Revue littéraire - Les Dernières années de Chateaubriand

Revue littéraire - Les Dernières années de Chateaubriand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LES DERNIÈRES ANNÉES DE CHATEAUBRIAND

Si depuis quelque temps on s’est beaucoup occupé de Chateaubriand, c’est d’abord que nous mesurons mieux chaque jour l’importance d’une œuvre qui portait en elle à peu près tout le XIXe siècle littéraire. Les Grecs disaient que tous les courans de leur poésie découlaient d’Homère, comme tous les fleuves découlent de l’Océan : Chateaubriand a été l’Homère du siècle qui vient de finir. Sur la valeur de l’écrivain, le désaccord n’est guère possible ; on s’accorde moins sur le caractère de l’homme. Ou plutôt il est de ceux dont le rôle, la conduite, l’altitude prêteront toujours à la controverse, et ont chance d’être interprétés le plus diversement. Il rencontre des adversaires dans son propre camp et inquiète ceux dont il se croit le meilleur ami. « N’est-ce pas une chose curieuse, écrivait-il en 1826, que je sois aujourd’hui un chrétien douteux et un royaliste suspect ? » Dans ses Mémoires, il éprouve, et non sans cause, le besoin d’écrire tout un chapitre pour se défendre du reproche d’avoir, pour sa forte part, contribué à la chute du régime de son choix. Récemment on a pu traiter doctement avec pièces à l’appui, et discuter même en Sorbonne la question de la sincérité religieuse de l’auteur du Génie du Christianisme ; et, si d’ailleurs la réponse ne semble guère pouvoir faire de doute, il est déjà assez étrange qu’on ait pu seulement poser la question. La véracité du voyageur n’a pas résisté à l’examen minutieux que se sont avisés d’en faire, à propos de son voyage en Amérique, des commentateurs érudits et chicaniers ; au surplus, il y a beaux jours qu’on le soupçonnait d’avoir décrit un peu plus de pays qu’il n’en avait vu. L’image que nous présentent de Chateaubriand ses écrits est d’une solennité continue et d’une magnificence pompeuse ; et ce qui ressort des documens publiés naguère par M. l’abbé Pailhès, biographe et chevalier de Mme de Chateaubriand, c’est que dans l’entourage du grand homme, on le louait volontiers de sa bonhomie. En est-ce assez pour accuser Chateaubriand de duplicité ? Sainte-Beuve n’y a pas marqué dans la campagne de dénigrement qu’il a menée contre lui avec autant d’habileté que de persévérance, apparemment pour se faire pardonner les louanges hyperboliques qu’il lui avait prodiguées d’abord et de son vivant. Véritable déni de justice, car toutes les fois qu’on parle de Chateaubriand, et avec quelque sévérité qu’on lui demande compte de ses secrètes intentions, encore ne doit-on pas oublier que l’homme auquel on a affaire s’est efforcé toute sa vie de se conformer à un idéal de noblesse, de droiture et de générosité chevaleresque.

Mais c’était une âme tourmentée et toute pleine de contradictions. C’était un poète et un artiste. Poète, il savait que la réalité est incomplète et mêlée d’élémens disparates, et qu’il faut la soumettre à un travail tout à la fois d’élimination et d’achèvement pour en dégager le type qui y était contenu. Artiste, il avait le souci de faire de sa vie même une œuvre d’art. De là le désaccord presque constant qu’on peut saisir entre l’homme et le personnage. Ses plus fervens admirateurs l’ont noté aussi bien que ses critiques les plus malicieux. « Lorsque libre de tout regard étranger, entouré seulement des personnes pour lesquelles il avait de la bienveillance et dont l’affection lui était connue, il se livrait à sa vraie nature et devenait tout à fait lui-même, l’entrain de sa conversation qui souvent touchait à l’éloquence, la gaieté de ces saillies, ses bons rires donnaient à son commerce habituel un incomparable agrément. Personne n’était plus que M. de Chateaubriand dans l’intimité simple et bon enfant. Mais il suffisait de la présence d’un étranger et quelquefois d’un mot seulement pour lui faire reprendre son masque de grand homme et sa raideur. » C’est l’éditeur des Souvenirs de Mme Récamier qui s’exprime en ces termes. Tel est aussi le point de vue où nous nous placerons pour étudier le Chateaubriand des dernières années et mettre en regard du type qu’il s’est plu à composer pour la postérité, une image plus réelle, plus vivante, plus complexe et plus humaine.

Nous y serons aidés par plusieurs publications récentes. C’est d’abord la nouvelle édition des Mémoires d’Outre-Tombe que vient d’achever M. Edmond Biré. Grâce à lui, nous pouvons désormais lire l’ouvrage de prédilection de Chateaubriand, non plus sous une forme hachée, par coupures arbitraires dont chacune reproduisait un « feuilleton » de la Presse, mais divisé par parties, par livres et par chapitres, d’après la savante ordonnance conçue par l’auteur, et qui seule nous permet d’en apprécier pleinement la valeur littéraire. Il restera à nous montrer, dans un travail historique et critique, par quelles transformations successives a passé, avant d’arriver à sa forme actuelle, une œuvre si souvent reprise, retouchée, remaniée par l’auteur, et à y noter la trace des « variations » de Chateaubriand. Nul ne serait plus que M. Biré capable de mener à bonne fin ce commentaire, nul n’ayant davantage le goût de l’érudition minutieuse, et nul n’ayant rapporté de plus curieuses découvertes de la chasse aux petits faits ; et il nous le donnera sans doute quelque jour. C’est à lui encore que nous devons un volume sur les Dernières années de Chateaubriand[1], composé presque uniquement à l’aide de documens originaux sinon inédits et de fragmens de correspondance. M. Biré remarque très justement que, de tous les grands écrivains du XIXe siècle, Chateaubriand est à peu près le seul dont on ne se soit pas soucié de réunir la correspondance. On a publié la correspondance de Lamartine, de Lamennais, de Joseph de Maistre et de beaucoup d’autres qui ne les valaient pas. La correspondance de Balzac a paru, il y a vingt ans déjà, et les Lettres à une Étrangère nous en apportent le complément. La Correspondance de Victor Hugo a commencé de paraître. Mais pour celui dont un des plus admirables écrits est précisément une lettre, la lettre à Fontanes sur la campagne romaine, nous n’avons aucun recueil d’ensemble. Ce que nous en possédons est sans suite, sans lien, dispersé à droite et à gauche. Une bonne édition de cette Correspondance serait évidemment un recueil où, les lettres se suivant par ordre chronologique, nous pourrions surprendre sur le vif la complexité des états de l’âme de Chateaubriand et saisir dans un même moment ses altitudes diverses. Le volume de M. Biré n’est pas conçu d’après ce plan : on n’y trouve guère que le Chateaubriand « en représentation », courtisan du malheur, partisan des grandeurs déchues, défenseur de la veuve et de l’orphelin. Le ton y est d’une gravité uniforme. Après avoir lu ces épitres d’une éloquence continue, on risque de se faire de Chateaubriand une image si incomplète qu’elle en devient fausse. Aussi, est-ce fort à point qu’une autre publication est venue s’ajouter à celle de M. Biré. La Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... ne contient pas moins de soixante-quinze lettres tant du vicomte que de la marquise ; et ce recueil, dont aucun des biographes de Chateaubriand n’avait encore eu connaissance, nous renseigne sur un des plus singuliers et des plus charmans épisodes de la vie sentimentale du grand écrivain.

Que la vieillesse de Chateaubriand se soit prolongée au milieu de circonstances douloureuses et devant un horizon fort assombri, cela ne saurait guère être contesté. Il avait été tour à tour soldat, voyageur, poète ; le succès de sa brochure De Buonaparte et des Bourbons lui avait ensuite ouvert la vie politique où, pendant dix années, il se désennuya. Depuis lors, Villèle ayant trouvé encore moins difficile de gouverner sans lui qu’avec lui, son congé lui avait été donné un peu brutalement ; et, cette dernière ressource manquant à son activité ou à son inquiétude, il se trouvait fort désemparé et de plus en plus à charge à lui-même. On l’envoyait à Rome en ambassade ; mais cette ambassade ressemblait à un exil, et il ne s’y méprenait pas : il était désormais sans influence, et il en souffrait. Lorsque éclate la Révolution de Juillet, il cède à ce premier mouvement, qui, dans des natures telles que la sienne, est toujours un mouvement généreux : il se démet de toutes ses places qui aussi bien le faisaient vivre, et ayant rendu ses titres, cordons et chamarrures, il se retrouve « nu comme un saint Jean. » Il sera maintenant jusqu’à la fin aux prises avec les embarras d’argent. Il lui faudra, à soixante ans passés, recommencer de gagner son pain, et comme il avait jadis à Londres fait des traductions du latin et de l’anglais, le voilà, vieilli et malade, condamné à faire pour le libraire Gosselin une traduction du Paradis perdu. En vendant à une société par actions la propriété de ses Mémoires, il met sa vieillesse et celle de Mme de Chateaubriand à l’abri de la misère ; mais à quel prix ! en « hypothéquant sa tombe. » Et un jour devait venir où cette société, lasse de payer les arrérages de la rente viagère stipulée à un vieillard qui s’obstinait à vivre, céderait à Emile de Girardin le droit de faire paraître les Mémoires d’Outre-Tombe sans attendre que l’auteur fût mort. Si encore il avait eu pour se consoler l’hommage des jeunes générations littéraires formées à son école ! Mais de tout temps un trait a caractérisé la jeunesse littéraire, c’est l’ingratitude. On se contentait de le saluer de loin ; d’ailleurs, on le laissait se morfondre dans sa dignité d’ancêtre. Ç’a été l’immense service rendu par Mme Récamier au vieillard délaissé, et vraiment le chef-d’œuvre de sa charité, que d’organiser le culte autour de sa gloire défaillante.

D’autres se fussent réduits à souffrir de cette détresse et de cet abandon ; car pour ce qui est de s’y résigner, c’est un effort de vertu dont l’histoire des lettres comme celle de la politique n’offre que peu d’exemples. Chateaubriand va s’en faire une nouvelle manière. D’instinct, il met son personnage en accord avec la situation que lui a faite le malheur des temps. C’est un cadre nouveau mis à sa tristesse, un nouveau mode de son éternel ennui. Il est celui qui n’a plus rien de commun avec les vivans, dernier témoin des âges héroïques et qui, pour avoir connu les hommes d’autrefois, prend en pitié les hommes d’aujourd’hui. « Ma trop longue vie ressemble à ces voies romaines bordées de monumens funèbres : j’ai vu mourir presque toutes les gloires de mon siècle ; j’ai vu passer les grandes choses et les grands hommes : la révolution dort dans son immense tombeau et le géant son fils a l’Océan pour sépulture. » La solitude où il s’enferme orgueilleusement est en quelque sorte une solitude à son usage et plus solitaire que toutes celles dont jusqu’alors on avait ouï parler : « Les hommes d’autrefois en vieillissant étaient moins à plaindre et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : s’ils avaient perdu les objets de leur affection, peu de choses d’ailleurs avaient changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les individus, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentimens, rien ne ressemble à ce qu’il a connu : il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours. » C’est d’ailleurs l’inévitable misère de ceux qui ont trop vécu : ayant touché le fond de toutes choses, ils ont reconnu le néant de tout. « La vérité religieuse exceptée, j’ai perdu toute foi sur la terre. Je ne crois plus à rien en politique, en littérature, en renommée, en affections humaines. Tout cela me semble les plus vaines comme les plus déplorables des chimères. » Dès lors, ne s’intéressant plus à quoi que ce soit au monde, n’aspirant qu’à se faire oublier, n’ayant soif que de retraite et de silence, il s’absorbe dans l’unique préoccupation qui convienne à un chrétien si près de l’épouvante finale : « Moi, je n’ai plus affaire qu’à ma tombe ! » Cette attitude d’universel désenchantement est bien celle où s’est complu, par une sorte de dilettantisme amer, le Chateaubriand des dernières années. Mais, à notre tour, c’est notre droit de chercher à n’en être pas dupes. Loin de s’être condamné à ce renoncement farouche, Chateaubriand n’a, presque jusqu’à la fin, abdiqué aucune de ses prétentions, et dit adieu à aucune de ces chimères qu’il avait jadis poursuivies avec tant d’ardeur.

Il était resté incurablement romanesque avec un besoin d’adorations féminines. Nous ne l’ignorions pas, mais le roman avec la marquise de V... nous en apporte une preuve nouvelle, imprévue et piquante. A la date où il commence, Chateaubriand a vu disparaître toutes celles qui l’avaient aimé jusqu’à en mourir, et il sacrifie déjà leur souvenir à celle dont la présence doit rendre plus douce sa vieillesse. Or, un jour de l’année 1827, le Journal des Débats ayant donné de mauvaises nouvelles de la santé de Chateaubriand celui-ci reçut une lettre d’une « inconnue. » Il n’en fallut pas davantage. Une correspondance s’engagea, qui dura deux ans, sans que Chateaubriand et celle qui lui adressait des épîtres enthousiastes se fussent jamais rencontrés, et sans que ni l’un ni l’autre semblât pressé de faire cesser le mystère. Ce sont, de la part de la marquise de V..., des lettres où s’exprime une adoration respectueuse et émue ; de la part de Chateaubriand, des lettres d’abord empressées, d’un joli tour de galanterie, et tout égayées du désir de plaire. Puis les lettres de ce dernier se font rares, deviennent de plus en plus courtes et incolores. Autant il s’est jeté avec empressement dans cette aventure, autant il en est déjà las. Enfin on se vit. Des deux côtés, la surprise fut égale, mais pour des raisons opposées. Dupe de l’affectation que Chateaubriand, par un calcul d’amour-propre qui lui était habituel, mettait à parler de ses cheveux gris, la marquise l’avait cru bien plus âgé qu’il n’était et se trouvait maintenant embarrassée du ton des lettres qu’elle lui avait écrites. Lui, ne s’était pas soucié de s’enquérir de l’âge de sa correspondante. Il se trouva qu’elle avait cinquante ans. Chateaubriand rendit deux fois visite à cette Marie qu’il avait fait serment d’aimer toujours. Puis il semble bien qu’il l’oublia complètement, cependant que la pauvre femme, à qui il restait vingt années à vivre, recopiait pieusement les lettres qu’elle avait reçues de son « maître chéri » et celles qu’elle lui avait adressées, et notait sur son cahier ces deux dates du samedi 30 mai 1829 et du samedi suivant 6 juin, les seules où il lui eût été donné de voir et d’entretenir « l’élu de son cœur. »

Les lettres de la marquise de V... ont pour nous cette première sorte d’intérêt qu’elles sont infiniment gracieuses et tout à fait dignes de prendre place parmi celles de nos meilleures épistolières. C’est une délicatesse de sentimens, un goût tantôt de l’analyse et tantôt de la rêverie, une émotion en face de la nature qui forment un composé d’une exquise saveur. En outre, il est peu de témoignages qui puissent mieux que celui de ces lettres nous faire comprendre l’enthousiasme soulevé par Chateaubriand et le culte que lui vouèrent des femmes d’élite. Car non seulement la marquise de V… est à l’âge où le calme s’est fait dans l’esprit, mais elle se défend d’avoir jamais été romanesque et exaltée. Rien de plus solide et de plus profond que l’affection qu’elle a vouée à Chateaubriand et qui est faite d’estime toute pure. Or, cette affection ne cesse de parler le langage de la passion la plus violente que pour emprunter celui de la dévotion. Obligée par le genre d’existence qu’elle mène au fond d’un château de province à vivre beaucoup par la pensée et à se replier sur elle-même, la marquise de V… a depuis longtemps fait choix de ce maître, pour lui consacrer tout son respect et son attachement ; et pourtant elle se défend presque de l’attrait qui l’emporte vers lui et qui lui cause une espèce d’effroi. Elle n’a pas voulu Ure ses derniers livres. Elle a jadis tout à la fois cherché et repoussé l’occasion de le rencontrer. Pour vaincre sa timidité et ses scrupules, et pour lui dicter cette première lettre que suivra toute une correspondance, il ne fallait pas moins qu’une grande émotion. Mais quoi ! Ses yeux se sont mouillés de larmes quand elle a pu croire que la santé de Chateaubriand fût gravement atteinte. Au moment où elle reçoit la réponse de Chateaubriand, elle défaille presque, le cœur lui manque et elle n’ose briser le cachet. « J’ouvre enfin cette lettre si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d’œil rapide me montre qu’elle est longue, qu’elle est de votre main ; je vois briller ce nom chéri, synonyme de tout ce qu’il y a de plus noble et de plus beau dans ce monde. » Désormais ces lettres vont être la grande affaire de sa vie. Elles ont produit en elle une sorte de révolution que remarquent les quelques personnes qui l’approchent, surprises de voir briller sur son visage une joie dont la cause leur échappe. Au reste, pour changer cette joie en douleur, il suffira d’une ombre ou d’un soupçon. Parce qu’elle croit que Chateaubriand est parti sans l’en avertir pour cette ambassade de Rome où elle avait été sur le point de l’accompagner, elle en tombe malade. Véritablement il emplit toute sa pensée. Occupée à rêver de lui, dans ses montagnes du Vivarais, à l’ombre de ses vieux arbres, elle croit le voir paraître, tant son rêve a pris d’intensité ! Les termes dans lesquels elle l’invoque sont d’une ferveur qui nous étonne. À la hauteur où elle a placé son idole, nous voyons bien qu’elle ne met au-dessus qu’un seul être qui est le bon Dieu. Elle le dit expressément à la fin d’une de ses lettres. Mais tournons quelques pages : « La vérité est que je ne pense pas plus à bien écrire, quand je vous écris, que je ne pense à bien parler quand je fais mes prières. » Trop est trop.

D’où venait chez une marquise de V… et chez ses contemporaines ce culte pour Chateaubriand ? Nul doute qu’il ne s’adressât d’abord à l’auteur du Génie du Christianisme : « Je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, a écrit Chateaubriand, comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite par moi et comment avec rougeur on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d’une longue chevelure. » Chateaubriand avait rapporté le charme puissant des effusions religieuses à celles qui depuis longtemps en étaient privées et qui ne pouvaient s’accommoder de la sécheresse de l’incrédulité philosophique ; et pour exprimer le sentiment, chrétien il avait inventé un langage dont il n’y avait pas encore d’exemple dans notre littérature, et dont l’harmonie remuait au fond du cœur tout un monde de sensations ! En outre, tout ce qu’on savait de l’homme et de sa carrière aventureuse ajoutait à son prestige et complétait l’image qu’on se plaisait à se former de lui. Enfant dont l’âme rêveuse avait été façonnée par la mélancolie de la nature bretonne, chercheur d’inconnu que ses voyages avaient égaré dans les forêts de l’Amérique, soldat revenu en toute hâte pour dé- fendre son Roi et verser son sang sur le champ de bataille, exilé qui avait souffert les pires extrémités de la misère, héraut du passé, poète qui avait accoudé sa tristesse aux fûts des colonnes brisées de la Grèce antique, pèlerin qui s’était agenouillé au tombeau du Christ, restaurateur de la monarchie après l’avoir été de la religion, orateur, ministre, prophète, il ne lui manquait pas même cette consécration que donne le malheur. Ne le savait-on pas persécuté par les hommes et plus encore par la destinée, victime d’une obscure fatalité ? La pitié achevait l’œuvre si bien commencée par l’admiration. Un si grand homme avait besoin d’être consolé ! Quels sacrifices ne devait-on pas à tant de génie et tant de souffrance ? « Je ne vous aimais que pour vous et non pour moi ; je ne songeais qu’à vous offrir un sentiment capable d’adoucir votre âme offensée. » N’en doutons pas : à une époque où l’atmosphère littéraire était toute saturée de poésie et dont c’est la marque distinctive que le réveil des facultés poétiques, Chateaubriand a personnifié pour sa génération toute la Poésie.

Si habitué qu’il pût être à respirer cet encens, il s’en faut d’ailleurs que Chateaubriand ait été insensible à l’expression d’une tendresse si sincère et d’un culte si passionné. Il y prend au contraire un plaisir extrême et qu’atteste assez le soin qu’il met à entretenir cette correspondance. Il est vraiment impossible de s’y méprendre et de mettre sur le compte de la politesse une assiduité et une abondance épistolaires dont il n’était pas coutumier. » Le fait est que ses lettres sont pour la plupart charmantes. Le souci de plaire s’y décèle à toutes les lignes et le meilleur moyen n’en est-il pas encore de parler de soi tout au long, avec abandon et bonne grâce ? Parmi les confidences dont Chateaubriand honore son amie inconnue, il en est qui ne nous apprennent rien de fort particulier. « Mon âme est triste et malheureuse... je porte malheur... Je suis las de la vie. » C’est le même gémissement que René a répété en cent manières. Mais il est dans ces lettres des aveux d’une espèce plus rare et précieux à retenir. « Je n’ai jamais eu des bouffées d’ambition que par amour-propre blessé. » C’est peut-être le mot le plus juste qui ait été dit sur Chateaubriand homme politique. Ces lettres importent vraiment à la connaissance du caractère de Chateaubriand. Et comment celle qui les recevait n’aurait-elle pas cru à l’attachement durable de celui qui lui témoignait tant de confiance ?

En fait, il avait commencé de se détacher d’elle dès le temps de son ambassade de Rome, où nous savons qu’il ne s’occupait pas uniquement à élever le monument de Poussin et à préparer l’élection d’un pape libéral : il y trouvait des passe-temps moins graves et dont l’agrément contrastait avec le ton désolé de ses lettres. Au retour de Rome et après ses deux visites à Marie, il part pour les eaux de Cauterets, où l’attendait une aventure dont il a consigné le récit dans ses Mémoires. « Voilà qu’en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du Gave. elle se leva et vint droit à moi. Il se trouva que l’inconnue était une Occitanienne qui m’écrivait depuis deux ans, sans que je l’eusse jamais vue. » Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu’a duré sa correspondance avec Mme de V..., avait une autre inconnue. Celle-ci comptait, non pas cinquante, mais seize an, et il semble que l’impression produite sur Chateaubriand par la rencontre de la « spirituelle, déterminée et charmante étrangère » ait été des plus vives, si c’est bien à cet épisode qu’il faut rapporter certaine rêverie singulièrement troublante et malsaine, qui n’a pas trouvé place dans les Mémoires et dont on a pu lire récemment le texte ici même dans une étude due à M. Victor Giraud. A défaut de cette bizarre confidence, les Mémoires en contiennent une autre tout à fait analogue et qui est datée de 1832, dix heures du soir, pendant un voyage en Suisse. « Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? Cette tête que ces cheveux qui tombent n’assagissent point est tout aussi folle qu’elle l’était lorsque je te donnais l’être, fille aimée de mes illusions. » Cette jeunesse qui se prolongeait, et que Chateaubriand entretenait avec coquetterie, est un des traits auxquels on continue de reconnaître le Chateaubriand des dernières années. C’est en 1839 que l’auteur de la Galerie des Contemporains illustres, Louis de Loménie, traçait ce portrait dont Chateaubriand ne manqua pas de le remercier. « Il y a quelques jours, nous aimions à suivre sur le quai Voltaire un personnage de petite taille, passant lentement et recueilli en lui-même, ainsi que René à travers la foule, vaste désert d’hommes... Du reste ce petit vieillard au regard profond était mis avec une élégance toute juvénile : il portait une redingote noire écourtée et gracieuse, une cravate irréprochable, des dessous-de-pieds, des gants et une petite badine en ébène. » Enfin dans son article sur « Chateaubriand romanesque et amoureux, » Sainte-Beuve cite des fragmens d’une correspondance « vive, courtoise et assez affectueuse » qui se continua jusqu’en avril 1847. Et voilà donc une première vanité dont l’universel désabusé ne revint jamais.

Il serait pareillement inexact de croire qu’il eût renoncé à toute vanité littéraire. Tout décidé qu’il fût à ne pas laisser publier de son vivant ses Mémoires, il ne pouvait se résigner à les tenir enfermés, sans goûter par avance un peu de la juste admiration que les plus belles pages en inspireraient à la postérité. Une lecture fut donnée en 1834 devant les habitués du salon de l’Abbaye-au-Bois. On arrivait à deux heures de l’après-midi. Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c’était le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à un de ses jeunes amis. Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s’asseyait à sa place accoutumée du côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours. Le succès en fut très vif et il nous est attesté par le volume intitulé Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, dont la préface enthousiaste avait été écrite par Nisard. Mais la même année 1834 vit un désastre : ce fut la représentation de Moïse. Chateaubriand avait un faible pour cette tragédie composée dans les dernières années de l’Empire. Il avait successivement espéré la voir jouer par Talma, puis par Lafon. Et dans les lettres qu’il adresse de Rome à Mme Récamier, il ne cesse de la presser de prendre des dispositions pour que sa pièce soit jouée en son absence, quelle qu’en doive être la fortune. Enfin Moïse fut représenté... au théâtre de Versailles. M. Biré, qui nous donne tous les détails de cette journée malencontreuse, n’essaie point de dissimuler la profondeur de la chute, mais il fait un bel effort pour en rejeter la principale responsabilité sur la mise en scène et les interprètes. Les décors étaient des décors de banlieue, les acteurs étaient des comédiens de troisième ordre. Si les loges firent bonne contenance, le parterre ne cacha pas son ennui. Tout le monde sortit triste, comme on sort d’une cérémonie funèbre. A la porte du théâtre, Mme Récamier, pressée et coudoyée par la foule qui ne la reconnaissait pas sous son voile baissé, avait peine à retenir ses larmes. Cette fois, c’en était bien fait de Moïse...

Au moins Chateaubriand a-t-il dit adieu à toute rêverie politique et se continue-t-il dans son rôle de conseiller et protecteur de princes ingrats et malheureux ? C’est ici que la lecture des Mémoires est la plus décevante, et ce serait un jeu trop facile que d’y relever les contradictions, les réserves et les retours d’opinion. Chateaubriand proteste de son inviolable attachement à la royauté légitime, et, au même instant, de sa profonde indifférence au bruit que font les trônes dans leur chute. Il se vante non seulement d’avoir rétabli les Bourbons sur le trône, mais de leur avoir constamment indiqué la droite voie, et d’avoir réconcilié les Français avec la gloire, il récrimine avec amertume contre ses adversaires de jadis et poursuit de ses anathèmes le gouvernement de Philippe ; et en même temps il déclare bien haut que jamais et depuis le temps où il servait dans l’armée de Condé, il n’a eu sur ces questions aucune espèce de conviction. Il veut qu’on tienne pour un point acquis son indifférence et son « athéisme » en politique. Et il ne s’aperçoit pas qu’au cas où il dirait vrai, il resterait à savoir ce qu’il allait faire dans cette galère, et que s’il n’attendait de son rôle politique le triomphe d’aucun principe, il faudrait donc conclure qu’il n’y cherchait que des satisfactions personnelles. Maintenant il prophétise l’avènement de la démocratie ; le défenseur du trône et de l’autel est en coquetterie avec Béranger qu’il remercie dans une lettre éloquente de l’avoir mis en chanson, et qu’il va, dans ses Mémoires jusqu’à féliciter d’être le chantre de Lisette. L’auteur du fameux article du Mercure accepte la perspective du retour d’un Bonaparte. Dira-t-on que Chateaubriand envisageait la possibilité de retrouver un rôle sous le régime républicain ou bonapartiste qui remplacerait la monarchie de Juillet ? Ce n’est guère vraisemblable. Seulement il ne savait pas résister à une flatterie, d’où qu’elle vînt.

Reste une dernière vanité, celle de l’amour-propre. C’est aussi bien celle que Chateaubriand a le moins songé à abjurer. Les Mémoires d’Outre-Tombe en sont au contraire le monument le plus significatif. S’il y a un remède aux souffrances orgueilleuses de la vingtième année, aux inquiétudes et aux découragemens d’une jeunesse impatiente, il semble bien qu’il doive être dans le spectacle de ces révolutions des peuples où nous pouvons mesurer le peu de place que nous occupons et le peu que comptent nos déceptions personnelles. Quarante années d’expérience, dans une des périodes les plus bouleversées de l’histoire, étaient faites pour ramener le héros du Moi, à une plus juste appréciation de son importance. Mais, à travers les événemens auxquels il a été mêlé, Chateaubriand n’a cessé de se chercher lui-même ; il est lui-même le sujet de ses Mémoires : c’est la preuve qu’il est resté incorrigible. Et tel est bien l’intérêt qui se dégage de l’étude de ces dernières années de l’écrivain : elle éclaire toute sa vie en montrant que l’auteur des Mémoires, c’est René vieilli, mais c’est René toujours, et qui souffre du même mal. Ayant commencé par désespérer de la vie avant qu’elle lui eût rien refusé, il aboutit à la maudire après qu’elle lui a tout donné. Car c’est en quoi consiste le désenchantement, tel qu’il l’a enseigné à toute une lignée de disciples. Ces prétendus désabusés, qui font fi de toutes les jouissances, ne renoncent d’ailleurs à aucune d’elles. Ils les désirent avec plus d’impétuosité que ne font les autres hommes et ils se plaignent ensuite qu’elles les ont laissés insatisfaits. En vérité, leur douleur ne saurait beaucoup nous émouvoir : nous en savons de plus viriles. Ce qui dérange l’harmonie de l’attitude que Chateaubriand s’est composée pour sa vieillesse, c’est justement ce que nous y retrouvons de l’incurable enfantillage de René. Admirable par bien des côtés, fidèle à l’infortune, incapable de compromis, et capable de sacrifices, Chateaubriand vieilli n’a oublié qu’une forme du désintéressement, qui est le désintéressement de soi-même.


RENE DOUMIC

  1. Les dernières années de Chateaubriand (1830-1848), par M. Edmond Biré, 1 vol. in-8o (Garnier). — Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, nouvelle édition publiée par M. Edmond Biré, 6 vol. in-12 (Garnier). — Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V..., 1 vol. in-12 (Perrin). — La Sincérité religieuse de Chateaubriand, par M. l’abbé Bertrin, 1 vol. in-12 (Lecoffre).