corneille? Parcourez au moins Clitandre, et n’en communiquez votre avis à personne : c’est une marque de respect et de piété que vous devez à l’auteur de Polyeucte. Mais ayez-vous lu ses dernières tragédies? C’est la rage d’inventer, et d’inventer en faisant du nouveau, qui l’a positivement perdu. La nature elle-même, dans cette longue élaboration des formes qu’elle poursuit à travers les siècles, n’atteint pas tout à coup la perfection de ses ouvrages. C’est ainsi qu’au théâtre il semble que la nouveauté défie l’habileté de l’artiste et que, si savante que soit la main de l’ouvrier aucune matière ne se laisse d’abord, et du premier coup, façonner en chef-d’œuvre. Je ne veux apporter en exemple aucune de ces œuvres secondaires dont on pourrait discuter l’originalité. Mais voyez comme les grands poètes semblent avoir choisi, de préférence à toutes les autres, ces matières en quelque sorte usées, rebattues, et comme avilies par un long service, pour y exercer souverainement leurs reprises ! Était-elle assez banale, avait-elle assez traîné de bouche en bouche, la Véridique histoire de l’horrible crime et de l’épouvantable punition du docteur Faust, lorsque Goethe la jugea digne de lui fournir son chef-d’œuvre? Encore si ce n’avait été qu’une légende, une de ces légendes que l’on conte le soir, au village, sous le manteau de la cheminée, quand le vent fait rage au dehors! mais le drame en était sorti depuis déjà longtemps; et, sur les théâtres de marionnettes, dans toutes les foires d’Allemagne, les paysans, mêlés au populaire des villes, avaient entendu le nécromant contracter avec Méphistophélès son pacte diabolique. Un Français l’avait traduite, un Anglais l’avait mise à la scène, et la critique allemande n’a pas sauvé de l’oubli moins de huit ou dix versions de ce Docteur Faust, célèbre dans le monde entier : c’est ici le titre de la pièce telle qu’on la jouait probablement encore sur les tréteaux de Strasbourg, dans le temps même que Goethe y étudiait.

Ce que le poète a fait d’emprunts hardis à la légende et au drame populaire, on le sait, et lui-même n’a jamais eu la faiblesse de le vouloir dissimuler. Quiconque ne s’arrêtera pas à quelques différences légères est d’abord en droit de dire que l’allure générale du sujet est demeurée dans le poème de Goethe ce qu’elle était depuis cent cinquante ou deux cents ans dans la pièce de marionnettes. Goethe était en effet guidé par un trop profond instinct des lois de l’invention poétique pour ne pas sentir qu’il n’avait pas le droit de dénaturer ou d’altérer seulement le sens de la légende. Il n’y a que les municipalités modernes pour nettoyer un monument gothique et le dépouiller de cette couleur la plus magique de toutes, qui est la couleur du temps. Mais, outre l’allure générale, ce sont les incidens particuliers aussi, quelques-uns mêmes de ceux, comme on l’a dit, « où brille sa plus poétique et plus incontestable originalité, » qui rappellent de près les incidens accoutumés du Faust populaire. Goethe n’a pas inventé le monologue de Faust, au début de la première partie du drame : il l’a pris tout indiqué dans celui que l’on voudra des Faust-marionnette. Goethe n’a pas inventé la scène où le naïf écolier vient consulter Méphistophélès déguisé sous la robe et la barbe de Faust : elle est manifestement en germe dans le Faust d’Augsbourg. Goethe n’a pas inventé la scène de la taverne d’Auerbach, et si l’esprit fort du Faust de Cologne ne s’appelle pas Altmayer, il n’en est pas moins échaudé par l’artifice de Méphistophélès, comme dans le Faust du poète. Il est même assez curieux de noter que, si Goethe ne le foudroie pas, comme dans le Faust de Cologne, c’est qu’il a mieux aimé retourner du drame jusqu’à la légende et visiblement mettre en scène le passage que voici : « Lors il leur fit venir sur la table une vigne avec ses grappes de raisin, dont un chacun prit sa part. Il commanda puis après de prendre un couteau, de le mettre à la racine comme s’ils eussent voulu couper, néanmoins ils n’en purent pas venir à bout... Lors ils s’arrêtèrent tous et se tinrent l’un l’autre par le nez et un couteau dessus. Quand donc puis après ils voulurent, ils purent couper les grappes. » Faut-il continuer l’énumération? Goethe n’a pas inventé la scène du Brocken ; elle est déjà dans plusieurs des pièces populaires: on cite notamment la version de Strasbourg. Goethe n’a pas inventé l’apparition de Faust et de Méphistophélès à la cour de l’empereur: elle était d’autant plus connue qu’elle présentait aux montreurs de marionnettes l’occasion d’égayer de quelques tours de magie blanche l’émouvante représentation. Goethe enfin n’a pas inventé cette évocation d’Hélène, dont l’acte, dans la seconde partie de Faust, marque, comme l’on sait, le point culminant de la mystique du poème : Hélène figure dans toutes les versions du drame populaire; elle figure déjà dans la légende; elle figure enfin a plus belle que la soirée vêtue de la beauté de ses milliers d’étoiles; — plus brillante que Jupiter quand il apparut en flammes à la malheureuse Sémélé; — plus adorable que le monarque de la mer dans les bras de la capricieuse Aréthuse, » dans le Faust anglais de Christophe Marlowe[1].

L’originalité de Goethe en est-elle diminuée? Mais au contraire, et c’est ici précisément qu’elle éclate: je ne veux pas dire dans l’ampleur et la richesse de développement qu’il donne aux maigres indications de la légende; je ne veux pas même dire dans ce que, de son propre fonds de poète, il ajoute à ce que le prosaïsme du drame populaire n’avait fait à peine que toucher: je veux dire, et j’ose dire, dans la docilité avec laquelle il se laisse guider aux suggestions du vieux thème; dans la sûreté d’instinct avec laquelle il y sait démêler ce qui ne convenait qu’aux divertissemens forains de ce qui convient à la réalisation d’une grande œuvre; dans cette confiance enfin tout olympienne avec laquelle il emprunte, comme quelqu’un qui sait bien qu’il peut rendre au centuple, et, qu’après tout, donner une forme durable à cette matière, amorphe pour ainsi dire, diffuse et répandue comme à l’état cosmique, c’est là ce qui s’appelle inventer[2].On dira peut-être, ici, qu’en inventant le personnage de Marguerite, dont effectivement il n’y a pas trace dans le drame populaire, ou si faible et si douteuse qu’il est inutile d’en parler, Goethe a déplacé le centre de l’action, modifié dans ses profondeurs l’économie de l’intrigue, et, par conséquent, sur la donnée légendaire, construit un drame tout nouveau. Je n’y veux pas contredire. Car, si par une supposition dont je supplie qu’on me pardonne l’impiété, j’enlève de Faust, pour un instant, le personnage de Marguerite, je vois bien que le poème garde toute sa valeur épique, philosophique, symbolique, mais il ne, faut pas douter qu’il ne perdît le meilleur de sa valeur dramatique. Admettons donc qu’il y ait, par la seule création de Marguerite, non-seulement renouvellement, mais, au vrai, transformation du vieux drame, et dans le sens tout à fait étroit du mot, une part certaine d’invention. Cherchons donc un autre exemple, et après avoir consulté Goethe, consultons maintenant Molière.

Ce fut « un grand et habile picoreur, » ou du moins, il en eut en son temps la réputation. Et, de fait, relever, dans sa prose ou dans ses vers, tout ce qu’il s’est permis, avec une liberté souveraine, d’imitations, de traductions, d’emprunts, c’est ce qu’on ne saurait faire au courant de la plume, tant il faut convenir que les endroits sont nombreux, et tant aussi les citations seraient longues. Et puis ne serait-ce pas trop abaisser la question? Ceux là mêmes qui réduisent l’invention à cet art subalterne de machiner des combinaisons uniques oseraient-ils bien disputer à Molière le droit de faire passer telle scène entière du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, dans ses Fourberies de Scapin, ou même, jusque dans son Avare, tout un long monologue des Esprits, de Pierre Larivey? Mais nous, qui ne renfermons pas l’invention dans ces bornes étroites, nous félicitons Cyrano de Bergerac et Pierre Larivey de l’honneur qu’il a plu à Molière de leur faire. Car enfin n’est-il pas vrai qu’ils ne vous sont connus pour avoir eu des « idées de monologue, » ou des « idées de scène, » qu’autant que l’autre a bien voulu s’en apercevoir, et nous l’apprendre en les leur dérobant? Laissons donc ce détail. Laissons aussi de côté telle et telle grande pièce, l’Étourdi, par exemple, ou encore l’Amphitryon; ce sont imitations trop ouvertement déclarées, et la démonstration nous serait trop facile. On peut noter au passage que le vers de Molière n’a peut-être jamais été plus joyeux, plus retentissant, plus sonore que dans l’Étourdi, ni jamais plus plein, plus libre, plus élégant que dans l’Amphitryon. Et c’est bien une manière, en effet, de renouveler un sujet, et qui, peut-être, n’est pas à la portée de tout le monde. Il ne reste pourtant pas moins que l’Amphitryon, conçu dans les données de la comédie latine, et l’Étourdi, dessiné sur le plan de la comédie italienne, auraient ce tort, pour aujourd’hui, de n’être pas assez approchés de la vie réelle, assez voisins, si je puis dire, de l’humanité de tous les temps et de tous les lieux. Il me semble que l’Ecole des femmes échappe à ce reproche.

Je n’irai pas rechercher l’origine de l’École des femmes dans les Facétieuses Nuits de Straparole ou dans le Pecorone de Ser Giovanni. On le pourrait et on l’a fait. Mais, comme le remarque M. Paul Mesnard, si l’on veut voir le fond de l’Ecole des femmes dans l’aventure « d’un amant qui prend pour confident son rival même et n’en réussit pas moins à le tromper, » alors, il n’y a plus de raison pour ne pas remonter jusqu’au bon Hérodote, et lui-même, d’où tient-il l’histoire du roi Candaule? Ajoutez que, lorsque Molière fait tant que d’emprunter, il emprunte plus délibérément : c’est à Scarron qu’il a pris le vrai sujet de l’École des femmes.

Combien y a-t-il de lecteurs qui connaissent les Nouvelles tragi-comiques du joyeux paralytique? Cependant, la première, au moins, a joué d’un singulier bonheur. Beaumarchais en a repris le titre, qu’il a rendu fameux (c’est la Précaution inutile) ; quelque chose même en a passé jusque dans le Mariage de Figaro. Sedaine en a tiré la Gageure imprévue : il eût mieux fait de l’y laisser. Molière enfin y a trouvé le sujet de l’École des femmes. Et le sujet, remarquez-le bien, non pas dans sa généralité vague et dans sa moralité banale, définie par Scarron lui-même, à savoir ; « que sans le bon sens la vertu ne peut être parfaite, » et qu’une « sotte ne peut être honnête femme sans le secours d’autrui; » mais le sujet tout construit, et la machine tout échafaudée, de telle sorte que la poussée s’exerce précisément aux mêmes points dans la fort médiocre nouvelle de Scarron, mal venue, confuse, invraisemblable, souvent grossière, et le chef-d’œuvre de Molière. L’élément comique, d’abord, est le même dans l’Ècole des femmes et dans la Précaution inutile (je veux dire la nouvelle de Scarron, car, comme la comédie de Beaumarchais est encore une version du même thème, on pourrait s’y tromper) et cet élément n’est autre que l’ironique persistance avec laquelle leurs mesures les mieux prises et leurs ruses les mieux ourdies se retournent contre le dom Pèdre de Scarron et l’Arnolphe de Molière. Les ressorts de l’intrigue y sont les mêmes aussi : l’éducation de la jeune fille,

Dans un petit couvent, loin de toute pratique ;


autour d’elle (ce sont les termes de Scarron) « les valets les plus sots » et « les servantes les plus sottes; » le voyage de dom Pèdre et l’absence d’Arnolphe ; le gentilhomme qui passe et repasse sous les fenêtres de la maison; la vieille entremetteuse; le naïf récit que la Laure de Scarron et l’Agnès de Molière font elles-mêmes de leur aventure : tout était déjà dans la nouvelle de ce que nous retrouvons de la comédie. Mais la ressemblance va plus loin, et il n’est pas jusqu’à quelques-uns des traits les plus heureux de Molière qui ne soient dans Scarron. Tel est le discours de dom Pèdre à sa femme : « Il se mit dans une chaise, fit tenir sa femme debout, et lui dit ces paroles : Vous êtes ma femme, dont j’espère que j’aurai sujet de louer Dieu tant que nous vivrons ensemble. Mettez-vous bien dans l’esprit ce que je m’en vais vous dire, et l’observez exactement, de peur d’offenser Dieu et de peur de me déplaire. » (Voyez l’Ecole des femmes, acte III. scène II.) Tel est encore le discours de la vieille : « La vieille lui prit les mains, lui disant qu’elle allait redonner la vie à ce pauvre gentilhomme qu’elle avait laissé demi-mort. — Et pourquoi ? s’écria Laure tout effrayée. — C’est vous qui l’avez tué, lui dit la fausse vieille. ». (Voyez l’École des femmes, acte II, scène IV.) Tel est encore l’aveu de Laure à dom Pèdre, quand elle lui dépeint son gentilhomme « si beau et si bien fait, qu’il sera ravi de le voir. » (Voyez l’École des femmes, acte II, scène IV), et bien d’autres détails encore que nous croyons pouvoir nous dispenser de signaler[3].

On se récriera qu’il y a autre chose dans la comédie de Molière. Certainement, il y a autre chose ; et, en premier lieu, Molière, dont ce grotesque de Scarron est aussi loin qu’un simple bouffon le puisse être de celui que Garrick, je crois, appelait « le dieu de la comédie. » Scarron, réaliste et romanesque à la fois, romanesque jusqu’à l’invraisemblance par le fond de l’histoire, et réaliste jusqu’à la grossièreté par le choix des détails, a gâté son sujet, faute de le comprendre. La nouvelle est presque aussi ennuyeuse à lire que la comédie amusante à voir jouer.

C’est que Molière, et sans parler de ce don de gaîté saine et robuste dont la franchise emporte tout dans le torrent du rire, a renouvelé d’un seul coup tout le sujet, rien qu’en en dégageant la leçon qu’il contient, bien simple et profonde, qui est qu’on ne force pas la nature. Voulez-vous maintenant voir, clairement, toute l’importance de la leçon? Après l’École des femmes, relisez cet autre chef-d’œuvre, le Barbier de Séville, imité de si près que les mêmes situations y ramènent les mêmes mots. S’il vous suggère cependant la plus légère velléité de réflexion philosophique, je n’ai plus rien à dire, et je consens que ce soit une duperie de mesurer la valeur des œuvres de la littérature et de l’art sur ce qu’elles enferment de sens et de moralité. Défions-nous des formules, à la bonne heure ! mais cependant n’en ayons pas peur. Nulle sorte de pédantisme n’est bonne, et c’en serait assurément une. Amusons-nous de Beaumarchais, mais profitons de Molière. Charmante et spirituelle Rosine, vous n’êtes sous votre costume espagnol que la plus espiègle, la plus exquise et la plus délicieusement rouée des pupilles qui jamais se soient jouées d’un vilain et méchant jaloux de tuteur. Mais vous, Agnès, sous votre robe grise de pensionnaire, avec votre air de n’y toucher pas, si forte de votre ignorance, plus forte encore de votre égoïsme, ô petit cœur de pierre ! n’êtes-vous pas le vivant symbole des révoltes de la nature contre la main qui veut la comprimer, et l’éternelle dérision de ceux qui ne savent pas voir qu’on ne la réforme qu’en s’y conformant ?

On le voit, s’il y avait dans le Faust de Goethe identité d’apparence avec le Faust populaire, mais après tout différence, et différence assez profonde encore, d’architecture intérieure ; ici, dans la comédie de Molière et dans la nouvelle de Scarron, c’est bien la même ordonnance, et ce sont bien, à n’en pouvoir disputer, les mêmes fondations. Si donc l’invention est là où on la prétend mettre, ce n’est pas l’École des femmes, c’est la Précaution inutile qui est l’œuvre originale. Quelqu’un s’avisera-t-il, par hasard, de le soutenir ? Mais prenez bien garde, en ce cas, où vous allez aboutir. Je vous avertis du danger. Vous allez nier d’abord le style, vous allez nier ensuite le droit d’imiter la nature et de copier la vie, vous allez enfin nier la pensée. Un dernier exemple le prouvera sans réplique. Il est d’ailleurs un nom dont l’autorité nous ferait faute si nous ne montrions qu’il en est de Shakspeare comme de Molière et comme de Goethe, ou plutôt que la part d’invention subalterne est moindre encore dans Roméo et Juliette, par exemple, que dans l’École des femmes, et surtout que dans Faust. Il va sans dire que si Molière était un picoreur, aux yeux de ses contemporains, Shakspeare, aux yeux des siens, n’était qu’une « corneille parée des plumes d’autrui. » Ce drame d’amour n’est peut-être pas le chef-d’œuvre de Shakspeare ; je ne sais même si ce n’est pas l’un de ceux où l’on pourrait signaler le plus de taches légères et de graves défauts ; il n’en est pas moins, après cela, le parangon des drames d’amour. Et il a pour nous cet avantage qu’au lieu d’être emprunté, comme la comédie de Molière et l’épopée de Goethe, à des œuvres d’une exécution si grossière qu’en regard de ce qui en est sorti elles sont en vérité comme si elles n’existaient pas, on n’a pas encore décidé laquelle est la meilleure des deux nouvelles italiennes d’où Shakspeare a tiré Roméo et Juliette.

On fait honneur de l’invention de l’histoire des amans de Vérone à un vieux conteur italien, Masuccio de Salerne, qui joindrait ainsi cette gloire à celle d’avoir inventé (j’avais oublié de le dire), la nouvelle d’où Ser Giovanni d’abord, et Straparole ensuite, ont tiré la prétendue première version de l’École des femmes. Mais, dans ce récit du XVe siècle, M. Émile Montégut, que nous suivons ici pas à pas ne retrouve que la partie « purement mélodramatique » du sujet, le fait divers tel quel, réduit à la combinaison des événemens successifs qui fourniront le squelette du drame. Cinquante ans plus tard, un gentilhomme vénitien, Luigi da Porto, s’en empare à son tour, ou peut-être, car la vie ne laisse pas d’être fertile en événemens identiques. « ayant beaucoup vu le monde, » la tragédie s’est-elle renouvelée sous ses yeux. La scène est maintenant dans Vérone. Le Mariotto de Masuccio s’appelle désormais Roméo, sa Gianozza s’appelle Juliette. Voilà les deux amans non-seulement nés, mais baptisés. Quelques années s’écoulent encore, un religieux dominicain, Matteo Bandello, qui nous appartient quelque peu comme évêque d’Agen, dans un recueil de nouvelles si libres, ou même si licencieuses que le traducteur français, un jour, s’arrêtera pris de remords, quoique laïque, devant l’énormité de ces gaillardises épiscopales, y revient enfin, lui troisième, pour en tirer « un chef-d’œuvre qui peut se lire avec admiration même après le drame de Shakspeare. »

Tout y est à cette fois. Shakspeare n’inventera pas l’entrevue des deux amans au bal des Capulets ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le personnage du frère Laurent ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la querelle sanglante qui force Roméo à s’exiler de Vérone ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la résolution que prend Capulet de marier sa fille ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le stratagème du trompeur et fatal sommeil de Juliette ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le retour précipité de Roméo dans Vérone, à la fausse nouvelle de la mort de Juliette ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la scène au tombeau de Juliette et de l’empoisonnement hâtif de Roméo ; elle est dans Bandello. Shakspeare enfin n’inventera pas son dénoûment ; s’il n’est pas dans Bandello, il est dans l’adaptation de Pierre Boisteau, le traducteur français des nouvelles de Bandello. Et pour que rien ne manque à la démonstration, Shakspeare n’inventera même pas le personnage de la nourrice ; l’honneur, et ce n’en est pas un médiocre, en revient encore au traducteur français. Il ne sera pas indiffèrent d’ajouter que trente ou trente-cinq ans environ avant le drame, un poète anglais avait mis en vers la nouvelle de Bandello, avec les modifications, de Boisteau. La part « d’invention brute, » comme dit M. Montégut, se réduit donc à deux choses : Shakspeare a créé le personnage de Mercutio et inventé « la soudaineté de la passion des deux amans, le coup de foudre de la première minute. » Il est vrai que c’est justement ce qui ne s’invente pas sans génie[4].

On pourrait multiplier les exemples et des genres les plus différens. Voulez-vous des comédies ? Voici la Mégère domptée, remaniement d’une pièce antérieure, elle-même imitée d’Arioste. Aimez-vous mieux une Tragi-comédie ? Voici Troïlus et Cressida, que Shakspeare a prise dans Chaucer et que Chaucer avait empruntée de Boccace? Préférez-vous peut-être une tragédie? Voici Macbeth, où Shakspeare a suivi le chroniqueur avec autant de fidélité que de génie. Et, pour achever, voici le drame des drames, Hamlet, dont on a pu soutenir que, si le principal personnage était l’énigmatique méditatif que l’on sait au lieu d’être le héros vigoureux qu’il devrait être, c’est que le sujet du drame « avait été transmis à Shakspeare par un dramaturge inférieur[5]. » Ce n’est pas à nous de discuter ce problème, mais que c’en soit un, comme aussi, dans le même ordre d’idées, qu’il soit passé presque en méthode, et pour toutes les pièces de Shakspeare, ou presque toutes, de chercher la pièce antérieure d’où la sienne serait tirée, que veut-on de plus significatif? qui prouve plus péremptoirement le peu que serait l’invention réduite à ce que l’on a coutume d’entendre vulgairement sous ce mot? et d’où l’on puisse plus légitimement conclure que l’invention est en quelque sorte partout, excepté où on la met d’ordinaire?

C’est que les hommes sont les hommes; c’est que les passions ne changent pas avec le millésime du siècle; c’est que la vie quotidienne, avec une monotonie désespérante, reproduit sans se lasser les mêmes combinaisons: — tant d’assassins, chaque année, tant de parjures, tant d’adultères, tant de victimes d’amour; et tant qui périssent par le poignard, tant qui meurent par le poison, tant qui se noient, tant qui se pendent ; — c’est que vouloir sortir de ces combinaisons, c’est vouloir sortir du cercle tracé à l’imagination par la nature et par la vérité; c’est que, si quelqu’un, auteur dramatique, poète ou romancier, n’a pas tiré de ces combinaisons tout ce qu’elles contenaient de gaîté comique, d’émotion romanesque, ou d’horreur tragique, il m’est toujours loisible de refaire ce que l’on a mal fait, et si l’on a bien fait, de prétendre encore mieux faire; c’est enfin que, si quelqu’un a par hasard inventé la situation la plus propre à démontrer pathétiquement ou plaisamment la thèse que je veux soutenir, ou les traits qui donneront aux figures que j’ai conçues le relief et le modelé de la vie, ou les moyens qui m’adresseront plus directement au but que je me propose d’atteindre, j’ai le droit de les lui reprendre et j’en ai le droit absolu. Si les monteurs de marionnettes ont imaginé d’ouvrir leur Faust par ce monologue immortel, irai-je donc sottement décapiter mon drame de peur que l’on m’accuse de les avoir imités? Si Scarron, presque sans le vouloir et à coup sûr sans le savoir, a inventé, ou peut-être observé sur le vif, les traits qui marqueront le plus profondément la persistante infortune d’Arnolphe et l’inaltérable innocence d’Agnès, m’interdirai-je d’écrire l’École des femmes, de peur que Trissotin ou Vadius me reproche d’avoir copié Scarron? Et si Bandello, si son adaptateur français, si son traducteur anglais, ont déjà supérieurement traité la légende tragique des amans de Vérone, lorsqu’il suffit, comme le dit si bien M. Montégut, « d’ajouter des ailes » à leur prose pour en faire sortir ce drame de l’amour, l’y laisserai-je enveloppé? Mais, ce qu’à Dieu ne plaise, et vous ne le voudriez pas! car vous sentez bien que c’est ici la véritable ou plutôt la seule invention. C’est à Goethe que l’on fait honneur de Faust, et non pas à Widmann; à Molière de l’École des femmes, et non pas à Scarron; à Shakspeare de Roméo et Juliette, et non pas même à Bandello. Qu’importe la bordure? C’est le sujet qu’on y met. Qu’importe le sujet? C’est la manière dont on le traite. Qu’importe enfin même la manière? C’est la main dont elle porte témoignage et la pensée surtout qui conduit cette main. Inventer, c’est, comme Shakspeare, élever le fait divers et l’accident quotidien, la chronique et l’histoire jusqu’à la dignité de la tragédie; c’est, comme Molière, dégager d’un conte gaulois ce qu’il enferme quelquefois d’expérience de l’homme et de la vie ; ou c’est encore, comme Goethe, discerner sous les voiles d’une légende populaire ce qu’elle enveloppe de sens métaphysique ; c’est mettre la poésie où il n’y avait que le mélodrame, la psychologie où il n’y avait que des faits, la métaphysique enfin où il n’y avait que de la fable et du merveilleux. Le reste n’est rien et n’a jamais compté ni ne comptera dans la littérature ou dans l’art.

Ramenons maintenant, et brusquement, le lecteur à son point de départ. De quoi se plaint M. Uchard? De ce que le sujet d’Odette est le même que celui de la Fiammina? Il a senti tout le premier qu’il ne pouvait pas pousser jusque-là la nouveauté de ses prétentions. De ce que les ressorts de l’action sont les mêmes dans Odette et dans la Fiammina? C’est une question, une question à examiner, mais de l’examen de laquelle nous nous dispenserons pourtant, car, de quelque façon qu’on la résolve, M. Mario Uchard n’a pas plus de droits sur son idée de pièce que sur l’idée de sa pièce. A moins peut-être qu’il ne fasse dire en justice que Molière est un larron de gloire, et prononcer par arrêt de la cour que l’admiration publique, égarée depuis tantôt trois cents ans sur le nom de Shakspeare, se reportera désormais sur les noms injustement oubliés d’Hollinsheed et de Saxo Grammaticus. Il lui plaît encore d’ajouter, si je l’entends bien, que l’émotion serait procurée par les mêmes moyens dans Odette et dans la Fiammina. Mais en est-il bien sûr? Est-il certain de ne pas se tromper quand il croit voir la poussée dans Odette aux mêmes points qu’elle s’exerce dans la Fiammina ? A-t-il bien le droit de sacrifier si délibérément la part d’invention de l’autre, et de ne retenir de ces quatre actes que trois scènes, où il veut voir toute la pièce? Et que sait-il si M. Sardou, tout au rebours, et le public avec M. Sardou, n’a pas vu précisément la pièce dans les parties qu’il commence par en élaguer ainsi? Parties mortes, dira-t-il, et de superfétation pure, qui s’appliquent extérieurement à l’intrigue, mais ne la modifient pas, qui ne servent pas à l’action, mais plutôt l’éparpillent, et qui divisent enfin l’attention que le premier principe de l’esthétique du drame serait de concentrer. A quoi l’on pourrait répondre, sur la question de fait, que combattre en ordre dispersé, c’est si peu combattre en masses profondes que c’en est précisément le contraire. Et sur la question de principe... J’attendrai pour toucher la question de principe que l’on m’ait bien voulu montrer de quoi la scène des portraits sert à l’action du Misanthrope et par quel lien nécessaire le monologue du cinquième acte se rattache à l’intrigue du Mariage de Figaro.

Quelle est au surplus la valeur du drame de M. Sardou? Je n’en sais rien, je veux l’ignorer, comme je néglige la valeur du drame de M. Uchard. S’il faut dire toute la vérité, je ne crois pas que ces quatre actes ajoutent grand’chose à la réputation de M. Sardou. Mais c’est sur un autre terrain que la discussion s’est d’abord placée. Il s’agissait de savoir, — ce sont à peu près les termes de M. Uchard, — si les auteurs de l’avenir exerceraient ce qu’il appelle une espèce de pachalik sur l’œuvre de leurs prédécesseurs. Je crois avoir montré par d’illustres exemples qu’il en serait de l’avenir comme du passé, à peu près inévitablement. Non, rien ici, dans le domaine de l’art et de la littérature, n’appartient à personne; tout est à tous; et nul, pas même son inventeur, n’est le propriétaire d’une situation dramatique. On ne prend pas de brevets d’invention en littérature, et il n’y a pas en art de premier occupant des idées. Je vais plus loin. C’est seulement quand les idées se sont comme chargées de plus de sens, à mesure qu’un plus grand nombre de siècles y reconnaissent l’expression de la nature et de la vérité, qu’elles deviennent véritablement dignes d’être mises en œuvre.

Sic alid ex alio nunquam desistet oriri.


La condition même de l’invention dans les arts, c’est le droit pour chacun de considérer comme son légitime héritage tout ce qu’il trouve de trésors entassés dans le patrimoine des générations antérieures; d’y reprendre, par conséquent, pour en user comme il lui plaira, ce qu’il juge à sa convenance; et de croire qu’il n’a d’autre obligation envers le public, envers lui-même, envers l’art que d’y mettre sa marque personnelle. Elle y est toujours quand l’artiste est sincère. Il ne reste plus qu’à expliquer ce que c’est que la sincérité dans l’art.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez, pour le développement de tout ce que nous nous contentons ici d’indiquer : François-Victor Hugo, le Faust anglais de Marlowe, Paris, 1858, Lévy ; Charles Magnin, Histoire des marionnettes, Paris, 1862, Lévy, un excellent livre, trop rarement cité; et surtout G. von Lœper, Faust, mit Einleitung und erläuternden Anmerkungen, 2 vol., Berlin, 1879, Hempel
  2. Voyez, pour le développement de tout ce que nous nous contentons ici d’indiquer : François-Victor Hugo, le Faust anglais de Marlowe, Paris, 1858, Lévy ; Charles Magnin, Histoire des marionnettes, Paris, 1862, Lévy, un excellent livre, trop rarement cité; et surtout G. von Lœper, Faust, mit Einleitung und erläuternden Anmerkungen, 2 vol., Berlin, 1879, Hempel
  3. Consultez, sur tous ces points, dans la collection des Grands Écrivains de la France, le tome III du Molière, de M. Paul Mesnard ; le Molière de M. Louis Moland, qu’on réédite en ce moment même, et un récent ouvrage de M. R. Mabrenholtz: Molière’s Leben und Werke, Heilbronn, 1881, Henninger.
  4. Voyez sur cette question : the Works of William Shakspeare, édition de M. Howard Staunton. t. I ; Londres, 1860, Routledge ; il y a d’intéressantes citations du vieux poème anglais ; Œuvres complètes de Shakspeare, traduites par M. Émile Montégut, t. IX, Paris, 1872, Hachette, et la réédition toute récente du livre de M. Mézières, Shakspeare, ses œuvres et ses critiques, Paris, 1882 ; Hachette.
  5. Voyez sur ce point l’intéressant volume de M. Th. Reinach, Hamlet. Texte et traduction ; Paris, 1880, Hachette.