Revue littéraire - Les Livres de M. Édouard Rod

Revue littéraire - Les Livres de M. Édouard Rod
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LES LIVRES DE M. ÉDOUARD ROD

Il s’est fait, au cours de ces quinze dernières années, une brusque révolution dans notre littérature. Le naturalisme et le positivisme y sévissaient encore aux environs de 1880. On n’était attentif qu’à l’extérieur et aux choses plus qu’aux êtres. On ne tenait compte que des faits, sans chercher à en pénétrer le sens. On écartait les problèmes dont la solution n’est pas contenue dans les données de l’expérience. On ne voulait rien voir ou peut-être n’apercevait-on rien au-delà de l’immédiate réalité. Ce système étroit autant que factice ne pouvait s’imposer longtemps. Peu à peu on a vu rentrer dans la littérature tout ce qui en avait été indûment banni. On s’est remis à comprendre que les faits ne sont rien sans le support des idées qui les produisent et les expliquent, et dont ils ne sont que la réalisation incomplète. On a rétabli dans ses droits la vie intérieure qui seule peut donner à l’autre son prix. On s’est avisé que nous avons une âme. On s’est intéressé au jeu des phénomènes de conscience. On s’est repris à croire que notre activité intellectuelle a un but et qu’elle ne saurait se développer en dehors de certaines règles dont les formules changeantes composent la morale qui est de tous les temps. Même on s’est demandé si cette morale, pour avoir toute sa solidité, ne doit pas reposer sur quelque fondement surnaturel. C’est dire qu’en un court espace de temps on a fait précisément à rebours tout le chemin parcouru dans l’étape précédente. Ce travail qui s’est opéré dans les esprits et dont les hommes qui ont aujourd’hui dépassé la quarantaine ont été les utiles ouvriers, on pourrait le suivre à travers les livres de M. Édouard Rod. C’est un premier élément d’intérêt qu’ils nous offrent ; mais en outre ils valent par eux-mêmes et indépendamment des tendances dont ils sont les signes. Laborieux et fécond, M. Rod a déjà beaucoup écrit. Il est très jeune. Sa pensée va chaque jour en s’enrichissant. À mesure qu’il acquiert plus d’idées nouvelles, il prend d’autre part une conscience plus nette de son originalité propre. Son talent, qui n’a cessé de progresser, est aujourd’hui pleinement formé et maître de soi. Le moment peut donc être bien choisi pour esquisser la physionomie de l’écrivain.

M. Rod nous présente quelque part un excellent ami qu’il a et qu’il appelle Jacques, afin de ne pas nous livrer son nom véritable. « C’est un homme grave, nullement facétieux, d’un esprit plus solide qu’aimable… Ayant à un haut degré le goût de la vérité, et toujours sincère avec lui-même, il ne s’exprime jamais sur rien qu’avec de prudentes réserves[1]. » Cette sincérité et cette simplicité font qu’on est tout de suite attiré vers Jacques. Pourtant, au premier abord, on sent qu’il y a de lui à nous quelque distance. Dans le tour d’esprit et dans la façon de conduire sa pensée, il a des habitudes un peu différentes de celles qui sont le plus répandues chez nous. Il a passé sa jeunesse dans un pays tout voisin de la France, mais qui tout de même n’est pas la France. Il a étudié dans des gymnases où les méthodes d’enseignement ne sont pas absolument les mêmes que dans nos collèges classiques. Lui-même a professé là-bas. Il a occupé la chaire de littératures étrangères à l’Université de Genève. C’est un universitaire suisse. Et c’est un protestant. Certes il n’est pas resté attaché au dogme. Même il n’a gardé nulle tendresse de cœur pour la religion où il a été élevé. Il raille, chaque fois qu’il en trouve l’occasion, ou qu’il la peut faire naître, « cette religion ratiocinante, toute de compromis entre le dogme et le sens commun, dont la dialectique et l’exégèse sont d’une si lamentable pauvreté, dont le culte glacial n’est qu’un interminable discours… débité d’une voix dolente, avec des gestes faux et des intonations pleurardes, cette religion qui ergote au lieu d’aimer[2]. » Mais si tyranniques sont certaines attaches qu’on se flatte en vain de les avoir complètement brisées : nous restons pour la vie prisonniers de la religion qui a d’abord façonné nos âmes. La foi se perd, non la discipline de l’esprit. L’exemple d’Edmond Scherer, pour n’en point citer d’autres, le prouverait assez pertinemment. Ayant quitté Genève pour Paris, Jacques s’y est fait tout de suite une province à l’image de sa Ville natale. Il vit très retiré au milieu de ses livres et de ses rêves. Il fuit les réunions bruyantes et ne recherche pas les salons où l’on cause. Sa conversation, plus riche d’idées fortes que de mots heureux, est tout unie. Il a l’horreur du paradoxe, l’ironie l’inquiète et la fantaisie l’étonné. Ce Jacques, qui ne ressemble ni à un boulevardier, ni à un mondain, ni à la plupart de nos hommes de lettres, ressemble-t-il très exactement à M. Édouard Rod ? Il est tel en tout cas que nous aimerions à nous représenter, en conformité avec le caractère de son œuvre, l’auteur de la Course à la mort, des Idées du temps présent et de la Vie de Michel Teissier.

Ce qui fait la supériorité de l’œuvre littéraire par-dessus tous les travaux où nous pouvons appliquer notre intelligence, c’est que les facultés les plus diverses y trouvent leur emploi. Certains écrivains sont des peintres ou des musiciens composant des symphonies avec des mots, comme on fait avec les couleurs et les sons. Ils sont des artistes. M. Rod n’est pas de ceux-là : ou plutôt il en est exactement le contraire. Le sentiment de l’art, à tous les degrés et sous toutes ses formes, est celui qui lui fait le plus complètement défaut. L’harmonie des lignes ou les effets de la lumière dans la nature le laissent indifférent. « Ce n’est pas la beauté des paysages qui me saisit : le monde extérieur n’est pas mon maître et ses aspects en eux-mêmes ont peu d’attrait pour moi.[3]. » Les chefs-d’œuvre de la peinture ne provoquent pas davantage son enthousiasme. Il est d’avis que « les plus sublimes d’entre eux ne valent pas la plus humble idée qui germe dans notre propre cerveau, le plus léger sentiment qui fait palpiter une minute notre propre cœur[4]. » Entre les œuvres peintes celles-là seules lui donnent un frisson qui laissent transparaître la pensée, la couleur et le dessin n’y servant qu’à composer des symboles presque immatériels. C’est le cas pour les préraphaélites anglais ; aussi en a-t-il parlé avec une entière sympathie et en toute chaleur de cœur. De même ce qu’il recherche dans les livres des écrivains c’est moins l’expression et le rendu que ce n’est le contenu intellectuel. Encore ne se place-t-il pas au point de vue du psychologue curieux du jeu des idées et des sentimens. Il ne lui suffit pas qu’une sensation soit rare pour qu’elle lui semble digne d’être étudiée. Les curiosités de l’analyse ne le tentent pas. Il ignore aussi bien le désintéressement du savant que l’insouciance du dilettante. Mais il y a en nous certaines notions d’après lesquelles nous jugeons qu’un acte est bon ou mauvais. Cette notion du Bien et du Mal, d’où nous vient-elle ? Comment s’est-elle formée, quelles interprétations diverses reçoit-elle, et comment voit-on se comporter les hommes dans la façon dont ils l’appliquent ? Cette vie qui nous a été imposée vaut-elle d’être vécue ? Quel en est le sens et qu’est-ce qui en fait le prix ? Quelle satisfaction pouvons-nous donner à l’instinct qui nous incline vers la recherche du bonheur ? Comment concilier cet instinct avec l’idéal de la moralité ? Telles sont les questions qui ne cessent d’être présentes à l’esprit de M. Édouard Rod. Ce sont elles qui mettent sa curiosité en éveil. C’est pour y trouver une solution et pour nous en faire part qu’il écrit ses livres. Il est par essence un moraliste.

On ne s’en serait guère douté en lisant son livre de début. Palmyre Veulard est dédiée à l’auteur de Nana ; cette dédicace n’est que le juste hommage du disciple docile à son maître. Une fille de joie, l’heure approchant du déclin, se hâte de tuer de plaisir et de fatigue un phtisique millionnaire afin d’hériter de la forte somme ; puis, après-avoir brûlé quelques dernières cartouches, elle devient la femme d’un souteneur en habit noir qui la ruine et qui la bat : telle est l’histoire édifiante dont M. Rod avait fait choix pour son premier récit. Dans le vaste monde aux spectacles variés jusqu’à l’infini, le coin de monde où se passent ces jolies choses lui avait semblé valoir la peine d’être décrit d’abord et avant tous les autres. Il l’avait décrit suivant tous les procédés recommandés par l’école. Il s’était montré consciencieusement brutal, et malpropre avec application. À vrai dire, cette erreur ne nous déplaît pas : elle n’est pas sans grâce. C’est un bel exemple de ferveur littéraire. M. Rod était à peine au sortir de l’enfance ; il se lançait dans la carrière avec cet enthousiasme que la jeunesse de nos jours a désappris ; il cédait à cette fureur d’imitation qui est le premier symptôme par où se traduit le besoin d’écrire. Gentiment il se rangeait derrière le maître qui lui semblait le mieux doué, sans se demander s’il avait avec lui aucune sympathie de talent, et par nécessité toute pure d’avoir un maître. Cela prouve assez bien la déplorable contagion que peuvent avoir certains succès littéraires et comment l’exemple de telles renommées bruyantes suffit à dévoyer pour toujours des hommes de talent. Pour ce qui est de M. Rod, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé. Toute sa nature protestait contre les tendances qui se sont épanouies dans le naturalisme. Aussi bien des secours lui vinrent d’ailleurs, qui l’aidèrent à se ressaisir. De cette première influence d’autres influence » le débarrassèrent, mieux en accord avec la tournure de son esprit. Il est curieux d’en faire le compte, parce que ce sont celles qui ont également agi sur la plupart des écrivains du même temps.

Ces influences ont été surtout des influences étrangères. Dans Genève, ville cosmopolite, M. Rod était placé mieux qu’un autre pour en subir l’atteinte. Leopardi et Schopenhauer lui enseignaient à réfléchir sur les conditions générales qui s’imposent à l’existence des hommes. La musique de Wagner, les théories et les œuvres des préraphaélites, la poésie anglaise agissaient dans un même sens, lui révélant une forme d’art où le sentiment serait suggéré plutôt qu’exprimé, et l’idée ne s’enfermerait pas dans un contour trop précis. Les romanciers russes, par la sincérité de leur apostolat, lui rappelaient les hommes qui, dans les premiers temps du christianisme, prêchèrent une religion d’amour et de charité. D’ailleurs pour le mener à ces façons nouvelles de s’exprimer et de sentir, il trouvait chez nous des guides excellens. C’était M. de Vogué, de qui il salue justement le livre sur le Roman russe comme un livre révélateur. C’était M. Paul Bourget qui, dans ses Essais de psychologie, analysait avec tant de pénétration et mettait à jour quelques états encore mal définis de l’âme contemporaine. Ce travail d’esprit le conduisait à concevoir une sorte de roman, dégagé de ce qu’il en appelait les scories, terme qui, de tout temps, a désigné les beautés qui ont cessé de plaire. Plus de ces « descriptions » minutieuses et inutiles, fastidieuses et illusoires, qui tiennent beaucoup de place et n’expliquent rien. Plus de ces « récits rétrospectifs » devenus des clichés sur l’enfance, l’adolescence, l’éducation, et qui marquent trop les lignes. Point de « scènes » artificielles et théâtrales. Ni les personnages n’auraient une physionomie trop individuelle, ni les faits avec lesquels on les mettrait aux prises ne seraient trop concrets. Ce serait un roman tout intérieur, d’où les circonstances contingentes seraient exclues, et qui se passerait dans un cœur. L’écrivain regarderait en soi, mais non pas à la manière des égoïstes qui n’aiment qu’eux seuls. En littérature, l’observation n’a de valeur qu’à proportion qu’elle dépasse l’individu pour s’appliquera un plus grand nombre d’hommes ; ou plutôt, c’est la double loi de l’observation intérieure, qu’elle doit s’exercer sur un cas particulier pour y découvrir ce qu’il contient de général. M. Rod le dit avec un rare bonheur d’expression : « On perd son temps à compter les battemens de son cœur, on ne le perd pas à en écouter vibrer l’écho dans la suite infinie des cœurs étrangers. » cette méthode, qui consiste à s’étudier soi-même, non pour se connaître ni pour s’aimer, mais pour connaître et aimer les autres, M. Rod essaya de la baptiser du nom d’ « Intuitivisme ». Le mot ne fit pas fortune, quoiqu’il fût en isme, qu’il eût été proposé dans une préface, et imprimé en lettres capitales. C’est qu’il ne suffit pas, pour qu’un terme d’école réussisse, qu’il soit pédantesque ; celui-là avait le défaut de n’être pas clair. C’est peut-être aussi que les œuvres auxquelles il devait servir d’étiquette n’eurent pas un succès retentissant. Mais le système était bon. Le roman dont on esquissait ainsi la théorie, ce n’est, en somme, que le « Journal intime », mais sans cette prétention, cette vanité et cette puérilité aussi qui, de coutume, le rendent insupportable. Ce sont les « Confidences », mais sans ces détails piquans et ces particularités anecdotiques où s’attachent les faiseurs de confidences et leurs lecteurs se complaisent. Dans l’histoire que nous trace ici l’historien de son âme il ne relate rien que les aspects sous lesquels, successivement, la Vie lui est apparue. C’est dans ce système qu’a été composée la trilogie de La Course à la Mort, Le Sens de la Vie, Les trois Cœurs, triple étape d’un voyage à la recherche d’une raison de vivre.

La Course à la mort date de l’époque où les doctrines pessimistes retrouvaient chez nous une faveur contre laquelle protestèrent à l’envi tous les partisans de la vieille gaîté française. C’est un commentaire en trois cents pages du mot de l’Ecclésiaste. La vie est monotone, toujours pareille à elle-même et pareillement décevante. Toutes les récompenses que nous en attendons ne valent pas la peine qu’on les poursuive. Les objets vers lesquels tend notre activité ne valent pas l’effort qu’ils nous coûtent. Qu’est-ce que la gloire ? Un bruit de paroles qui ne durera qu’un temps, destiné à périr avec la parole humaine. Qu’y-a-t-il de réel dans le bonheur, sauf peut-être les déceptions dont il s’accompagne ? D’un bout à l’autre de l’humanité, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils pensent, un même cri de douleur se fait entendre qui remplit l’espace et grandit à travers les temps. Toutes les sociétés et toutes les civilisations se sont plaintes de la souffrance de vivre. C’est que le Mal est au fond de tout, seul réel et seul vrai, tandis que le Bien n’est qu’une conception de notre esprit. Encore si on pouvait augmenter la somme du bien, diminuer celle du mal ! Mais avec ce qu’on appelle le progrès cette souffrance va sans cesse en s’aggravant. L’âme humaine ne s’élargit qu’afin d’offrir à la douleur un champ plus vaste ; à mesure qu’elle se complique et qu’elle s’affine, l’aiguillon s’enfonce plus avant et fait sur plus de points ses blessures subtiles. Aussi la tristesse ne saurait-elle être une disposition passagère, et nos inquiétudes n’ont pas une cause accidentelle. Ce n’est pas tel épisode de la vie qui nous tourmente, mais c’est elle-même, la vie. Rien ne manque, on le voit, à cette profession de foi désespérée qui aboutit, comme à sa conclusion logique, au souhait de l’universel anéantissement.

M. Rod aime à répéter qu’entre tous ses livres celui-là est demeuré son livre de prédilection. Je n’en suis pas surpris. C’est d’abord qu’entre les émotions par lesquelles nous nous souvenons d’avoir passé, les plus douloureuses nous restent les plus chères. C’est aussi que l’expérience, en venant, a bien pu rendre plus d’équilibre à son âme et plus de sérénité : sur le fond des choses ses idées n’ont pas changé. En fait le pessimisme, qu’on retrouve au fond de toutes les grandes œuvres et auquel se sont ralliés tous les esprits clairvoyans, le pessimisme est le vrai. On en conviendrait aisément. Mais on a coutume de croire que pour avoir accepté cette doctrine on se trouve désarmé dans le combat de l’existence. C’est une erreur. Les pessimistes vivent la vie comme les autres hommes ; ils n’en diffèrent que parce qu’ils l’ont jugée.

De même on conteste aux jeunes gens le droit d’être pessimistes. On demande quelle est cette lassitude de voyageurs revenus de tout avant d’être allés nulle part, quel est ce découragement de lutteurs qui n’ont pas lutté ? On en appelle au témoignage de ceux qui ont de la vie une expérience plus longue et on constate que de coutume leur déposition est moins accablante. Or c’est bien dans l’âme du jeune homme que le pessimisme doit éclater, avec la violence d’une crise, le jour où celui-ci, qui ne connaît encore que ses rêves et l’image du monde faussement embellie dont on a cru devoir le duper, aperçoit brusquement, le voile s’étant déchiré, la réalité toute nue. Certes, une telle découverte est, entre toutes, celle qu’on n’oublie plus. Mais ceux qui pour l’avoir faite sentent leur énergie brisée à jamais, c’est qu’ils n’étaient pas capables de devenir des hommes ; ils ne doivent accuser que la médiocrité de leur caractère et que leur volonté défaillante. Ceux qui ont de l’intelligence avec l’aptitude à vouloir, inventent des motifs pour s’attacher à cette vie, et, par une libre création de leur esprit, lui ajoutent un sens et un prix. C’est cette méthode du « divertissement » que déjà recommandait Pascal. Il n’y en a pas d’autre. Et peut-être à force de s’attacher à l’objet qu’on s’est soi-même imposé, et à mesure qu’en s’y attachant on en augmentera à ses propres yeux l’importance et la valeur, on arrivera à donner à toutes ses facultés un emploi. C’est cela même qu’on appelle le bonheur. En ce sens, on peut dire que chacun est l’artisan de son bonheur, et que la première condition pour être heureux c’est de le vouloir.

C’est quand on ne vit que pour soi qu’autant vaudrait ne pas vivre. Cependant on hésite à lier une autre existence à la sienne. On a peur du mariage, de ses servitudes et de ses engagemens. On craint d’aliéner son indépendance, quand on devrait avoir hâte plutôt de faire cesser son isolement. On se défie de la paternité jusqu’au jour où pour en avoir éprouvé les angoisses on en découvre le bienfait. Alors il se trouve que pour toutes choses le point de vue est changé. Parmi les avantages que nous déclarions indignes d’un souhait, aucun ne nous paraît plus méprisable, depuis que nous les souhaitons pour d’autres. La mort, que nous n’aurions pas écartée d’un geste, nous devient redoutable depuis que nous voulons l’écarter des têtes qui nous sont chères. Nous nous surprenons à être jaloux de notre propre conservation parce que des existences précieuses en dépendent. Ces mots de devoir et de droit que nous torturions en vain sans leur trouver de contenu prennent tout de suite une signification très claire. D’autres ont sur nous des droits, ceux-là mêmes que nous leur avons faits. Et nous avons le devoir précis de n’être pour eux cause d’aucune souffrance. Malheur à celui qui est seul ! Car nul ici-bas n’est à lui-même sa propre fin. Santé, gloire, richesse, quand nous les recherchons pour nous, autant de vanités. Il suffit que nous en appliquions à autrui les mérites pour que ces faux biens et ces vaines jouissances deviennent une réalité concrète et tangible. Cela est le point fixe, et ceux qui s’y tiennent ont trouvé le repos.

Hélas ! le repos n’est pas dans notre condition ; et ceux-là en sont le moins capables pour qui la nature s’est montrée plus prodigue de ses dons. L’âme humaine rêve sans cesse de s’élargir. Comme Ariel, elle demande plus d’espace. Elle veut, comme le poète mourant, plus de lumière. Le cercle des affections de famille est borné. Ne serait-il pas possible de le dépasser ? Le dévouement à quelques-uns est une forme supérieure de l’égoïsme ; n’atteindrons-nous pas aux joies désintéressées de l’altruisme ? Nous sentons bien que nous ne serons pas allés jusqu’au bout de notre rôle d’hommes, si nous n’avons pas été en sympathie avec tous les hommes. Certains l’ont pu faire, qu’on a appelés des apôtres, des martyrs et des saints. Ils avaient la foi. À défaut de la foi que nous avons perdue, ne pourrions-nous trouver parmi les lois que la science a formulées ou parmi les conceptions dont s’est enrichie l’âme moderne la base qu’il nous faut pour nous élever à l’amour de l’humanité ? On parle du progrès de l’espèce. « Mais le progrès de l’ensemble reposant sur la souffrance des individus, cela me paraît un de ces lieux communs que des esprits peu subtils inventent afin que d’autres, moins subtils encore, les imposent à la bêtise humaine. » On invoque le principe de la solidarité. Mais il se commet chaque jour par le monde des actes dont je ne me sens pas solidaire ; et ce n’est pas seulement l’âme du criminel, c’est l’âme de tant d’autres, ignorans de mes inquiétudes, indifférens à mes soucis, qui me reste étrangère. À la date la plus récente on s’est avisé qu’il y a une religion de la souffrance. Mais cette religion n’est pas davantage à notre portée. Ses dogmes nous sont également inaccessibles. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux sur les maux des autres pour que le désir s’éveille en nous de les soulager. Cette pitié à laquelle on nous convie et à laquelle nous ne nous refusons pas reste tout de même inefficace. Car il lui manque le levain de la religion. C’est à quoi tout aboutit : à constater tout à la fois la nécessité et l’impossibilité de croire. Aux dernières pages du Sens de la vie et en manière de conclusion M. Édouard Rod a transcrit les paroles de l’oraison dominicale que le héros murmure des lèvres. Mais il les murmure des lèvres seulement. Cela même marque exactement la place où s’arrête l’écrivain dans le moderne mouvement de renaissance spiritualiste. Ne pouvant s’accommoder des négations de l’époque précédente il se prête sans doute à ce « courant positif » qu’il a lui-même contribué à déterminer et qu’il travaille à renforcer. Mais il ne s’y abandonne pas. Il sait les limites qu’il ne peut dépasser. S’il a des amis parmi ceux qui s’intitulent les néo-chrétiens, il n’est pas l’un d’eux. Sa raison est trop exigeante pour qu’il se contente des effusions du sentiment. Son intelligence est trop éveillée pour qu’il consente à se payer de mots. Il s’arrête au désir, à l’aspiration vers une foi qui ne sera jamais la sienne.

Reste l’amour tel que les poètes l’ont chanté. Il peut si bien être pour la vie un objet qui la remplisse, que ceux qui l’ont connu ont perdu le goût de tout ce qui n’est pas lui et qu’ils ont souhaité de mourir. Encore faut-il pouvoir le rencontrer, et rien ne diffère plus de l’amour que tant de contrefaçons médiocres qu’on décore de son nom. On s’épuise à en poursuivre l’ombre à travers des aventures banales. Mais où sont les joies qu’on s’en promettait, les extases d’où l’on attendait un agrandissement de son être, les voluptés où l’on avait rêvé de s’anéantir ? On est resté très maître de soi, très clairvoyant, et l’esprit, qui n’a cessé de veiller, a mesuré toute la distance qui sépare l’idéal qu’il concevait de la réalité qu’il lui a été donné d’étreindre. C’est peut-être que les poètes ont menti en nous imposant un mirage de leur imagination, une illusion née du jeu des mots et de la musique des rythmes. Ou peut-être est-ce que le temps est passé de l’amour, et qu’une humanité trop réfléchie et consciente d’elle-même est devenue incapable de s’y oublier. « Les sentimens se transforment comme les idées, et l’amour d’aujourd’hui ne ressemble pas plus à celui d’hier que nos formes politiques ne ressemblent à celles du passé. L’intelligence l’atténue et l’embellit, le baigne de teintes neutres, lui enlève ses violences, ses excès, ses scories. Elle le cultive comme une fleur rare, raffinant sa forme et son parfum ; elle disserte et raisonne avec lui, ajoutant aux charmes qu’il possède celui des belles pensées dont elle le décore[5]… » Cet amour, tel qu’il est ici décrit, où l’intelligence est de moitié pour le moins avec le cœur, où les sens n’ont presque point de part, ce n’est qu’une affection très douce, très tendre, plus voisine de l’amitié que de la passion. Apparemment faut-il que nous nous en contentions pour être venus trop tard dans un siècle trop vieux. Sous un double aspect le mal est au fond le même et provient des mêmes causes : nous ne pouvons plus croire et nous ne savons plus aimer.

Tel est le chemin que parcourait la pensée de M. Édouard Rod sans qu’il eût encore osé s’attaquer à la réalité vivante. Il réfléchissait sur les conditions de notre destinée et sur les états de l’âme d’aujourd’hui, et sa méditation se tenait dans l’abstrait. Les idées que nous avons essayé de résumer ne lui sont pas toutes personnelles, et plusieurs lui sont venues des livres qu’il a lus. M. Rod a beaucoup lu ; comme un de ses héros, il pourrait dire : « Mon cerveau est plein de livres. » Le même personnage déclare avec une négligence qui effraie un peu notre paresse : « J’ai apporté mes livres favorisées cinq ou six cents volumes où se trouve résumée l’histoire de la pensée humaine et qui peuvent suffire aux curiosités de toute une vie[6]. » Cinq ou six cents volumes ! cela fait beaucoup de livres de chevet… Mais peu importe. Ou plutôt il est bon que nous ayons laissé d’abord la pensée d’autrui éveiller la nôtre. Surtout il est singulièrement profitable pour l’esprit qu’il ait d’abord embrassé de larges horizons et qu’il se soit étendu aux considérations générales avant de se fixer dans l’étude des cas particuliers. Ses travaux de critique et de moraliste un peu dissertant ont été pour M. Rod une excellente préparation à son œuvre propre du romancier. Dans cette œuvre une originalité va nous apparaître qu’on ne s’attendait peut-être pas d’y rencontrer. La Sacrifiée, la Vie privée de Michel Teissier, la Seconde Vie de Michel Teissier, le Silence, sont des livres de passion, les seuls peut-être qu’on puisse trouver dans la littérature de ces derniers temps, si fertile soit-elle en histoires amoureuses.

Ici toute la nouveauté consiste en ce qu’on a rompu avec le personnel ordinaire des romans d’amour. Ce sont, quand on y songe, d’assez médiocres types et de pauvres exemplaires de l’humanité que ceux dont les romanciers d’aujourd’hui ne se lassent pas de nous représenter l’image. C’est d’une part le don Juan bourgeois qui s’est assigné pour seul emploi de ses facultés de chercher l’amour ; mais parce qu’il le cherche il ne peut le trouver et la liste de ses conquêtes n’est que le bilan de ses déceptions. C’est d’autre part colle qu’on appelait jadis la femme incomprise, qui est devenue la curieuse ou la névrosée, et dont les perversités semblent l’énigme toujours attirante et jamais déchiffrable. L’énigme n’est-elle pas beaucoup moins obscure qu’on n’a d’intérêt à le dire, et ces inquiétantes perversités ne sont-elles pas faites d’élémens assez simples et fort grossiers ? Toujours est-il que la passion échappe à ces professionnels de l’amour. Mais il est des êtres qui pour avoir évité la souillure du plaisir ont gardé intactes des énergies qu’eux-mêmes ils ignorent. Doués d’une véritable noblesse d’âme ils sont incapables des compromis qui protègent les autres contre les grandes catastrophes. Ils ne savent pas faire de leur existence deux parts et respecter les convenances en violant les devoirs. Ils comptent pour rien la satisfaction des sens qui laisse le cœur inoccupé, et dédaignent de s’attacher par des liens qui pourraient se relâcher. Trop généreux pour se réserver ils s’engagent tout entiers et n’exigent pas moins qu’ils ne donnent. Ce qu’il y a de meilleur en eux, leur désintéressement, leur sincérité, leur vertu est justement ce qui fera leur perte. Ils seront désarmés contre un danger auquel ils ne s’étaient pas préparés et qui les heurte à l’improviste. Ce qu’il faut souhaiter à ceux-là, c’est qu’ils n’aiment jamais, et c’est qu’ils emportent avec eux les trésors insoupçonnés que leur cœur enfermait. Car ils ne s’arrêteront pas à mi-chemin. Mais ils iront jusqu’au bout, jusqu’au bout du chemin bordé de beaucoup de ruines et qui s’achève en calvaire.

Le docteur Morgex, dans la Sacrifiée, aime Clotilde Audouin qui est la femme de son ami. Il n’y a rien entre eux qu’une jolie intimité d’âme ; et la pensée même de la faute ne leur est pas venue. Mais les circonstances ont d’ironiques tentations ; elles tissent autour de nos volontés des pièges inextricables et subtils. Audouin est de complexion sanguine, mange plus que de raison et boit d’autant. L’apoplexie le frappe ; la paralysie terrasse et torture son pauvre corps. Morgex le soigne avec le dévouement le plus actif et la prudence la plus scrupuleuse. Un jour, entraîné peut-être par une aberration ou peut-être cédant au conseil secret de l’être caché en lui, il administre au malade autant de morphine qu’il en désire et juste autant qu’il en faut pour le tuer. Au bout de quelque temps il épouse Mme Audouin. Va-t-il être heureux ? Jouira-t-il de ce bonheur acheté au prix d’un acte que sa conscience lui reproche comme un crime ? Le remords commence à ne plus lui laisser de repos. En vain il essaie de l’écarter et il appelle à son secours des sophismes qui auraient été pour d’autres de suffisantes excuses. Pour se délivrer de son secret il le confie à un magistrat qui n’hésite pas à le déclarer innocent. Mais les consciences délicates ne relèvent que de leur propre tribunal ou, ce qui revient au même, du tribunal de Dieu. Au regard de la justice absolue, Morgex est coupable. Il doit expier. Il quitte sa compagne, la sacrifiée. Et il achève tristement une vie qui pouvait être facile et douce.

Michel Teissier est marié ; il a la meilleure des femmes et deux filles qui sont charmantes. Il occupe dans le pays une situation considérable. Chef du parti catholique, il est l’éloquent défenseur de la religion, de la morale, l’avocat de tous les intérêts supérieurs et de toutes les grandes causes. Il est universellement respecté, et chacun s’accorde à reconnaître que ce qui fait sa force c’est l’accord de ses actes avec ses idées, c’est la dignité de sa conduite et c’est l’unité de sa vie. Mensonge des apparences ! Cet admirable chef de parti, cet orateur intègre et aussi ce père de famille diligent et cet époux modèle, Michel Teissier, n’est qu’un pauvre homme amoureux d’une jeune fille… Fais-en ta maîtresse, lui crie la morale du monde. Qu’est-ce qu’un épisode sentimental dans la vie d’un homme public ? À peine un incident. Nous avons pour ces incidens-là des indulgences et des complaisances et même, tant qu’il n’y a pas eu scandale, des sourires… Ce sont précisément ces complaisances qui répugnent à Michel Teissier. C’est pourquoi, et parce qu’il est un honnête homme, il va se comporter exactement à la manière d’un misérable ou d’un imbécile. Il divorce, laissant à sa femme le désespoir, à ses enfans l’abandon. Il renonce à son rôle politique et social. Il porte à la cause qu’il défendait un grave préjudice. À la satisfaction de son propre désir il sacrifie les intérêts de beaucoup de personnes. Son action est de celles qui retentissent très loin et dont les conséquences ont d’infinis prolongemens. Un jour viendra où, ce grand amour s’étant apaisé, il ne lui restera qu’à faire le compte de tant de pertes irréparables qu’a causées cette passion, la passion dont c’est l’essence de ne pas durer.

Est-ce à dire que l’amour n’ait en soi d’autre force qu’une force de perdition ? L’instinct le plus énergique qu’ait mis en nous la nature est-il aussi celui dont nous devons réprimer le plus violemment les suggestions ? Faut-il s’applaudir que les arrangemens sociaux, les usages et les préjugés fassent autour de lui si bonne garde ? Et ne peut-on concevoir au contraire des cas où l’amour nous élevant au-dessus de nous-mêmes nous serait l’aide la plus puissante à réaliser les fins supérieures de notre nature ? L’auteur du Silence nous conte l’histoire de deux êtres qui se sont aimés purement et silencieusement. Le monde n’en a rien su ; le soupçon ne les a pas effleurés ; la curiosité les a épargnés. Eux-mêmes se sont devinés sans s’être expliqués. Cet amour qu’ils avaient en eux, qu’ils cachaient à tous les regards, qu’ils défendaient contre toutes les surprises, ç’a été pour eux l’autel intérieur où ils ont porté avec le sacrifice de leurs désirs l’offrande presque divine de leurs pensées immatérielles et de leurs rêveries idéales. « Hélas ! conclut l’auteur, dans ces délicates choses du cœur, qui marquera l’exacte limite du bien et du mal ? Qui dira quand l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois [supérieures dont nous pressentons quelquefois la divine indulgence ? Qui dira quand la faute par la souffrance est expiée ou peut-être même changée jusque dans son essence[7] ? » C’est là le dernier terme de cette analyse de la passion telle qu’elle peut se développer dans des cœurs choisis. Elle met son suprême effort à se renoncer elle-même. Mais peut-être alors éprouvée par la lutte, affinée par la souffrance, l’âme devient-elle capable de comprendre plus de choses et de pénétrer dans l’ordre des sentimens à des profondeurs où le regard des autres hommes n’atteint pas. Dans une ascension mystique l’être arrive, porté par l’amour, jusqu’au plus haut degré de perfection.

Nous n’avons guère besoin de faire ressortir ce qu’il y a de noble et de généreux dans cette conception de l’amour, telle qu’elle se dégage des livres de M. Rod. On n’y dissimule pas les difficultés de la lutte ; mais on y montre du moins que la lutte est possible et quel en est le prix. Cela en fait la valeur morale. Ce sont de bons livres. Qu’y manque-t-il pour qu’ils deviennent tout à fait les beaux livres que nous souhaiterions ? Rien peut-être que certains mérites d’exécution. Nous emportons le souvenir très précis des problèmes moraux qui y sont agités ; l’image est moins nette des personnages entre lesquels ces intérêts se débattent. De même il semble que l’analyse des sentimens pourrait avoir plus d’acuité, leur expression être plus choisie et plus rare. C’est dans ce sens qu’il reste encore à M. Rod à se développer. Certes, nous ne lui demandons ni le relief auquel atteignent des écrivains soucieux surtout de l’extérieur, ni les prestiges du style plastique, et nous n’exigeons pas qu’il ciselle ses phrases. Ce qu’il doit nous donner c’est quelque chose de plus serré dans la forme, plus de précision dans la délicatesse, plus de force dans la sobriété. Le souci de la forme est en train de se perdre parmi les jeunes écrivains d’aujourd’hui. Ceux dont la pensée est médiocre, peu nous importe comment ils l’expriment. M. Édouard Rod a beaucoup à nous dire et des choses qui valent d’être dites. C’est pourquoi il serait inexcusable de ne pas soutenir par l’expression une pensée qui d’elle-même est forte, honnête, courageuse et qui mérite de faire son chemin parmi les hommes.


RENE DOUMIC.

  1. Les Idées morales du Temps présent, p. 131.
  2. Le Sens de la vie, p. 215.
  3. Le Sens de la Vie, p. 215.
  4. Le Sens de la Vie, p. 5.
  5. Les Trois Cœurs, p. 289.
  6. La Course à la Mort, p. 287.
  7. Le Silence, p. 194.