Revue littéraire - Les deux manières de M. Maeterlinck
On a souvent reproché aux pessimistes que leur doctrine les rend impropres à l’action. Car, si nous n’assignons à la vie aucune fin utile et bonne, si nous sommes persuadés que tous nos efforts demeureront stériles, si tout notre labeur ne doit aboutir qu’à nous convaincre de notre impuissance, à quoi bon nous consumer en agitations dont nous avons par avance mesuré l’inutilité ? Les pessimistes s’empressent de répondre que leur système s’applique aux fins dernières de la vie et à l’énigme du monde et qu’il ne saurait donc en aucune manière modifier nos rapports avec les êtres et avec les choses : loin d’être débilités par une telle conception, ils y puiseraient bien plutôt de nouvelles raisons d’agir et un plus énergique sentiment du devoir. Ces deux opinions ont tout l’air d’être contradictoires, et si M. Maeterlinck, qui jadis avait si ingénieusement illustré la première, prend aujourd’hui parti pour la seconde, c’est donc qu’il a changé d’avis. Il le reconnaît en toute loyauté, et même il le déclare, pour le cas où quelques-uns de ses fervens ne s’en seraient pas aperçus. Ayant eu récemment l’occasion de réunir, en vue d’une édition nouvelle, les petits drames par lesquels il débuta, il y a une dizaine d’années, il les a fait précéder d’une préface où il indique qu’il ne retrouve plus en lui l’état d’esprit où il était lorsqu’il les composa. A notre tour, il nous semble curieux de rechercher comment l’auteur de la Princesse Maleine et du Trésor des Humbles est devenu celui de la Vie des Abeilles, du Temple enseveli et de Monna Vanna[1]. Nous y aurons tout au moins le spectacle d’une pensée qui cherche et se modifie, d’un esprit qui porte en soi l’inquiétude des problèmes de l’âme et de la destinée.
Cette inquiétude morale qui est l’une des caractéristiques de l’œuvre de M. Maeterlinck, fait de celui-ci l’un des écrivains les plus intéressans d’aujourd’hui. Pour mériter tout à fait le nom de poète, il ne lui manque que de savoir écrire en vers. Il a d’ailleurs au plus haut degré le poétique « sens du mystère. » Non seulement il aperçoit le mystère aux confins de la vie, mais il le retrouve dans la vie tout entière, et il n’est aucun de nos actes les plus ordinaires qui ne lui paraisse tout imprégné de merveilleux. Il a en outre le don de traduire ses idées par des images habilement choisies et qui s’harmonisent exactement à la nuance de sa sensibilité. Une pièce de théâtre et jusqu’à un traité d’apiculture sont pour lui des symboles qui s’organisent, se développent, vivent de leur vie propre et nous induisent à penser.
La terreur de l’inconnu où nous vivons, tel a été pour M. Maeterlinck le point de départ : c’est le sentiment qui a donné l’éveil à sa faculté poétique et qu’il s’est efforcé de faire passer en nous. L’humanité est pour lui le troupeau des Aveugles qui, un certain jour, sous la conduite d’un vieux prêtre, se sont aventurés dans la campagne. Dans l’hospice, au milieu des choses familières, et sous la protection de l’habitude, ils supportaient assez aisément le malheur de leur infirmité ; mais la curiosité les a poussés à sortir de l’abri tutélaire. Ils s’inquiètent de ne plus entendre la voix du prêtre qui lui-même, depuis quelque temps, est devenu infirme et presque aveugle. Leurs questions angoissées et leurs appels restent sans réponse, jusqu’au moment où, s’apercevant que le prêtre est au milieu d’eux et qu’il est mort, ils restent sans guide, sans secours, tâtonnant désespérément dans la solitude et dans la nuit.
A l’arrière-plan de ces drames, où elles jouent le rôle de la fatalité antique, se devinent « d’énormes puissances invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. L’inconnu y prend le plus souvent la forme de la mort. La présence infinie, ténébreuse, hypocritement active de la mort remplit tous les interstices du poème. Au problème de l’existence il n’est répondu que par l’énigme de son anéantissement. Du reste c’est une mort indifférente et inexorable, aveugle, tâtonnant à peu près au hasard, emportant de préférence les plus jeunes et les moins malheureux, simplement parce qu’ils se tiennent moins tranquilles que les plus misérables et que tout mouvement trop brusque dans la nuit attire son attention. » Parfois, comme dans La Mort de Tintagiles, l’auteur, revenant au merveilleux des légendes et des contes de nourrice, personnifie la mort sous les traits d’une sorte d’ogresse qui mange les petits enfans, d’une vieille reine très méchante logée dans la tour en ruines d’un château aux escaliers sans fin, aux portes infrangibles, aux voûtes de sépulcre. Mais ailleurs il a mis en œuvre un fantastique beaucoup plus saisissant parce qu’il s’encadre dans le décor de la vie quotidienne. Dans L’Intruse, par une savante progression d’effets, il arrive à nous rendre sensible la présence de la mort. Une famille est réunie dans une salle voisine de la chambre d’une malade. On attend l’arrivée d’une parente. Le grand-père aveugle, et doué sans doute d’une finesse de l’ouïe toute particulière, perçoit un frôlement lointain. Quelqu’un traverse le parc, fait taire sur son passage la voix des rossignols, s’engage sous les voûtes, gravit l’escalier, pousse la porte. Cette visiteuse que ne parviennent pas à distinguer les yeux de ceux qui voient, et qui maintenant se dresse parmi la famille assemblée, c’est la mort. Dans Intérieur, un contraste d’un raccourci vraiment puissant nous montre le malheur au moment où il vient frapper ceux qui se croyaient à l’abri. Nous découvrons derrière les vibres éclairées d’une chambre une famille qui veille sous la lampe. Nous n’entendons pas une parole ; mais les gestes, les attitudes, toute l’atmosphère est d’intimité confiante et de quiétude. Cependant, au dehors, on rapporte le cadavre de l’une des filles qui vient de se noyer. Les gens du cortège funèbre dialoguent dans l’ombre, retardant le moment d’annoncer la nouvelle douloureuse, jusqu’à ce qu’enfin, le plus âgé étant entré dans la chambre, nous comprenons, aux jeux de physionomie et à la mimique des personnages, ce qui se passe dans ces âmes surprises par le coup inattendu.
Non moins redoutable que la fatalité de la mort est celle de l’amour. Car il frappe instantanément et ne choisit pas ses victimes. Golaud rencontre dans la forêt une petite fille, venue on ne sait d’où, qui pleure auprès de la fontaine on ne sait quel malheur ; il en tombe aussitôt amoureux et l’emmène pour en faire sa femme ; et Mélisande, la première fois que ses yeux rencontrent ceux de Pelléas, lui inspire un amour qu’elle ressent pareillement. Palomides, qui a dans Astolaine la meilleure des femmes, une femme qu’il respecte et qu’il aime, la trahit pour une esclave grecque, Alladine, dont il sait combien elle est loin de valoir celle qu’il fait souffrir pour elle. Ceux qui commettent ces fautes n’en sont pas responsables et on peut les plaindre, mais non pas les condamner. « Je suis très vieux, dit le sage Arkel, et cependant je n’ai pas encore vu clair un instant en moi-même ; comment voulez-vous que je juge ce que d’autres ont fait ? » Et voici comment Astolaine, au lieu de récriminer, s’efforce de consoler l’époux coupable : « Palomides. Je me suis dit tout ce qu’on pouvait dire. Je sais ce que je perds, car je sais que l’âme d’Alladine est une âme d’enfant, d’un pauvre enfant sans force, à côté de la vôtre, et cependant je ne puis pas y résister. — Astolaine. Ne pleure pas. Je sais aussi que l’on ne fait pas ce que l’on voudrait faire, et je n’ignorais pas que vous alliez venir. Il faut bien qu’il y ait des lois plus puissantes que celles de nos âmes dont nous parlons toujours. Mais je t’aime davantage, mon pauvre Palomides. » Toutefois, ces crimes involontaires reçoivent un châtiment. Golaud tue Mélisande. Palomides est jeté avec Alladine dans les grottes souterraines du château, grottes merveilleuses qui sous les rayons de l’illusion lui paraissent d’abord pleines de lumière et de joie, qui bientôt redeviennent tristes, mornes, décolorées, et telles qu’une fin d’amour que le désir a cessé d’illuminer.
Aussi les personnages de ces drames sont-ils sans cesse incertains et tremblans, sous la menace du malheur qu’ils sentent obscurément rôder autour d’eux. Entre l’énormité des puissances acharnées contre eux et leur propre faiblesse la disproportion est écrasante. Ce sont de pauvres êtres, d’une psychologie rudimentaire, sans volonté, sans force, et qui ne tentent même pas une résistance inutile. Ils ne savent rien, ni du monde extérieur, ni d’eux-mêmes. « Je ne sais pas, disent-ils ; et d’ailleurs on ne sait jamais. » Leur attitude est celle d’un malheureux poursuivi par un ennemi dont il lui semble à tout instant qu’il sent passer sur lui l’haleine meurtrière. Tout devient pour eux un indice, et les événemens les plus naturels et les plus dépourvus de signification prennent pour leur sensibilité inquiète un sens effrayant. Qu’un enfant joue à la balle derrière une porte, ou qu’un chien y vienne gratter, aussitôt ils sursautent de peur. Qui frappe à cette porte ? Qui va entrer par cette porte ouverte ? Leur hallucination prête aux choses une vie inquiétante et des intentions mauvaises. « Allez une nuit dans le bois du parc, près du jet d’eau, et vous remarquerez que c’est à certains momens seulement, et lorsqu’on les regarde, que les choses se tiennent tranquilles comme des enfans sages et ne semblent pas étranges et bizarres ; mais dès qu’on leur tourne le dos, elles font des grimaces et vous jouent de mauvais tours. » C’est la fantasmagorie du surnaturel. Le son même de leur voix les effraie ; car il y a des mots qu’il ne faut pas dire et qui appellent le malheur. Attentifs à la crainte qui les hante, ils ont peine à comprendre les paroles qu’on leur adresse, et renvoient en échange des propos qui ne répondent qu’à leur préoccupation intérieure. Et c’est continûment un bruit de pleurs qui coulent sans motifs et de sanglots qui éclatent sans cause dans l’obscurité. Ce dialogue incohérent donne à ceux qui l’entendent l’impression déconcertante de la folie. C’est ici que la vie est faite de l’étoffe des songes.
À cette effarante conception du monde correspond la psychologie mystique exposée dans Le Trésor des Humbles. La vie consciente, domaine de la raison, de l’intelligence, des passions, n’est pas la vraie vie. Il y en a une autre, la « vie profonde, » qui plonge dans les ténèbres de l’inconscient, et qui seule importe. Celle-là est la vie de « l’âme, » et ceux qui ont le mieux connu, le plus subtilement analysé le cœur humain n’ont rien dit et rien su de notre âme. « Si Racine est le poète infaillible du cœur de la femme, qui oserait nous dire qu’il ait jamais fait un pas vers son âme ? Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l’âme d’Andromaque ou de Britannicus ? Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce qu’ils expriment et pas un mot ne perce les digues de la mer. » Ce que leur reproche le poète mystique c’est justement ce que nous admirons en eux : c’est de se connaître si bien et de conserver jusque dans le paroxysme de la passion une si effrayante lucidité d’esprit. Mais l’âme est, d’après cette théorie, parfaitement étrangère à nos sentimens comme à nos actes. « Notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l’amour et à cent mille lieues de l’orgueil. Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions ou de la raison pure. Il ne s’agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s’en va aujourd’hui ; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu’elle apprenne l’événement et qu’elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu’elle l’ignore ; et dès lors, à quoi sert d’en parler ? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j’ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j’aie acquis des pensées qui me fassent homme davantage et que les anges dont il faut s’approcher jour et nuit me trouveront plus beau ? » Il parait que nous assistons aujourd’hui à un « réveil » de l’âme. Les hommes comprennent plus tendrement et plus profondément l’enfant, la femme, les animaux, les plantes et les choses. Je m’en réjouis d’autant plus que j’aurais volontiers cru le contraire. Donc consolons-nous de beaucoup des laideurs du temps présent, en songeant que les anges nous aiment ainsi !
L’âme ne saurait se révéler par les signes du langage ; au contraire les paroles, trop précises, trop concrètes, trop matérielles, la mettent en fuite. Elle ne se manifeste que dans le silence. Et voici relativement au « silence » quelques propositions de la sagesse mystique : « Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire… Nous ne nous connaissons pas encore, tant que nous n’avons pas encore osé nous taire ensemble… Les âmes se pèsent dans le silence. » Et puisque les événemens de la vie consciente, les actes et les paroles, ne sont qu’un jeu d’apparences destiné à cacher la réalité profonde, il s’ensuit que les êtres les moins doués pour la vie active, les plus rapprochés de la nature et de l’instinct, seront aussi les plus propres à pénétrer cette vie mystérieuse : ainsi les femmes, les enfans, les vieillards, les agonisans. Entre cette vie inconsciente, qui est en nous, et la vie universelle, il n’y a pas solution de continuité : qui pourrait la pénétrer, serait en même temps instruit de tout ce qui se passe hors de nous et de ce qui se prépare. Par cette méthode d’introspection nous pourrions lire en nous l’avenir tel qu’il a été réglé une fois pour toutes, cet avenir dont témoignent des pressentimens qu’hélas ! nous ne comprenons pas, où brille pour nous une étoile dont nous n’apercevons pas la clarté.
Devant ces assertions catégoriques et nuageuses, — où on ne laisse pas de discerner beaucoup de puérilités, — ce n’est pas assez de dire qu’on est excusable de ne pas tout comprendre : ces choses ne sont pas objet de connaissance. Mais on se rend aisément compte de la disposition où ces rêveries peuvent mettre celui d’entre nous qui se laisserait prendre à leur charme maladif et mièvre. C’est une paresse générale, un engourdissement de tout l’être, un dédain du raisonnement, un dégoût de l’action, une paralysie de la volonté, une sorte de mort vivante. Ajoutez que la morale mystique est extraordinairement commode ; il n’est personne qui ne trouvât profit à tenir pour établi que son âme reste étrangère à ses fautes et peut passer à travers les souillures sans rien perdre de sa blancheur immaculée. Vienne le jour où cette épidémie se généraliserait, le monde périrait. Or le monde veut vivre, et peut-être, de toutes les intentions de la nature, est-ce la seule sur laquelle nous ne puissions concevoir aucune espèce de doute. Nous avons besoin de communiquer par la parole, d’échanger des idées claires, de mesurer le conflit des intérêts, de découvrir les ressorts des passions, de juger les volontés, d’absoudre ou de condamner les actes, et enfin de travailler à l’avenir comme si nous avions le pouvoir de le créer par nos efforts consciens et libres.
Telle est aussi bien la constatation me M. Maeterlinck a été un beau jour obligé de faire Et plutôt que de s’entêter dans un mysticisme désormais stérile, où ne l’attendaient qu’un alanguissement définitif et l’obscurcissement des dernières lueurs de l’idée, il a fait résolument un retour en arrière. « Il n’est pas déraisonnable, dit-il, mais il n’est pas salutaire d’envisager de cette façon la vie. » C’est indiquer d’un mot que le point de vue est totalement changé ; et le fait est que la philosophie de La Sagesse et la Destinée et du Temple enseveli est à peu près la contre-partie de celle du Trésor des humbles. Au lieu de s’attarder dans la contemplation décevante du mystère, par nonchalance et amour d’une tristesse morbide, l’auteur s’attache maintenant à ce qui peut s’expliquer par l’étude de l’homme et de la nature. Il faut faire sa part au mystère ; c’est-à-dire qu’il faut la lui faire aussi restreinte que possible. « Il ne faudrait invoquer le mystère, et se renfermer dans le silence résigné qui l’accompagne, qu’aux momens où son intervention est réellement sensible, frappante, personnelle, intelligente, morale et indubitable ; et cette intervention ainsi circonscrite est plus rare qu’on ne pense. Tant que ce mystère-là ne se manifeste point, il n’y a pas lieu de s’arrêter, de baisser les yeux, de se soumettre et de se taire. » Voilà les brouillards dissipés et la réalité coutumière restituée dans ses droits. « Il en est peu parmi nous, continue M. Maeterlinck, même parmi les plus mystiques, qui ne soient persuadés que notre malheur moral dépend au fond de notre esprit et de notre caractère, et nos malheurs physiques du jeu de certaines forces, souvent mal connues, mais qui pourtant ne sont pas totalement étrangères à ce que nous pouvons espérer de pénétrer un jour dans la nature. » Voilà leur place rendue à la morale et à toutes les sciences. « Oui, c’est une vérité que notre vie n’est rien, que l’effort que nous faisons est dérisoire, que l’existence de notre planète n’est qu’un accident misérable dans l’histoire des mondes ; mais c’est une vérité aussi que notre vie et que notre planète sont pour nous les phénomènes les plus importans dans l’histoire des mondes. » Et voilà donc l’écrivain ramené aux procédés de la psychologie, de l’histoire, de l’observation, comme aux seuls moyens qu’il ait de dire aux hommes une parole utile et qui vaille d’être écoutée.
Ces idées si opposées à celles où le penseur s’était arrêté jusqu’alors devaient, de toute évidence, éveiller chez le poète des images fort différentes de celles que nous avons trouvées dans les œuvres précédentes de M. Maeterlinck. Aux nuances indécises et grisâtres devaient succéder des teintes vives, claires, lumineuses. De là ce livre sur La Vie des Abeilles, qui a, lui aussi, une valeur de symbole. Le livre est charmant, et pour qui voudrait seulement s’initier aux mœurs des abeilles, il offre des tableaux inoubliables. C’est, au dedans de la ruche, l’activité incessante et réglée ; c’est, au dehors, dans l’air vibrant d’ailes, l’essaim bruissant des chastes buveuses de rosée ; c’est le cortège que fait à la reine le bataillon empressé de ses sujettes ; c’est la lutte de la reine se lançant dans une clameur de guerre contre l’étrangère et l’usurpatrice. Voici les bourdons, les mâles inutiles et oisifs se prélassant dans leur fatuité de prétendans, encombrant la ruche, se gorgeant de nourriture, gloutons et malpropres. Les malheureux ! L’un d’entre eux aura seul l’honneur d’être pour un instant l’époux royal, honneur qu’il paiera de sa vie ; et ce sera aussitôt le signal d’un massacre général ; les ouvrières, dans la rage qui anime les travailleuses contre les paresseux, se jetteront toutes ensemble, dans un irrésistible élan, sur ces victimes condamnées et leur feront expier par une mort inexorable leur longue et scandaleuse insouciance. Les pages surtout consacrées au « vol nuptial » sont d’un beau mouvement de lyrisme : au jour qu’elle a choisi, le plus pur et le plus parfumé, la reine s’élance et monte d’un vol prodigieux, plus haut, toujours plus haut, vers les régions où l’atteindra le plus fort d’entre les mâles pour célébrer avec elle ses noces dans l’azur !…
Or le spectacle de la ruche nous donne une grande leçon. Elle, non plus, l’abeille, ne connaît pas le but auquel tendent ses efforts. Elle travaille, avec une persévérance qui depuis des siècles ne se décourage pas, à une œuvre qu’elle ignore. Ce miel pour lequel elle emprunte à la nature ce qu’elle a de plus délicat, elle n’en accumule pas pour elle-même les trésors. Au moment où la cité est florissante, c’est alors que les abeilles l’abandonnent par une renonciation héroïque. Chacune d’elles se consacre à un grand devoir commun envers un avenir qui recule sans cesse. « La reine dit adieu à la lumière du jour, au calice des fleurs et à la liberté, les ouvrières à l’amour, à quatre ou cinq années de vie et à la douceur d’être mères. » C’est le plus complet exemple du sacrifice de l’individu à la collectivité. D’ailleurs jamais de défaillances ; on n’a pas d’exemple qu’un essaim ait refusé de se mettre à la besogne, se soit laissé abattre ou déconcerter par la bizarrerie des circonstances. Rencontrent-elles un obstacle ? elles s’ingénient aie tournera leur profil. Un malheur est-il venu saccager le travail accompli ? elles ne s’attardent pas aux regrets inutiles et se remettent à leur œuvre. Elles pratiquent et elles nous enseignent la morale du travail précis, ardent, et désintéressé. Elles accomplissent leur devoir, parce que c’est le devoir, et sans autre souci. « Or il est moins difficile qu’on ne croit de découvrir le devoir invincible d’un être. On peut toujours le lire dans l’organe qui le distingue et auquel sont subordonnés tous les autres. Et de même qu’il est inscrit sur la langue, dans la bouche et dans l’estomac des abeilles qu’elles doivent produire le miel, il est inscrit dans nos yeux, dans nos oreilles, dans nos moelles, dans tous les lobes de notre tête, dans tout le système nerveux de notre corps, que nous sommes créés pour transformer ce que nous absorbons des choses de la terre en une énergie particulière et unique sur le globe. Nul être que je sache n’a été agencé pour produire comme nous ce fluide étrange que nous appelons pensée, intelligence, entendement, raison, âme, esprit, puissance cérébrale, vertu, bonté, justice, savoir. Tout en nous lui fut sacrifié. Nos muscles, notre santé, l’agilité de nos membres, l’équilibre de nos fonctions animales, la quiétude de notre vie portent la peine grandissante de sa prépondérance. » Ainsi se trouve défini notre devoir d’hommes. Nous ne savons où il nous mène ; mais ce que nous savons, sans en pouvoir douter, c’est qu’il nous appartient de le suivre.
Nous pouvons maintenant rentrer dans la cité des hommes : nous avons pour nous y diriger une idée lumineuse, une règle de vie. Le dernier ouvrage de M. Maeterlinck, Monna Vanna, n’est plus un drame pour marionnettes ; les personnages qu’il nous y présente sont des êtres de chair et de sang, ayant part aux intérêts qui, de tout temps, ont divisé les hommes et aux sentimens qui les ont tour à tour élevés ou humiliés. L’auteur a choisi pour nous les faire connaître un de ces momens de crise qu’affectionnaient nos tragiques, parce qu’il leur semblait qu’alors tout le contenu du caractère et toute l’action des circonstances s’y résumaient. Et ce qui fait la valeur de son œuvre, c’est justement que nous y reconnaissons les mobiles ordinaires de notre conduite, et que nous pouvons y vérifier la sûreté de sa psychologie. Le milieu est fourni par une de ces luttes sans cesse renaissantes entre les cités italiennes du XVe siècle. Pise est réduite aux dernières extrémités et va devenir la proie de Florence. Un condottiere au service de cette dernière, Prinzivalle, n’a plus qu’à donner le signal de l’assaut : les défenseurs de Pise, affamés, sans munitions, seront à sa merci. Les messages envoyés à Prinzivalle, pour tâcher de le fléchir, sont restés sans réponse. À ce moment, un des seigneurs de la ville, le vieux Marco, apporte la plus imprévue des nouvelles : Prinzivalle consent à épargner Pise : il fait plus, il lui offre les moyens de se sauver et de recommencer la lutte. Il a fait préparer un immense convoi de vivres et de munitions, trois cents chariots qui débordent de blé, pleins de vin, de fruits et de légumes, des troupeaux de moutons et des troupeaux de bœufs, des tonneaux de poudre et des lingots de plomb : de quoi vaincre Florence et faire refleurir sa rivale. Ce convoi entrera dès ce soir dans la ville, mais à une condition : c’est qu’on enverra en échange, pour la livrer à Prinzivalle, durant une seule nuit, car il la renverra aux premières lueurs de l’aurore, une femme. Cette femme qui viendra seule et nue sous son manteau, c’est Monna Vanna, la belle-fille de Marco, la femme de Guido. C’est ici la lutte entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun. Guido sacrifiera-t-il son amour et son honneur au salut de la patrie ? Vanna sacrifiera-t-elle son devoir d’épouse à un devoir supérieur ?
Vanna n’hésite pas : elle se livre. Elle arrive, en victime frémissante et résignée, auprès du maître qui lui fait horreur. Mais tandis qu’elle s’attendait à trouver dans le vainqueur une brute lubrique, Prinzivalle l’accueille avec déférence et respect. Il lui donne le mot de l’énigme et lui explique le vrai sens de ce qui semblait un caprice de barbare. Il aime Monna Vanna depuis le temps de leur enfance, et réveille dans la mémoire de la jeune femme de lointains et purs souvenirs. Depuis qu’il a été séparé d’elle, il ne rêve que de la retrouver et de lui faire entendre l’aveu enfoui dans son cœur. A la réalisation de ce rêve il est prêt à tout sacrifier : il abandonne Florence, et il accompagne Vanna dans Pise, s’exposant aux représailles probables des Pisans, à la colère certaine de Guido.
Cependant le convoi est entré dans la ville, et les habitans ont salué leur délivrance par d’immenses feux de joie. Vanna en face du spectacle magnifique a comme la sensation de la gloire qu’elle doit à l’amour désintéressé de Prinzivalle. « Toutes les tours resplendissent et répondent aux étoiles. Les rues forment des routes de lumière dans le ciel. Je reconnais leurs traces ; je les suis dans l’azur comme je les suivais ce matin sur les dalles. Voici la Piazza et son dôme de feu, et le Campo Santo qui fait une île d’ombre. On dirait que la vie qui se sentait perdue revient en toute hâte, éclate le long des flèches, rejaillit sur les pierres, déborde des murailles, inonde la campagne, vient à notre rencontre et nous rappelle aussi. Écoute, écoute donc ! N’entends-tu pas les cris et le délire immense qui monte comme si la mer avait envahi Pise, et les cloches qui chantent comme au jour de mes noces ? Ah ! je suis trop heureuse, et deux fois trop heureuse en face de ce bonheur que je dois à celui qui m’a le mieux aimée ! » À l’heure où Monna Vanna rentre dans Pise, suivie de Prinzivalle, tout le peuple enthousiaste se presse sur ses pas. Il lui reste un devoir, c’est de porter témoignage en faveur de celui à qui on l’a livrée, et qui n’a exigé d’elle qu’un baiser sur le front Mais vainement essaie-t-elle de convaincre Guido : il refuse de la croire, et ne veut entendre qu’à la vengeance. Pour sauver Prinzivalle, la jeune femme n’a qu’une ressource, c’est de demander qu’on lui abandonne le prisonnier dont elle se fera la gardienne.
Il y a dans cette pièce beaucoup de lyrisme mêlé aux élémens proprement dramatiques : un personnage tout au moins y est étrangement conventionnel, celui de Prinzivalle, le bandit chevaleresque, le condottiere courtois. Mais d’ailleurs que de traits de véritable huma-manitél Quelle image de l’égoïsme nous offre cette ville, acceptant, au prix d’une condition honteuse, de retarder de quelques heures la ruine inévitable, et changeant en hymne d’adoration la reconnaissance de tous ces ventres satisfaits ! Guido est un homme pareil à beaucoup d’autres, prêt à envoyer au sacrifice n’importe quelle femme, pourvu que ce ne soit pas la sienne, et incapable de voir dans l’allégresse d’un peuple autre chose que le deuil de son honneur et les réclamations de sa vengeance. Marco, le beau-père, est l’homme sorti de l’âge des passions et qui envisage les choses du haut d’une expérience attristée. « Maintenant que la ville est sauvée, nous-mêmes regrettons presque ce salut qui vous coûta si cher ; et nous baissons la tête en présence de celui qui porte seul injustement toute la peine. Et cependant si hier pouvait recommencer, il me faudrait encore agir comme j’ai agi, désigner les mêmes victimes et pousser à la même injustice ; car l’homme qui voudrait être juste passe sa vie à choisir tristement entre deux ou trois injustices inégales. » Monna Vanna est l’héroïne de la pièce ; c’est aussi bien son caractère qui est le mieux tracé, et nous suivons, par une série de fines gradations, le renouvellement qui se fait dans son cœur. La surprise, le rappel d’une sympathie ancienne, l’orgueil du triomphe à voir devant ses pieds le vainqueur tout puissant, la joie d’être devenue pour sa patrie une libératrice, le dépit que Guido lui inspire en refusant de croire à sa parole, l’estime que mérite Prinzivalle, et surtout la mystérieuse affinité qui lui fait découvrir chez celui-ci une conception de l’amour unique toute pareille à la sienne, ce sont chez Vanna autant de degrés de la passion grandissante et qui la mènent à appartenir corps et âme à celui qu’hier elle haïssait. Toutes ces nuances sont observées et rendues avec un art aussi pénétrant que délicat. Mais aussi c’est une psychologie qui doit moins à Ruysbrœck l’Admirable et à Novalis qu’à La Rochefoucauld et à Racine.
Au surplus, si le terme d’arrivée est ici fort éloigné du point de départ, faut-il conclure qu’il y ait entre les deux manières de M. Maeterlinck une opposition aussi complète et une contradiction aussi inconciliable que nous nous sommes plu à le marquer pour les besoins de l’analyse ? Nous sommes prêt à convenir que ce serait forcer la note, et nous verrions plutôt dans cette différence d’attitude le progrès d’une pensée qui, d’abord étonnée et déconcertée, est peu à peu redevenue maîtresse d’elle-même. En se rapprochant des conditions de la psychologie individuelle, et en recommençant de peindre la vie sous les couleurs où elle nous apparaît, M. Maeterlinck n’a sans doute cessé de croire ni à la réalité de ce qu’il appelle la vie profonde, ni à la dureté de la condition humaine. Il en a le droit, et c’est le cas de tenir fermement les deux bouts de la chaîne. Certes, il est vrai que le domaine de la conscience claire n’est qu’un îlot sur l’océan de l’inconscient ; mais plus étroit est ce domaine, et plus nous sommes obligés de n’en laisser inexplorée aucune partie : chaque découverte que nous y faisons est une victoire remportée sur l’instinct, sur toutes ces puissances obscures que nous sentons s’agiter au fond de nous-mêmes et dont nous sommes trop souvent les prisonniers ou les dupes. Et il est vrai que, si nous fixons nos regards sur les problèmes de la destinée, de la nature, de la vie et de la mort, c’est pour qu’ils se remplissent aussitôt d’épouvante ; le but suprême de notre activité nous échappe : raison de plus pour que nous nous attachions à des certitudes dont nous pouvons d’autant moins douter, que nous nous les sommes créées à nous-mêmes. Élever en face des forces aveugles ou cruelles qui menacent de nous accabler la protestation du Moi intelligent et bon, c’est le plus puissant mobile de toute énergie. L’auteur qui veut donner de la vie humaine une représentation large et fidèle n’a pas à la séparer de l’atmosphère douloureuse dont elle est toute baignée ; il suffit qu’il substitue à un pessimisme indolent et débile un pessimisme réfléchi, volontaire, et viril.
RENE DOUMIC
- ↑ Maurice Maeterlinck, Théâtre, nouvelle édition, 3 vol. (Lacomblez) ; le Trésor des Humbles (Mercure de France) ; la Sagesse et la Destinée, la Vie des Abeilles, le temple enseveli, Monna Vanna (Charpentier).