Revue littéraire - Les Contes de Pierre Mille

Revue littéraire - Les Contes de Pierre Mille
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 191-202).
REVUE LITTÉRAIRE

LES CONTES DE M. PIERRE MILLE[1]

Un jour, M. Pierre Mille était à Constantinople. On le mena chez un hodja. Ce très saint homme avait passé quarante années dans une petite chambre de dix pieds carrés à méditer sur les attributs et la gloire de Dieu. Il y avait quarante années que le très saint homme était là ; et il continuait sa méditation. Dans la chambre, on ne voyait pas d’autres objets qu’une écuelle, une natte, un tapis de prières et le foyer dont les cendres étaient froides. Non loin de ce réduit, le paysage est le plus beau du monde, la Corne d’Or et les collines de Scutari, les merveilles de la lumière qui joue avec l’air et l’eau. M. Pierre Mille demanda au bonhomme s’il n’avait aucune envie de regarder ces merveilles et s’il n’admettait pas que la contemplation d’une telle beauté ; qui est l’œuvre de Dieu, fût en quelque sorte une prière ; le bonhomme n’aimerait-il point à sortir, à se promener et à voyager ? « De l’air patient que prend un maître avec un enfant qui ne comprend pas, » le bonhomme répondit : « Pourquoi faire ? Regarde cette cendre, dans le foyer. Allah y est, puisqu’il est partout. Je regarde cette cendre. » Pareillement, on lit dans l’Imitation de Jésus-Christ : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voici le ciel, la terre, les éléments : eh ! bien, c’est d’eux que tout est fait. Quand vous verriez toutes choses à la fois, que serait-ce, qu’une vision vaine ? » Jules Lemaître avait besoin de se rappeler ces maximes d’une sagesse incontestable, pour redevenir casanier sans regret, quand la lecture de Loti l’avait tenté de connaître les pays estranges et d’agrandir par ce moyen son rêve de la vie.

Or, Jules Lemaître songeait : « Loti sera un des rares hommes qui auront habité toute une planète ; moi, je mourrai n’ayant habité qu’une ville, tout au plus une province ! » Mais, le chagrin que cette pensée lui procurait, l’Imitation l’en consolait, parce qu’au surplus il n’aimait pas le remuement. L’Imitation ni les propos ou l’exemple d’un hodja qui depuis quarante ans négligeait de regarder le paysage de la Corne d’Or pour contempler la cendre d’un foyer toujours éteint n’ont persuadé M. Pierre Mille, grand voyageur et qui s’est promené par tous les chemins d’ici-bas. Il faut à la sagesse, pour nous convaincre, une coïncidence de ses maximes et de nos prédilections.

M. Pierre Mille a parcouru la « vaste terre, » l’Asie, l’Afrique ; et plusieurs de ses voyages lui mériteraient le renom d’un explorateur. Il a publié quelque douze volumes de contes charmants ou admirables ; mais il est beaucoup plus fier de savoir que l’Atlas Vidal-Lablache fait, pour le Tonkin, mention d’un itinéraire de lui, dans la région septentrionale et vers la frontière de Chine. On doit compter, parmi ses œuvres importantes, deux études qu’il a données en 1899 et en 1903 aux très savantes Annales de géographie : l’une qui a trait aux Colonies juives et allemandes de Palestine, l’autre à divers projets de canaux de navigation et d’irrigation en Indo-Chine. Ce sont de remarquables études, riches d’information nouvelle et de chiffres éloquents, dépourvues de toute ironie et de plaisante gaieté. A peine y reconnaît-on par endroits l’ingénieux écrivain dont le badinage est célèbre. Pour expliquer ce que furent, au commencement, les colonies allemandes qu’avait conduites en Palestine un Wurtembergeois nommé Hoffmann, prêcheur mystique et annonciateur du dernier jour, il les appelle des « couvents de gens mariés » ou communautés de « moines qui se reproduisent. » D’ailleurs, le gouvernement de Berlin ne négligeait pas de seconder ces colonies plus ou moins religieuses, quelques centaines d’individus qui bientôt lui seront une base d’influence. M. Pierre Mille, voici vingt ans de cela, notait l’intrusion d’un élément boche dans un pays où nous avions de bonnes raisons de nous croire prépondérants. « Peut-être la France… » ajoutait-il ; et il invitait nos maîtres à profiter de cet avertissement.

Ses études relatives au Congo belge ont encore plus de portée. Il examine l’étonnante réussite du Congo belge, puis la valeur économique du Congo français : il montre la faiblesse de nos arrangements administratifs et insiste sur la nécessité de créer de grandes exploitations commerciales et agricoles. Il trace le plan d’une politique française coloniale, et non copiée sur la politique léopoldienne, mais qui aurait à ne pas méconnaître renseignement que l’expérience du voisin propose. Et, par bonheur, ce n’est pas mon affaire de discuter ses arguments et de savoir si l’on aurait dû suivre ses conseils. Mais il fallait noter ce caractère de son œuvre : elle est sérieuse et active d’abord.

Ne l’est-elle plus, à partir du moment où M. Pierre Mille, collaborateur aux Annales de géographie et l’auteur d’un essai sur la colonisation commerciale et industrielle en Afrique, devient un conteur des plus attrayants ? Certes il change de gravité. Il semblera frivole quelquefois et le sera plutôt en apparence que tout de bon. Les problèmes coloniaux n’auront pas fini de l’intéresser. Seulement, il lui plaira de les traiter d’une autre manière ; et, par exemple, il chargera son magnifique Barnavaux, plein de bon sens et d’une compétence éprouvée, d’énoncer quelques-unes de ses idées, avec un dogmatisme et un entrain que l’on n’ose pas montrer comme de soi.

A la terrasse d’un petit calé sis au coin du boulevard Montparnasse et de la rue du Cherche-Midi, Barnavaux, sergent d’infanterie coloniale, et M. Pierre Mille voient passer, qu’on traîne sur un fardier cabotant, la masse d’une statue énorme en plâtre et dont le sommet dépasse la cime des arbres : c’est pour le Salon d’automne. Et, symbole de la France occupée à civiliser un peuple barbare, un soldat de l’infanterie coloniale « relève de la main droite une petite négresse aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil modèle 86. » Voilà votre portrait, dit à Barnavaux M. Pierre Mille ; et ça doit vous faire plaisir. » C’est idiot ! répondit Barnavaux ; c’est complètement idiot ! » Ce monument, du salon d’automne, ira orner une place publique, dans l’une de nos colonies africaines. Eh ! bien, remarque Barnavaux, « quand on montre un blanc aux indigènes, il faut que ce soit un grand blanc, un chef, avec des galons, la croix de la Légion d’honneur, et qu’il ait une grande barbe, autant que possible, la barbe étant ce qu’ils respectent le plus au monde, parce qu’ils n’en ont pas. » Et puis, quelle idée de représenter le peuple barbare sous les traits d’une femme ? Ces Africains méprisent les femmes et ne comprendront pas que celle-ci soit l’image de leur patrie. Cette femme est nue. « Il n’y a pas un pays hors d’Europe, pour croire que le nu soit une beauté ; » les indigènes africains trouvent le nu obscène et matière à plaisanterie : une femme nue est, à leurs yeux, une pauvresse ou une esclave de guerre. Alors, qu’est-ce que sera cette allégorie de la France très civilisatrice, pour un Peuhl ou un Bambara ? Ce sera « Barnavaux qui a fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé village. » Et telle n’était l’intention généreuse ni de l’artiste, ni du gouvernement de la métropole. Le monument sera-t-il en marbre ? Ni le Bambara ni le Peuhl n’admettront que la négresse soit blanche. En bronze ? Ils n’admettront pas que le blanc ne soit pas blanc. Barnavaux raconte qu’à Saint-Louis du Sénégal on a dressé sur la grand’place une statue en bronze de Faidherbe et que les soldats sénégalais la comprennent ainsi : le colonel Faidherbe était un noir, et qui a fait la guerre aux blancs ; il a cassé les blancs et, vous le voyez l’épée à la main, il menace la maison du gouverneur. Et Barnavaux, qui regarde le monument de la civilisation française brinqueballer sur les pavés du boulevard, conclut avec simplicité : « Si ça se casse avant d’arriver, ce ne sera pas un mal pour les colonies ! »

Bref, nos meilleurs gouvernements connaissent mal les colonies, ou bien ne les connaissent pas du tout. Et l’on commet mille bévues, faute de savoir. On ne sait pas, on ne sait rien. De telles erreurs suffisent à fausser toute l’administration coloniale, à saboter (pour ainsi dire) tout l’immense effort, coûteux, et qui serait facilement si fécond, de la France aux pays noirs ou jaunes. Barnavaux ne l’envoie pas dire à de gros personnages très ignorants et qui ont souvent de bonnes intentions.

Qui est Barnavaux ? « C’est un homme que j’aime ! Je l’ai trouvé pour la première fois sur ma route, et sur le sentier de la guerre, à Madagascar. Je l’ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho Ban, plus loin que tous les diables de la Chine, sur la frontière du Tonkin. Et si vous saviez comme.il est l’erré sur le Savoir-vivre ! Sommes-nous sans témoins : il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du monde : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me méprise profondément pour toutes les choses que j’ignore et où il est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d’empoigne, construire une case en bambous, briques, pierres ou boîtes de sardines vides, faire- ami avec les Sénégalais, qui sont les plus braves soldats de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des sous-ventrières de selle avec des mèches de lampes a pétrole, monter à cheval, mais préférer le palanquin, administrer des provinces, — ça consiste à faire rentrer l’impôt, dit-il simplement, — tremper la soupe, manger tout ce qui se mange et boire tout ce qui se boit, spécialement l’absinthe. » Qu’est-ce que Barnavaux ? Un homme qui sait faire ce qu’il s’est promis de faire. Et qu’est-ce que Barnavaux ? Le contraire d’un maladroit. M. Pierre Mille l’aime et l’estime pour cela.

C’est qu’à l’opinion de M. Pierre Mille, telle que toute son œuvre la révèle, la maîtresse est, en ce monde, et en Europe autant qu’ailleurs, la calamité la pire : cette maladresse qui vient de ce que les gens sont très mal informés des conditions de leur activité. Ils ne savent pas ! Et, honnêtes parfois, ils courent le risque d’avoir plus d’inconvénients que des canailles. Ce qu’ils ignorent, c’est un peu toutes choses, et notamment les âmes de leurs partenaires ou de leurs ennemis, les âmes de leurs interlocuteurs. La conséquence : une administration coloniale à contre-sens ; plus généralement, une querelle inutile et absurde et la grande misère des amis séparés, des amants infidèles et des ménages tout en haine. Un beau jour, Barnavaux s’est marié, ou peu s’en faut. Il a choisi pour compagne de sa destinée aventureuse une Louise, douce et bonne. Louise et Barnavaux ont un enfant ; Louise et Barnavaux sont un excellent ménage. Mais l’enfant meurt ; et Barnavaux a une sorte de chagrin qui est la sienne : Louise a une autre sorte de chagrin.. La tristesse a des nuances très fines que la gaité ne paraît point avoir, Et, dès la mort de son enfant, Barnavaux ne souhaite que de s’en aller ; où donc ? n’importe où ! On lui demande : « Barnavaux, pourquoi ne restez-vous pas avec Louise ? » Et il répond : « Je ne peux pas ! » Il aime cependant Louise plus que jamais. Seulement, il pense au malheur qui est arrivé : ça lui fait si mal qu’il a besoin d’en parler : à qui ? mais à Louise ! « Elle ne répond pas de la même façon ; elle ne pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose… C’est à ce moment-là qu’on est le plus seul, parce qu’on suit son idée, qui ne peut pas être l’idée de l’autre. Je ne savais pas ça. Mais c’est sûr ; et il est impossible que ce ne soit pas comme ça ! » Et va-t-il abandonner Louise ? Non, certes ! « Seulement, on ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore qu’à nous deux, pour qu’on soit plus pareil ensemble qu’avec tous les autres. » Barnavaux a de subtiles délicatesses du cœur et de l’esprit. Les mots lui manquent pour exprimer tout le détail de sa peine, mais non l’âme pour le sentir. Il a vu, dans les pays de la guerre continuelle, l’hostilité des peuples et des races ; et puis, rentré dans son pays, il a senti l’étrangeté d’un être parmi ceux qui ont le mieux l’air de mériter le nom de ses semblables. M. Pierre Mille, qui est un peu l’élève de son Barnavaux et qui lui doit une part de sa philosophie, — mais Barnavaux lui doit l’existence, — M. Pierre Mille, au retour de ses longs voyages, a peint de la même façon la polémique des races et le malentendu, presque toujours cruel et ridicule aussi, des âmes que l’amitié ou l’amour ne dispensent pas d’être ignorantes les unes des autres.

Ce malentendu est analysé avec beaucoup d’art et une tendre justesse dans La passion d’Amanda Maugin le deuxième des contes qu’il a récemment réunis sous le titre de Trois femmes. Cette Amanda Mangin est une jeune fille pauvre. Elle essaye de gagner sa vie en faisant, à la Bibliothèque nationale, des copies ou des traductions pour les érudits opulents, et elle s’est éprise de l’un de ses clients, qui s’appelle André Snyder, et qui n’a point de méchanceté ni de perversité. Il ne l’aime point, à vrai dire ; mais il est curieux d’elle. Amanda, ce qu’elle donnerait et ce qu’elle donne sans qu’il songe à s’en apercevoir, c’est tout un immense amour. Il aurait pitié d’elle : et elle ne veut pas de pitié. Elle disparaît. Elle va s’établir à Cambridge. Et des années passent. Avant de partir, elle n’a pas revu André. Elle lui a écrit et l’a prié de l’oublier, de se marier : puis, quand il aurait une fille, ne voudrait-il, en souvenir d’elle et bien qu’elle ne demande que l’oubli, appeler cette petite enfant Amy, comme on l’appelait dans sa petite enfance ? Vient la guerre, dix ans plus tard. André est tué. Elle l’apprend. Elle ne pleure pas : depuis longtemps, pour elle, André est dans l’éternité. Elle s’informe : André laissait une veuve et deux filles ; aucune de ses filles ne s’appelait Amy. Elle dit : « C’est dommage ! » Tout ce qu’elle a d’économies, elle l’emploie à des achats de bijoux et de bonbons qu’elle envoie aux deux filles d’André, lesquelles ni leur mère ne savent que ces cadeaux sont d’elle et ne savent qu’elle existe. On lui reproche tant de libéralités qui l’appauvrissent. Elle sourit : « Je n’ai besoin de rien, » dit-elle. Et elle meurt, quelques mois après : dans le silence de ses derniers jours, elle disait seulement : « C’est bien ! C’est très bien, ainsi ! » On la trouvait singulière ; on ne comprenait pas, tout en l’aimant, qu’elle avait été malheureuse et qu’elle était morte de sa singularité.

Les peuples entre eux et les races, les amants et leurs maîtresses, les maris et leurs femmes, sont ennemis involontaires, à force d’étrangeté. Ce qui les sépare est l’ignorance où ils sont les uns des autres ; c’est l’erreur qu’ils n’arrivent pas à ne point commettre : et c’est le mensonge.

La quantité de crime et de chagrin qu’il y a en ce monde résulte du mensonge. Et M. Pierre Mille n’est pas un de ces réformateurs qui se proposent d’amender le genre humain ni de lui rendre la vie à jamais délicieuse. Il ne compte pas corriger l’univers. Mais tout ce qu’il a vu de fausseté par le monde lui a donné le goût très vif et la passion de la vérité. Son art de conteur est marqué de cette passion.

Quand il examinait, en Palestine ou au Tonkin, les colonies allemandes ou le système des canaux les plus opportuns, il apportait à son étude la méthode la plus attentive et n’épargnait point une recherche méticuleuse. Dans la relation de son voyage au Congo belge, il a noté ce qu’il a vu, il s’est méfié de ce qu’on lui racontait et il écrit : « Je ne comprends que ce que j’ai vu. » C’est pour avoir vu, pour avoir compris et pour être sûr, qu’il a subi les dures fatigues des chevauchées, des marches et des navigations en pays redoutables. Au printemps de l’année 1897, il a suivi l’armée turque à la guerre et il a rapporté de son expédition très incommode ce charmant livre. De Thessalie en Crète, où abondent les beaux paysages, les anecdotes significatives et les renseignements précieux. Il expliquait la guerre et il n’a pas fait de la stratégie son étude particulière. Il exposait la situation créée par l’intrigue des diplomates et il n’était pas dans le dernier secret des chancelleries balkaniques. Du moins, disait-il, « je me suis gardé de rien tirer de mon propre fonds, ayant lâché seulement d’éviter les gens qui mentent. Je peins ou je répète ce que j’ai entendu, en classant les faits et les êtres, en les plaçant de façon qu’ils s’éclairent réciproquement. » La mise en contact des gens et des événements équivalait à une sorte de contrôle ; et beaucoup de prudence donnait le plus de vérité possible.

Conteur ensuite, il eut le même souci de la vérité. Il raconte, dans Barnavaux et quelques femmes, l’histoire de Marie-faite-en-fer, une fille de rien qu’on a menée à Port-Ferry et qui là-bas continue d’être une fille de rien, mais une espèce de sainte aussi, dévouée jusqu’à l’héroïsme et bonne jusqu’à l’oubli complet de soi. C’est une extraordinaire histoire et telle qu’il y en a dans les vieux livres de légendes. « Et je ne veux pas affirmer qu’elle mourut d’amour. Il est très vrai qu’on meurt quelquefois d’amour ; mais je ne veux rien dire dont je ne sois tout à fait sûr, et si la grande passion pour le major Roger, que Marie-faite-en fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour quelque chose dans sa fin, elle ne l’a jamais avoué à personne et c’est un secret qu’elle a emporté. » L’hagiographe de Marie-faite-en-fer se ferait scrupule d’ajouter à la vérité nul ornement et refuse d’ « altérer par aucun mensonge une histoire si simple, où l’on rougirait de mettre de l’art et des mots qui ne seraient pas tous vrais. » Dans le recueil intitulé Sur la vaste terre, il raconte une histoire de Chinois qu’on avait embauchés pour construire un chemin de fer au Congo et qui ont pris la fuite et qui, espérant trouver au bout de leur course africaine la Chine, se sont enfin perdus : « Il ne faut pas dire comment ils moururent, il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n’est-ce pas ? et voilà tout et ils allaient vers le soleil ! » C’est une histoire vraie, que M. Pierre Mille a connue quand il voyageait dans le Congo belge : il l’a ensuite présentée sous la forme d’un conte ; mais il a un grand soin de ne pas la dénaturer. Plus que jamais il est content, s’il peut écrire : « Il n’y a rien dans ce qu’on va lire, que l’expression d’une chose vue, d’une chose nue. Aucune fiction, aucune péripétie : la réalité insensible et cruelle. » À cause de ce grand amour qu’il a pour la plus simple vérité, il juge sévèrement une certaine poésie et le romantisme. À propos de Louise qui sera bientôt la maîtresse de Barnavaux et qui ajourne l’échéance, il note que, l’on a beau dire, nulle femme ni même un homme ne tombe à n’être exactement qu’un animal : « Nous le saurions mieux, si nous n’étions gâtés par cent ans de littérature anti-humaine. » Et, à propos d’un petit garçon qu’il mène au bord de la mer et qu’il s’attend qui soit bien étonné devant cette infinité bleue, il note : « Cent ans de littérature romantique nous ont fait l’esprit assez faux… » Mais, le petit garçon qui n’est pas étonné remarque seulement que cette eau est une rivière qui n’a qu’un bord. Et voilà démenties les farces du lyrisme accoutumé.

Au romantisme, — et l’on n’est pas juste pour le romantisme, en ce moment : ce n’est qu’un moment à passer, — M. Pierre Mille préfère la vérité. Il sait, d’ailleurs, ce qu’a son goût d’un peu bizarre et de paradoxal. Il a écrit, dans le Monarque, où l’on voit d’aimables méridionaux jouer gentiment avec le mensonge : « L’amour de ce qui n’est pas, seule joie de ce misérable univers !… » Il a constaté que les enfants, les nègres et les poètes, — les autres personnes aussi, — ne font aucune différence digne d’être examinée entre un simulacre et la réalité. Car, dit-il autre part, « tout, chez nous, vient des mots ; » et les mots sont les simulacres des idées ; et les idées sont les simulacres des choses : et nous sommes séparés des choses par le double simulacre des idées et des mots. Que faire ?…

M. Pierre Mille est-il un réaliste ? Oui ; en quelque sorte ! Mais un réaliste averti de la difficulté de son art. Au surplus, la plupart des romanciers que l’on appelle réalistes sont plus exactement des romantiques dépravés ou qui ont mal tourné. D’autres tâchent de peindre la réalité ; mais, s’ils ne font que la copier, tout est perdu.

Le petit garçon que M. Pierre Mille a mené au bord de la mer possède un petit bateau grand comme la main, le fait voguer dans une flaque et lui inflige des tempêtes : « Des cailloux disposés par lui-même formèrent un port, des quais, des bassins ; au large, il avait ménagé des récifs. En rapetissant les choses, il s’était efforcé d’en obtenir une image nette. C’est le procédé naturel de l’esprit humain. » Le petit garçon qui, sans le savoir, est un artiste, nous invite à ne pas méconnaître l’esthétique la plus recommandable et, en somme, les procédés de l’art le plus honnête. Il s’agit de voir, et non de copier tout au juste ; on n’y parvient pas : mais de rapetisser l’univers et de le mettre aux dimensions de notre intelligence attentive. Ainsi, nous atteignons le plus de vérité possible. Et M. Pierre Mille, qui ne dédaigne pas d’emprunter à son Barnavaux une part de sa philosophie, ne dédaigne pas non plus d’emprunter à ce petit garçon qui joue au bord de la mer les principes d’un autre jeu qui est le jeu de peindre ou d’écrire. Il n’a guère donné de romans ; ses quelques volumes qui s’appellent romans sont des contes liés ensemble par un stratagème narratif auquel je crois qu’il ne tient pas beaucoup. Un long roman supposerait qu’on a su attraper une grande étendue de réalité : quelle ambition, souvent déçue ! ou bien, ce qui manque de réalité authentique, on l’a remplacé par de vaines supercheries ou imaginations. Le conte, si bref, a plus de chances de ne point offenser la vérité : il l’a rapetissée, — je n’entends pas qu’il l’ait faussée, en la diminuant, — pour la mieux peindre après l’avoir mieux vue. Et les contes de M. Pierre Mille sont de la vérité courte et parfaite.

M. Pierre Mille, qui étudie le petit garçon que je disais, ne résiste pas au désir de le comprendre et peu à peu vient à composer une hypothèse trop compliquée. La mère de ce petit garçon le lui reproche et doucement lui dit : « A force de parler de Caillou… » c’est le nom de cet enfant… « d’arranger ses mots, de raisonner dessus, de vous livrer à ce travail nécessaire mais si dangereux qui est le vôtre, et qui consiste à reconstituer la nature, à refaire un être tout entier avec les quelques fragments épars que vous en avez découverts, vous vous imaginez que c’est vous qui avez créé mon fils !… » En d’autres termes, un artiste n’a pas à copier seulement la nature, à copier des fragments épars de la nature : l’immense nature échappe aux entreprises de l’intelligence humaine. Et la simple copie des fragments de la vérité n’est rien : ce qu’il y manque, c’est la vie. Et il faut donc que l’image soit une création. Mais alors le péril est de créer avec une désinvolture involontaire une image qui ne sera plus la vérité.

L’art demande une habileté à laquelle on serait fou de renoncer sous le prétexte qu’on s’est promis de ne pas intervenir, comme si l’on espérait donner ainsi d’une façon plus exactement pure la vérité que l’on a vue et prise. Mais il importe que cette habileté n’aille point à modifier la vérité. Voilà l’extrême difficulté de l’art auquel M. Pierre Mille se consacre.

Comment résoudre une telle difficulté ? M. Pierre Mille est un observateur assidu. En outre, il sait que nous avons à craindre de voiler par notre méditation l’objet de notre examen. Pour éviter ce pire inconvénient, il se fie à la prompte divination que réussit assez bien l’esprit dès sa mise en contact avec la vérité. À ce moment, l’esprit n’a-t-il pas sa fraîcheur ? Et la surprise l’a mis en éveil : il sait voir. Il devra ensuite élaborer les documents qu’il aura saisis d’un coup preste et heureux : mais il redoutera surtout de leur ôter leur vivacité. Un art qui réunit à la spontanéité la méditation, sans que l’une étouffe l’autre, une spontanéité intelligente, c’est l’art de M. Pierre Mille, où il est passé maître.

Les images de vérité qu’un artiste réalise dépendent de la vérité, mais ne dépendent pas moins de l’artiste. Une image sur un miroir dépend de l’objet qui se reflète, et aussi du miroir : mais l’âme d’un artiste, si elle est un miroir, est un miroir qui compose, arrange et colore l’image. Conséquemment, une esthétique revient à être en quelque sorte une morale : tant vaut l’âme et tant vaudra l’image.

Or, dans une touchante et belle invocation que M. Pierre Mille adresse à un jeune homme qui est tombé en Argon ne le 17 février 1915, il y a cette ligne : « Tu es tombé comme je t’avais, pour ma part, un peu appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque. » Il me semble que ces quatre mots caractérisent très bien l’âme qui se révèle dans l’œuvre de M. Pierre Mille.

C’est une œuvre, honnête et sans pusillanimité. Sur la terre vaste et qu’il a parcourue, M. Pierre Mille a vu beaucoup de tristesse et d’atrocité, la souffrance qui résulte des climats, et la souffrance qui résulte du travail, et la souffrance, qui résulte.de la sottise ou de la malignité humaine. En lisant ses livres, on éprouve le même chagrin qu’à lire l’histoire : celle-ci montre, dans la durée, le mal que les hommes ont fait aux hommes, quand les terribles conditions de la vie humaine suffiraient au malheur de l’humanité ; les livres de ce voyageur nous montrent, dans l’espace, le même et affligeant spectacle. Machine à explorer les siècles, l’histoire et, machine à explorer l’étendue, la géographie nous mènent à contempler la misère de notre destinée en ce monde. A Madagascar, où Barnavaux fait la guerre, M. Pierre Mille a vu les beaux lataniers du Bouéni, forêt splendide et parée de lumière chaude. Seulement, il y a de l’or, au Bouéni ; et l’or est l’ennemi des arbres. Et l’on arrache les lataniers pour fouiller la terre, » on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux où l’or lourd s’accroche et brille, on les brûle pour faire de la place, pour le plaisir, pour rien : car l’animal qui gaspille et qui gâte le plus, ce n’est pas le singe, c’est l’homme. » Et, les pays où M. Pierre Mille a raconté la dévastation de la belle forêt, il aurait pu les joindre à son recueil des Paraboles : ce qui resterait de bonheur à l’humanité, en dépit de la nature et des hasards, les hommes le dévastent. La peinture de la vie humaine que M. Pierre Mille nous présente n’est pas adoucie de fades illusions. Il a eu la force de dire ce qu’il a vu.

Il a eu la droiture aussi de ne pas farder en mal ce qu’il avait résolu de ne pas farder en bien. C’est ici qu’on le doit séparer de tant de réalistes qui ont poussé à l’horreur la peinture de la vie humaine… « Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait… Je vous parle du printemps. Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux, ce sont les objets inanimés… Et, après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière heureuse qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes… C’est le vent qui nous prévient d’abord, parce qu’il est grand voyageur, qu’il va très vite et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche et, au premier rayon de soleil, tout ce qu’il porte en lui s’exalte… » Il y a le printemps et dans la nature et dans les âmes ; il y a cette jeunesse renouvelée ; il y a cette bonté soudaine. Et le printemps, comme le dur hiver, l’œuvre de M. Pierre Mille sait l’accueillir sans chicane.

Qu’est-ce que ce monde, où rivalisent les Furies et les Grâces ? Et comment le juger ? Autant vaut ne le point juger. Mais il ne saurait nous laisser indifférents ; et quel émoi éveille-t-il en nous ? M. Pierre Mille nous propose l’émoi que l’on appelle ironie. Entendons ce mot sans oublier que le jeune homme qui est tombé en Argonne avait reçu tout à la fois des conseils de force, de droiture et d’ironie ; c’est assez pour ennoblir un mot. Dans un des contes qu’il a écrits, pendant que nos soldats se battaient, « sous leur dictée, » M. Pierre Mille montre un Adolfus Merl, prisonnier badois, qui, le jour de Noël, reçoit une lettre de sa Luisa, et s’attendrit et ne le cache pas : « Les Français mettent un point d’honneur à dissimuler leurs sentiments profonds ; les Allemands, à les manifester… » Ailleurs, il note « cet héroïsme de chez nous, qui n’oublie jamais, et même dans les plus cruelles circonstances, le mot ironique et vaillant, cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale et ne veut pas l’avouer. » L’ironie est une sorte de pudeur qui préserve les sincérités les plus délicates ; elle est aussi une sorte de courage. Elle est une façon de plaisanter qui élude l’occasion des larmes. Et elle peut avoir de la brusquerie ; mais elle n’a pas de brutalité.

Ce qui rend le plus charmante l’ironie de M. Pierre Mille est qu’elle dissimule, et pourtant laisse voir, une sensibilité merveilleusement fine et vite alarmée, cette inquiétude qui n’est que tendresse et pitié.

Son œuvre, qui a souvent une allure assez gaillarde, frémit sans cesse ; et il faudrait l’avoir lue sans amitié pour n’y point deviner ce qu’elle avoue intimement et à demi-mot, cette mélancolie contre laquelle lutte et réagit l’indispensable gaieté.

Voici le monde, la terre vaste et ses habitants divers, universellement déraisonnables et analogues par la déraison. Les sauvages africains ont de la ressemblance avec certains sauvages de notre société civilisée. La naïveté compliquée des enfants est d’une telle qualité qu’à les regarder vivre vous croiriez « explorer un grand pays sauvage et frais. » En outre, ce monde est si vieux qu’après l’avoir visité vous dites : « Il n’y a plus au monde que le passé ! » Ce monde est baroque ; il est absurde ; il est amusant et il souffre.

En tête de l’un des livres de M. Pierre Mille, En croupe de Bellone, il y a un portrait de l’auteur. Les yeux rient comme des lèvres et, à l’extrémité des paupières, à leur commissure, des plis remontent qui donnent à la physionomie une étrange gaieté. Le sourire des lèvres est plus incertain : l’on n’est pas sûr que ce soit un sourire ; et la tension des joues, que marque un rude accent des muscles, fait penser que la bouche se serre afin de ne pas frissonner et trahir un émoi trop vif et tout proche des larmes.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Trois femmes (Calmann-Lévy). Du même auteur, De Thessalie en Crète (Berger-Levrault), Au Congo belge (Colin) ; Sur la vaste terre, Barnavaux et quelques femmes, La biche écrasée, Caillou et Tili, Louise et Barnavaux, Le monarque, Sous leur dictée, Nasr’eddine et son épouse (Calmann-Lévy) ; Quand Panurge ressuscita, L’enfant et la reine morte (Cahiers de la Quinzaine) ; Paraboles et diversions (Stock) ; En croupe de Bellone et Le bol de Chine (Crès).