Revue littéraire - Les Derniers travaux sur Leconte de Lisle

Revue littéraire - Les Derniers travaux sur Leconte de Lisle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 433-444).


REVUE LITTÉRAIRE




LES DERNIERS TRAVAUX SUR LECONTE DE LISLE





C'est vers l'école de 1850 que se porte aujourd'hui l'effort de recherches de la critique : elle est dès maintenant assez éloignée de nous pour que nous puissions lui assigner sa place dans la suite de l'histoire littéraire. D'autre part, les écrivains qui s'y sont groupés, s'ils furent pour nous des aînés, sont tout de même nos contemporains : l'étude en est d'autant plus attrayante. Et elle est neuve : j'entends qu'on n'a pas encore appliqué à cette période de littérature trop récente les méthodes de la critique savante. C'est pourquoi des exégètes venus de points très différens se donnent ici rendez-vous. Tout leur y paraît digne d'intérêt, jusqu'à des œuvres qui, lorsqu'elles parurent, manquèrent parfois à faire sensation. Jamais de son vivant Louis Bouilhet ne se fût douté qu'il dût un jour occuper si fort l'attention. Réjouissons-nous de ce mouvement de curiosité, mais surtout quand celui qui en bénéficie est un Leconte de Lisle.

On a beaucoup écrit sur lui en ces derniers temps. Je signale d'abord un livre essentiel et qui désormais sera indispensable à quiconque voudra faire du poète une lecture un peu sérieuse : c'est celui que M. Joseph Vianey intitule Les Sources de Leconte de Lisle[1]. L'auteur a diligemment recherché où Leconte de Lisle a puisé la matière de chacun de ses poèmes : il a compulsé pour nous les recueils des indianisans et des celtisans ; il a signalé l'ouvrage même et la page à laquelle le poète s'est référé. Le premier avantage de ce patient labeur est que bien des points restés obscurs, dans cette poésie volontairement absconse, s’en trouvent éclairés, bien des traits expliqués et légitimés. Nous n’avons pas toujours sous la main le Bhaghavata Pourana et les détails de la Saga finnoise ou de la légende polynésienne ne sont pas tous présens à notre esprit. Le livre de M. Vianey nous les remémore de la façon la plus heureuse. C’est ainsi qu’au xvie siècle, pour mettre à la portée du lecteur la poésie érudite de Ronsard, l’officieux Marc-Antoine Muret avait adapté à l’œuvre de son ami un commentaire suivi. Encore pour commenter Ronsard suffisait-il de posséder la mythologie grecque et romaine. On ignorait dans ces âges naïfs les Hindous comme les Scandinaves, et nul ne se souciait de savoir quelles conceptions du monde avaient pu germer dans des têtes barbares. Mais Leconte de Lisle voulut les connaître toutes, afin de les faire revivre dans la forme impérissable de ses vers. Quelle était au surplus sa secrète pensée ? Le pur dilettantisme ou une inquiète curiosité l’a-t-elle poussé à évoquer les religions disparues ? C’est le point que s’est proposé d’élucider l’auteur d’une étude sur le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle[2], M. H. Elsenberg. — À ces travaux d’érudition joignons des livres d’un caractère plus intime, qui nous apportent sur la vie, sur le caractère, sur la sensibilité de l’homme des renseignemens nouveaux. Ce fut d’abord la publication des Premières poésies et lettres intimes[3], par M. B. Guinaudeau. Puis MM. Marius et Ary Leblond eurent la bonne fortune de récolter encore un fort contingent d’inédit pour en composer une précieuse biographie[4]. Enfin, un écrivain bien connu pour le culte qu’il a voué au maître, Jean Dornis, vient de consacrer à Leconte de Lisle[5] une étude toute pénétrée d’émotion. — Après cela, si l’on veut replacer Leconte de Lisle dans son temps et marquer tout à la fois les influences qu’il a subies et la part qui lui revient dans la formation du nouvel idéal poétique, on ne saurait mieux faire que de consulter la thèse de M. Cassagne, la Théorie de l’art pour l’art[6], où, pour la première fois, se trouvent systématisées et précisées les tendances du groupe qui va de Gautier aux Parnassiens et de Flaubert aux Goncourt.

Une première question se pose au sujet de tout écrivain : celle des origines de son talent. D’où lui est venue la vocation ? Quelles impressions ont été décisives pour sa formation intellectuelle ? Leconte de Lisle avait longtemps mis une pudeur farouche et un parti pris doctrinal à dérober celles mêmes entre les particularités de sa biographie qui pouvaient intéresser l’histoire littéraire. Il paraît qu’aux dernières années de sa vie il se relâchait un peu de cette intransigeance. Jean Dornis en put obtenir une très intéressante confidence autobiographique. Sollicité de dire comment il est devenu poète, il répondit : « C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à naoitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant, et surtout grâce à cet éternel premier amour, fait de désirs vagues et de timidités délicieuses. Cette sensibilité naissante d’un cœur et d’un corps vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu’il soit. La sohtude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresse forcément silencieuse, ont fait croire longtemps que J’étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand au contraire j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. » C’était beaucoup dire en peu de mots. Nul doute que cette déclaration ne serve désormais de point de départ à toute biographie psychologique de Leconte de Lisle.

Ce qu’il doit aux spectacles merveilleux de son île natale, le poète en le confessant ne l’a pas exagéré. Encore convient-il de faire ici une remarque. Pour découvrir la poésie de ces spectacles, il eut besoin qu’elle lui fût révélée, — et par un livre ! Ce furent les Orientales. Les descriptions de Victor Hugo, qui n’avait jamais vu l’Orient, ouvrant les yeux d’un jeune créole aux splendeurs de la lumière où il baignait réellement et aux magnificences de la nature qui l’entourait… telles sont les divinations du génie, et tels les prestiges de la littérature. Mais sans doute le livre n’a fait que rendre conscientes d’elles-mêmes une admiration depuis longtemps latente et une émotion toute prête à éclatar. On sait de reste quelle place tiennent dans l’œuvre de Leconte de Lisle les souvenirs de ses rêveries au milieu de la nature tropicale. C’est déjà un trait par où il se distingue des maîtres romantiques dont il modifie la tradition en la continuant. Le goût de l’exotisme était une des caractéristiques de leur littérature ; mais sédentaires pour la plupart, et réduits à s’en aller vers la quarantième année, comme Chateaubriand ou Lamartine, chercher en Orient des impressions de touriste, ils avaient tout imaginé des contrées dont ils se plaisaient à rêver, et leur exotisme était purement subjectif. Leconte de Lisle a vécu dans les contrées du grand soleil, et la nostalgie le ramène en pensée vers leur sérénité resplendissante et chaude. De là l'exactitude et l'intensité de ses peintures. La Fontaine aux lianes, la Ravine Saint-Gilles, le Bernica, Ultra cœlos, d'autres pièces encore procèdent directement des émotions de « l'enfant songeur couché sur le sable désert. » C'est par là qu'il a pu devenir l'admirable animalier qu'il a été, unique en ce genre dans toute notre histoire littéraire. Personne, par le seul artifice des mots, n'a jamais égalé la puissance de description de ses Panthères, de ses Éléphans et de ses Jaguars. Il les avait vus ailleurs qu'au Muséum.

Toutes les pièces auxquelles nous venons de faire allusion sont des morceaux de réalité, où le poète n'a eu qu'à se souvenir et à décrire. Mais ces mêmes paysages lui ont servi quand il s'est agi d'imaginer. C'est ainsi qu'il a pu rendre la vie grouillante de la forêt hindoue et en présenter de si luxuriantes images. Et de même, s'il a en maints endroits et tour à tour dans ses poèmes grecs, vichnuistes et septentrionaux, évoqué les aspects de la nature primitive, aux premiers temps du monde, en des pages éblouissantes de lumière et de fraîcheur, il en a emprunté le coloris aux tableaux sur lesquels il avait promené ses yeux de jeune homme. Est-ce encore ici qu'on peut retrouver les origines de ce goût pour l'histoire qu'eut Leconte de Lisle et les premiers linéamens de sa philosophie ? MM. Leblond sont disposés à croire que la confusion des races réunies dans l'île lointaine a pu déterminer le point de vue ethnique où il s'est placé dans son œuvre. « Il est né dans une île africaine, écrivent-ils, ceinte de flots indiens, d'un sang breton et méridional. Dans son enfance, il a entendu les Cafres rudes chanter sur des syrinx de bambou sous un ciel humide et farineux les mélopées plaintives du Mozambique ; il a vu les téhngas efféminés entre-croiser leurs pas de porteurs de manchys aux sons argentins de leurs bracelets ; il a entendu les propos des planteurs, hommes du Nord pratiques et âpres, et les histoires qu'ils contaient des forbans portugais du dernier siècle piratant à Saint-Paul ; il a lu les romans écossais où, à travers la brume qui ondule, se dressent à pic les manoirs déchiquetés comme des masses de rochers au bord des lacs étales : de tout cela se composera, dans son harmonieuse lenteur, son génie polyethnique… » Le développement est brillant, si l'argumentation n'est pas des plus convaincantes. En tout cas, comment ne pas rattacher à ces premières impressions un des thèmes qui reviennent le plus fréquemment dans la poésie de Leconte de Lisle : je veux dire l'aspiration au néant. Que ce soit le suprême aboutissement d'une philosophie qui est allée au fond de toutes les choses et en a sans conteste reconnu la vanité, Je le veux bien. Mais combien de fois n'avons-nous pas été mis sur le chemin de nos théories par notre tempérament et conduits à nos idées par nos sensations ! La philosophie du néant a ses origines dans ces torpeurs profondes où la chaleur accablante plonge, à l'heure de la sieste, les hommes des Tropiques et qu'ignorent les habitans des régions tempérées.

Pour ce qui est de l'amour, il nous est assez difficile de lui attribuer, dans la formation poétique de Leconte de Lisle, l'importance que lui-même nous indique ; d'autant qu'il a été, aussi peu que possible, un poète de l'amour. Il n'y a guère à tenir compte des premiers vers et des romances que lui ont inspirées diverses jeunes filles rencontrées en voyage ou au bal. Tout juste faut-il noter la conception chaste et idéaliste que, de tout temps, il s'est faite de l'amour, et dont témoignent plusieurs passages de ses lettres de jeunesse. De là vient que, par la suite, il se soit fait scrupule de chercher dans ses aventures sentimentales une matière à littérature, et que, contrairement aux maîtres romantiques, il ait refusé de déchirer devant la foule la robe de la pudeur divine et de la volupté.

Ce qui est plus frappant, c'est ce sentiment très prononcé chez Leconte de Lisle, comme il le sera vers la même époque chez Flaubert, qu'il est différent des autres hommes, isolé parmi eux, étranger à leurs soucis quotidiens et incapable de poursuivre aucun des objets que se dispute si âprement leur ambition. Il éprouve pour son temps une espèce d'horreur. Il flétrit l'égoïsme de son siècle, « de ce siècle où tout ce qui est beau, tout ce qui est noble et grand, ne trouve que mépris et dégoûts ; de ce siècle où le parjure poUtique s'unit impunément à la dépravation morale grossièrement dissimulée sous un voile de pruderie misérable et d'affectation religieuse ; de ce siècle enfin qui ne reconnaît que l'or pour dieu, et qui foule aux pieds tout adorateur du vrai et du beau ne pliant pas le genou devant l'infâme idole et ne sacrifiant pas à la vénalité la pureté intérieure de l'âme. Honte à lui ! » Cette espèce de misanthropie est commune à la plupart des écrivains de la seconde génération romantique. Elle devait mener Leconte de Lisle à se détourner de son temps vers le passé, comme Flaubert s'enfermant alors dans ses études pour la Tentation de saint Antoine.

Une fois pourtant il essaya de sortir de son indifférence aux choses contemporaines et d'agir sur son époque. Foncièrement, par tradition de famille et enseignement reçu au foyer, Leconte de Lisle est un disciple de la philosophie du xviiie siècle. Son père était nettement incrédule. On nous dit que sa mère était chrétienne, mais d'un christianisme qui n'alla pas jusqu'à faire faire à son fils sa première communion. Y eut-il malgré tout dans la vie intellectuelle du jeune homme une période de christianisme ? Dans son étude, souvent ingénieuse, sur le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, M. Elsenberg a pieusement réuni tous les textes qui, lors du séjour du poète en Bretagne où il était allé terminer ses études et faire son droit, témoigneraient de quelque sympathie pour le christianisme. Il a pour ami Julien Rouffet, élève d'un séminaire, et qui l'a séduit par sa sensibilité et sa douceur toutes religieuses : « Votre éducation religieuse a développé en vous des pensées douces comme elle. » Écrivant une étude sur André Chénier, il y plaint ceux qui n'ont pas compris les « rêves sublimes du spiritualisme chrétien, la seconde et suprême aurore de l'intelligence humaine. » À Rennes, il fonde avec d'autres jeunes gens la Variété, revue catholique de combat. Sa croyance est alors en un Dieu personnel qui gouverne le monde et d'où viennent toute beauté et toute bonté : il est bien vrai que rien ne ressemble moins au monde des Poèmes barbares, terre lugubre sous des cieux morts. Il le dit en prose, il le répète en vers :


Ô mon Dieu ! se peut-il que l'homme vous renie,
Vous dont la main puissante a dispensé pour nous
Votre amour dans les cœurs, dans les cieux l'harmonie,
Sur la terre ces monts qui retournent à vous ?
Oh ! faites-moi mourir à cette heure si belle
Où mon faible regard plonge en l'immensité.
Où votre œuvre terrestre et votre œuvre immortelle
Vous bénissent, Seigneur, par leur sublimité, etc.


C'est le ton d'une Harmonie lamartinienne. Mais la banalité de la forme témoigne assez à quel point le sentiment est superficiel. Leconte de Lisle a été à peine effleuré par l'influence d'un milieu qui n'est pas le sien. Dès le retour à l'île Bourbon, cette vague religiosité aura tôt fait de s'évanouir.

Là-bas au contraire sa pensée prend un tour à la fois « républicain et philosophique. » Lors du dernier voyage qui le ramènera parmi nous, ses convictions sont bien arrêtées. Il arrive de Bourbon à Paris pour être fouriériste. Il collabore à la Démocratie pacifique et à la Phalange. En 1848, il se jette dans le plein de l’action révolutionnaire. Nous le trouvons à l’Hôtel de Ville en train d’y présenter la requête des créoles tendante à l’abolition de l’esclavage, mesure qui ruine son père et sépare à jamais le père et le fils. Et le voici délégué du Gouvernement provisoire et chargé d’une mission en Bretagne. Il va y prêcher la république jacobine et l’anticléricalisme. Besogne ingrate, où il échoue piteusement. Aussi faut-il entendre de quelles injures il poursuit les « sales populations » qui ne se sont pas laissé détourner de leur tradition et n’ont pas voulu renoncer à leur foi. « Vous vous figurerez à grand’peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne… Le peuple français a grand besoin d’un petit comité de salut public qui le force, comme disait cet autre au club Blanqui, d’après Mme de Staël, à faire un mariage d’inclination avec la République. » Au surplus, s’il en veut aux populations qui n’ont pas senti la beauté du mouvement révolutionnaire, il n’est guère enthousiaste de ceux qui mènent ce mouvement. Il a vu les chefs de près : excellente condition pour perdre beaucoup d’illusions. Il ne croit plus guère aux hommes ; mais sa foi dans les idées n’est pas ébranlée. Il dit, une fois pour toutes, adieu à la vie active et se réfugie « sur les hauteurs intellectuelles, dans la contemplation des formes divines, »

Au moment où Leconte de Lisle écrit la plupart des pièces dont la réunion formera les Poèmes antiques, une génération Httéraire entre en scène dont on a dit, d’une façon trop absolue, qu’elle était l’exacte antithèse de celle qui avait précédé. Sur un point, à vrai dire essentiel, l’opposition existe, et elle est nettement marquée. L’école « de l’art pour l’art » répudie hautement toute conception subjective et proscrit l’étalage du Moi. Sur presque tous les autres points au contraire elle continue le romantisme, en dégage et en précise les principes. C’est ce que M. Cassagne a très solidement démontré dans sa thèse. Car le principe autour duquel se groupent tous les écrivains de l’école, celui de l’indépendance de l’art est un principe romantique. L’artiste romantique faisait profession de mépriser le bourgeois ; et toutefois il écrivait pour le public bourgeois et prétendait aux suffrages de cette foule tant honnie. Plus conséquent avec lui-même, l’écrivain selon la doctrine de l’art pour l’art fera exprès d’écarter la foule et se contentera de l’estime de quelques-uns. Dédaigneux de son temps et curieux des époques disparues, il se confinera dans l’histoire, mais il aura eu soin de l’étudier au préalable. Épris d’exotisme, il aura promené ses yeux sur les décors des pays « estranges » ou recueilli dans leur précision les documens de l'archéologie. Pessimiste, il assignera à sa désolation des raisons plus profondes qu'un dépit amoureux. En résumé, les romantiques ont ébauché une théorie artistique d'où leur tempérament les a presque aussitôt détournés : c'est à cette théorie que reviennent de façon réfléchie et volontaire les écrivains de l'art pour l'art.

Nul ici n'a été plus catégorique que Leconte de Lisle. La préface qu'il a mise en tête des Poèmes antiques peut compter parmi les plus importans manifestes où s'est affirmée la théorie. Il commençait par y souligner le caractère objectif du recueil. « Les émotions personnelles n'y ont laissé que peu de traces et les faits contemporains n'y apparaissent pas… » Et il indiquait d'où viendrait le secours à l'artiste soucieux de garantir son impersonnahté. « L'art et la science, longtemps séparés par siiite des efforts divergens de l'intelhgence , doivent tendre à s'unir étroitement, sinon à se confondre. » C'est la grande nouveauté. Jusqu'au milieu du xixe siècle, tandis que la science n'avait cessé de progresser dans la conquête des esprits, les écrivains y étaient restés étrangers et indifférens. Ce mouvement scientifique, la littérature va maintenant s'y adapter. Non certes qu'il soit question de célébrer en vers les découvertes de la science ou leurs applications industrielles. « Les hymnes et les odes Inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m'émeuvent médiocrement… » complétera la préface des Poèmes et Poésies. La science, ou plutôt les sciences dont le poète a affaire, ce sont les sciences morales, et, avant toutes les autres, l'histoire. C'est l'histoire qui fournit Leconte de Lisle de sujets, et ce sont les méthodes de l'histoire érudite qu'il emprunte pour les traiter. Déjà, dans une lettre de 1844, il écrivait : « Je vais me détachant en fait des individus, pour agir et pour vivre par la pensée avec la masse seulement. Je m'efface. Je me synthétise… » Les individus, dans l'évolution humaine, n'ont qu'une importance secondaire et accidentelle. C'est à la collectiité qu'il faut s'attacher. Le problème consiste à suivre le développement des races sous la pression du milieu physique, ou en réaction contre lui. L'expression la plus complète qu'elles donnent d'elles-mêmes, ce sont les mythes, œuvre anonyme lentement élaborée où chaque race dépose la conception qu'elle s'est faite du monde, de ses origines et de notre destinée.

Comment Leconte de Lisle vis-à-vis de la science n'a cessé de se comporter en artiste, c'est ce que M. Joseph Vianey, dans ses analyses, nous fait, à maintes reprises, toucher du doigt. Le poète excelle à enfermer dans le cadre d'une seule composition tout l'essentiel d'une époque. Dans Bhagavat il condense toute la substance du Bhagavata Pourana, en sorte qu’on y peut apprendre « aussi bien que dans le plus savant ouvrage de mythologie comparée les différences des mythes grecs et des mythes indiens. » Dans Qaïn, il fait tenir les trois grands faits de l’histoire biblique : l’expulsion du Paradis, le déluge, la captivité de Babylone. Dans l’Apothéose de Mouça el Kébyr, s’il ne résume pas tout le Koran, il ouvre des perspectives sur tout l’islamisme. En exposant les doctrines, il les explique, et, par exemple, il nous fait sentir ce que les vieux mythes ont de particulier et de local, en les mettant en relations avec la nature extérieure : c’est à quoi lui servent ses paysages, généralement admirables, et où pas un trait n’est mis pour les seuls besoins du pittoresque. Il simplifie. Il écarte tout ce qui est curiosité de détail, pour aller jusqu’à l’âme. On a d’abord quelque peine à le croire. Il est bon que quelqu’un qui y est allé voir témoigne pour ce travail d’élagage auquel Leconte de Lisle a soumis les textes dont il s’est inspiré. Il a éliminé, éclairci, dans la mesure du moins où il a cru pouvoir le faire. Car il ne convient pas de dispenser le lecteur de tout effort. Et depuis quand la poésie est-elle le lieu banal où le premier venu peut entrer sans initiation ? Enfin Leconte de Lisle généralise. Il pousse au type les figures individuelles. Nurmahal est la favorite orientale et Djihan Ara est l’héroïne du sacrifice. Il élargit jusqu’au symbole. Ainsi ses poèmes sont des chefs-d’œuvre de composition harmonieuse, dont la matière a été fournie et contrôlée par l’érudition.

Qui ne sait que des spectacles de l’histoire se lève une tristesse qui lui est propre ? La trame de l’histoire est faite de la succession des âges abolis, de la série des choses qui ont été et qui ne sont plus. Les races comme les individus, les civilisations comme leurs monumens tour à tour ont disparu. Ce que nous en voyons subsister jusqu’aujourd’hui, tombera, lui aussi, en poussière. Il n’est que de laisser faire le temps. « Quel cimetière que l’histoire ! » disait un contemporain de Leconte de Lisle. Pour assistera cette universelle destruction sans en être découragé, il faut être ou le croyant d’une religion ou l’adepte d’une philosophie optimiste. Le croyant aperçoit dans la chute des Empires une preuve de la toute-puissance divine qui, par des voies cachées, mène l’humanité à ses fins. L’optimiste tient la ruine des anciennes civilisations pour les occasions mêmes ou les conditions d’un progrès par où les hommes s’acheminent vers la cité idéale et le bonheur souverain. Leconte de Lisle ne croit pas au Dieu des religions révélées, et il n’est pas un dévot de la religion du Progrès. Les perspectives que lui ouvre l’érudition lui font apercevoir dans la double immensité du temps et de l’espace la surface du globe jonchée de ruines. Et ces écroulemens, la Terre ne les a pas même sentis. Car la Nature est indifférente à cette comédie humaine dont elle est le théâtre. Elle est sourde à nos plaintes et à nos déclamations.

L’histoire à laquelle Leconte de Lisle s’est attaché presque uniquement est l’histoire des religions. Il en fut de tout temps préoccupé. Un de ses premiers poèmes, non recueilli dans la collection de ses œuvres, la Recherche de Dieu contient ces vers bien significatifs :


J’ai remué, Seigneur ! les poussières du monde ;
J’ai reverdi pour vous ce que le temps émonde,
Les rameaux desséchés du tronc religieux ;
Des cultes abolis j’ai repeuplé les deux.
Rien ne m’a répondu, ni l’esprit, ni la lettre,
Et je vous ai cherché, vous qui dispensez l’Être…


C’est déjà le programme de toute son œuvre future. Il y passera, aussi complètement qu’il lui est possible, une revue des religions. Pas de cosmogonie si bizarre qu’il ne se soit plu à l’évoquer. On dirait qu’il a voulu se mettre sous les yeux toutes les formes sous lesquelles les hommes ont envisagé et toutes les réponses par lesquelles ils ont cru résoudre le problème religieux. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est lui-même tourmenté par ce problème ? Cela donne à la poésie de Leconte de Lisle son caractère. Cette poésie est faite de l’inquiétude pour les plus hautes questions auxquelles l’homme puisse s’attacher : celles de sa nature et de ses destinées. Il est bien impossible de ne voir ici qu’une vaine curiosité d’artiste et de n’y pas reconnaître « l’âpre désir des choses éternelles. » Et comment oublier cette plainte, l’une des plus douloureuses que le vers français ait jamais traduite :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée.
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?


Mais quoi ! pour qui les envisage comme phénomènes historiques, elles aussi les religions se conforment à la loi universelle. Elles n’ont pas toujours existé : elles n’existeront pas toujours. Dans le Runoia, le dieu des Runes est bien obligé de disparaître devant l’arrivée victorieuse de l’Enfant qui sera le Christ ; mais ce n’est pas sans lui avoir lancé la prophétie vengeresse : « Tu mourras à ton tour ! » Si l’histoire est un cimetière, l’histoire des religions mérite d’être appelée le «  charnier des Dieux. » Combien mesquine fut la mélancolie des romantiques désolés parce que la vie ne leur apportait pas autant de jouissances qu'ils en souhaitaient ! C'est ici l'humanité tout entière qui vient pleurer sur le mensonge des illusions qu'elle s'était créées, et sans lesquelles ni la vie n'a de sens, ni le monde n'a de raison d'être.

Ces religions que tour à tour il se plaît à ressusciter, Leconte de Lisle ne les met pas toutes sur le même plan. Il a parmi elles ses préférées. Ce sont les religions polythéistes, celles qui se sont bornées à diviniser les forces de la nature et dans lesquelles le mythologue entend frémir les murmures de l'air et voit rayonner la splendeur du soleil. C'est le paganisme antique qui favorisa la libre expansion de toutes nos énergies et donna pour seul but à la vie le bonheur, pour seule règle la beauté. Ce sont les cultes hindous qui nous enseignent le renoncement à toutes choses et donnent pour créatrice et pour reine au monde l'Illusion. Et il a une ennemie personnelle : c'est la religion du Christ. Il se peut qu'il ait mis hors de cause la personne elle-même de Jésus, parlé avec une sorte d'attendrissement du « pâle crucifié » et dessiné avec quelque complaisance la « figure aux cheveux roux d'ombre et de paix voilée. » Mais c'est bien la prédication elle-même du Christ qu'il poursuit dans ce qu'elle a d'essentiel, et le verbe divin qu'il accuse d'avoir attristé la vie humaine.


Je suis le dernier né des familles divines…
L'enfant tardif promis au monde déjà vieux
… Et je viens apporter à l'homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté.


Maintenant on devine que les siècles imprégnés de christianisme seront pour le poète les siècles maudits. Les romantiques s'étaient épris du moyen âge ; ils en avaient aimé l'âme recueillie et mystique. Leconte de Lisle n'y aperçoit que l'ignorance des moines et la cruauté des persécuteurs. Contre l'Église et contre les prêtres il lui arrive d'égaler en grossièreté Victor Hugo lui-même.

Toutefois, et quoiqu'il fasse entre les religions des différences, on peut bien dire qu'à travers toute. la poésie de Leconte de Lisle circule un même sentiment de haine contre toute religion. Cette haine, au surplus, lui a inspiré ses plus puissantes créations, celles qui font de son œuvre autre chose qu'un merveilleux répertoire d'images et de couleurs. Un type y apparaît dans une sorte de sauvage et tragique grandeur : celui de la victime des dieux destinée à devenir le vengeur des hommes. Ce type se retrouve sous des noms et des traits différens. C'est Hélène symbolisant l'humanité assujettie à ce supplice atroce : se sentir en proie à des passions irrésistibles et dont elle est pourtant responsable. C'est Niobé assistant au massacre de ses enfans par les dieux ; mais déjà elle prophétise l'heure de sa revanche ; car elle est la raison humaine qui continuera de briller quand les feux se seront éteints sur l'autel des divinités délaissées. Et Qaïn peut avoir heurté d'Iaveh l’inévitable embûche, il peut avoir succombé au crime tendu comme un piège, il se dresse quand même devant Dieu, et cette fois en accusateur. Dans un âpre réquisitoire, il énumère les crimes de Dieu contre l'homme. Et il lance ce défi :


Je resterai debout ! Et du soir à l'aurore
Et de l'aube à la nuit jamais je ne tairai
L'infatigable cri d'un cœur désespéré.


Ce cri retentit à travers toute l'œuvre de Leconte de Lisle et lui donne, avec son émotion, la palpitation de la vie. Mais comment se tromper à son accent et nier que ce ne soit par excellence l'accent personnel ? C'est le cri de sa propre détresse que pousse le poète : son âme a passé dans celle du grand Révolté. Quel besoin de remarquer après cela que cette attitude est la moins scientifique qu'on puisse imaginer ? Le savant observe, constate, décrit ; il ne s'irrite ni ne proteste. Leconte de Lisle ne s'est jamais targué d'être impassible : il a eu raison. Son œuvre est toute passion. Ses commentateurs ont coutume de distinguer entre les deux notions d'impersonnalité et d'impassibilité et de conclure qu'elles peuvent à merveille se concilier. Je crains pour ma part que l'une ne soit la limite de l'autre. Ou, si l'on préfère, il est deux formes de l'impassibilité. L'une consiste à s'oublier soi-même pour vivre de la vie d'autrui. L'autre prête à l'humanité nos propres sentimens et exprime sous le nom d'autrui nos rancunes et nos colères. Leconte de Lisle comme Flaubert n'a trop souvent connu que cette seconde sorte d'impersonnalité, où décidément il reste encore beaucoup de subjectivisme romantique.

René Doumic.
  1. Joseph Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle. Travaux et Mémoires de Montpellier, 1 vol. in-8o, chez Coulet (Montpellier).
  2. Henri Elsenberg, le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1 vol. in-8o (H. Jouve).
  3. Leconte de Lisle, Premières poésies et lettres intimes. Préface de B. Guinaudeau (Fasquelle).
  4. Marius-Ary Leblond, Leconte de Lisle d’après des documents nouveaux [Mercure de France).
  5. Jean Dornis, Essai sur Leconte de Lisle (Ollendorfl').
  6. A. Cassagne, la Théorie de l’art pour l’art, 1 vol. in-8o (Hachette).