Revue littéraire - Les Lettres de Saint François de Sales
On se souvient peut-être que quelques écrivains français, professeurs et membres de diverses académies, pérorant naguère devant l’auditoire cosmopolite d’un Congrès belge, s’étaient avisés d’un moyen très simple pour se mettre en règle avec les problèmes que soulève notre littérature du XVIIe siècle : il consiste à rayer d’un trait de plume cette littérature, sous le prétexte que Voltaire n’était pas encore né. Pour ceux que ne satisferait pas ce procédé de critique un peu bien expéditif, la question est d’expliquer ce qui fait le caractère essentiel des ouvrages de cette époque, et qu’on ne retrouve ni dans les littératures étrangères ni aux autres périodes de notre littérature nationale. Jamais en effet on ne vit une littérature uniquement attentive à l’étude de l’âme humaine et soucieuse d’en acquérir une connaissance qu’elle pût léguer à tous les temps. D’où procède donc cette conception de l’œuvre littéraire ? Comment s’est-elle formée ? D’où vient qu’au théâtre comme dans la chaire, et dans les romans comme dans les écrits de morale, auteurs et public se soient du même élan attachés à mener cette grande enquête sur notre cœur ? Entre beaucoup de causes, il en est une qu’on pourrait indiquer, et non la moindre : c’est l’apparition et le succès du genre qu’on appelait alors : « lettres spirituelles. » Au XVIIe siècle, la littérature de direction est à la base même de la littérature et pénètre les genres les plus profanes. C’est ce qu’avait bien vu Sainte-Beuve et c’est pour cela qu’il n’a point exagéré, quoi qu’on ait dit, la part de Port-Royal dans l’ensemble du siècle. C’est ce que nous tous, historiens, — à quelque titre que ce soit, — de la littérature, nous ne faisons pas assez ressortir. Et c’est le point sur lequel je voudrais insister, puisque l’occasion m’en est fournie par la publication d’une édition -nouvelle des Lettres de saint François de Sales.
Nos classiques de la chaire sont peut-être les plus mal partagés, dans un pays qui jusqu’ici s’est montré si peu soucieux d’établir le texte de ses grands écrivains. Nous ne possédons que depuis quelques années une édition critique des sermons de Bossuet, celle de l’abbé Lebarq. Nous en attendons une des sermons de Bourdaloue, depuis qu’a paru l’histoire de sa prédication due au P. Griselle. Aussi ne peut-on savoir trop de gré aux Religieuses de la Visitation d’Annecy d’avoir entrepris de nous donner une édition complète et correcte des œuvres de leur fondateur[1]. À ce labeur elles ont apporté non pas seulement du zèle et de la bonne volonté, mais une parfaite entente des exigences de l’érudition moderne. A vrai dire, elles ont pris conseil. Les premiers volumes ont été mis au point par un bénédictin, Dom Mackey. Depuis lors, le travail est passé aux mains d’un jésuite, le P. Navatel, qui, depuis longtemps, avait été associé intimement à l’œuvre commune. Telle qu’elle est, la nouvelle édition de saint François fait le plus grand honneur à ceux qui, au milieu de difficultés de toute sorte, en poursuivent l’exécution. Les premiers volumes contenaient les traités de saint François, quatre volumes ont été consacrés aux sermons, les quatre derniers volumes parus mènent jusqu’à l’année 1610 la correspondance qui en occupera plusieurs autres encore. C’est là donc que nous la pourrons lire, pour la première fois, dans son texte authentique.
Car on n’avait pas manqué d’appliquer aux lettres de saint François les mêmes déplorables procédés de publication qui étaient jadis en usage, et par lesquels, à son tour, devait être défigurée la correspondance de Mme de Sévigné. La première édition parut en 1626 : Les Épîtres du Bienheureux Messire François de Sales evesque et Prince de Genève, instituteur de l’ordre de la Visitation de Sainte-Marie, divisées en sept livres. Elle était due au chanoine Louis de Sales, travaillant sous la direction de Mme de Chantal. Que l’édition fût très incomplète, cela va sans dire ; on avait fait un choix parmi les lettres qui affluaient de tous côtés, et ce n’est pas là qu’était le mal. Mais le but que s’étaient proposé les pieux éditeurs était un but d’édification. Ils avaient donc sans scrupules, — ou, pour mieux dire, consciencieusement, — remanié le texte en ce sens et à cette fin. Les détails trop caractéristiques, trop personnels avaient été supprimés. Plusieurs lettres avaient été réduites en une seule, eu égard à l’analogie du sujet, et sans souci de la diversité des destinataires ou de la différence des époques. Aux mosaïques ainsi confectionnées on assignait une date, en partie inexacte, à moins qu’on ne négligeât totalement de les dater. En tête, on inscrivait une adresse vague et décevante : A une dame mariée ; à une veuve ; à un gentilhomme ; à une religieuse. Cette édition eut un grand succès. Elle fut réimprimée de nombreuses fois au XVIIe siècle. Et loin de nous d’en médire ! Ces « vieux livres » n’ont pas seulement pour nous cet attrait par où ils plaisent aux bibliophiles, et que naguère définissait si bien M. Jules Lemaître, celui d’avoir été maniés par les contemporains, par ceux-là mêmes au milieu de qui et pour qui ils étaient écrits. Il y a plus : ils ont été vraiment des êtres vivans, ils se sont mêlés au mouvement d’un siècle ; c’est par eux que la pensée de leur auteur est arrivée à beaucoup de gens qui s’en sont nourris, qui l’ont convertie en chair et en sang, qui l’ont fait passer dans leurs actes. Dans nos éditions savantes, les mêmes œuvres ne nous apparaissent plus aujourd’hui en effet que comme des objets de science ; et il y a quelque mélancolie à songer que tout ce que nous pouvons faire pour elles, c’est de les restituer dans leur froide pureté et d’en écrire l’histoire, parmi d’autres chapitres d’un passé mort. Aussi bien, cette intime vertu qui réside dans les éditions des Lettres parues au XVIIe siècle, ne se retrouve plus dans celles publiées au XVIIIe et au XIXe siècle. Celles-ci n’ont pas d’âme. Plus complètes, elles ne sont pas meilleures ; elles contiennent jusqu’à des lettres entièrement fabriquées ; ni ordre, ni méthode ; des attributions insuffisantes, ou douteuses, ou erronées. Les nouveaux éditeurs se sont proposé de nous donner une édition aussi complète qu’il était possible : ils ont fait dans toutes les archives la chasse aux pièces inédites : ils ont revu soigneusement le texte sur les originaux ; ils ont identifié les destinataires, contrôlé les dates, et adopté pour la classification l’ordre chronologique qui s’imposait. Grâce à eux, nous pouvons nous faire une idée juste des caractères de cette correspondance, de l’influence qu’elle a eue sur les mœurs, mais surtout sur le développement de notre littérature classique.
Très abondante, et beaucoup plus variée qu’on ne le dit en général, la correspondance de saint François de Sales est d’abord un document d’histoire de premier ordre sur les affaires ecclésiastiques et politiques à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe. Telle lettre, celle adressée à Mgr Frémyot, archevêque de Bourges, est d’une importance capitale pour l’histoire de la prédication en France ; il se pourrait que l’évêque de Genève eût agi sur la prédication de son temps par ses conseils autant que par ses exemples, et ses conseils constituent un traité de la prédication à peu près excellent de tous points. Plus encore que sur les événemens du temps, ces lettres nous renseignent, de la façon la plus précise et parfois la plus intime, sur la personne même de celui qui les a écrites. Car François de Sales ne craint pas de parler de lui-même, et de se citer en exemple. Or, il n’est pas indifférent pour nous de savoir comment celui qui a composé tant de lettres de consolation, se comportait en présence des mêmes épreuves dont il s’efforçait d’atténuer pour ses correspondantes ou d’interpréter la rudesse ; et il nous plaît de savoir qu’à la mort de sa jeune sœur ou de sa mère, il n’a pas retenu ses larmes et n’a pas voulu s’empêcher de souffrir. Il reste bien entendu que l’intérêt essentiel des lettres de saint François est dans ses lettres de direction ; mais aussi voit-on combien l’intelligence en sera facilitée par les ressources qu’apporte la présente édition. D’abord, c’est dans l’ensemble de la correspondance générale qu’il faut les lire, et il est très important de noter qu’elles ont été écrites non pas du fond d’un monastère et dans le loisir de la vie contemplative, mais dans le tracas des affaires, par un homme « opprimé et accablé » de l’administration de son diocèse. Il ne l’est guère moins de constater que telle lettre adressée à une pénitente d’élite, à une âme de choix, a été tracée sur le papier « en courant » par un pasteur occupé d’abord d’évangéliser les pauvres gens et de répandre dans le moindre hameau l’action de sa parole. Et quand on lit que l’évêque vient de battre les champs de parcourir les « montagnes effroyables » et d’entendre le « tintamarre » des grands orages, on se rend compte que les perpétuelles comparaisons tirées de la nature dont il émaille sa prose, ne sont pas chez lui uniquement un artifice de style. Mais surtout, en replaçant ces lettres à leur date, on y peut suivre le développement de la pensée de saint François. On y saisit ses idées dans leur fraîcheur première. On voit le directeur de conscience naître en lui, puis s’enhardir, prendre conscience de son rôle, en mesurer l’efficacité. Ses Traités les plus célèbres ne seront qu’un prolongement de sa correspondance ; et cela suffirait à établir l’intérêt qui s’attache à ces lettres.
Il est très digne de remarque, en effet, mais d’ailleurs incontestable, que l’Introduction à la Vie dévote ait été d’abord un ouvrage de circonstance, ayant une destination particulière. Saint François nous en donne le témoignage formel. Envoyant le livre à l’archevêque de Vienne, il le lui présente en ces termes : « C’est un mémorial que j’avais dressé pour une belle âme qui avait désiré ma direction… Elle le montra au Révérend Père Porier, lors recteur du collège de Chambéri… qu’elle savait être mon grand ami… Ce fut lui qui me pressa si fort de faire mettre au jour cet écrit, qu’après l’avoir hâtivement revu et accommodé de quelques petits agencemens je l’envoyai à l’imprimeur… Si jamais il retourne sous la presse, je me délibère de l’agencer et accroître de certaines pièces qui, à mon avis, le rendront plus utile au public et moins indigne de la faveur que vous lui faites. » Le volume ayant dû presque aussitôt retourner sous la presse, saint François le compléta comme il en avait le dessein ; et, pour le compléter, il employa la même méthode dont il avait usé pour le composer. Je veux dire qu’il se servit, cette fois encore, de ses lettres de direction, et qu’ayant mis d’abord à contribution sa correspondance avec Mme de Charmoisy, il l’accrut d’une partie de la correspondance avec Mme de Chantal. « Apportez-moi toutes les lettres et mémoires que je vous ai jamais envoyés, lui écrivait-il, si vous les avez encore, parce qu’il faut réimprimer l’Introduction, cela me déchargera beaucoup, y trouvant plusieurs choses pour ce sujet. » Et peut-être une des raisons du succès immédiat de l’Introduction est-elle précisément que le livre avait été fait au jour le jour, sous la dictée des circonstances et pour répondre aux besoins qui étaient alors ceux des âmes.
C’est donc dans ces lettres qu’il faut étudier les procédés qu’apporte l’évêque de Genève dans la direction de conscience ; nous les saisissons à leur naissance même, et, comme il eût aimé à dire, dans leur naïveté. Tels sont d’ailleurs les mérites éminens et originaux dont presque aussitôt il fait preuve, qu’il s’est trouvé être le créateur d’un genre qui, avant lui, n’existait pas dans notre littérature et où tous ceux qui s’y sont exercés après lui, ont été ses tributaires. Du directeur de conscience, François de Sales a toutes les qualités, mais surtout la première qui est l’amour passionné des âmes. Il les aime toutes, et c’est chez lui le trait caractéristique. « Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, qui chérissent plus cordialement, tendrement, et (pour le dire tout à la bonne foi) plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection et es paroles d’icelles, surtout au commencement. » Et cet amour pour toutes les âmes ne l’empêche pas d’en chérir une particulièrement. Faut-il rappeler les termes dans lesquels il déclare à Mme de Chantal sa passion mystique ? C’est le premier billet, d’une si éloquente brièveté : « Dieu, ce me semble, m’a donné à vous ; je m’en assure, toutes les heures plus fort. » Et ce seront, saint François n’étant pas volontiers laconique, les effusions où il s’épanchera bientôt, en s’étonnant d’avoir cru, au premier moment, « qu’il ne se pût rien ajouter » à l’affection qu’il sentait en son esprit. « Mais maintenant, ma chère fille, il y est survenu une certaine qualité nouvelle qui ne se peut nommer, ce me semble, mais seulement son effet est une grande suavité intérieure que j’ai à vous souhaiter la perfection de l’amour de Dieu… Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment et, pour dire tout, qui m’est entièrement profitable. » Jamais l’amour humain n’a employé d’expressions plus fortes que celles dont se sert en maints endroits saint François pour traduire son pur amour. Seulement, à la différence de l’amour humain, celui-ci n’est ni égoïste, ni aveugle. C’est l’ardente sympathie qui sert à augmenter l’étendue cl la pénétration de l’intelligence. C’est l’amour des âmes qui mène à la science des âmes.
Cette science est faite d’abord d’observation. Il n’est pas d’erreur plus accréditée que celle qui consiste à tenir notre littérature classique pour une littérature d’abstraction et de système ; mais il n’en est pas qui soit plus continûment démentie par les faits. L’observation sert de solide fondement à la psychologie du XVIIe siècle. Nul n’a été plus que François de Sales curieux du « petit fait, » et attentif à collectionner des « documens individuels. » A travers ses lettres, et quoi qu’elles aient toutes le même sujet, qui est le progrès dans la perfection, on distingue le caractère de chacune de ses correspondantes, on devine le mal dont chacune souffrait et auquel il appropriait le remède. Mlle de Soulfour, une religieuse, est, comme tant d’autres, travaillée par la maladie du scrupule. Rose Bourgeois, l’abbesse du Puits-d’Orbe, âme capricieuse et turbulente, qui songea à quitter le cloître, et qui, y étant peut-être entrée sans vocation, est rebutée par chaque obstacle, et, faute de le pouvoir vaincre du premier coup, sitôt prête à tout abandonner : « Quand vous rencontrerez des difficultés et contradictions, ne vous essayez pas de les rompre, mais gauchissez dextrement et pliez… Il faut avoir un cœur de longue haleine. » Saint François ne réussit pas à faire entrer dans ses vues cette malade d’esprit et de corps ; il fut plus heureux dans la direction de sa sœur, la présidente Brulart, âme inquiète qu’il rangea peu à peu au calme et persuada de servir Dieu suivant sa méthode : avec gaieté. En Mme de Charmoisy, « une dame d’or, » « un cœur net et propre, » il trouva une âme capable de le comprendre et de réaliser l’idéal de la femme chrétienne vivant dans le monde : c’est sa Philothée. Mme de Chantal est promise à de hautes destinées mystiques, parce qu’il y a en elle l’énergie d’un cœur d’homme. Chez la Mère Angélique, les traits distinctifs sont l’amour de sa propre excellence, la vanité, l’agitation. Et ainsi de suite. Il serait facile de tirer des lettres de saint François une galerie de portraits, aussi actuels, et marqués de touches singulièrement plus précises que ceux dont le goût s’établira chez Mlle de Montpensier. Mis ainsi en présence de chacune des âmes qui se sont confiées à lui, saint François les pénètre entièrement. Il pouvait écrire à l’une de ses correspondantes, et sans se tromper : « Pour le peu de temps que je vous ai vue et ouïe, il n’est pas possible de mieux connaître vos inclinations et les ressorts d’icelles que je fais, et m’est avis qu’il y a peu de replis dans lesquels je ne pénètre bien aisément. » Telle est cette finesse de l’esprit, habile à suivre tous les détours, à saisir toutes les nuances : elle a son principe dans cette conviction que chaque âme est différente de toutes les autres, et qu’en poussant toujours plus avant, on y peut faire des découvertes qui vont à l’infini.
Saint François s’adresse aux personnes de son temps et à certaines personnes dont le cas le sollicite particulièrement, à celle-ci qui est religieuse, à celle-là qui est mariée, à cette autre qui est veuve et songe à quitter le monde. Pour chacune il tient compte et de la nature qui lui est propre et de la souffrance avec laquelle elle se débat. Mais en même temps il n’ignore pas qu’il y a une « forme de l’humaine condition » commune à toutes les âmes, et que cela même rend possible une direction spirituelle. C’est pourquoi, s’il se défend de tout esprit de système, et s’il évite de simplifier à l’excès l’étude de l’homme intérieur, il abonde en traits généraux, en remarques d’une valeur et d’une portée universelles. « L’amour-propre ne meurt jamais que quand nous mourons, il a mille moyens de se retrancher dans notre âme, on ne l’en saurait désloger… il a une légion de carabins avec lui, de mouvemens, d’actions, de passions ; il est adroit et sait mille tours de souplesse. » Ces mille tours, le directeur a pris à tâche de les découvrir et de les déjouer. Et c’est déjà tout La Rochefoucauld. « Nous nous amusons quelquefois tant à être bons anges que nous en laissons d’être bonshommes et bonnes femmes… Nous ne pouvons aller sans toucher terre : il ne faut pas s’y coucher ni vautrer, mais aussi ne faut-il pas penser voler. » C’est déjà le mot fameux de Pascal auquel il ne manque que le relief de l’énergique concision. Ces pensées et tant d’autres qu’on extrairait de ces lettres, ou qu’on en a extraites et qui sont vraiment « l’esprit » de saint François, ont toute leur valeur, parce qu’elles reposent sur une vaste enquête, sur une expérience multiple, continuée quotidiennement pendant de longues années. J’ajoute que chez le moraliste profane, chez un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Vauvenargues, ces maximes isolées ont parfois l’air d’un jeu d’esprit. On ne sait ni à quoi elles se réfèrent, ni pour quelle part y entre le goût du paradoxe. Parfois même, on est tenté de se demander ce que vaut l’entreprise d’étaler notre misère humaine pour l’unique plaisir de faire briller à ses dépens notre esprit. L’étude des maladies de l’âme n’est tout à fait légitime, que lorsqu’elle n’est pas son objet à elle-même et que l’intérêt n’en, est pas limité à un intérêt de curiosité. Pour s’acquérir le droit de se pencher sur nos infirmités et d’en décrire l’affligeant spectacle, il faut avoir avec le désir formel de les soulager, l’assurance qu’on possède le moyen d’y porter remède.
Il ne suffit pas de donner des conseils, encore faut-il les faire accepter. On a tout dit sur le tact et la légèreté de main, sur la bonne grâce et la douceur insinuante, de saint François. Ce qu’il importe ici de noter, c’est que, soucieux de plaire, il a considéré que l’agrément littéraire en était encore l’un des plus sûrs moyens. Alors même qu’il écrit en courant, il ne laisse pas courir sa plume au hasard. Les tours ingénieux lui viennent d’eux-mêmes ; mais parce qu’une fois pour toutes il les a conviés à venir. Il n’a pas besoin de chercher les images, comparaisons et similitudes, et l’immense magasin de la nature les lui fournit à profusion ; mais parce qu’elles sont pour lui autre chose qu’un ornement, qu’elles sont les véhicules mêmes de sa pensée. Presque pas une de ces lettres dont on ne puisse détacher quelque trait brillant. Il y en a d’exécrables : « Mon Dieu ! ma fille, que j’aime votre mauvaise jambe, car je sais bien qu’elle vous portera plus au ciel que la bonne jambe qui n’est pas une jambe, c’est un aigle pour vous faire voler en l’air de la vie spirituelle. » Il y en a dont s’effaroucherait justement le goût d’aujourd’hui, mais dont on supportait alors la rudesse : « Les tranchées et convulsions de l’enfantement spirituel ne sont pas moindres que celles du corporel. » Il y en a de proprement exquises : « Vous êtes trop sensible aux tentations. Vous aimez la foy et ne voudriez pas qu’une seule pensée vous vînt au contraire, et, tout aussitôt qu’une seule vous touche, vous vous en attristez et troublez. Vous êtes trop jalouse de cette pureté de foi, il vous semble que tout la gâte. Non, non, ma fille, laissez courir le vent, ne pensez pas que le frifillis des feuilles soit le cliquetis des armes. Dernièrement, j’étais auprès des ruches des abeilles, et quelques-unes se mirent sur mon visage. Je voulus y porter la main et les ôter. — Non, ce me dit un paysan, n’ayez point peur et ne les touchez point, et elles ne vous piqueront nullement ; si vous les touchez, elles vous mordront. — Je le crus ; pas une ne me mordit. Croyez-moy, ne craignez point les tentations, ne les touchez point, elles ne vous offenseront point ; passez outre et ne vous y amusez pas. » On rencontre à chaque instant de ces fleurs plus fraîches que celles de la bouquetière Glycera. D’une façon générale, le style des Lettres est également éloigné de celui du Traité de l’amour de Dieu, qui vaut par une sobriété et une vigueur relatives, et de celui de l’Introduction à la vie dévote dont on peut aimer, mais non contester la charmante mièvrerie. On n’y sent pas l’auteur. C’est le style naturel, mais chez un écrivain qui a toujours le souci d’écrire, et considère que la pensée a besoin d’être revêtue d’une forme de choix. — Une psychologie qui part de la réalité individuelle pour la dépasser, et qui, écartant le jargon de l’école, s’efforce de parler avec originalité la langue de tout le monde, c’est la psychologie des lettres de saint François ; mais qui ne voit que ce sera aussi bien la psychologie de tous nos maîtres classiques ?
Nous n’avons jusqu’ici parlé que de la méthode de saint François, et nous ne l’avons envisagée que par le dehors. En recherchant quel est, pour ainsi dire, le « contenu » de sa direction, nous serons frappés de voir à quel point elle a façonné l’âme de toute une époque. Le premier point en est, assurément, le parti pris de donner désormais toute l’importance à la vie intérieure. C’est d’elle que tout dépend. « Il ne faut point regarder à la condition extérieure des actions, mais à l’intérieur, c’est-à-dire si Dieu le veut ou ne le veut point. » Une personne dévote n’agit, ne parle, ni ne se tient autrement qu’une autre : toute la différence n’est que dans les dispositions intimes. De là cette nécessité de se replier sans cesse sur soi-même, de se rendre un compte exact des mouvemens de son âme et de leurs particularités, de compter, de peser et d’apprécier les mobiles auxquels on obéit. De là cette indifférence à tout ce qui venant du dehors, et n’étant pas nous-mêmes, est par conséquent négligeable, ou n’est tout au plus que l’occasion pour notre véritable nature de se manifester. C’est un principe nouveau dans la direction ; mais ce sera aussi bien la grande nouveauté en littérature. Encore y a-t-il pour ceux qui se livrent à ce perpétuel travail d’analyse un danger, qui est de s’y complaire et d’oublier que l’analyse elle aussi est un moyen, une préparation en vue de l’action meilleure et plus vigoureuse. « Cet examen, quand il est fait avec anxiété et perplexité, n’est qu’une perte de temps et ceux qui le font ressemblent aux soldats qui, pour se préparer à la bataille, feraient tant de tournois et d’excès entre eux que, quand ce viendrait à bon escient, ils se trouveraient las et recrus. Car l’esprit se lasse à cet examen si grand et continuel, et, quand le point de l’exécution arrive, il n’en peut plus. » Cette analyse qui dessèche le cœur, stérilise l’esprit, paralyse la volonté, on l’a vu sévir à d’autres époques de notre littérature et de notre société. L’analyse psychologique, telle que l’a pratiquée le XVIIe siècle, en est justement le contraire. Elle ignore les langueurs morbides et la désespérance. On le comprend mieux, à mesure qu’on voit à quoi tend l’effort de la direction de saint François.
Ce qu’il proscrit impitoyablement, c’est la subtilité, le raffinement, l’inquiétude, le précieux et le romanesque en matière de piété. « Gardez-vous des scrupules, — c’est le premier conseil qu’il donne à Mme de Chantal ; — gardez-vous des empressemens et inquiétudes. » Et plus tard, quand cette âme d’élite se sera déjà fort avancée dans le chemin de la perfection, il continuera de lui recommander une sorte de vertu, que beaucoup jugeraient vulgaire et indigne d’une nature un peu relevée : c’est à elle qu’il répète « qu’il ne faut point trop pointiller sur l’exercice des vertus, mais qu’il y faut aller rondement, franchement, naïvement, à la vieille française, avec liberté, à la bonne foi, grosso modo. » Il n’hésite pas à traiter de niaiseries les aspirations de telles extatiques et visionnaires, ni ne se lasse d’opposer à une dévotion fantasque, brouillonne, mélancolique, fâcheuse, chagrine, la piété véritable, et qu’on reconnaît d’abord à ce signe qu’elle doit être avant tout paisible. « Nous arrive-t-il de la peine ou intérieure ou extérieure, il la faut recevoir paisiblement. Nous arrive-t-il de la foi, il la faut recevoir paisiblement, sans pour cela tressaillir. Faut-il fuir le mal, il faut que ce soit paisiblement sans nous troubler… Faut-il faire du bien, il le faut faire, paisiblement. » Comment parvenir à cette paix de l’âme ? En évitant d’abord de nous proposer un idéal inaccessible ; en songeant ensuite que, dans la dévotion comme ailleurs, rien ne se fait tout d’un coup, mais par degrés, à force de discipline et de méthode. C’est dire que saint François met jusque dans la dévotion la qualité maîtresse du XVIIe siècle, le bon sens, l’esprit de mesure, la raison.
La raison nous indique le but à atteindre, et le chemin à suivre ; il reste que c’est à la volonté de transformer l’idée en acte. C’est à elle aussi bien que François de Sales assigne avec insistance le premier rang dans la vie mystique. Pour arriver à la perfection, la condition essentielle, sinon suffisante, c’est de le vouloir. Inversement, le principal obstacle que nous rencontrons entre nous et la volonté divine est encore notre volonté qui veut régner à quelque prix que ce soit. C’est donc qu’il y a une bonne et une mauvaise volonté, et que notre volonté peut se porter dans un sens ou dans l’autre, suivant qu’elle est sollicitée par l’amour. Tel est le dernier mot de la direction de saint François : elle aboutit à une sorte d’action commune de la volonté et de l’amour. — Nécessité de se connaître soi-même, et de développer en soi par cette connaissance les facultés de raison, de volonté et d’amour, c’est aussi bien où reviennent sans cesse les moralistes du XVIIe siècle.
On peut mesurer maintenant les conséquences du succès qu’obtint aussitôt l’œuvre de direction de saint François. Le premier résultat en fut de provoquer tout un mouvement de littérature spirituelle. Bossuet déclarait tenir de l’évêque de Genève les règles de la direction des âmes. Fénelon, en modifiant et altérant ses enseignemens, continue saint François ; et Mme de Maintenon également. Il faudrait entrer ici dans le détail : on ferait plus d’un rapprochement instructif. Pour notre part, nous avons toujours pensé qu’une bonne histoire de la littérature spirituelle est un livre qui nous manque. En suivant le genre dans son développement et ses transformations à travers le XVIIe siècle, on éclairerait sur bien des points la littérature profane.
Car c’est à celle-ci que nous voulons en venir, et ce qui nous importe, c’est de montrer combien profonde est l’empreinte qu’elle a reçue. Les Essais venaient de paraître et Montaigne avait donné le signal de revenir à l’étude de l’homme intérieur. Encore fallait-il que l’impulsion donnée par Montaigne fût renforcée et complétée ; elle l’a été par la littérature de direction, sur deux points, qui, à vrai dire, sont essentiels. Car on a beaucoup discuté sur le christianisme de Montaigne, et ce n’est pas ici le lieu de revenir à la question, surtout au lendemain de l’article de M. Brunetière que tous nos lecteurs ont présenta l’esprit. Il me suffit qu’on ait pu différer d’avis sur la qualité ou sur le degré du christianisme de Montaigne. C’est donc, et on le sait de reste, que le grand courant chrétien qui va pénétrer la littérature ne vient pas des Essais : il vient d’ailleurs et justement de ce travail de direction de conscience auquel François de Sales nous a rendu l’incomparable service d’intéresser la littérature. D’autre part, il faut noter que les Essais ont réussi surtout dans le public masculin. Mettons à part, et pour toute sorte de raisons, Mlle de Gournay. Montaigne a eu peu de lectrices ; il n’y avait guère, dans ses écrits, de ce qui peut plaire aux femmes. C’est aux femmes au contraire que s’adressent les lettres de direction. Et ce sont elles qui vont à travers tout le XVIIe siècle donner le ton et imposer leur goût en littérature Les années où écrit saint François sont les mêmes où paraissent les cinq volumes de l’Astrée. Les minutieuses analyses de d’Urfé n’auraient pas été aussi bien comprises si d’autre part n’eût déjà commencé à se répandre dans la société choisie le goût de la vie intérieure. Et cette « honnête amitié » dont on décrivait les effets dans la fameuse bergerie, n’était-ce pas un reflet affaibli de cet amour des âmes, aussi pur que le ciel et plus fort que la mort, de qui saint François pouvait dire à Mme de Chantal : « Non il ne sera jamais possible que chose aucune me sépare de votre âme : le bien est trop fort. La mort même n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe qui dure éternellement. » Trente années plus tard, Corneille fera représenter son Polyeucte. Et nous doutons encore si Pauline aime son mari : c’est que, tout imprégnés que nous sommes des idées romantiques, nous ne savons plus comprendre cet amour où la raison et la volonté ont autant de part que le sentiment. Jamais au XVIIe siècle, sauf chez les auteurs de tradition gauloise, on ne parlera de l’amour, sans indiquer ses rapports avec la morale. Mais comment parler même de l’immoralité de la passion, et considérer qu’il y a des fautes ou des crimes d’amour, si on ne fait pas de l’amour une création en grande partie volontaire ? Rien ne serait plus aisé que de prolonger la démonstration et de multiplier les exemples attestant cette influence exercée sur notre littérature classique par la littérature spirituelle. Mais aussi bien une simple constatation de dates y suffit-elle. Car l’histoire de la littérature spirituelle tient en France entre les dernières années du XVIe siècle, et les premières années du XVIIIe. Mais pareillement, notre littérature profane, tout occupée de l’extérieur à l’époque de la Renaissance, ne s’enferme dans l’étude de l’âme humaine que pendant le XVIIe siècle, jusqu’au jour où les « philosophes, » uniquement soucieux du point de vue social, laissent se perdre le goût de l’étude morale qui nous avait valu cent années de chefs-d’œuvre.
RENE DOUMIC.
- ↑ Œuvres de saint François de Sales. Édition complète d’après les autographes et les éditions originales, publiée par les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère d’Annecy. Tomes I-X1V, in-8o (Emmanuel Vitte). — Cf. notre article sur l’Introduction à la Vie dévote, dans la Revue du 15 avril 1894 et le livre remarquable consacré à Saint François de Sales, par M. Fortunat Strowski, 1 vol. in-8o (Plon), 1898.