Revue littéraire - Les Rois en exil de M. Alphonse Daudet

REVUE LITTÉRAIRE

L’IMPRESSIONISME DANS LE ROMAN
Les Rois en exil, par M. Alphonse Daudet, Paris, 1879 ; Dentu.


Tout comme il y a des crises politiques ou financières, il y a des crises littéraires. Elles se reconnaissent à ce signe, que les écoles se disloquent et que les efforts s’éparpillent. Il n’y a plus de direction commune, les principes chancellent, les bornes des genres se déplacent, le sens même des mots s’altère, on perd jusqu’aux vrais noms des choses :

Mathieu Dombasle est Triptolème,
Une chlamyde est un jupon ;

et vous entendez parler sérieusement des ennemis littéraires de M. Zola, comme s’il y suffisait de quelque cent pages marquées au coin du talent, mais noyées dans le fatras des Rougon-Macquart, et que les inimitiés en littérature fussent tombées à si bas prix ! La littérature d’imagination, dans le siècle où nous sommes, a traversé plusieurs fois de ces crises : en ce moment même, elle en traverse une. Ne nous plaignons pas trop cependant et n’allons pas d’abord nous lamenter comme de l’abomination de la désolation de ce qui pourrait un beau matin se trouver être un grand bien. Car n’est-ce pas précisément au plus fort de ces sortes de crises que, dans tous les sens, à l’aventure peut-être, mais très sincèrement et très laborieusement, on se remet en quête pour explorer une fois de plus le champ du possible, et s’il arrive souvent qu’on ne découvre rien, n’arrive-t-il pas aussi parfois que l’on rencontre un filon vierge, une imperceptible veine inexplorée ? Que faut-il davantage, et n’est-ce pas assez pour justifier la crise ? Après tout, ceux-là seuls en auront été les victimes qui n’étaient pas nés assez vigoureux pour y résister.

Cette imperceptible veine, je croirais volontiers que le roman contemporain est en train de la découvrir. Je ne parle pas, bien entendu, de l’auteur de Nana : l’auteur de Nana fait orgueilleusement fausse route. L’avenir n’est pas à ce naturalisme grossier qu’il prêche de parole et d’exemple ; encore moins à ce prétendu roman expérimental dont il essayait récemment d’ébaucher la théorie. Ce n’est pas une originalité suffisante que d’étaler au grand jour ce que le (commun des hommes dissimule soigneusement. Voltaire avait là-dessus un mot d’un naturalisme trop cru pour que je puisse le citer. C’est l’auteur des Rois en exil qui me semble vraiment marcher à quelque chose de nouveau.

Non pas certes que nous n’ayons bien des réserves encore à faire et bien des objections à formuler. L’œuvre en elle-même d’abord, prise d’ensemble, est complexe, obscure, énigmatique, et ce titre singulier de Roman d’histoire moderne, que lui donne M. Daudet, n’est pas assurément pour en éclaircir le sens. Qu’est-ce qu’un roman d’histoire ? Quelque chose qui ne sera, je le crains, ni du roman ni de l’histoire, ou plutôt qui sera de l’histoire si vous y cherchez le roman, mais qui redeviendra du roman si vous y cherchez l’histoire. Car vous crierez à l’invraisemblance, et l’on vous répondra que pourtant les choses se sont passées telles que l’historien les raconte, — ou vous crierez à l’inexactitude, et l’on vous répondra que, pour emprunter quelques traits à l’histoire, le romancier n’a pas abdiqué cependant les droits de l’imagination. Vous ne voulez pas croire que Colette Sauvadon, princesse de Rosen, déjeunant avec un royal amant dans un restaurant à la mode, en ait dû sortir costumée tout de blanc, en gâte-sauce, pour dépister une surveillance intraitable ? Fort bien : voici le bout de journal où vous trouverez tout au long le récit de l’aventure, authentique par-devant la justice. Mais alors ce ne sont plus les détails exacts, vous ne connaissez pas Colette Sauvadon et vous n’avez jamais ouï parler de Christian II, roi d’Illyrie ? Eh bien, c’est justement ici que le romancier reparaît et qu’il revendique sa liberté d’inventeur. Le mal n’est pas bien grand, dira-t-on : je réponds qu’il est plus grand qu’on ne pense, et que cette confusion de genres répand sur l’œuvre tout entière je ne sais quel vague et quelle incertitude, je ne sais quelle gêne aussi dans l’esprit du lecteur. Est-ce un roman qu’il a là sous les yeux, ou si c’est une satire ? une copie du réel, ou une imitation du vrai ? L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le vivant témoignage, pouvait être d’un certain ordre, elle n’est déjà, plus que de l’ordre immédiatement inférieur.

Aussi, que cette complexité des intentions et cette division de l’intérêt se trahissent par un certain embarras et, si je puis dire, par une certaine dispersion de l’intrigue ; rien de plus naturel. Au contraire, je m’étonnerais plutôt comme d’un triomphe de l’habileté que le roman de M. Daudet, ainsi conçu, soit encore aussi fortement composé. Quelques épisodes parasites, — il y en a plusieurs, — n’empêchent pas qu’il y ait dans les Rois en exil ce qu’il n’y avait ni dans le Nabab, ni surtout dans Jack, à savoir un vrai drame. C’est une concession dont il faut savoir à M. Daudet grand gré : nul en effet plus que lui, parmi les romanciers contemporains, ne répugne, d’instinct et par système, à ce drame tout d’une pièce, qui sort du seul jeu des caractères et du seul choc des passions contraires, qui va droit devant lui son chemin, franchissant ou brisant les obstacles, entraînant le lecteur dans le mouvement et comme dans la fièvre d’une action serrée, simple et violente. Est-ce un défaut de sa nature ? Si l’on veut. Est-ce une qualité de son talent ? Oui, peut-être. Il est difficile de se prononcer, puisque aussi bien M. Daudet demande l’intérêt à de tout autres moyens : il est permis de s’abstenir, car c’est à de tout autres sources qu’il va puiser l’émotion.

Ces tableaux d’un Paris inconnu qu’il nous mène découvrir, l’Agence Tom Lévis ou le Commissariat du Saint-Sépulcre, — ces portraits au bas desquels nous sommes tentés d’inscrire avec un nom le récit du scandale d’hier, — ces mille détails enfin, vus et vécus, si patiemment fouillés, si curieusement ouvragés, la description des milieux et l’analyse des personnages ; — voilà les moyens de séduction que M. Daudet sait si bien mettre en œuvre. Il y a tels coins de la grande ville, certains côtés des mœurs parisiennes, il y a telles physionomies que personne n’a su rendre comme M. Daudet, avec cette fidélité de pinceau, mais surtout avec cet art infiniment subtil et patient qui réussit à donner même aux choses inanimées l’apparence de la vie. Prenez ce portrait du duc de Rosen : « Raide et debout au milieu du salon, dressant jusqu’au lustre sa taille colossale, il attendait avec tant d’émotion la grâce d’un accueil favorable qu’on pouvait voir trembler ses longues jambes de pandour, haleter sous le cordon de l’ordre son buste large et court, revêtu d’un frac bleu collant et militairement coupé. La tête seule, une petite tête d’émouchet, regard d’acier et bec de proie, restait impassible, avec ses trois cheveux blancs hérissés et les mille petites rides de son cuir racorni au feu. » Certainement, le portrait finit presque en caricature ; il y a même quelque maladresse à mettre ainsi d’abord sous les yeux du lecteur ce croquis en charge d’un personnage dont on va faire un type du dévoûment chevaleresque et du loyalisme exalté : nous demandons au romancier de trouver un certain accord du physique et du moral de ses personnages, et c’est même un peu parce que, dans la réalité quotidienne, autour de nous, nous ne rencontrons pas cet accord que nous lisons des romans, — mais le personnage est vivant. Après le portrait, le tableau : « Lorsque Élysée Méraut pensait à son enfance, voici régulièrement ce qu’il voyait : une grande chambre à trois fenêtres, inondées de jour et remplies chacune par un métier Jacquard à tisser la soie, tendant comme un store actif ses hauts montans, ses mailles entrecroisées sur la lumière et la perspective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en escalade, toutes les fenêtres également garnies de métiers où travaillaient assis deux hommes en bras de chemise, alternant leurs gestes sur la trame, comme des pianistes devant un morceau à quatre mains. » Sans doute Noël et Chapsal ici ne trouveraient rien de louable. Ajoutez, si vous le voulez, que ce paysage industriel n’a vraiment ici que faire et que nous serons transportés tout à l’heure, pour toute la durée du roman, bien loin des métiers Jacquard à tisser la soie, — mais le paysage est peint, et ce qu’Elysée Méraut voyait dans son enfance, nous le voyons avec lui. Un philosophe assistait à la première de je ne sais plus quelle pièce, et il applaudissait : « Comment ! lui dit son voisin, est-ce que vous trouvez cela écrit ? — Eh ! f… non ! repart Diderot, car c’était lui, cela n’est pas écrit, mais cela est parlé, » Disons à notre tour des romans de M. Daudet, de ses portraits et de ses tableaux : Si cela n’est pas écrit, cela est peint et cela est vivant.

Je me représente M. Daudet à l’œuvre. Il tient la plume, et ses yeux ne sont pas fixés sur son papier : c’est qu’il suit à travers l’espace un fantôme encore indécis, un paysage encore flottant ; ni les contours du portrait, ni les lignes du tableau ne sont encore bien nettes ; les voilà cependant qui commencent à se dessiner, évoqués pour ainsi dire de l’ombre qui les enveloppait par la persistance impérieuse et douce à la fois du regard qui les fixe ; un premier contour s’est dégagé nettement et, d’un geste nerveux, presque involontaire, fugitif comme l’apparition elle-même, M. Daudet l’a noté ; les traits se compliquent les uns les autres, s’entre-croisent et se brouillent même : M. Daudet continue toujours, et telle est la sûreté de l’œil et de la main, ou plutôt la correspondance exacte de leurs sensations, l’action continue des objets extérieurs sur l’œil et de l’impression de l’œil sur le mouvement de la main, que de cet entre-croisement et de ce fouillis, une dernière ligne, un dernier mot, tout à coup, fait surgir l’ensemble vivant. C’est ici le don de M. Daudet, celui sans lequel tous les autres seraient en pure perte, le don de l’illusion et de la vie. Et c’est pourquoi nous ne craignons pas de multiplier les réserves : « Loin que ce soit parler avec équivoque… disait un grand maître, c’est au contraire un effet de la netteté de définir si clairement ce qui est certain, qu’on n’enveloppé point dans la décision ce qui est douteux ». Ce qui est douteux, c’est que les Rois en exil satisfassent aux conditions d’un genre déterminé ; ce qui est certain, c’est que nous sommes en présence d’une œuvre qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est d’une originalité rare. Ce qui est douteux, c’est que M. Daudet soit un romancier dans le sens ordinaire du mot ; ce qui est certain, c’est qu’il est un artiste et c’est qu’il est un poète. Et c’est ce mélange en lui de l’artiste et du poète que j’essaie de caractériser d’un trait, quand je l’appelle un impressioniste dans le roman.

Ne vous arrêtez pas à l’expression bizarre et soyez seulement certain qu’en dépit des railleries trop faciles, elle représente une idée. Classicisme et romantisme aujourd’hui ne représentent rien. Ils représentaient des idées vers 1830 et des idées entre lesquelles depuis lors le siècle a fait son choix. Entrées dans l’usage commun et devenues banales, elles n’ont plus aujourd’hui besoin d’un mot qui les désigne particulièrement et qui leur serve d’étiquette. Le mot d’impressionisme aussi lui disparaîtra, mais en attendant, pour l’heure présente, il signifie quelque chose, et vous ne l’expulserez pas de l’usage avant que les œuvres et la critiqué, après elles, n’aient décidé ce qu’il renferme de faux ou de vrai. N’y attachez donc aucun préjugé favorable ou défavorable et considérez plutôt M. Daudet à l’œuvre.

Ouvrir les yeux d’abord et les habituer à voir la tache, habituer la main en même temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses : « Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée » ; ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point En second lieu, saisir l’insaisissable, et dans une impression fugitive démêler une à une les sensations élémentaires qui concourent à former et produire l’impression totale. Ainsi : « La porte battit brusquement, autocratiquement, fit courir d’un bout à l’autre de l’agence un coup de vent qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les factures aux doigts des employés et les petites plumes des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des fronts s’inclinèrent, Tom Lévis venait d’entrer ; » ou encore : « Au coup de sifflet, le train s’ébranle, s’étire, tressaute bruyamment sur des ponts traversant les faubourgs endormis, piqués de réverbères en ligne, s’élance en pleine campagne. » Remarquez-le bien dès à présent : ce n’est plus déjà de la photographie, c’est de l’analyse.

Il s’agit maintenant de composer et de fixer les tableaux C’est pour cela que M. Daudet mettra le plus souvent la narration à l’imparfait. Au premier coup d’œil, vous ne voyez là qu’une singularité de style, une fantaisie d’écrivain. Si vous y regardez de plus près, c’est un procédé de peintre. L’imparfait ici sert à prolonger la durée de l’action exprimée par le verbe, il l’immobilise sous les yeux du lecteur. « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il faisait une singulière figure en redescendant l’escalier. » Changez un mot et lisez : « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il fit une singulière figure en redescendant l’escalier. » Le parfait est narratif, l’imparfait est pittoresque. Il vous oblige à suivre des yeux le personnage pendant tout le temps qu’il met à descendre l’escalier. M. Daudet dira donc excellemment : « Les franciscains montaient, erraient parmi d’étroits corridors,.. » parce qu’errer et monter sont des actions qui durent, qui continuent ; et six lignes plus bas, il dira non moins bien, toujours guidé par son instinct d’artiste : « Les franciscains, échangèrent un regard significatif », parce que l’action d’échanger un regard est plus prompte que la parole et s’achève en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Et s’il disait : « Les franciscains échangeaient des regards significatifs » cela voudrait dire que tandis qu’ils échangent des regards, un tiers interlocuteur, qu’ils regardent ou qu’ils écoutent, parle ou agit devant eux. Il dira très bien encore, en dépit de l’apparente irrégularité : « La lecture finie, le moine se dressait, marchait à grands pas ; » c’est-à-dire, le moine se dressa, puis il marcha, puis il se dressa, puis il se remit à marcher ; et pour le lecteur attentif, l’imparfait prolonge la double action du moine jusqu’à la fin de la phrase, ou pour mieux dire jusqu’à l’évocation d’un autre tableau qui vienne remplacer le premier.

À cette même intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le verbe manque, et par conséquent la construction logique : « Frédérique dormait depuis le matin. Un sommeil de fièvre et de fatigue, où le rêve était fait de toutes ses détresses de reine exilée et déchue, un sommeil que le fracas, les angoisses d’un siège de deux mois secouaient encore, traversé de visions, sanglantes, de sanglots, de frissons, de détentes nerveuses, dont elle ne sortit que par un sursaut d’épouvante. » Un grammairien condamnerait cette phrase : il aurait tort. A plus forte raison condamnerait-il celle-ci : « Le roi, souple, fin, le cou nu, les vêtemens flottans, toute sa mollesse visible à l’efféminement de ses mains pâles et tombantes, aux frisures légèrement humectées de son front blanc ; elle, svelte et superbe, en amazone à grands revers, un petit col droit, des manchettes simples, bordant le deuil de son costume… » L’une et l’autre cependant, M. Daudet a ses raisons de les construire ainsi. Le lecteur, involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il attendra tout au moins, mais, tandis qu’il attendra, tous les traits, un à un, que le peintre a rassemblés, se graveront dans l’esprit pour former l’impression que le peintre a voulu produire, et la vision durera jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre. Quelques menus procédés encore, la suppression de la conjonction et, par exemple, et le fréquent emploi de l’adjectif démonstratif, valent la peine d’être signalés. La suppression, de la conjonction donne du jeu, pour ainsi dire, à la phrase ; « Le train s’ébranle, s’étire, s’élance », quelque chose de flottant. C’est un moyen de faire circuler l’air dans le tableau. L’adjectif démonstratif, justifiant ici tout à fait son nom, distingue expressément de tous les autres traits du même genre, le trait ou plutôt le contour que le peintre veut mettre en lumière ; ainsi : « Cette attitude de mère passionnée, » c’est-à-dire l’attitude par excellence, et non pas n’importe quelle attitude de mère passionnée.

C’est encore et toujours pour la même raison que, tout le long du roman, sentimens et pensées sont traduits dans le langage de la sensation. « Ce salut sympathique dont elle était privée depuis si longtemps fît sur la reine l’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid ; » ou encore : « C’est ainsi que son admiration était devenue de la passion véritable, mais une passion humble, discrète, sans espoir, qui se contentait de brûler à distance, comme un cierge d’indigent à la dernière marche de l’autel ; » ou encore : « Au tournant de la rue de Castiglione, la reine retrouve soudain le balcon de l’hôtel des Pyramides et les illusions de son arrivée à Paris, chantantes et planantes comme la musique des cuivres qui sonnait ce jour-là dans les masses de feuillage ; » et cent autres exemples. En effet, il n’y a que les sensations qui puissent parler aux sens ; aux oreilles des sons ; aux yeux des couleurs et des formes. Il faudra donc, pour chaque sentiment ou chaque pensée que l’on veut exprimer, trouver des sensations exactement correspondantes et parmi ces sensations en choisir une qui puisse être pour tout le monde le rappel d’une expérience antérieure, ou tout au moins le programme, si je puis ainsi dire, d’une expérience facile à faire. L’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid, voilà, par exemple, une sensation que tout le monde aura quelque chance d’avoir éprouvée. M. Daudet quelquefois sera moins heureux. Quand il nous peint son franciscain, le père Alphée, « noir et sec comme une caroube, » il faut, pour voir le personnage, avoir vu des « caroubes, » et tout le monde n’a pas vu des « caroubes. »

Que si maintenant de ces divers procédés vous vous rendez un compte bien exact, nous pourrons définir déjà l’impressionisme littéraire une transposition systématique des moyens d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine d’un autre art, qui est l’art d’écrire. Vous comprenez alors pourquoi ce style, si laborieusement tourmenté, qui choque toutes nos habitudes, et jusqu’à les révolter, — pourquoi cette phrase cahotante, heurtée, brisée, qui résisterait si difficilement à l’épreuve de la lecture à voix haute, — pourquoi ces alliances bizarres de mots, et dans le courant de la narration, pourquoi ce mélange impur de tous les argots, l’argot de la « bohème » et celui de « la brocante, » celui des filles et celui des clubs. Certes ce n’est pas que M. Daudet ignore sa langue. Il est même aisé de voir qu’il en possède à fond les ressources ; mais le vocabulaire, — que l’on n’a pas inventé pour peindre, — cesse de lui suffire, et quant à ce que nous appelons correction, harmonie de la phrase, équilibre de la période, il n’en a généralement souci, pourvu qu’il rende ce qu’il voit et qu’il le rende comme il le voit.

Chaque scène alors devient un tableau, chaque épisode une toile suspendue sous les yeux du lecteur. Chaque tableau d’ailleurs est complet en lui-même, isolé des autres, comme dans une galerie, par sa bordure, par son cadre, par un large pan de mur vide. Seulement, dans chacun de ces tableaux, ce sont les mêmes personnages qui reparaissent et la même action qui continue de se dérouler. D’autres romanciers déjà, MM. de Goncourt, par exemple, ont procédé de la sorte : sur des fonds et des milieux changeans, les mêmes personnages engagés dans la même action. Mais voici la grande supériorité de M. Daudet : quand les fonds et les milieux changent, il sait que les personnages changent aussi, je veux dire que, si vous les transportez d’un milieu dans un autre, leur physionomie, qui reste la même dans ses traits généraux, prend cependant une valeur nouvelle et se révèle par un aspect nouveau. De là, dans le roman de M. Daudet, l’abondance et l’ampleur des descriptions. Quand un peinire veut faire un portrait, est-ce que vous croyez qu’il abandonne au hasard du pinceau le choix du fond et des moindres accessoires, ou qu’il le subordonne au caractère de son modèle ? Ainsi M. Daudet. Les personnages et les caractères qu’il met en jeu ne se trahiront, comme le roi d’illyrie, ne se révéleront, comme la reine Frédérique, ne donneront toute leur mesure, comme Élysée Méraut, que si vous les placez successivement au milieu d’un certain entourage et dans de certaines circonstances définies par le libre choix de l’artiste. Ne vous y trompez pas, en effet : ces descriptions fatiguent souvent, paifois même elles irritent ; ce n’est du moins ni la description pseudo-classique de l’abbé Delille, ni la description romantique de Théophile Gautier, ni la description soi-disant photographique de l’école naturaliste. La description de M. Daudet, presque toujours, a sa raison d’être, et cette raison n’est autre que de vous faire pénétrer plus avant dans la familiarité des personnages. S’il commence un chapitre par une description de la rue Monsieur-le-Prince, que nous n’attendiez pas du tout, laissez-vous conduire, il s’agit de vous faire connaître son Élysée Méraut, et de vous faire comprendre par quelle réaction du milieu qui l’environne cet homme à la parole éloquente, aux convictions enflammées, au caractère âpre et loyal, est demeuré jusqu’à la quarantaine le bohème qu’il est et qu’il demeurera jusqu’à la mort. En effet, il s’établit comme un perpétuel courant d’impressions entre le monde extérieur qui agit, l’homme physique qui est agi et l’homme moral qui réagit. Faites-y bien attention, c’est ici que dans cet art, jusqu’à présent tout matérialiste encore, la psychologie commence à se glisser, une psychologie subtile, raffinée, je dirais volontiers maladive, mais une psychologie. Du dehors vers le dedans elle va pénétrer jusque dans le secret des personnages : « Et doucement elle fermait les yeux pour qu’on ne vît pas ses larmes. Mais toutes celles qu’elle avait versées depuis des années avaient laissé leur trace sur la soie délicate et froissée de ses paupières de blonde, avec les veilles, les angoisses, les inquiétudes, — ces meurtrissures que les femmes croient garder au plus profond de leur être et qui remontent à la surface comme les moindres agitations de l’eau la sillonnent de plis visibles. » Ces quelques lignes sont le premier crayon de la reine Frédérique. Lisez attentivement le volume : à mesure que les évènemens se presseront, chacun d’eux viendra mettre un accent nouveau dans cette physionomie, et M. Daudet le notera.

Nous voyons maintenant où M. Daudet a voulu mettre le véritable intérêt de son œuvre. On s’explique l’apparent décousu de l’intrigue et les lenteurs de l’action. Nous savons comment et pourquoi le roman proprement dit s’achève brusquement au moment même qu’on s’attendait à le voir commencer. Le Nabab avait déjà produit cet effet, et les Rois en exil, eux aussi, le produisent. C’est que l’auteur ne s’intéresse à ses personnages qu’autant qu’il est curieux de les connaître lui-même et de les connaître tout entiers. Il ne les crée pas, à vrai dire, il les a rencontrés, et, les ayant rencontrés, il lui a paru qu’ils étaient dignes de son observation et de son pinceau. A-t-il réussi à vous les faire connaître comme il les connaît lui-même, le but est atteint et l’œuvre est achevée. Mais il y faut une condition : et c’est justement que vous lui fassiez crédit de cet intérêt de curiosité que vous êtes habitués à chercher dans le roman.

Ajoutons un dernier trait : ce peintre est né poète et ne l’a jamais oublié. « Tant il est vrai, dit-il lui-même quelque part, que tout est dans nous et que le monde extérieur se transforme et se colore aux mille nuances de nos passions, » Loin donc d’affecter cette impassibilité dédaigneuse qu’affectent pour leurs personnages quelques-uns de nos romanciers contemporains, l’auteur de Madame Bovary, par exemple, en vérité comme s’ils craignaient de paraître dupes de leur propre imagination, M. Daudet vit et souffre avec eux. Assurément, il y a peu de personnages dans ce roman des Rois en exil qui retiennent les sympathies du lecteur ; il n’y en a presque pas un qui soit exempt de quelque faiblesse ou de quelque défaut qui le tourne en ridicule. J’avouerai même que je ne conçois pas comment, à deux ou trois reprises, M. Daudet semble avoir pris plaisir à rabaisser cette reine, qui devrait être la figure héroïque du roman. Pourquoi, par exemple, quand on vient lui apprendre que le roi va signer l’acte fatal de renonciation, et qu’elle en tressaille d’une généreuse colère, ajouter cette phrase au moins inutile : « La violence du mouvement ébranla les masses phosphorescentes de sa chevelure, et, pour les rattacher, d’un tour de main elle eut un geste tragique et libre qui fit glisser sa manche jusqu’au coude. » Vous avez beau mettre « tragique, » ce geste m’a montré la femme dans la reine, et ce n’était pas le moment de m’en faire souvenir. Pourquoi encore, dans la scène suivante, largement dessinée, qui pouvait être si belle, quand la reine pénètre chez le roi et que le valet de chambre donne l’alarme, gâter tout par ces mots : « Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle, avec sa paume solide d’écuyère dans ce mufle de bête méchante ? » Et comment M. Daudet n’a-t-il pas senti que de la brutalité des expressions ainsi rassemblées en deux lignes, il rejaillissait quelque chose sur la reine ? Il y a des formes de la colère qui dégradent : ici M. Daudet a voulu faire trop fort, il a fait faux. Je ne vois guère qu’Elysée Méraut et le petit comte de Zara, l’enfant roi et son précepteur, à qui le lecteur puisse vraiment s’intéresser. — Avez-vous remarqué, pour le dire au passagen que M. Daudet est chez nous presque le seul romancier qui sache mettre les enfans en scène et les faire parler ? — Eh bien, de tous ces personnages, les uns presque ridicules et les autres franchement odieux, il n’en est pas un à qui M. Daudet ne prenne quelque part intérêt. Il a des paroles d’admiration, même pour Tom Lévis, ce diable d’homme, il a des mots de sympathie même pour Sephora Leemans, la cruelle fille. Rare et précieuse faculté ! car c’est à ce prix seulement que vivent d’une vie réelle les créations de d’artiste. Tantôt M. Daudet intervient lui-même au récit par une exclamation qu’il jette en terminant, comme si tout à coup l’âme du personnage vibrait et palpitait en lui. « Petite âme aimante, dira-t-il de l’enfant-roi, — qui pleurait derrière les feuillets d’un gros album, silencieusement désespéré que son père fût parti sans l’embrasser, — petite âme aimante à qui ce père jeune, spirituel, souriant, faisait l’effet d’un grand frère à frasques et à fredaines, un grand frère séduisant, mais qui désolait leur mère ! » Tantôt la parenthèse ou l’exclamation viennent continuer la pensée du personnage en scène, à qui M. Daudet communique ainsi la subtilité de ses propres sensations : « Cela reposait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que cette cocarde gaminant parmi ses boucles au-dessous d’une aigrette en diamans… Chut ! une cocarde de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l’expédition et dessiné par la princesse… Ah ! depuis trois mois elle n’était pas restée inactive, la chère petite ! Copier des proclamations, les porter en cachette au couvent, dessiner des costumes… » Et tant d’autres traits, ici et là, tant de touches délicates et fines qui sont la marque de la personnalité de l’écrivain et qui viennent spiritualiser ce qu’il y aurait sans elles non pas de grossier sans doute, mais de matériel encore dans les moyens, et non pas de repoussant, à vrai dire, mais à tout le moins de peu séduisant dans le sujet.

Aussi, dans les grandes scènes, quand, aux masses qu’il met en action comme personne cette sensibilité sympathique vient donner l’animation de la vie, M. Daudet obtient-il des effets vraiment extraordinaires et qui n’appartiennent qu’à lui. Je voudrais pouvoir citer : il faut au moins signaler à l’attention toute particulière du lecteur cinq ou six pages, parmi beaucoup d’autres, d’une « envolée » surprenante, comme dirait M. Daudet, et qui suffiraient elles seules, écrites, composées, poétisées comme elles le sont, à tirer le romancier et le roman hors de pair. C’est dans le chapitre intitulé Veillée d’armes, le bal à l’hôtel de Rosen, l’entrée de Christian et de Frédérique dans la fête, l’air national d’Illyrie sonnant à leur apparition, « cet appel des guzlas,.. que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages,.. la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes, de regrets et d’espoirs inexprimés, » et toute la scène, et cette légende héroïque, et les danses qui reprennent, tout enfin, jusqu’à l’exclamation finale : « Haïkouna ! haïkouna ! au cliquetis des armes, tu peux tout pardonner, tout oublier, les trahisons, les mensonges, Ce que tu aimes par-dessus toutes choses, c’est la vaillance physique ; c’est à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chaud de tes larmes ou des parfums légers de ton visage. » Est-il nécessaire de faire observer comme la phrase est autrement claire ici, nombreuse, pleine et sonore que toutes celles que nous avons précédemment détachées du livre ?

C’est parce que l’auteur des Rois en exil est capable quand il le veut, quand il s’élève au-dessus de son système, d’écrire de ces pages et de composer de ces tableaux, que nous avons, en terminant, le devoir de discuter les fondemens de son esthétique.

Rien de plus facile que de le chicaner sur son style. Qu’il y ait dans cette prose très savante et très tourmentée des expressions singulières, ou même, quand, on les détache de la phrase à laquelle M. Daudet les incorpore, littéralement incompréhensibles, M. Daudet le sait et le sent comme nous. Je ne lui demanderai donc ni ce que c’est qu’une « fadeur rouge, » ni ce que ce sont que a les stérilités d’un sol volcanique. » Je lui passerai ces « éventails dont les odeurs fines font cligner le grand œil de l’aigle de Meaux, » et même « ce désordre réglé, la fantaisie en programme sur l’ennui bâillant et courbaturé. » Je crains seulement que lorsque M. Daudet écrit ainsi, M. Daudet ne soit pas maître absolument de sa plume, et qu’il y ait là plutôt incertitude et tâtonnement à la recherche de l’expression vraie qu’effets véritablement voulus et pleinement atteints. C’est ce qui commence à me faire douter de la valeur du système.

Que l’on puisse toujours transposer ou presque toujours d’un art dans l’autre un même sujet, mettre Don Juan, par exemple, en musique et Gœtz de Berlichingen en peinture, sous de certaines conditions, qu’il resterait à déterminer, on ne voit pas qu’aucune raison péremptoire s’y oppose. Mais transposer le sujet est une chose, transposer les moyens d’expression en est une autre. Il n’est possible que par métaphore de peindre avec des mots, et c’est une entreprise particulièrement préjudiciable à la langue que de vouloir réaliser la métaphore. Car l’exemple de M. Daudet nous prouve qu’il faut non-seulement mettre la langue à la torture et violer toutes les règles qui la maintiennent dans sa pureté, mais encore y verser le contenu de tous les jargons et de tous les argots, les locutions deux fois vicieuses qui courent les ateliers et les usines, les cafés et les cercles, les halles et le ruisseau ; mais surtout la corrompre jusque dans ses sources en la contraignant de rendre ce qu’elle ne peut pas rendre et d’exprimer ce qu’il n’est ni dans sa nature, ni dans son institution d’exprimer. Car ce n’est pas, sachons-le bien et ne nous lassons pas de le répéter, ce n’est pas une convention faite entre pédans qui de tout temps a déterminé la distinction des genres et délimité le domaine propre de chaque art. Vouloir peindre avec les mots, vouloir épuiser par les ressources finies du langage l’infinie diversité des aspects des choses, c’est un peu, comme si l’on voulait en peinture, à force d’empâtemens, donner aux objets qu’on représente leur épaisseur réelle, c’est comme si l’on voulait en sculpture donner au marbre la couleur vraie de la chair et sous la transparence de l’épiderme faire courir visiblement du sang dans le réseau des veines. Les moyens d’expression propres et spéciaux à chaque forme de l’art sont déterminés par une convention générale en dehors de laquelle il n’existe plus d’art. Si vous n’admettez pas que la peinture suppléera systématiquement par les moyens qui lui appartiennent à la représentation du corps solide sous ses trois dimensions, il n’y a plus de peinture. Il n’y a plus de littérature si ce sont les choses elles-mêmes et non plus les idées des choses que la langue prétend évoquer. Mais vous direz peut-être : Pourquoi donc les mots ne communiqueraient-ils pas, ou du moins n’éveilleraient-ils pas directement la sensation des choses ? Pour deux raisons : d’abord parce que les mots sont composés de lettres et que ces lettres forment des sons et que ces sons frappent l’oreille et qu’il n’y a pas de commune mesure entre les sensations de l’oreille et celles de l’œil. Je sais bien que des aveugles facétieux ont découvert des analogies imperceptibles au commun des hommes entre le rouge écarlate par exemple, et le son


De la diane au matin fredonnant sa fanfare ;


je n’hésite pas un seul instant à croire qu’ils se moquaient du monde. Allons plus loin. Il se peut, puisque des physiciens l’assurent, que les sons et les couleurs en eux-mêmes ne soient que les vibrations d’une même matière subtile et que la différence que nous percevons entre eux soit toute en nous, c’est-à-dire dans la constitution de nos organes. Et ainsi, ce ne serait pas seulement vouloir réformer l’art, ce serait prétendre à refondre l’homme que de chercher à établir entre les sons et les couleurs cette commune mesure. En second lieu, quand la langue se prêterait aux violences qu’on lui veut faire, on oublie, lorsque l’on met en tableaux tout un long récit, que la peinture est tout entière dans l’espace, mais que la parole au contraire est toute dans le temps. Une toile se saisit d’ensemble, et d’un coup d’œil ; une narration comme un discours ne sont perçus que par fragmens successifs qui s’ajoutent un à un, pour se modifier en s’ajoutant et se compenser en se complétant. Une toile ne comporte ni commencement ni fin. Je vous demande ce que serait un roman, et généralement une œuvre de la parole ou de la plume qui ne commencerait ni ne finirait ? Qu’on puisse tenter l’épreuve et que dans l’épreuve on puisse déployer les plus rares qualités de l’écrivain, la question n’est pas là. On sera tout simplement alors un grand écrivain qui se fourvoie. Cela s’est vu. Ce qu’on peut affirmer, c’est que de cette épreuve il ne sortira jamais, je n’ai garde de dire une œuvre de premier ordre, je dis seulement, dans tel genre secondaire que l’on voudra choisir, une œuvre complète et parfaite en ce genre. Car il y a quelque chose qui borne les empiétemens de l’art d’écrire sur l’art de peindre, et ce quelque chose, ce n’est rien d’artificiel, c’est une loi même de nature.

Mais voici peut-être un danger plus grand encore. Une invincible nécessité domine cet art de peindre par les mots, à savoir : la nécessité de parler le langage de la sensation. Et comment s’exercerait-il dans un autre domaine ? En effet, les mots qui peignent ne sont pas ceux qui traduisent l’émotion tout intime du sentiment ou le travail tout intérieur de la pensée. C’est pourquoi, dans un tel système, l’effet n’est atteint et ne peut être atteint qu’autant que l’on a trouvé la sensation qui correspond à tel ou tel sentiment, à telle ou telle pensée qu’il s’agit d’exprimer. Or il arrive souvent qu’on ne la trouve pas. Il arrive plus souvent encore que l’on trouve à côté, car si d’un homme à l’autre le sentiment varie, que dirons-nous de la sensation ? Il vous paraît, à vous, qu’une idée fixe ressemble « à un point névralgique dans le même côté du front. » Moi, je ne vois pas l’analogie. Ce n’est pas cette sensation qui traduit pour moi l’obsession de l’idée fixe, c’en est une autre. C’en est une troisième pour un troisième. Et ce ne serait rien encore, si de cette préoccupation qui s’impose désormais tyranniquement à vous, de noter des sensations d’abord, et le reste quand vous le pourrez, ne résultait à la longue je ne sais quelle inhabileté d’exprimer le sentiment et de pratiquer l’observation morale. Réalistes, naturalistes, impressionistes de tous les temps et de tous les talens, vous nous ramenez à la barbarie de la langue et à l’enfance de l’art, puisque vous bégayez et puisque les mots même vous manquent dès qu’il s’agit de penser, ce qui est pourtant « le tout de L’homme ! » Nos pères avaient une belle expression que nous sommes à la veille de perdre, ils louaient dans l’écrivain « sa connaissance du cœur humain, » c’est-à-dire son expérience de la double nature que nous portons en nous. Prenez ces maîtres consacrés dans l’art de composer et d’écrire :

Quand leur regard perçant fixait la face humaine,
Pour fouiller la pensée, il allait droit au cœur,


c’est-à-dire ils ne s’arrêtaient pas aux apparences, ils ne se jouaient pas en artistes ou plutôt en dilettantes à la surface ondoyante et multiple des choses, ils allaient au fond d’abord, et de là ramenaient quelqu’une de ces vérités générales qui sont comme un jour jeté, comme une lueur d’éclair subitement faite sur l’éternelle nature humaine. Ajouterai-je que comme les meilleurs d’entre nous ne sont pas ceux qu’une exubérance de vie physique projette pour ainsi dire tout entiers au dehors d’eux-mêmes, mais au contraire ceux qui se replient silencieusement en eux, cachant leurs blessures parce qu’elles importuneraient les autres et leurs joies parce qu’elles leur paraîtraient insultantes, c’étaient ceux-là vers lesquels allaient d’instinct les maîtres d’autrefois. Mais ne remontez pas jusqu’aux maîtres et contentez-vous des œuvres secondaires. Dites-moi ce qui soutient encore aujourd’hui Gil Blas, Manon Lescaut, Candide, la Nouvelle Héloïse, sinon que vous y rencontrez inscrite à chaque page l’expérience de l’homme, de l’homme vrai, de celui que le costume déguise et que la mode habille comme il plaît à la frivolité des époques, mais qui ne change pas plus dans son fonds moral, avec ses sentimens, ses passions et le mystère de ses contradictions, que l’espèce elle-même n’a changé dans sa constitution physique. Telles sont nos objections : elles sont graves. M. Daudet méritait qu’on les soulevât sur son nom. Nous ne les ferions pas à tout le monde. Je m’engagerais publiquement, par exemple, à ne jamais les faire à l’auteur des Frères Zemganno, jamais à l’auteur de Nana. Elles se réduisent en deux mots à ceci : rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur les qualités de forme de l’œuvre de M. Daudet, en tant que ces qualités sont appropriées à l’art de notre temps : il n’y a pas l’ombre d’un doute sur la vérité des portraits qu’il nous trace, en tant qu’ils sont tracés pour les lecteurs de 1880 ; mais cette forme, que durera-t-elle ? et ces portraits que vivront-ils ? Ce que durent les modes et ce que vivent les hommes d’une seule génération, et encore ! Je vois bien, dans les Rois en exil, ce qu’il y a de nouveau : je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. Ce n’est pas assez vraiment : M. Daudet, parmi les jeunes romanciers contemporains, est du petit nombre de ceux qui seraient dignes de vouloir vivre, survivre et durer.


F. BRUNETIERE.