Revue littéraire - Les Voyages de Montesquieu

Revue littéraire - Les Voyages de Montesquieu
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LES VOYAGES DE MONTESQUIEU[1]

Montesquieu a pris beaucoup de notes, ayant beaucoup vu et beaucoup lu, réfléchi sur toute sorte de sujets, voyagé à travers les pays et à travers les livres. Il n’a eu garde de les publier, puisque c’étaient des notes. Embryons d’idées, résumés de lectures, souvenirs fixés à la hâte sur le papier, il pensait que tous ces matériaux n’avaient pas de valeur par eux-mêmes et n’existaient qu’en vue de l’édifice qu’ils serviraient à construire. Comme d’ailleurs il en avait tiré l’Esprit des lois, il avait quelque raison de se croire en règle avec la postérité. Il s’abusait. Il ne prévoyait pas le goût que nous avons pour les petits papiers des grands écrivains et les brouillons des grandes œuvres. On a commencé la publication des « inédits » de Montesquieu ; et journaux, agendas, extraits, on nous donnera peu à peu tout ce que contiennent les malles du château de la Brède. Pour ces sortes de publications posthumes deux cas peuvent se présenter. Ou l’écrivain, soucieux d’étaler son intimité, a tenu registre des particularités de sa vie ; et alors la publication est de nature à piquer la curiosité précisément parce qu’elle a un caractère scandaleux. Ou l’écrivain, par une juste conception de sa dignité, s’est refusé à rédiger ses confidences ; ses carnets ne lui ont servi que pour préparer ses livres. Et alors nous demandons : Puisque nous avons les livres, à quoi bon les carnets ? Est-il besoin de dire dans laquelle de ces deux catégories nous rangeons la publication des papiers de Montesquieu ? Dans un siècle que le type nouveau de l’homme de lettres emplit de sa vanité et de son indiscrétion, le Président a poussé la réserve jusqu’à faire paraître ses livres sans y mettre son nom. Le parti est chez lui nettement pris de ne se laisser connaître que par son œuvre ; c’est pourquoi la critique témoignait de peu de curiosité à l’égard de ces manuscrits d’où elle savait qu’il ne sortirait aucune révélation. En fait, ce qu’on en a déjà imprimé ne nous a rien apporté de nouveau ni sur l’homme ni sur l’auteur, ni sur sa vie, ni sur ses idées. Il en faut dire autant des Voyages que vient de nous donner M. le baron Albert de Montesquieu, neveu de l’auteur. Montesquieu avait lui-même été sollicité de publier ses journaux de voyages ; il s’était refusé à le faire avant d’avoir mis ses notes en ordre et de leur avoir, en les rédigeant, donné une forme que d’ailleurs il n’avait pas encore arrêtée dans son esprit. « Je ne suis pas, déclarait-il, dans le système de ceux qui conseillèrent à M. de Fontenelle de vider le sac avant que de mourir. L’impression de ses comédies n’a rien ajouté à sa réputation[2]. » Il en est pour Montesquieu comme pour Fontenelle ; en « vidant le sac » on n’ajoute rien à sa gloire, qui, au surplus, était assez éclatante ; mais en outre on ne nous apprend rien qui ne fût déjà connu. Nous suivrons néanmoins Montesquieu dans son tour d’Europe, assurés de ne pas perdre notre temps auprès de lui, et parce qu’il ne saurait être sans intérêt de voir pourquoi et comment voyageait le futur auteur de l’Esprit des lois, quels spectacles il eut sous les yeux, et comment il en comprit l’enseignement.

C’est le avril 1728 que Montesquieu quitta Paris, se rendant à Vienne. Il accompagnait un diplomate anglais avec lequel il était lié, lord Waldegrave, choisi pour représenter George II à la cour de l’empereur Charles VI. De Vienne, il fit une pointe en Hongrie, passa de Gratz à Venise, descendit en Italie par Milan, Turin, Gênes, Florence, jusqu’à Naples, séjourna à Rome à l’aller et au retour, remonta par le Tyrol, parcourut l’Allemagne, s’arrêtant à Munich, à Augsbourg, à Bonn, à Hanovre, visita la Hollande. Au mois d’octobre 1729, il quitta la Haye sur le yacht de lord Chesterfield, et passa en Angleterre, où il devait rester jusqu’au mois d’août 1731. Longue absence qui avait duré plus de trois années ! Par quels motifs Montesquieu s’y était-il déterminé ? Pourquoi l’auteur acclamé des Lettres persanes s’était-il résigné à quitter tout ce qu’il aimait et qui lui faisait la vie si douce, son château, ses livres, ses vignes, sa famille, ses amis, ses plaisirs, les Académies de Paris et de province dont il était membre, les salons où il était fêté ? On veut qu’il eût alors des visées diplomatiques. Il est exact qu’il songea à entrer dans les ambassades. Il en avait écrit à Fleury et il énumère dans une lettre à l’abbé d’Olivet les raisons pour lesquelles il ne se croyait pas indigne qu’on jetât les yeux sur lui : c’est qu’il ne se croyait pas plus bête qu’un autre, qu’il avait sa fortune faite, qu’il travaillait pour l’honneur et non pas pour vivre et enfin qu’il était assez sociable et assez curieux pour être suffisamment instruit dans quelque pays qu’on l’envoyât. Il regretta plus tard de n’avoir pas donné suite à ce projet, et rendu ainsi service à son pays. Il semble en effet qu’il fût dès cette époque partisan de ce renversement des alliances qui va s’imposer comme une nécessité au gouvernement de Louis XV par suite de la situation nouvelle des États de l’Europe. En conclurons-nous qu’il y eût en Montesquieu l’étoffe d’un diplomate ? Il se peut que sa souple intelligence se fût trouvée également apte à la spéculation et à l’art des négociations. Il se peut aussi que son esprit, avide des idées générales, eût été mal à l’aise dans les débats particuliers et dans les intrigues des chancelleries. Les deux hypothèses sont pareillement admissibles et d’ailleurs pareillement vaines. Ce serait perdre sa peine que de les examiner. Au point de vue où nous nous plaçons, ce qui importe seulement, c’est de constater que les velléités diplomatiques de Montesquieu n’ont pas précédé, mais suivi l’entreprise de ses voyages. Il était à Vienne lorsqu’il écrivit à Fleury. La société d’un diplomate, le bon accueil qu’il recevait en Autriche, avaient pu faire naître en lui cette idée de s’employer dans les cours étrangères. Mais le projet lui-même de parcourir l’Europe n’a pas son origine dans le hasard de cette vague et superficielle intention ; il fait partie au contraire d’un plan de travail mûrement médité, et résulte du développement intérieur de la pensée de Montesquieu.

En effet, au moment où il se met en route, Montesquieu a près de quarante ans ; il y a sept années qu’il a publié les Lettres persanes. Or, de même que les Lettres persanes contiennent en germe l’Esprit des Lois, on peut dire que Montesquieu y indique déjà, et avec toute la netteté souhaitable, l’objet, le plan et la méthode de ses voyages. Il fait dire à un de ses Persans : « Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse[3]. » Et Rhedi trace ce programme de l’emploi qu’il fait de ses journées à Venise : « Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance[4]. » Montesquieu a un goût passionné, sinon de l’exotisme, du moins des choses étrangères. Il aime, comme faisait son compatriote Montaigne, les récits de voyages. Il a dévoré ceux de Bernier, de Chardin, de Thomas Gage ; même on peut penser qu’il n’a fait que trop d’emprunts à des relations forcément suspectes. Il sait d’autre part tout ce que cette science livresque a d’insuffisant : il manque aux renseignemens que nous apportent les livres d’avoir subi notre contrôle ; il leur manque surtout d’avoir été recueillis par nous, sur place, dans leur cadre et dans leur atmosphère. Faute de pouvoir pousser jusque dans la Perse et jusqu’aux Indes, Montesquieu parcourra du moins les pays plus aisément accessibles. Il est, quant à lui, très persuadé de l’efficacité des voyages pour élargir et fortifier l’esprit. A chaque pas que nous faisons pour nous éloigner de notre patrie, les affaires nous en apparaissent sous un jour nouveau ; nous en jugeons plus sainement, débarrassés que nous sommes de toute sorte de préoccupations étroites et de préjugés. L’ensemble se dégage à mesure que s’effacent les détails. Surtout, et pourvu que nous ayons eu soin de laisser à la frontière les idées de chez nous, c’est le sens des mœurs étrangères qui, peu à peu, se révèle à nous. Ce qui nous était resté obscur s’éclaire enfin, et nous nous expliquons ce qui nous semblait absurde ou odieux. Montesquieu « serait bien fâché que tous les hommes fussent faits comme lui ou qu’ils se ressemblassent » ; il voyage « pour voir des mœurs et des façons différentes et non pas pour les critiquer. » Cela chez lui est essentiel, le met à sa date, et le distingue des théoriciens qui plus tard voudront imposer au monde entier les idées de Paris. Au point où il est arrivé du grand travail qui a occupé toute sa vie, il se rend compte que ce dont il a besoin pour accomplir une étape décisive, c’est de l’expérience directe des hommes. Il faut qu’il étudie non plus dans les livres, mais dans la réalité vivante. Il part pour mener à bien cette investigation quasiment scientifique et, comme nous dirions aujourd’hui, cette enquête.

Sa curiosité est universelle. Il est celui que tout intéresse, tout étonne, celui dont l’âme se prend à toutes choses. Rien ne lui a échappé de ce qui passait sous ses yeux, sauf pourtant, — et on s’y attendait, — les beautés de la nature et celles des arts plastiques. Montesquieu est un homme de son temps : le charme ou l’horreur d’un paysage le laisse insensible. Il traverse des sites que les poètes, les peintres, les badauds ont célébrés à l’envi : il est piquant de voir ce qu’il y admire. De Vienne à Gratz, il voyage au milieu des montagnes ; ce qu’il décrit, c’est un beau et commode chemin qu’on a fait, couvert de pierres par-dessous, couvert de gravier par-dessus, avec « de lieue en lieue une petite maison où loge un paysan qui n’est occupé qu’à aller et venir s’il y a quelque chose à raccommoder au chemin. » Ne lui parlez pas de montagnes où il ne pousse rien et dont, par surcroît de disgrâce, le sommet est couvert de neige ! S’il lui arrive de vanter une région, attendez la suite : c’est qu’il aperçoit des vignes, du blé, des arbres fruitiers. Ce sont les impressions d’un économiste, d’un inspecteur des ponts et chaussées, d’un gentilhomme de province qui a des terres et qui fait son vin. De là vient qu’il ait écrit : « On peut voir Naples dans deux minutes. Il faut six mois pour voir Rome. » C’est qu’à Rome il y a l’œuvre accumulée de plusieurs civilisations : à Naples, il n’y a que le ciel et la mer. Aussi, de Montesquieu à Mme de Staël, Naples a eu peu de succès auprès des écrivains penseurs. En arrivant à Naples, Montesquieu ne s’est pas aperçu tout de suite que la ville fût en amphithéâtre au fond d’un golfe merveilleux ; il lui a fallu du temps pour se reconnaître ; d’abord il n’avait pas vu le Vésuve. Au surplus, je ne songe guère à le lui reprocher. Nous ne cessons d’accuser nos aïeux de n’avoir pas eu le « sentiment de la nature », parce que, jaloux de la liberté de leur esprit, ils refusaient de se laisser accabler et absorber par la nature extérieure. Nous sommes pareils à des malades qui reprocheraient aux gens de se bien porter. Nous nous sommes depuis cent ans abreuvés de pittoresque, saturés de descriptions. Par bonheur ce goût est à la veille de disparaître, comme aussi bien le goût des voyages. Je le dis sans intention de paradoxe. Les voyages sont devenus trop faciles : c’est ce qui en va faire passer la mode. D’ailleurs ils perdent chaque jour de leur attrait. Depuis que des machines grimpent à toutes les pentes, et que des hôtels somptueux déshonorent tous les sites, la nature s’enlaidit. L’œuvre de Dieu se gâte, en proie aux spéculations des industriels et aux fantaisies des ingénieurs. Ajoutez que costumes, mœurs, de Paris à Melbourne et de Tiflis à Chicago, tendent à l’uniformité. Ni les choses, ni les gens, ne vaudront bientôt plus la peine qu’on se dérange pour les aller voir. C’est pourquoi on ne trouvera plus personne, hors les négocians et les désœuvrés, pour s’exposer à l’ennui du déplacement. Alors le remède sera sorti du mal lui-même. On en retiendra à comprendre que tout l’univers tient pour chacun de nous dans le coin de monde où le hasard l’a jeté. Quelle folie de courir sur les routes de ce globe si étroit alors que s’ouvrent devant nous les horizons sans borne du monde intérieur !

Pour ce qui est des chefs-d’œuvre de l’art il y aurait injustice à prétendre que Montesquieu ne s’en soit pas occupé. Il n’était pas homme à négliger les ressources incomparables que l’Italie lui offrait pour ce genre d’étude dont il avoue n’avoir eu jusque-là aucune idée. Aussi voyons-nous qu’il s’y applique avec conscience. Il s’enquiert des principes de l’architecture, de la peinture, de la sculpture : son journal est plein des préceptes techniques qu’il y consigne, en écolier attentif, à mesure qu’il vient de les apprendre. « Dans les portes et fenêtres, le chambranle doit être le quart du vide. Toute colonne doit avoir son contre-pilastre. La corniche architravée est le septième de la colonne… Lorsqu’un muscle sort, il faut que du côté opposé le muscle rentre. Il faut que la lèvre sorte : cela donne de la majesté. Il ne faut pas que les plis du nombril soient ronds comme un cercle… » Placé en face des œuvres, il y cherche, et naturellement il y trouve la confirmation de toutes ces belles choses. « Raphaël a observé de faire les mentons ronds et le dessous plein… Il a encore bien observé dans les figures assises de faire relever la chair poussée par le siège : surtout dans les femmes, qui ont la cuisse plus charnue. » Guidé par des amateurs ou par des artistes, tantôt par un certain chevalier Jacob et tantôt par Bouchardon, il reproduit fidèlement leurs appréciations : on le voit changer d’opinion en même temps que de cicérone. C’était le temps de la grande faveur des Bolonais ; aussi paiera-t-il sans doute à Raphaël le juste tribut d’une admiration consacrée et lui décernera-t-il l’épithète de « divin », comme l’exigeaient les convenances ; mais les descriptions minutieuses et le fracas des éloges seront pour les œuvres des Carrache, du Guide, du Dominiquin. Le cavalier Bernin lui semble inimitable pour travailler le marbre et lui donner la vie. Il voit à Mantoue des décorations de Jules Romain qui sont pour lui « le chef-d’œuvre de la peinture ». Il va sans dire qu’avant la Renaissance, Montesquieu n’aperçoit en art rien que barbarie. Les peintures du Campo Santo de Pise lui font « voir à plein le mauvais goût de ce temps-là. » Il déclare que la manière gothique n’est ni la manière d’aucun peuple particulier, n’y un style spécial : ce n’est que le goût de l’ignorance. Ne lui demandons pas d’être dans ces affaires en avance sur son temps. Il n’a pas de ces audaces et fait d’abord abdication de ses préférences. Il serait tenté de préférer une Descente de Croix de Daniel de Volterre au Saint Jérôme du Dominiquin. Mais dans le classement officiel le tableau du Dominiquin est placé deuxième, et celui de Daniel ne vient qu’au troisième rang. L’amateur novice s’incline devant cette hiérarchie consacrée. Montesquieu a fait de louables efforts pour s’initier aux choses d’art : la matière était trop belle pour qu’il consentît à y rester étranger. Il a tâché d’y prendre goût, et même, ainsi qu’il arrive, il a cru y trouver du plaisir. Il écrit cette phrase d’où l’on pourrait, avec beaucoup de bonne volonté, tirer tout le Génie du christianisme : « Je sens que je suis plus attaché à ma religion depuis que j’ai vu Rome et les chefs-d’œuvre d’art qui sont dans ses églises. » La vérité est qu’il n’y a rien de plus méthodique, mais aussi rien de plus froid que la façon dont il passe en revue les chefs-d’œuvre classés. Nul accent personnel. Pas un mot qui trahisse l’émotion directement ressentie. il y a des gens qui peut-être ne se sont jamais avisés que « si la tête penche, le tout doit se tourner comme en rond » et que « dans la douleur les nerfs se retirent jusqu’aux doigts des pieds. » Mais dans une œuvre où ils aperçoivent réalisée leur propre conception de l’art, ils éprouvent on ne sait quel frisson. Montesquieu n’a jamais tressailli de ce frisson-là.

Prenons-en notre parti, et prenons-le sans trop de peine : Montesquieu n’est ni touriste, ni artiste. Il reste un champ assez vaste à sa curiosité. Il se souvient de s’être, il n’y a pas si longtemps, occupé de sciences, de physique et d’histoire naturelle. Il visite les mines d’Autriche et à son retour rédige ses observations sous forme de Mémoires. Il étudie, en passant, la fabrication du verre, celle de la soie, celle du velours, celle du savon. Il décrit à l’occasion une machine pour curer les rivières, et, mis en goût, invente un bateau pour procéder au nettoiement de la lagune de Venise. C’est le tour d’esprit encyclopédique. L’histoire a toujours fait sa principale étude. Il saisit l’occasion qui s’offre à lui de recueillir la tradition orale et de questionner sur de graves événemens ceux qui en furent les acteurs. Il est présenté, au cours de ses pérégrinations, à des rois, à des généraux, à des ministres, à des ambassadeurs, sans compter les princes dépossédés et les prétendans en exil. Une autre catégorie de personnages, non moins intéressans, ce sont les aventuriers dont il y avait pour lors un bon nombre occupés à réchauffer au soleil d’Italie leurs illusions blessées : c’étaient Bonneval, Law, Albéroni. Montesquieu se plaît fort dans la conversation de Bonneval, qu’il ne quitta guère pendant son séjour à Venise. Les deux autres lui firent moins bonne impression : Law, « un homme captieux qui a du raisonnement et dont toute la force est de tâcher de tourner votre réponse contre vous, en y trouvant quelque inconvénient, d’ailleurs plus amoureux de ses idées que de son argent » ; Albéroni « peu poli, brusque. De plus, il n’a que quatre ou cinq conversations : la guerre d’Italie, la Cour de France, son affaire d’Espagne. Après cela, on le sait tout entier. » Mais quel admirable enseignement leur entretien offrait à un historien moraliste ! Aussi Montesquieu les écoute, sans se lasser, tandis qu’ils reprennent un récit toujours le même, ramenés par la toute-puissance de l’idée fixe au souvenir de la même aventure, enragés contre l’accident qui leur a fait tout manquer, puis soudain le supprimant par la pensée, cédant à l’imagination, refaisant leur vie, refaisant l’histoire, refaisant le monde pour y installer le triomphe de leur chimère. Mais ce qu’il y a de vraiment nouveau et qu’il importe surtout de noter c’est le soin avec lequel Montesquieu, sitôt qu’il arrive dans un pays, s’enquiert de ce qu’on pourrait appeler ses forces vives. Il s’était aux derniers chapitres des Lettres persanes montré très frappé de la décroissance de la population en Europe ; il cherchera dans l’Esprit des Lois les moyens d’y remédier. Aussi essaie-t-il d’abord de fixer le nombre des habitans : il s’informe, et il a pour principe de rabattre toujours des chiffres qu’on lui fournit, soit par scrupule de statisticien, soit qu’il eût dans sa Gascogne appris à se méfier. Après quoi, il se renseigne sur les ressources et sur les charges, sur la dette et sur le rendement des impôts, sur le commerce et sur les douanes. Il se fait donner, quand il le peut, un état détaillé des revenus, des troupes, des places fortifiées. Il reconnaît la configuration du sol et ses productions, le caractère des gens, les allures de la société, le système politique, enfin la situation respective des puissances. Il fait ainsi, au jour le jour et par touches successives, un tableau de l’Europe aux environs de 1728.

Sombre tableau d’une Europe vieillie où se préparent tant de ruines, où agonisent tant de pouvoirs usés ! L’Autriche n’est plus que l’ombre d’elle-même, grand corps à bout de sève étendant jusqu’en Sardaigne une autorité que personne ne respecte plus. L’Italie présente le plus bizarre assemblage et la réunion la plus incohérente de républiques et de monarchies en miniature, les unes et les autres également déchues d’une ancienne prospérité dont elles gardent les dehors menteurs. C’est un mélange de forfanterie et de gueuserie, de servilité et de licence, un effacement des caractères, une débandade de la moralité. L’état d’abaissement où il trouve l’aristocratie vénitienne inspire à Montesquieu ces fortes paroles : « Rien n’est pire dans les États qu’un certain état d’indolence et un certain désespoir qui fait qu’on n’ose pas jeter les yeux sur sa situation. » Et à propos de l’excessive liberté que laisse le désarroi de toutes les institutions : « Il faut être gêné : l’homme est comme un ressort qui va mieux plus il est bandé. » Mais quoi ! Le redoutable Conseil des Dix n’est plus qu’un épouvantail pour les tout petits enfans. Le secret des délibérations est un mythe, attendu qu’il n’y a ni secret à garder, ni délibérations. Entre les nobles la guerre civile est à l’état permanent, entendez la guerre civile telle que peuvent la faire des gens qui ont peur des coups, et qui se réduisent à se jalouser et à se jouer des tours pendables. D’ailleurs nulle administration, nulle régularité : paye qui veut ; tel gentilhomme, tel paysan doit depuis vingt ans. Aussi bien la spécialité de Venise c’est qu’elle était devenue la ville de joie de l’Europe. Cette prostitution s’offrant à toutes les portes donne la nausée au Président, qui n’était point prude, qui avait même dans l’esprit un coin de libertinage, mais que choquait tant de grossièreté : « à la différence de Messaline, on est rassasié sans être las. » Combien il vaut mieux être perdu dans les États d’un grand maître ! Gênes est de toutes les villes celle qui a mis Montesquieu dans la plus méchante humeur. Il y règne une sordide avarice qui rend les caractères insociables et les naturels farouches. Des palais de marbre : mais c’est que le marbre y coûte moins que la pierre. Dans ces palais rien qu’une servante qui file. Les étages inférieurs servent de magasins pour les marchandises. Ici tout le monde fait le commerce : le Doge est le premier marchand. Tout cela fait les âmes du monde les plus basses, quoique les plus vaines. Ce peuple est aussi incapable de soutenir une affaire que léger à l’entreprendre. Il y a toujours un noble Génois en chemin pour demander pardon à quelque souverain des sottises que leur République fait.

C’est Rome qui retint le plus longtemps Montesquieu et qui offrit à son esprit le plus de jouissances. Il s’en faut pourtant qu’il y ait trouvé tout à sa convenance. Le pape était alors Benoît XIII. Voici quelques-unes des aménités qu’il lui prodigue : « L’homme Benoît XIII est souverainement méprisé dans ce pays-ci : on dit que c’est une manière de fou qui fait l’imbécile... Le Père Cloche, général des Jacobins, le comparait à un cor qui est vide et tortu... Il dégrade le pontificat : il ne se regarde que comme évoque de Rome. Il n’aime que l’extraordinaire dans le , petit, comme d’autres aiment l’extraordinaire dans le grand. Une simonie publique règne à Rome. On n’a jamais vu dans le gouvernement de l’Église le crime régner si ouvertement. Des hommes vils sont de tous côtés introduits dans les charges. De la manière que les choses se font, il est impossible qu’il y ait un pape qui soit élu homme de mérite : car on ne le veut point. » Ce qui dicte à Montesquieu ces paroles sévères, c’est d’ailleurs uniquement l’aversion qu’il éprouve pour la personne de Benoît XIII ; il ne faudrait y voir aucun parti pris d’hostilité contre l’Église en général. L’auteur des Lettres persanes s’est fort amendé, et son impiété frivole a fait place au respect pour des croyances dont il apprécie tout au moins la vertu sociale. À ce point de vue, le Journal contient un curieux passage. Montesquieu assiste à la liquéfaction du sang de saint Janvier à Naples. Le miracle ayant parfaitement réussi, il l’explique par des causes naturelles. Mais il a soin de protester qu’il ne soupçonne les prêtres d’aucune fourberie. Et il ajoute : « Peut-être y a-t-il un véritable miracle ! » Ce n’est pas le ton de Voltaire. Si d’ailleurs Montesquieu déplore les scandales de l’administration ecclésiastique, la misère et la friponnerie de la population actuelle, ces tares ne l’empêchent pas de goûter profondément ce charme particulier qui est celui de Rome et dont aucune autre ville ne donne l’idée. En vérité cette ville est prédestinée, puisque depuis tant de siècles, à travers tant de vicissitudes, elle n’a pas cessé d’être la métropole d’une grande partie de l’univers. Nulle part ailleurs on ne trouverait plus d’histoire et plus d’humanité. C’est ici que toutes les pierres parlent. Un long passé se lève de ces ruines éloquentes. L’histoire de l’antiquité s’éclaire, aperçue dans son cadre. En dépit des changemens, les Italiens d’aujourd’hui portent témoignage pour ceux d’autrefois. « Le peuple de Naples est comme était celui de Rome qui était composé d’affranchis qui n’avaient rien. Aussi était-il crédule, superstitieux, désireux de nouvelles. Le peuple de Naples où tant de gens n’ont rien est plus peuple qu’un autre. Ainsi voit-on peu à peu saillir aux yeux du voyageur les grandes lignes qui seront celles du livre sur la Grandeur et la Décadence des Romains.

Au sortir de la « belle Italie » où l’air est lumineux et les âmes sont légères, le contraste qu’offraient les pays du Nord était trop violent. Montesquieu ne tarit pas de sarcasmes sur la lourdeur d’esprit et l’épaisseur de corps des Allemands. Il constate la détresse des Provinces-Unies. Mais rien n’égale l’horreur que lui inspire la tyrannie militaire du nouveau royaume de Prusse. Dans ce Frédéric-Guillaume occupé à enrégimenter de beaux hommes il ne voit qu’un maniaque. Il mesure avec stupeur les souliers destinés à contenir les pieds de ces géans. Il s’effare comme devant un retour offensif et une rentrée en scène de la barbarie. « Le roi de Prusse exerce sur ses sujets une tyrannie effroyable. Il ne veut pas que les pères fassent étudier leurs enfans. Lorsqu’un enfant a dix ans il le fait enrôler. Plusieurs pères ont estropié leurs enfants pour les conserver. Les marchands n’osent plus entrer dans ses États, parce qu’ils sont pillés, insultés, enrôlés par les officiers. Presque tous les gens d’industrie s’en vont, même avec perte. Sa puissance va tous les jours tomber d’elle-même. La pauvreté est sur ses États et le ridicule sur sa personne. Le prince royal troquerait bien sa qualité de prince contre dix bonnes mille livres de rente. » Ce prince royal qui s’en irait volontiers vivre de petites rentes en bourgeois paisible, s’appellera Frédéric II. La haine que ressent Montesquieu pour le système politique l’empêche d’apercevoir l’énergie que recèle l’État naissant. La colère a pour une fois obscurci sa clairvoyance, et elle lui a voilé l’avenir.

Ni dans l’Empire, ni dans la féodalité hongroise, ni dans les tyrannies italienne ou prussienne, ni dans les aristocraties de Venise et de Pologne, ni à Augsbourg où catholiques et protestans se partageaient le gouvernement, ni dans la fédération des États de Hollande, Montesquieu n’avait trouvé ce gouvernement idéal à la recherche duquel il était parti. L’Angleterre lui en réservait la surprise. Ce fut une révélation. Enfin il avait rencontré l’image de la véritable liberté, de la liberté des honnêtes gens, différente de celle qu’il avait observée à Venise et qui était la liberté de vivre avec des filles et de les épouser, différente de la liberté de Hollande qui est « la liberté de la canaille ». Désormais il allait consacrer le reste de sa vie à expliquer le système de cette liberté et à tâcher d’en faire prendre la mode en Europe.

Maintenant Montesquieu est de retour dans son château studieux. Il ne le quittera plus guère, mais n’s’y enfermera des années entières loin de « l’ineptie et la folie de Paris », fuyant « cette ville qui dévore les provinces et que l’on prétend donner des plaisirs parce qu’elle fait oublier la vie[5]. » C’est là que, dans la solitude et grâce au travail de la réflexion, ses souvenirs se transforment : ce que ses observations avaient de trop cru et de trop violent, s’atténue ; les faits prennent à distance leur véritable signification ; surtout le philosophe les relie par les idées générales et il les féconde par la méditation. Il a posé ses principes et il a vu « les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes. » Il a la pleine conscience de la « majesté de son sujet. » Or on voit assez quels services lui avait rendus un long séjour à l’étranger. D’abord, assuré qu’il était désormais de s’appuyer sur l’expérience, il a pu généraliser avec hardiesse sans s’exposer au danger de réaliser des abstractions. Il a pu créer des types politiques : la Monarchie, la République, la Tyrannie, qui dépassent la mesure des gouvernemens particuliers et dans leur essence valent pour tous les temps. Il s’est élevé jusqu’aux idées qui dominent la réalité, et dont les sociétés ne sont que les formes passagères et sitôt défaillantes. Il est à égale distance d’un Montaigne et d’un Rousseau. Montaigne avait aperçu cette diversité des coutumes et cette différence nécessaire des institutions ; il en concluait que la Fortune est reine du monde et le caprice maître des lois. Montesquieu prend contre lui le parti de la certitude et maintient la foi dans le pouvoir régulateur de la raison universelle. « La loi en général, écrit-il aux premières pages de V Esprit des Lois, est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. » Il ajoute aussitôt : « Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » C’est réfuter par avance l’erreur de Rousseau et des théoriciens de la Révolution qui fabriqueront pour le monde moderne tout entier une constitution uniforme, calquée sur le régime des cités antiques. Mais nous-mêmes, tous les jours, nous n’oublions que trop ce grand principe de la différence des institutions que ses voyages avaient enseigné à Montesquieu et dont la réflexion avait fait pour lui un dogme. Car depuis que nous avons coupé les attaches solides qui nous reliaient à notre passé, nous errons à l’aventure ; et de même que nous essayons sans cesse de nouvelles formes de gouvernement, de même on essaie d’imposer tour à tour à notre société des formes empruntées de toutes pièces aux pays étrangers. On ne jurait hier que par les idées allemandes, on ne jure aujourd’hui que par les idées anglaises. À ces transplantations violentes comme à l’application des systèmes tout faits des théoriciens, il y a même danger : car dans les deux cas se trouve pareillement violé le même principe fondamental : c’est que l’état politique et social d’une nation doit à chaque moment de sa durée être l’expression de tout son développement antérieur.


RENE DOUMIC.

  1. Voyages de Montesquieu, publiés par le baron Albert de Montesquieu, 2 vol. (Paris, chez Alph. Picard ; Bordeaux, chez Gounouilhou).
  2. Montesquieu, Lettre à l’abbé de Guasco. Œuvres complètes, édition Garnier, VII, 445.
  3. Montesquieu, Œuvres, I, 54.
  4. Montesquieu, Œuvres, I, 130.
  5. Montesquieu, Œuvres, VII, 275.