Revue littéraire - Les romans de Mme de Staël

Revue littéraire - Les romans de Mme de Staël
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 682-697).
REVUE LITTERAIRE

LES ROMANS DE MME DE STAÊL

I. Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, par M. George Pellissier. Paris, 1889 ; Hachette. — II. Histoire littéraire de la Suisse française, par M. Philippe Godet. Paria, 1890 ; Fischbacher. — III. Mme de Staël et son temps, par lady Blennerhassett, traduit de l’allemand par M. Auguste Dietrich. Paris, 1890 ; Westhausser.

On parle ou on reparle beaucoup de Mme de Staël depuis quelque temps. M. Merlet, il y a de cela sept ou huit ans, lui avait fait, dans son Tableau de la littérature française sous le premier empire, la place éminente et considérable à laquelle elle a droit. M. Emile Faguet, ici même, il y a moins de trois ans, étudiait et définissait à son tour, — avec quelle pénétration et avec quel bonheur d’expression, nos lecteurs s’en souviennent, — « la pensée littéraire, politique et philosophique » de l’auteur de l’Allemagne et des Considérations sur la révolution française. M. George Pellissier, plus récemment encore, lui consacrait un des meilleurs chapitres de son Mouvement littéraire au XIXe siècle. C’est ce que faisait également, dans son intéressante Histoire littéraire de la Suisse française. Philippe Godet, qui ne trouvait d’ailleurs, pour protester contre la manière dont il parlait de Mme de Staël, que le seul M. Chantavoine. — Inconnu comme poète, et méconnu comme critique, M. Chantavoine, du Journal des Débats, reprochait, je crois, à Mme de Staël d’avoir manqué « d’idées ; » ce qui semble indiquer que M. Chantavoine en a beaucoup lui-même, quoique d’abord il n’y paraisse point. — Enfin, il y a quelques jours, M. Auguste Dietrich nous donnait la traduction du grand ouvrage de lady Blennerhassett sur Madame de Staël et son temps, trois forts volumes, un peu compacts, un peu confus aussi, qui sont une histoire de la révolution française et de l’empire presque autant que de la vie et des œuvres de Mme de Staël, mais que nous ne saurions passer sous silence, d’abord parce qu’ils sont pleins de choses, et puis, et surtout parce que quiconque parlera désormais de Mme de Staël ne pourra se dispenser d’y recourir.

Je n’ai jamais eu l’occasion de dire ce que je pensais des idées politiques de Mme de Staël, et, au surplus, je ne l’ai point cherchée. Si je voulais un jour le dire, je me contenterais de développer une seule phrase de Delphine : « Cette révolution, que beaucoup d’attentats ont malheureusement soufflée, — Delphine est de 1802, et l’action en est datée de 1791, — sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France. S’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse, mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui l’ont amenée. » N’est-ce pas peut-être ce que l’auteur des Origines de la France contemporaine a trop souvent oublié, comme aussi celui de l’Allemagne au temps de la réforme, M. Jean Janssen ? La liberté se paie, comme la gloire ; et ses victoires, comme celles des champs de bataille, se sont toujours achetées chèrement. Pour le rôle que Mme de Staël a joué dans le renouvellement de la critique, l’ayant indiqué déjà plusieurs fois, comme lady Blennerhassett a bien voulu s’en souvenir, on me permettra de n’y point revenir aujourd’hui. Mais ce sont les romans de Mme de Staël, c’est Delphine et c’est Corinne qu’il me semble qu’on a quelquefois négligé d’étudier d’assez près dans cette révision de son œuvre ; et c’est de Corinne et de Delphine que je voudrais parler. Comme dans l’histoire de la critique, ou, pour mieux dire, des idées critiques, Mme de Staël a sa place dans l’histoire du roman, entre Rousseau et George. Sand ; Delphine a la sienne entre Julie d’Étanges et Valentine de Raimbault. Oswald même entre Saint-Preux et Bénédict ; et c’est cette place, que je voudrais essayer de préciser.

Disons-le tout d’abord, et convenons-en de bonne grâce : si l’on ne lit plus guère aujourd’hui les romans de Mme de Staël, c’est qu’ils ont, contre eux d’être mal écrits. « Il sortit de cette chambre où, pour la dernière fois peut-être, il s’était senti aimé comme la destinée n’en offre pas un second exemple, » ou encore : « Il se rappela tout ce que, lady Edgermond avait pu dire de la légèreté de Corinne, et il entra, dans le sens de l’inimitié contre elle. » Ces sortes de phrases, vagues et flottantes en leurs contours, dont le sens inachevé laisse toujours au lecteur quelque chose à suppléer ou à compléter, abondent, dans les romans, et d’ailleurs un peu partout dans la prose de, Mme de Staël. En passant de la phrase déclamatoire et tendue, mais éloquente aussi, forte et nombreuse, de la Nouvelle Héloïse, à la phrase de Delphine ou de Corinne, on éprouve une pénible surprise ; et il semble qu’en moins d’un demi-siècle l’art d’écrire se soit perdu. Mais, de la phrase de Corinne ou de Delphine, lorsque l’on passe à la phrase abondante, limpide et harmonieuse, d’Indiana et de Valentine, on respire, et l’on dirait d’un souffle venu de la plaine ou des bois pour rafraîchir et pour renouveler l’air factice des salons. Mme de Staël, née en 1766, morte en 1817, a vécu dans le temps de la langue où, — Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre mis à part, — on a peut-être le plus mal écrit depuis tantôt quatre ou cinq cents ans, beaucoup plus mal, d’une façon beaucoup plus lâche et beaucoup plus improvisée qu’on n’écrit de nos jours. Pourquoi faut-il, après cela, que ses romans fassent la chaîne entre ceux de Rousseau et ceux de George Sand : Rousseau, l’un de nos grands écrivains, et George Sand, dont le style enchanteur a, pendant quarante ans, aveuglé ses admirateurs sur le caractère plus que romanesque, si je puis ainsi dire, de la plupart de ses fictions ? J’ai trouvé pourtant des phrases bien étranges dans la première préface d’Indiana.

Resterait à savoir, il est vrai, si la forme, dans le roman ou ailleurs, a toujours toute l’importance que l’on paraît croire ? On peut bien dire, en tout cas, que, depuis plus d’un demi-siècle, les défauts du style de Mme de Staël n’ont pas réussi, ni ne réussiront, je l’espère, à la déclasser. Ou, si l’on veut encore, avec son ami Bonstetten, on répétera que le « sentiment de l’art lui a manqué, » même dans Corinne, surtout dans Corinne, — où, en vérité, l’art n’est conçu que comme un moyen d’embellir la vie mondaine et de diversifier la conversation ; — mais il n’en sera rien de plus ni de moins. C’est qu’en écrivant mal, Mme de Staël pense bien ; c’est qu’elle écrit spirituellement, comme elle devait parler sans doute ; c’est que son esprit excite, éclaire, échauffe ; et c’est enfin que, fussent-ils plus mal écrits encore, ou plus négligemment, ses romans sont et seront toujours des romans intelligens

Quelque influence qu’eût exercée la Nouvelle Héloïse, — dont nous reconnaissons aisément la trace dans les romans de Mme Riccoboni ou de Mme de Charrière, — cependant, comme elle n’était qu’un accident, et un accident unique, dans l’œuvre de Rousseau, les romans, selon l’expression de Voltaire, après comme avant l’Héloïse, avaient continué « d’être méprisés des vrais gens de lettres, » et regardés par eux comme « l’amusement de la jeunesse frivole. » Mme de Staël s’en plaint encore dans son Essai sur les fictions. « L’art d’écrire des romans n’a point la réputation qu’il mérite, y dit-elle, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions en ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde. » Elle cherchait alors comment, par quels moyens on pourrait relever l’art d’écrire les romans de cette espèce d’infériorité ; et, s’inspirant de Rousseau, — dont on peut dire que l’une des innovations fécondes est d’avoir rendu le roman capable de porter la pensée, — elle proposait d’en étendre et d’en diversifier les sujets. « On regarde les romans, disait-elle, comme uniquement consacrés à peindre l’amour, la plus violente, la plus universelle, la plus vraie de toutes les passions… Mais l’ambition, l’orgueil, l’avarice, la vanité, pourraient être l’objet principal de fictions dont les incidens seraient plus neufs et les situations aussi variées que celles qui naissent de l’amour… Que de beautés ne pourrait-on pas trouver dans le Lovelace des ambitieux ! Quels développemens philosophiques, si l’on s’attachait à approfondir, à analyser toutes les passions, comme l’amour l’a été dans les romans ! » C’est le programme que devait remplir un jour Balzac ; — et il est bien vrai que Mme de Staël, après l’avoir indiqué, ne l’a pas elle-même suivi, mais enfin elle a le mérite et l’honneur de l’avoir indiqué.

Quant à le suivre, ou pour essayer seulement de le réaliser, elle était bien trop de son sexe et de son temps. Je ne parle point ici de ses premiers essais, d’Adélaïde et Théodore, ou de l’Histoire de Pauline ; mais Delphine et Corinne, comme aussi bien René, comme Oberman, comme Adolphe, comme Indiana, sont des romans lyriques, dont la flamme de l’amour est l’aliment intérieur, et surtout dont l’auteur vit lui-même la vie de ses personnages, n’a pas la force encore de se détacher d’eux, ne les conçoit que par rapport à lui, ne les anime enfin que de ses propres sentimens. Il n’y a pas d’indiscrétion à le redire aujourd’hui, puisqu’au lendemain de la mort de Mme de Staël, c’est Mme Necker de Saussure qui le disait déjà : « Corinne est l’idéal de Mme de Staël, Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. » On dirait mieux encore : Corinne, c’est toute son intelligence, et Delphine, c’est toute sa sensibilité. Je laisse d’ailleurs à ceux pour qui ce genre de recherches peut avoir quelque attrait le soin de soulever les masques, et de reconnaître Talleyrand, par exemple, sous les traits de Mme de Vernon, ou Benjamin Constant sous ceux de M. de Lebensei, — qui seraient, en ce cas, singulièrement flattés.

On ne saurait trop le répéter, en effet : tout au rebours de ce que l’on a l’air aujourd’hui de croire, c’est par là que les romans périssent, par le document humain, par ces allusions ou ces portraits qui n’intéressent plus personne au bout de cinquante ou de cent ans seulement. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous qui vivons en 1890, que Julie d’Etanges ressemble à Mme d’Houdetot, ou que, sous les traits du colonel Delmare, on puisse retrouver ceux du baron Dudevant ? Pour apprécier Delphine ou Corinne, je n’ai pas besoin de savoir ce que Mme de Staël y a mis des secrets de son cœur, ou plutôt, si l’on ne savait pas, si l’on ne sentait pas ce qu’elle y en a mis, étant moins personnels, ses romans seraient moins lyriques ; ils répondraient peut-être mieux à la définition de leur genre ; ils seraient enfin plus vivans, d’une vie moins individuelle et par conséquent plus durable. Est-ce Valentine qui soutient aujourd’hui la réputation de George Sand, ou si c’est le Marquis de Villemer ? et qu’y a-t-il d’Honoré de Balzac dans Eugénie Grandet ou dans le Cousin Pons ? Le roman est avant tout l’imitation de la vie moyenne ; la vérité en est faite surtout de l’intelligence des intérêts ou des sentimens des autres ; et on n’y atteint, comme en tout, le premier rang, qu’à la condition de savoir s’aliéner de soi-même.

A titre de romans lyriques, Delphine et Corinne sont donc dans la pure tradition de la Nouvelle Héloïse. Elles y sont également pour l’invraisemblance et pour la bizarrerie de l’intrigue. Le dénoûment de Corinne a de la grandeur ; mais le premier dénoûment de Delphine était vraiment plus que romanesque, et le second, qui vaut mieux, — celui que Mme de Staël y substitua sur le conseil de ses amis et de la critique, pour ne pas s’entendre accuser d’avoir fait l’apologie du suicide, — est encore bien extravagant. C’est également et toujours du Rousseau, que la promptitude avide et la mobilité avec laquelle Mme de Staël, aussi souvent que l’occasion s’en présente ou s’en laisse entrevoir, s’échappe en digressions toujours ingénieuses, et plus souvent inopportunes, sur la politique, sur la religion ou sur l’art. « Pour dissiper la mélancolie d’Oswald, nous dit à ce propos lady Blennerhassett dans l’analyse qu’elle nous donne de Corinne, Corinne se constitue son guide à travers les trésors artistiques et les ruines de Rome. Elle évoque en sa faveur l’esprit des temps disparus, fait parler les pierres, et raconter leur histoire aux monumens de deux mondes. » Mais nous, aujourd’hui, bien loin d’en faire un mérite à Mme de Staël, c’est ce qui nous déplaît dans Corinne. Le lien est vraiment trop frêle, il est surtout trop artificiel entre ces parties descriptives et la partie romanesque ou psychologique du récit. Et si peut-être, comme nous le croyons, la première qualité du roman est d’en être un, c’est pour cela que, contrairement à l’opinion reçue, nous mettrions presque Delphine au-dessus de Corinne. Enfin, j’oserai dire qu’il n’y a pas jusqu’à la sentimentalité passionnée des héroïnes de Mme de Staël qui ne vienne en droite ligne encore de celle de Saint-Preux et de Julie d’Étanges. Ou plutôt, je le dirais, si, par-dessous tant de ressemblances entre elle et son maître Rousseau, nous ne commencions ici d’entrevoir, dans l’accent même de cette sentimentalité, ce qui fait l’originalité de Mme de Staël dans le roman.

Elle est du monde, voilà ce qui la distingue d’abord du maître qu’elle imite, et, — je pense que la remarque vaut la peine d’en être faite, — voilà ce qui la distingue de Diderot, de Marivaux, de Prévost, de Le Sage, de tous ceux enfin de nos romanciers qui n’ont pas traité d’égal, si je puis ainsi dire, avec les modèles qu’ils copiaient. Depuis l’auteur de la Princesse de Clèves, on n’avait pas vu de romancier qui fût vraiment du monde ; — car je n’y compte point Mme de Tencin ; ni, malgré la splendeur de son nom et la noblesse de sa race, Mlle de La Force. On connaît d’autre part la vie besogneuse et douteuse du pauvre abbé Prévost ; on sait la vie honorable, régulière et rangée, mais obscure et bourgeoise de l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux ; Marivaux seul, au XVIIIe siècle, a fréquenté dans les salons, et non pas en vérité, dans les plus aristocratiques. C’était le ton bourgeois, et assez pesamment bourgeois, qu’il trouvait dans le salon de Mme Geoffrin ; mais dans le salon de Mme de Tencin, c’était le mauvais ton. On s’en aperçoit bien quand on lit le Paysan parvenu, et au besoin quelques endroits choisis de la Vie de Marianne. Mais, au contraire, née dans la richesse, entourée d’adulations précoces dans le salon de sa mère, élevée pour le monde et dans le monde, mariée au baron de Staël, ambassadeur de Suède, et depuis, à Coppet, ayant connu tout ce qu’il y avait alors, non-seulement en France, mais en Europe, d’hommes ou de femmes distingués, Mme de Staël, pour peindre le monde, n’a eu qu’à se souvenir ; et, puisque c’est elle que Delphine, puisque c’est elle que Corinne, elle n’a eu, en faisant son portrait, qu’à l’accompagner de son fond naturel et qu’à le mettre dans sa bordure.

C’est ce qui donne à ses romans, et à Delphine surtout, la valeur ou l’intérêt d’un roman historique. Comment on a vécu dans les années troublées de la révolution, entre 1790 et 1792 ; comment, en pleine guerre civile, et sous la menace toujours prochaine de la guerre étrangère, européenne, universelle, on a cependant continué de causer, et d’intriguer, et d’aimer ; quelles questions, toujours les mêmes, on n’a pas cessé d’agiter dans les conversations mondaines, avec ce que l’inquiétude publique y mêlait de fiévreux, je ne sache guère de documens, de Mémoires ou de Correspondances, qui nous l’apprennent mieux, et comme plus naturellement que la Delphine de Mme de Staël. Avec ses qualités d’observatrice mondaine, Mme de Staël a fixé là, pour nous, ce que l’on appelle un moment de l’histoire de la société française. On ne saurait sans doute l’oublier, dans un temps comme le nôtre, où, si quelques jeunes gens et quelques femmes ne demandent guère au roman que de leur faire « passer une heure ou deux, » il n’y a pas en revanche de défauts que les érudits ou les historiens ne lui pardonnent s’ils y trouvent quelques renseignemens sur « la danse du schall, » ou sur la vie noble, aux environs de 1795, dans une petite ville du Northumberland.

Mais, à un point de vue plus général, ce que ces romans jadis fameux, et toujours célèbres, ont fait entrer pour la première fois dans le domaine du roman, c’est la peinture de « la bonne compagnie. » Toute une classe de la société, la moins nombreuse, mais non pas la moins intéressante à connaître, parce qu’elle est la plus complexe, étant la plus raffinée ; dont les sentimens, dans la tragédie de Racine lui-même, transposés par l’éloignement de la distance et du temps, ne portaient pas avec eux la preuve de leur ressemblance ; toute une aristocratie de la fortune et du nom paraît et se montre à nous presque pour la première fois dans les romans de Mme de Staël. Ce qu’avait fait Rousseau, dans son Saint-Preux, pour le petit bourgeois frondeur, sentimental et ambitieux de 1760, ou Le Sage, entre 1715 et 1730, pour l’aventurier parti d’en bas, qui devenait Gourville, et quand il était plus heureux, Dubois ou Alberoni, Mme de Staël l’a l’ait pour ces aimables femmes et pour ces grands seigneurs, auprès de qui Talleyrand avait si bien senti la subtile « douceur de vivre. » Il est possible que son héros, que Léonce de Mondoville, et Henri de Lebensei, et M. de Valorbe ne vivent pas, au sens où l’on entend le mot ; mais ils ont certainement existé. Je veux dire que Mme de Staël les a connus ; que si leur physionomie manque d’accent et d’individualité, cependant les traits en sont vrais ; et que s’ils ne sont pas ce qu’on appelle des types, on trouve en eux de quoi reconstituer le leur. Les femmes sont plus vivantes, sans l’être autant qu’on le voudrait, — à l’exception de Delphine et de Corinne elles-mêmes, — Mme d’Arbigny ou lady Edgermond dans Corinne, et Mme de Vernon, Mme de Mondoville, Mlle de Ternan, Mlle d’Albémar dans Delphine ; mais comme les hommes, ou plus encore que les hommes, elles sont de leur « monde ; » et ce monde en est un qu’avant Mme de Staël personne encore n’avait peint dans le roman.

Autre qualité, que je ne pense pas qu’on lui dispute. Quoique Mme de Staël ait toujours en écrivant quelque chose de viril, elle est femme, autant qu’on le puisse être, et ses romans sont des biographies de femmes. « Pour la première fois depuis bien longtemps, disait l’autre jour M. Faguet, en parlant de la Julie de Rousseau, une complète biographie féminine était faite dans un roman ; » et n’oublie-t-il pas un peu Marianne et Clarisse ? Mais il a cependant raison. Seulement, c’est le cas ici de nous rappeler qu’une âme humaine n’est jamais entièrement comprise ni connue d’une autre âme ; et qu’au dedans de chacun de nous, il y a toujours pour les autres une irritante, une obscure, une indéchiffrable énigme. J’ai donc des doutes sur la vérité du caractère de Julie d’Étanges, comme j’en ai sur la vérité de celui de Clarisse Harlowe : j’en ai moins sur Delphine, sur Corinne, sur Indiana, sur Valentine, sur Jane Eyre ou sur Hetty Sorel. Je veux dire que je crains toujours que, pour analyser ou pour peindre un caractère de femme, pour écrire surtout « une complète biographie féminine, » il ne soit fâcheux d’être homme. Et, en effet, le serions-nous, si dans un portrait de femme, quand nous en traçons un, nous ne mettions toujours un peu plus de rêve, ou de rancune, que de réalité ? C’est pourquoi, tout en admettant que Clarisse Harlowe et la Nouvelle-Héloïse en aient donné, l’une le signal et l’autre le modèle, ce grand éloge que fait M. Faguet de l’un des mérites éminens et effectifs du romande Rousseau, je lui demande la permission de le transporter aux romans de Mme de Staël. Avec la peinture ou la satire légère, quelquefois même assez vive, des mœurs ou des ridicules du « monde, » c’est Mme de Staël qui la première a tracé dans le roman une complète biographie de femme. Les femmes, jusqu’à elle, n’occupaient dans le roman que la place qu’il plaisait à l’homme de leur donner, objets de ses désirs plutôt que de sa curiosité, rarement étudiées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, mais toujours par rapport à l’homme ; et, comme telles, toujours au second plan, même quand elles avaient l’air de tenir ou de remplir le premier. On sait si depuis, à la suite et sur les traces de Mme de Staël, elles en ont appelé de cette inégalité de traitement !

C’est qu’aussi bien, plus audacieuse en ce point que Rousseau, Mme de Staël, qui ne dissimulait pas aisément sa façon de penser, a posé la première, dans Corinne et dans Delphine, la question qui les intéresse toutes : celle du droit de la femme à vivre pour elle-même. Si elle a le respect de l’institution sociale, Mme de Staël n’en a pas la superstition. Sa politique, c’est le libéralisme, mais sa philosophie c’est l’individualisme. Que la société s’arroge donc le droit de punir chez la femme une supériorité d’esprit qu’elle admire chez l’homme ; que le monde honore en Léonce une indépendance de caractère qu’il condamne en Delphine ; que l’opinion fasse enfin à Corinne, pour être heureuse, une obligation d’anéantir ou d’ensevelir sa personnalité dans l’unique amour d’Oswald, le bon sens de Mme de Staël a pu s’y résigner, mais son cœur, mais la conscience qu’elle avait de sa valeur ont toujours protesté. Là, si je puis ainsi dire, est la clé de ses romans, et là en est la nouveauté. C’est par là, c’est pour cela que Delphine lui a valu, du jour au lendemain, la réputation que ne lui avaient conquise ni ses Lettres sur Jean-Jacques Rousseau, ni le livre sur l’Influence des passions, ni même le livre si curieux, si spirituel, si suggestif, de la Littérature. Ce devait être aussi, cinq ou six ans plus tard, la grande raison, la raison du succès « européen » de Corinne. Et c’est enfin pour cela que Delphine et Corinne, quand on a rabattu ce qu’il faut des éloges des contemporains, demeurent et demeureront longtemps encore des dates dans l’histoire du roman.

On a beaucoup discuté sur l’épigraphe de Delphine, que Mme de Staël a tirée des Mélanges de Mme Necker, sa mère : « Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’y soumettre ; » et Vinet lui-même, je ne sais comment, ne semble pas l’avoir très bien comprise. Il ne veut pas qu’un homme fasse en quelque sorte état de « braver » constamment l’opinion, mais il n’admet pas non plus qu’une femme doive toujours s’y « soumettre ; » et, assurément, de la façon qu’il l’entend, c’est le discours de la sagesse et du bon sens mêmes. Mais ce que Mme de Staël a voulu dire, et ce que Delphine tend à prouver, — car Mme de Staël n’a pas peur de prouver quelque chose avec ses romans, — c’est peut-être une vérité plus subtile, et aussi de plus de portée. Tandis qu’en effet, à « braver » l’opinion, l’homme ne court habituellement qu’un risque, un seul, qui est de ne pas réussir à en devenir le maître, au contraire, la femme, en ne s’y « soumettant » pas, y joue, elle, sa part de bonheur, et assez communément elle l’y perd. Ou encore, de ne pas ressembler aux autres hommes, comme Rousseau, c’est échanger l’anonymat contre la gloire de la popularité, mais de prétendre se tirer de la foule des autres femmes, comme Mme de Staël, c’est exposer sa réputation à toutes les attaques de la médisance et de la calomnie. Et enfin, tandis que l’opinion pardonne ou passe tout à l’homme, pourvu qu’il réussisse, elle se fait contre la femme une arme de ses succès mêmes. Si c’est bien là, comme je le crois, ce que Mme de Staël a voulu dire avec son épigraphe, la question, on le voit, est tout autre que ne pensait Vinet ; et, sans en avoir l’air d’abord, il faut convenir qu’elle touche au fondement même de la société.

C’est ce que savait bien Mme de Staël, et c’est ce qu’elle a dit en propres termes dans le curieux opuscule intitulé : Quelques réflexions sur le but moral de Delphine. « Il y a dans les caractères d’une franchise remarquable… une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes… Quand il vient à paraître un caractère inconsidérément vrai, il semble que la civilisation en soit troublée, et qu’il n’y ait plus de sécurité pour personne, si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens… Enfin la supériorité de l’esprit et de l’âme suffit à elle seule pour alarmer la société… La société est constituée pour l’intérêt de la majorité, c’est-à-dire des gens médiocres : lorsque des personnes extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du mal, et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales s’appliquent aux femmes d’une manière bien plus forte : il est convenu qu’elles doivent respecter toutes les barrières et porter tous les jougs. »

Elle expliquait alors la moralité du caractère de sa Delphine ; et elle ajoutait : « Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l’exemple de Delphine : j’ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle… Souvent un homme est méconnu pour ses qualités mêmes : plus souvent une femme est perdue par un sentiment d’autant plus vrai qu’elle était moins maîtresse de le cacher, et celle qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d’accuser le malheur, verra sa considération augmenter par l’impitoyable preuve de sévérité qu’elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres contrastes des jugemens de l’opinion que le roman de Delphine est destiné à faire ressortir. Il dit aux femmes : ne vous fiez pas à vos qualités, à vos agrémens ; si vous ne respectez pas l’opinion, elle vous écrasera. Il dit à la société : ménagez davantage la supériorité de l’esprit et de l’âme ; vous ne savez pas le mal que vous faites et l’injustice que vous commettez quand vous vous laissez aller à votre haine de la supériorité, parce qu’elle ne se soumet pas à toutes vos lois ; vos punitions sont bien disproportionnées à la faute, vous brisez des cœurs, vous renversez des destinées qui auraient fait l’ornement du monde, vous êtes mille fois plus coupable à la source du bien et du mal que ceux que vous condamnez. »

C’est la même thèse encore qu’elle a soutenue dans Corinne, et, bien plutôt que ces descriptions d’art auxquelles il semble que nos pères aient attaché tant de prix, c’est ce qui en fait encore aujourd’hui l’intérêt. Car, de peinture et de sculpture, Mme de Staël, peu sensible aux séductions de la forme ou de la couleur, n’a point parlé en artiste, ni seulement en critique, mais en femme du monde, avec esprit et incompétence, et quand elle en aurait mieux parlé, je me plaindrais toujours de trouver dans un roman un Guide au Capitole ou au musée du Vatican. Mais, si l’on peut préférer comme roman, et si je préfère Delphine, il faut avouer que dans Corinne la question est mieux posée, plus adroitement et plus franchement. Ce sont, en effet, de bien légères imprudences que celles que commet Delphine, et, tout autant que de la liberté de ses allures ou de l’indépendance de son caractère, le malheur de cette jeune veuve est l’œuvre des circonstances, de l’artificieuse amitié de Mme de Vernon, et du sot orgueil de Léonce. Il en est autrement de Corinne. Ce qu’elle paie du prix de son bonheur de femme, c’est bien sa « supériorité, » d’intelligence et de talent. Avec moins de dons, elle eût été plus heureuse. La convention mondaine ou le préjugé social dont elle souffre jusqu’à en mourir, c’est celui qui confine tyranniquement la femme dans l’exercice des vertus domestiques. Et si son Oswald enfin se détourne d’elle, ce n’est point, comme le Léonce de Delphine, par dépit ou par mépris, c’est qu’il craint, en l’obligeant d’abdiquer sa « supériorité, » de faire tôt ou tard leur malheur à tous deux.

Nous touchons ici le fond de la question, et sans doute on en voit l’importance et l’actualité. Tout ce que la société semble avoir fait pour la femme, c’est d’instituer le mariage, et il n’y a pour la femme de considération, de véritable gloire, et de bonheur surtout, que dans le mariage. L’amour même, dans une âme un peu noble, n’en saurait être que l’imitation ; et, pour la gloire, — la gloire du dehors, celle que l’on propose aux hommes comme le but le plus élevé de leurs ambitions, — elle n’est pour la femme, selon la vive expression de Mme de Staël, que « le deuil éclatant du bonheur. » Mais, par hasard, si le génie, si le talent, si la « supériorité intellectuelle et morale » se sont en quelque sorte trompés de sexe ? Si quelque femme, forte de sa valeur, est incapable de mettre son devoir dans « le sacrifice des facultés distinguées qu’elle possède, » et d’expier le tort d’avoir de l’esprit « en menant précisément la même vie que ceux qui en manquent ? » Ou si enfin, considérant que « les grandes pensées, les sentimens généreux, sont dans le monde la dette de ceux qui sont capables de l’acquitter, » elle veut vivre, et, comme l’homme, « se frayer à elle-même sa route d’après son caractère et d’après ses talens, » la société la répudiera-t-elle ? faudra-t-il qu’une telle femme renonce à sa part de bonheur ? et de quel droit lui demandera-t-on, à quel titre, dans quel intérêt, de travailler silencieusement à étouffer en elle tout ce que la nature y avait mis de meilleur, de plus rare, de plus éminent, de plus utile peut-être, — c’est bien l’idée de Mme de Staël, — au progrès futur de la civilisation et de l’humanité ? Corinne a posé la question. Elle est assez difficile pour qu’on ne s’étonne point si Mme de Staël ne l’a pas résolue.

On voit en même temps, — si l’on a vu plus haut, comment et par où les romans de Mme de Staël procédaient de la Nouvelle Héloïse, — comment ils préparent et comment ils annoncent les romans de George Sand. Au lieu de résister à la violence de son « sentiment » pour Léonce, il a suffi que Delphine s’y abandonnât toute pour devenir Indiana ou Valentine ; il a suffi, pour devenir Lélia, que Corinne se mît en révolte ouverte contre les conventions ou les nécessités sociales qu’elle avait impatiemment subies. Ou plutôt encore : ce que les héroïnes de Mme de Staël ne réclamaient qu’au nom de « leur supériorité intellectuelle ou morale, » — et, par conséquent, en un certain sens, au nom de l’intérêt social mieux entendu, — les héroïnes de George Sand le réclameront bientôt du droit de leur passion. La différence est grande, sans doute ; et, de résister, comme Delphine, comme Corinne, qui en meurent, aux entraînemens de la passion, ou, au contraire, de s’y livrer, comme les héroïnes de George Sand, et, pour combattre la tentation, d’y succomber, il semble d’abord que ce ne soit pas la même chose. Mais faisons attention que selon l’esthétique romantique, la passion même, la passion toute seule est à celles qui l’éprouvent un signe ou un témoignage de leur propre supériorité. Dans le roman de George Sand comme dans le théâtre de Dumas ou d’Hugo, les « âmes vulgaires » ne savent pas aimer ; l’amour est comme la foudre, « qui ne tombe pas sur les lieux bas ; » et l’adultère même y a quelque chose d’héroïque et de surhumain. C’est donc bien une espèce de supériorité que d’être capable de passion. Et si nous ajoutons maintenant que les seules preuves que les Corinne, et surtout les Delphine, puissent donner de la supériorité dont elles se vantent en s’en plaignant, c’est la conscience qu’elles en ont, ne reconnaîtra-t-on pas entre elles et les Valentine ou les Indiana la parenté que nous disions ? C’est toujours « l’être faible, chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l’aimez mieux, supprimées par les lois. » C’est « l’amour heurtant son front à tous les obstacles de la civilisation. » C’est toujours la question du droit de la femme ; et la diversité des solutions qu’on en propose ne l’empêche pas d’être toujours la même.

Seulement, et voici la vraie différence, — qui est dans les auteurs plutôt que dans les sujets, — Mme de Staël, en écrivant, n’a jamais oublié qu’elle prenait, comme on dit, charge d’âmes ; et, si je puis user ici de ces grands mots, rien est plus admirable ni même plus touchant, dans ses romans, que l’effort d’une âme généreuse pour empêcher l’individualisme de dégénérer en égoïsme. Il en faut louer d’abord l’étendue et la liberté de son intelligence. En effet, que Corinne ou Delphine s’irritent et s’indignent de l’étroitesse ou de la sévérité des préjugés sociaux dont elles sont les victimes, cependant elles les comprennent ; elles en savent les raisons d’être ; et elles se désolent presque autant d’être elles-mêmes qu’elles se plaignent de la société. Très différentes en ce point des héroïnes du romantisme, et plus vraies, sinon plus naturelles, elles savent « qu’il y aurait de l’inconvénient pour la société en général à ce que le plus grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières très étendues ; » qu’il n’est donc pas étonnant qu’à cet égard « la société redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable ; » et cette science, qui ne leur donne pas celle de la résignation, mêle du moins à leurs plaintes, qui ne vont jamais jusqu’à l’invective, je ne sais quel accent de noblesse et de dignité. C’est comme si nous disions que la passion n’éteint jamais tout à fait en elles les lumières de la réflexion, ou que la violence du sentiment n’y obscurcit jamais complètement la lucidité de l’intelligence. Dans cette lutte qu’elles soutiennent contre les conventions, elles demeurent capables de comprendre que la raison ou la justice ne sont pas tout entières avec elles ; et parce qu’elles le comprennent, leur langage et leur conduite, même quand ils sont le plus personnels, ne sont cependant jamais égoïstes.

Mais ce qu’il faut surtout dire, parce qu’en effet c’est encore dans le roman, comme ailleurs, l’un des mérites originaux de Mme de Staël, elle n’a jamais admis que la littérature se séparât de l’action ni le roman de la morale. « Un roman tel qu’on peut le concevoir, disait-elle dans son Essai sur les fictions, est une des plus belles productions de l’esprit humain, une des plus influentes sur la morale des individus, qui doit ensuite former les mœurs publiques. » Elle ajoutait un peu plus loin : « On peut extraire des bons romans une morale plus pure, plus relevée que d’un ouvrage didactique sur la vertu. Ce dernier genre, ayant plus de sécheresse, est obligé à plus d’indulgence, et les maximes, devant être d’une application plus générale, n’atteignent jamais à cet héroïsme de délicatesse dont il serait raisonnablement impossible de faire un devoir. » C’est ce qu’auraient pu dire comme elle, c’est ce qu’avaient pensé avant elle l’auteur de la Nouvelle Héloïse et celui de Clarisse Harlowe. Avec l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux, dans les premières années du XVIIIe siècle, le roman s’était comme enrichi de la substance même de la comédie de Regnard et de Molière. Avec l’auteur de Cleveland et du Doyen de Killerine, il s’était approprié les moyens consacrés de la tragédie classique. Et si l’on dirait volontiers qu’avec Richardson et Rousseau, c’est à l’éloquence de la chaire qu’il emprunte le sujet de ses prédications, Mme de Staël, à son tour, y fait entrer ce genre d’observations, moins générales et plus subtiles, que s’étaient réservés jusqu’alors ceux qu’on peut appeler nos petits moralistes : un Duclos, un Vauvenargues, un La Bruyère.

Elle a bien senti que ce n’était pas là sa moindre ambition, et que ce ne serait point, si elle réussissait, son moindre mérite ni sa moindre originalité. « Les événemens ne doivent être, dans les romans, que l’occasion de développer les passions du cœur humain… Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer… ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de l’âme, le bonheur ou le malheur de l’existence, ces sentimens que l’on ne dit point parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. » Voilà pour la psychologie ; et voici pour la morale : « Observer le cœur humain, c’est montrer à chaque pas l’Influence de la morale sur la destinée. Il n’y a qu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on a fait… Il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité, vous prospérez longtemps par des moyens condamnables ; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle… C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans, c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentimens, les mystères de notre sort. » Il serait difficile, je crois, d’entendre plus largement l’usage de la morale dans le roman ; — et de mieux définir le roman psychologique.

Or, on remarquera qu’il n’existait point, ou à peine, avant Mme de Staël, et que Marivaux l’avait bien ébauché, mais Marivaux n’avait point fait école. Mettant à part la Nouvelle Héloïse, tous nos romans du XVIIIe siècle sont des satires, comme Gil Blas et comme Candide, à moins que ce ne soient, comme les romans de Prévost, des tissus d’aventures, où ce qu’il peut y avoir d’observation mêlée se cache, et ne se laisse pas aisément découvrir sous l’invraisemblance des événemens qui l’enveloppent. Là même est une des raisons du mépris dédaigneux qu’on a vu que les « vrais gens de lettres » affectaient volontiers pour le roman. Ou le roman n’est qu’à peine un roman, l’intérêt n’en étant fait alors que de la belle humeur ou de l’âpreté de la satire, que de la malice des allusions, ou du bel esprit de l’auteur même, — comme dans Zadig, par exemple, ou dans le Diable boiteux ; — ou bien c’est un roman, mais il n’est pas littéraire, les moyens dont il use pour séduire la curiosité du lecteur étant trop grossiers, l’artifice trop vulgaire, le drame à la fois trop invraisemblable et trop sanglant, — comme dans Cleveland ou comme dans les Mémoires d’un homme de qualité. Quant à imiter fidèlement la vie ; quant à discerner, pour les mettre au jour, les mobiles secrets des actions des hommes ; quant à nous faire avancer dans la connaissance de nous-mêmes ; quant à observer seulement les mœurs de leur temps, c’est le moindre souci de Prévost ou de Voltaire lui-même. Le roman, au XVIIIe siècle, est considéré comme un genre inférieur parce qu’il ne se propose pas d’ambition plus haute que d’amuser le lecteur, parce qu’on n’écrit point de roman quand on veut s’assurer le suffrage des vrais juges, et aussi — pour tout dire — parce qu’il est, en ce temps-là, le refuge et la ressource de tous les gens de lettres besogneux.

Si cette petite raison, bien mesquine sans doute, n’avait pas moins contribué que les autres à faire mépriser ou dédaigner le roman, il ne faudrait pas s’en étonner. Au XVIIIe siècle, comme au XVIIIe, quand on n’était pas capable des grands emplois de la littérature, si je puis ainsi dire, et qu’il fallait vivre cependant de sa plume, on se mettait « aux gages des libraires », — c’était l’expression consacrée, — on compilait des Dictionnaires, on rédigeait des Mémoires apocryphes, ou l’on écrivait des romans. Le Sage lui-même a fait ainsi toute sorte de besognes, le malheureux Prévost toute espèce de métiers ; et encore je ne dis rien d’un Courtilz de Sandras, l’auteur des Mémoires de M. d’Artagnan, ou des fabricateurs de romans indécens et obscènes. Si peut-être on ignorait ce que le XVIIIe siècle en a produit, je ne veux point en donner les titres ni seulement en nommer les auteurs. Mais, naturellement, la déconsidération des auteurs de romans avait rejailli sur le genre lui-même. A peine osait-on s’avouer romancier. Voyez plutôt la façon dont Voltaire parle toujours de son Candide, et lisez la préface de la Nouvelle Héloïse. Parce que les romanciers en général, depuis La Calprenède jusqu’à l’abbé Prévost, n’avaient guère été que des aventuriers de lettres, — ou des aventurières, depuis Mme de Villedieu jusqu’à la plupart de celles dont on trouvera les noms dans la Correspondance de Grimm, — c’était devenu comme une occupation quasi-servile que d’écrire ou plutôt de brocher des romans.

C’est ce qui explique l’intérêt que Mme de Staël, à plus d’une reprise, — dans son Essai sur les fictions, dans la préface de la première édition de Delphine, dans ses Réflexions sur le but moral de Delphine, — semble avoir mis à se justifier d’écrire des romans. En vérité, l’on dirait qu’elle en rougit un peu, comme d’une manie bien singulière pour la femme d’un ambassadeur et pour la fille d’un ministre d’État. Mais, d’un autre côté, comme en en rougissant elle ne les a pas moins écrits et signés, c’est ce qui explique aussi ce que le succès de Delphine, et surtout celui de Corinne, ont fait pour relever d’abord et pour accroître ensuite la dignité du genre. En composant des romans, et des romans à succès, Mme de Staël, presque la première, a égalé le roman, dans les premières années de ce siècle, à la tragédie même, le plus noble de tous les genres ; et, à cet égard, on doit dire que tous les romanciers lui sont quelque peu redevables, jusque dans le temps où nous sommes, du nombre de leurs éditions, de la popularité de leur nom, et de l’honorabilité de leur vie.

Ils lui sont sans doute encore plus redevables, en y mettant ce qu’elle y a mis, d’avoir fait entrer, si l’on peut ainsi dire, le roman dans la littérature. J’entends par là que si, d’ailleurs, Delphine ou Corinne même me paraissent encore assez éloignées de la perfection de leur genre, cependant on peut dire qu’après Corinne et qu’après Delphine le genre est désormais constitué. L’intérêt en est mis où il doit être : dans une imitation de la vie, qui l’explique ou qui l’interprète ; et l’agrément en est fait de ce qui doit le faire : la peinture des caractères, la finesse ou la profondeur de l’observation, et les réflexions qu’ils suggèrent. J’ai tâché de montrer qu’en éveillant l’attention sur la condition sociale de la femme, Mme de Staël avait comme inspiré les romans de George Sand. On a vu plus haut qu’elle avait eu le pressentiment de ce que le roman pourrait devenir un jour entre les mains d’un Balzac. Ou plutôt ne faut-il pas dire qu’elle en indiquait le programme quand elle appelait de ses vœux un « nouveau Richardson » qui, laissant là « ce sentiment si facile à peindre et si aisément intéressant par ce qu’il rappelle aux femmes, » peindrait les autres passions de l’homme ; qui « développerait en entier leurs progrès et leurs conséquences ; » qui ne demanderait enfin son succès « qu’à la vérité des caractères, à la force des contrastes, à l’énergie des situations ? » Et si je rappelle après cela que personne peut-être, pas même Dickens ou George Eliot, n’a mieux parlé qu’elle de « cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux, » ne conviendra-t-on pas qu’étant l’auteur de Delphine et de Corinne, elle a eu de plus l’honneur ou la gloire d’ouvrir au roman contemporain les deux ou trois directions principales entre lesquelles il s’est partagé ?

Je ne veux pas insister sur ce qu’il y a d’autres mérites encore, mais moins personnels et moins originaux, dans les romans de Mme de Staël. Avant de terminer, il me faut cependant rappeler cette abondance de vues et d’idées, souvent paradoxales, mais toujours ingénieuses et toujours amusantes, qui est l’un des traits de son talent, si même elle n’en doit faire la définition. Mme de Staël a des clartés de tout, des clartés imprévues et soudaines ; et je sais bien, puisque je l’ai dit à propos de Corinne, que ce sont souvent des clartés un peu superficielles, mais enfin elles brillent et elles éclairent. Elle en a d’autres, on le sait, et de tout à fait lumineuses, et de fixes, si je puis ainsi dire, sur ce qu’elle a mieux connu ou aimé que le reste, et par exemple, en particulier, sur la société, sur la civilisation, sur la littérature. Deux livres au moins de Corinne : le sixième, sur le Caractère et les mœurs des Italiens, et le septième, sur la Littérature italienne, sont comparables aux meilleurs chapitres de la Littérature ou de l’Allemagne ; et qui ne les connaîtrait point ne saurait pas tout ce que Mme de Staël a fait pour répandre parmi nous la connaissance et le goût des littératures étrangères. Le quatorzième et le dix-septième : Histoire de Corinne et Corinne en Écosse, dans un autre genre, doivent être assurément de fidèles peintures de la vie de province en Angleterre, à la fin du siècle dernier, puisque les Anglais eux-mêmes en ont loué l’exactitude. Lady Blennerhassett, à cette occasion, cite un jugement curieux de sir James Mackintosh, — auquel je renvoie le lecteur.

Car, en parlant des romans de Mme de Staël, nous n’en avons voulu mettre ici en lumière que les mérites qui sont vraiment siens, uniquement siens, qu’elle ne partage avec personne, et ainsi dont elle a la première enrichi le roman. Si donc on est curieux de connaître les autres, on lira Delphine et on lira Corinne, à moins encore que l’on ne se borne aux analyses qu’en ont données Vinet, il y a déjà longtemps, dans ses Études littéraires, et depuis lui M. G. Merlet, dans son Tableau de la littérature sous le premier empire. Si c’est plutôt aux circonstances de la publication de ces romans fameux que l’on s’intéresse, comme encore si l’on tient à savoir ce que Mme de Staël y a mis d’elle-même, on lira les trois volumes de lady Blennerhassett, où l’on trouvera quelques faits et beaucoup de textes assez peu connus en France. Et enfin, si l’on veut se faire une idée générale delà philosophie de Mme de Staël, de son influence européenne, de sa part dans ce que j’appellerai la formation de l’esprit général du XIXe siècle, on lira l’Étude de M. Emile Faguet. Pour nous, un peu lassés de la critique biographique, et surtout fâchés du tort qu’elle a fait, qu’elle fait encore tous les jours à la connaissance des œuvres, il nous a paru intéressant de chercher ce qu’il y avait de moins dans la Nouvelle Héloïse que dans Delphine ou dans Corinne ; ce qu’il y avait de plus dans Indiana, dans Valentine, dans les romans de la première manière de George Sand que dans ceux de Mme de Staël ; et d’esquisser ainsi un chapitre de l’histoire du roman. La publication de l’ouvrage de lady Blennerhassett était une occasion trop favorable pour la laisser échapper. J’ajoute seulement, par acquit de conscience, qu’entre la Nouvelle Héloïse et Delphine, il faudrait, pour être complet, parler aussi des romans de Mme Riccoboni et de ceux de Mme de Charrière, — je ne dis rien d’Atala ni de René qui sont des poèmes, — et qu’entre Delphine et Indiana, il faudrait dire quelques mots d’Oberman et d’Adolphe.


F. BRUNETIERE.