Revue littéraire - Les « Plagiats » des classiques

Revue littéraire - Les « Plagiats » des classiques
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 447-458).
REVUE LITTÉRAIRE

LES « PLAGIATS » DES CLASSIQUES

On avait cru jusqu’à nos jours que Boileau était l’auteur de l’Art poétique et La Rochefoucauld celui des Maximes, que Racine avait fait ses tragédies et Bossuet ses oraisons funèbres. C’est une erreur. Comme dans les musées d’où l’on voit, de temps en temps, disparaître certaines fausses attributions, il va falloir substituer d’autres noms à ces noms indûment décorés d’une gloire séculaire. Où nous lisions Boileau, Racine et Bossuet, il faudra lire désormais, non seulement Ronsard et Baïf, mais Chapelain, Scudéry, Voiture et Brébeuf : tels sont les véritables auteurs d’ouvrages qui, par suite d’une longue méprise, sont parvenus jusqu’à nous avec une signature usurpée. La vérité enfin se fait jour, et il apparaît que les auteurs du fameux siècle de Louis XIV furent d’éhontés plagiaires. Incapables de tirer de leur cru ni une idée, ni une phrase, ni une rime, ils passaient leur temps à piller leurs prédécesseurs ; après quoi, ils s’empressaient de les vilipender, afin d’ôter aux gens l’envie de les lire, ce qui eût fait découvrir la supercherie. Ils mettaient toute leur habileté à dissimuler leurs larcins, car on ne peut leur dénier, dans cette mesure et à ce titre, une sorte d’habileté. Ils avaient, pour démarquer leurs emprunts, un art auquel un esprit impartial doit rendre hommage ; toujours sur le qui-vive et possédés par la peur du gendarme littéraire, ils apportaient tout leur soin à ne pas se laisser prendre la main dans le sac. Ils surent d’ailleurs mettre le pouvoir dans leurs intérêts. Soutenus par le gouvernement, ils s’imposèrent à leurs contemporains. Dès lors, maîtres d’une situation confortable et solidement établie, ils n’eurent plus qu’à en jouir paisiblement ; on sait de reste que la critique est paresseuse et ne se soucie pas de sortir de l’ornière des opinions reçues ; les professeurs sont routiniers et facilement prévenus en faveur des doctrines d’où dépend leur avancement. Et voilà comment les écrivains du XVIIe siècle occupent, encore aujourd’hui, une place importante dans les histoires de la littérature et figurent même aux programmes de l’enseignement… Scandale intolérable ! Mais un homme est venu pour le dénoncer.

Il s’appelle M. Dreyfus-Brisac[1]. Il réunit en lui la double qualité de poète et de compilateur. Il est poète, et s’en excuse

dans ce siècle pratique
Où règne l’ascenseur et la rapidité
Avec le téléphone et l’électricité.

Il se rend bien compte qu’il parle, en dépit de la mode, un langage dont nous sommes désaccoutumés, et se demande à lui-même plaisamment :

Pour pérorer ainsi devant le monde entier
Etes-vous président d’une ligue ou portier ?

Il n’est ni l’un ni l’autre ; il n’en est pas moins homme ; et comment résister aux agaceries de la « folle du logis ? » Le vers a d’ailleurs ses avantages : il permet de dire les choses d’une façon plus agréable, avec plus de finesse et de fantaisie. Au lieu de répéter platement que Bossuet a été le créateur de l’oraison funèbre, un poète dira :

Bénigne a trouvé l’oraison,
Un soir de Noël, sous son chausson ;

et quand il en viendra à traiter, comme il le mérite,

L’âne pédant nommé Boileau,

cet âne qui est encore un « Zoïle, » un u corsaire, » un « pion » et un « policier, » il saura résumer son impression dans cette spirituelle boutade :

Le sieur commence à me scier.

Mais ce ne sont là que les bagatelles de la porte. Dans un siècle où règnent « l’ascenseur et la rapidité, » on ne peut s’attarder aux gentillesses du joli langage, et M. Dreyfus-Brisac lui-même réduit sa muse à la portion congrue. Il lui permet tout juste d’ouvrir le volume et de le fermer, de mettre le lecteur en goût au seuil du livre et de le remercier à la fin. S’il lui arrive parfois encore de faire courir, entre deux graves chapitres, de capricieuses arabesques, c’est une espièglerie dont la mutine sera châtiée. N’oublions pas que ce sont ici des livres savans dont le corps, l’essence, la substance est toute de compilation.

Il n’est pas très facile de donner au public une idée de ces volumes qu’enfante chaque année la patience de M. Dreyfus-Brisac ; et d’autre part, il serait peu loyal d’en parler en les supposant connus. L’auteur a beau se plaindre que


De cuistres un gros peloton
Le poursuit à coups de bâton,


et que des régimens d’ennemis, puisant dans l’arsenal de tous les temps, foncent sur lui avec des hallebardes, avec des épées et avec des obus, le fait est que ce grand combat n’a eu jusqu’ici que peu de témoins : ces livres vengeurs n’ont pas fait beaucoup de bruit dans le monde. Vous pourrez toutefois, par un procédé assez simple, vous en représenter l’aspect et le contenu. Vous avez eu sans doute entre les mains des textes classiques « avec les notes de tous les commentateurs ; » supposez donc qu’on ait conservé toutes les notes de tous les commentateurs, mais qu’on ait supprimé le texte. Et encore, on s’est plu de tout temps à consigner au bas des pages, dans les livres des poètes, les vers qui pouvaient prêter à un rapprochement ; supposez qu’on n’ait gardé que les rapprochemens et les références, et que le bas de la page ait envahi toute la page et toutes les pages. Vous obtiendrez ainsi un livre de M. Dreyfus-Brisac. On feuillette avec une sorte de stupeur ces séries de lignes tirées on ne sait d’où, détachées d’on ne sait quel morceau, qui souvent commencent ou s’arrêtent au milieu d’une phrase, à qui manquent ce qui précède et ce qui suit, et qui n’offrent donc aucune espèce de sens. Exemples :


MA. — Avez toujours des fleurs et des ombrages verts,
Ro. — Et de gazons herbus en toute saison verts.


Cela veut dire que Malherbe en écrivant le premier de ces deux vers, a bien pu se souvenir du second qui est de Ronsard.


Co. — Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Ro. — Et sans péché porta de nos péchés la peine. Cela veut dire qu’entre le premier vers qui est de Corneille, et le second qui est de Ronsard, M. Dreyfus-Brisac aperçoit une analogie, que, pour notre part, nous avouons ne pas distinguer très bien.

RA. — Parmi ces loups cruels prêts à me dévorer.
Ro. — Pour ce doit être en pâture des loups.

(Ra désigne Racine.) Et ainsi de suite… On chemine parmi ces Ma, ces Ra, ces Ro, ces Co, tous infortunés qui n’ont pas pu se défendre, et dont on a donc tronqué les membres, découpé les phrases et déchiqueté les vers, pour en composer une sorte d’habit d’Arlequin. Les jeux de patience ont de coutume leur objet en eux-mêmes : leurs complications les plus saugrenues liront leur raison d’être de la nécessité de faire durer le plaisir et d’aider à tuer le temps. Le petit casse-tête imaginé par M. Dreyfus-Brisac n’est pas de ces vains amusemens. Il rentre dans la catégorie des jeux instructifs. Il tend à prouver que Ma, Co, Ra, et quelques autres, sont tributaires de Ro, c’est-à-tire que la poésie du XVIIe siècle était tout entière contenue dans celle du XVIe. Conclusion : il est temps de dépouiller de leurs lauriers les Malherbe, les Corneille et les Racine pour en couvrir le seul Ronsard.

Le malheur pour M. Dreyfus-Brisac, ç’a été que son premier livre, Les classiques imitateurs de Ronsard, ne fût pas tout à fait détestable. Il y lançait une nouveauté vieille d’une soixantaine d’années, mais qui, en vieillissant, n’avait pas perdu tout son attrait, et l’idée qu’il y avançait, en traînant partout, avait fait ses preuves d’être d’un bon usage : c’est que les écrivains du XVIIe siècle ont été à l’endroit de Ronsard d’une sévérité excessive, et qu’ils auraient dû traiter avec moins de mépris un poète dont ils se sont plus d’une fois souvenus. Rien n’est plus exact. Et depuis que Sainte-Beuve, en quête d’un ancêtre pour ses amis romantiques, s’est avisé de « réhabiliter » Ronsard, la critique n’a cessé d’étudier, afin de le remettre à son plan, celui en qui nul ne conteste plus qu’il ne faille saluer un de nos plus grands poètes. Par degrés, on s’est enhardi, et après ne lui avoir accordé que la supériorité dans les genres secondaires, les mérites de grâce et de naïveté, on lui a reconnu la puissance et l’éclat de l’imagination. On ne s’est plus contenté de savoir par cœur quelques-uns de ses sonnets, on s’est épris de ses Odes, voire de ses Discours, et tout y a passé, jusqu’à la Franciade. À vrai dire, il est plus facile de gagner à Ronsard des admirateurs que des lecteurs, et après qu’on a convenablement loué son génie, qui est de premier ordre, il reste à expliquer pourquoi son œuvre nous est devenue si lointaine, tandis que les vers de Malherbe, de Corneille et de Racine semblent écrits d’hier. Quoi qu’il en soit, le volume de M. Dreyfus-Brisac, qui était un assez modeste volume, contribuait à cette œuvre de « réhabilitation. Et il n’était pas mal à propos d’insinuer que, si nous ne lisons plus guère Ronsard dans son propre texte, un peu de son invention poétique est arrivé jusqu’à nous par ce que ses successeurs ont retenu de lui. Comme c’est l’habitude, et pour forcer l’attention, l’auteur des Classiques imitateurs avait outré l’idée jusqu’au paradoxe et le paradoxe jusqu’à la gageure. Cela fît sourire quelques lettrés. Ces « cuistres, » comme dit M. Dreyfus-Brisac, lui firent compliment de son ingéniosité. Ce fut sa perte.

Il recommença. Un second volume, lourd de ses trois cent soixante pages, fut jeté à la tête de ceux qui conservent pour Nicolas un peu de ce respect qu’affichait Voltaire. Si d’ailleurs ces attardés se plaisent encore dans la compagnie de Boileau, c’est pour une raison un peu inattendue, quoique honorable pour leurs mœurs : « A défaut d’autres maîtresses quelquefois, nos maîtres se pâment devant les charmes de Boileau, et leur adoration aveugle prête à la laideur même un air de beauté. » C’est à nous dessiller les yeux et à nous désenchanter que devait servir ce livre : Un faux classique, Nicolas Boileau. Il y est parlé sans superstition du régent du Parnasse. Roi des plagiaires, c’est lui qui, sans scrupule, prend à l’un l’idée, à l’autre l’épithète, s’approvisionne de métaphores chez Ronsard, de périodes chez Balzac, de tours et de mots chez tout le monde ; il reste bouche bée et trébuche, s’il n’a pour se soutenir Moïse ou la Pucelle, et, s’il n’est animé du souffle de Brébeuf,


Sa cervelle en travail ne saurait pondre un œuf.


Ses rimes sont aussi pauvres que son vocabulaire. Son Ode à Namur est ridicule. Dans son Art poétique, « ce qu’on peut noter de mieux, ce sont quelques passages où les satiriques anciens sont assez bien caractérisés, les deux vers sur Perse, par exemple. Et encore… » Le Lutrin est son meilleur ouvrage, et il est fait de morceaux d’emprunt et de pièces rapportées. L’influence de Boileau ? Elle a été déplorable, quand elle n’a pas été nulle : « A quoi ont abouti les préceptes vagues et généraux, les lieux communs de son Art poétique ? Le théâtre de Crébillon et de Voltaire vaut-il celui de Corneille ?… Le vrai produit de Boileau c’est Delille, qui, comme poète, lui est à peine inférieur, et qui avait plus d’esprit. » Une fois qu’on a réduit en poussière l’œuvre de Boileau, et fait toucher terre au satirique, au critique et au poète, le meilleur de la besogne n’est pas fait, car il reste à dénoncer le caractère de l’homme, qui était ce qu’il y avait chez lui de plus piètre et sur quoi il est prodigieux qu’on ait pu si longtemps et si complètement s’abuser. Sa franchise tant vantée n’était que duplicité, son indépendance n’était que servilité, sa brusquerie un prétexte à se ranger du côté du plus fort :


Pour attaquer Molière il attend qu’il soit mort.


Apparemment l’auteur fait ici allusion aux vers fameux :


Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière…


Et ces vers avaient passé jusqu’à présent pour être une protestation généreuse, et un acte de courage ; mais il n’est que de s’entendre… A l’appui de ces belles choses vient le volume, composé de citations où les vers de Boileau sont rapprochés de passages de Ronsard, d’Arioste, de Cervantes, de Saint-Amant, de Balzac, de Scudéry, de Brébeuf, de Chapelain, etc.

Incontinent suivit la Clef des Maximes de La Rochefoucauld : M. Dreyfus-Brisac tenait une veine, il ne la lâchait pas. Il est bien vrai qu’il y a, au sujet des Maximes de La Rochefoucauld, un problème. Ce n’est pas un très grand problème et de ceux à la solution desquels nous nous acharnions avec passion. Car ceux qui tiennent La Rochefoucauld pour un « penseur d’une originalité foncière » ne sont pas légion, et M. Dreyfus-Brisac ne court pas beaucoup de risques à les pourfendre. Mais ce grand seigneur qui avait été mêlé à tant d’intrigues, qui avait fait, à ses dépens, connaissance si intime avec le cœur de la femme et avec l’esprit de la Cour, a-t-il, dans ses aphorismes, dépassé son expérience personnelle ? S’est-il borné à mettre en maximes la substance de ses Mémoires, ou son recueil a-t-il une portée générale et contient-il une philosophie ? Y a-t-il, comme on se plaît à le répéter, un système de La Rochefoucauld, ou l’ami de Mme de Sablé a-t-il été moins dupe que nous ne le sommes de la valeur et de la portée d’un divertissement de société où il excellait ? Et encore, comment se fait-il que ce petit livre où il y a tant de réflexions banales et de purs paradoxes, ait eu en son temps, un succès si vif, et qu’il continue à tenir dans l’estime des lettrés une place un peu disproportionnée avec sa substance ? À ces questions M. Dreyfus-Brisac ne répond rien ; mais il relève dans Sénèque, Aristote, Montaigne, Charron, Baïf, Bussy-Rabutin, Esprit, Le Pays, etc., des maximes qui ont quelque air de famille avec celles de La Rocnefoucauld. Comme si celui-ci s’était vanté de n’avoir jamais lu aucun des moralistes qui l’avaient précédé ! Et comme si tous ses éditeurs n’avaient pas coutume de le confronter avec tous ses confrères en scepticisme : Cette clef des Maximes, c’est la clef pour serrures de portes ouvertes[2].

Et voici, pour continuer la série de ce que M. Dreyfus-Brisac appelle complaisamment des « études littéraires comparées » : Plagiais ou réminiscences, ou le jardin de Racine. D’un adversaire déclaré de Boileau, on ne peut attendre une admiration forcenée pour les vers de Racine. Nous souhaiterions seulement que le parti pris lui eût inspiré quelque argument encore inédit, et l’eût mis sur la piste de quelque objection qui lui fût personnelle. Les détracteurs systématiques et les esprits faux ont leur rôle dans l’histoire des œuvres d’un écrivain. Leurs attaques ont leur manière d’utilité : elles provoquent la riposte. L’effort qu’on fait pour y répondre est salutaire : en nous obligeant à pénétrer plus profondément dans le génie d’un auteur, il nous aide à y faire de nouvelles découvertes. C’est ainsi que se renouvelle l’étude des maîtres, que ce soit un Racine ou un Victor Hugo, et un Dante ou un Shakspeare. Ce qui ne sert à rien, c’est de reprendre de vieilles querelles, vidées depuis longtemps, et de ressasser des reproches dont il a été fait définitivement justice. Ce qui est pur bavardage et temps perdu, c’est d’aller recueillir chez Saint-Evremond, chez Voltaire, chez les romantiques, chez Taine et généralement chez tous ceux à qui a manqué l’intelligence du théâtre de Racine, des opinions qui ont fait leur temps. Qui aurait le courage aujourd’hui de partir en guerre contre Racine, sous prétexte que son Achille ressemble mal à celui d’Homère ? Qui ne sait qu’il y a, à propos de l’emploi de l’histoire dans notre tragédie, toute une question qu’on ne tranche pas d’un mot ? Qui prétend encore que le personnel du théâtre de Racine soit modelé tout juste sur celui de la Cour de Louis XIV, au lieu d’y reconnaître la vivante image de passions qui sont de partout et de toujours ? C’est pourtant cette défroque et ce sont ces laissés pour compte de la critique d’antan que M. Dreyfus-Brisac endosse, et qui lui font l’effet du neuf. Soyons justes, toutefois, et convenons que son morceau sur Racine contient, à tout le moins, un trait qui est bien à lui. Nous citons :


Si Phèdre fait pleurer, Hippolyte fait rire,
Tragique parodie où dans sa déraison
Point déjà d’Offenbach le masque à l’horizon.


Quand un lecteur français — et qu’il ait ou non dirigé une Revue d’enseignement, — discerne, à travers l’harmonie des vers de Racine, les flonflons de l’orchestre d’Offenbach, et quand pour lui la psychologie d’un des plus subtils connaisseurs des âmes se traduit par les pitreries des Baron et des Brasseur, celui-là nous ne songeons plus même à le blâmer ; nous ne savons que le plaindre.

L’autour des Etudes littéraires comparées est d’ailleurs en trop beau chemin pour qu’il puisse s’arrêter. Déjà d’un doigt sûr il désigne les « plagiats » de Bossuet. Car le panégyriste de Condé a dit : « Aussi vers les premiers jours de son règne, à l’âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre. » Or avant lui, Voiture, dans la lettre de la carpe au brochet, avait écrit : « N’étant qu’un jeune brochet comme vous êtes, vous avez une fermeté que les plus vieux esturgeons n’ont pas, et vous achevez des choses qu’ils n’oseraient avoir commencées. » L’imitation n’est-elle pas flagrante ? Mais si l’on retire des ouvrages de Bossuet, avec tout ce qu’il a pillé des Pères et des anciens, ce qu’il a dérobé subrepticement à Voiture, à Patru, et sans doute à d’autres encore, c’est alors qu’il nous apparaîtra sous son véritable aspect, c’est-à-dire dans toute sa misère. Ainsi, prosateurs aussi bien que poètes, ils sont tous passés à ce crible impitoyable. Gens d’église, gens du monde, gens de théâtre, chacun aura son tour. Ne nous dit-on pas que M. Dreyfus-Brisac a découvert dans un certain Plaute des scènes entières de Molière, et qu’il est à la veille de soutenir, avec preuves à l’appui, que La Fontaine avait lu Ésope ?…

Certes il ne saurait être question de promener le lecteur à travers ce fouillis de citations, où on en glane à peine quelques-unes d’intéressantes. Il faut pourtant en donner deux ou trois échantillons, pris entre cent autres, pour montrer jusqu’où peut aller la puérilité des rapprochemens ou la fureur du remplissage. Si Ronsard a écrit :

Car tout ce que nature et le ciel plus bénin
Donne pour ornement au sexe féminin,
Celle dame l’avait ;

comment voir, dans cette phrase prosaïque et pénible, l’original du vers de Malherbe :

Je sais de quels appas son enfance était pleine ?

Si Ronsard se plaint que

La faveur qui les fautes efface
Fait que le sol pour habile homme passe,

quelle analogie offre cette remarque avec l’adage de Boileau dont le sens est tout différent :

Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire ?

Voici une série de rapprochemens entre des vers de la Phèdre de Racine et des vers de Desportes :

DESP. — Je disais toute nuit, furieux de pensée.
PHE. — Sors traître, n’attends pas qu’un père furieux. :
DESP. — Horrible de fumée et de bruit effroyable.
PHE. — Un effroyable cri sorti du fond des flots.
DESP. — La mort et ma douleur sont sans comparaison.
PHE. — La mort est le seul dieu que j’osais implorer.
DESP. — J’ai fait trembler de peur la France épouvantée.
PHE. — Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée.

On aura remarqué que ces vers, qui n’ont entre eux aucun rapport ni de pensée ni d’expression, sont accolés deux à deux uniquement parce qu’un même mot s’y rencontre. A la place des vers de Desportes, on aurait pu transcrire tous les vers de la langue française où se trouvent les mots furieux, effroyable, mort, épouvantée ; ils y auraient été aussi justement à leur place. Eh quoi ! un mot, un seul mot, peut faire du plus original auteur un pâle copiste I Parce que Boileau a dit, après Saint-Amant : « Adieu Paris, » Boileau est l’imitateur de Saint-Amant ! Cela désarme. Car il est de toute évidence qu’on ne peut ni souhaiter le bonjour à personne, ni le saluer d’un « Dieu vous bénisse ! » ni éternuer, ni se moucher, sans être le plagiaire de quelqu’un.

Au surplus, ce n’est pas seulement l’application de cette méthode de discussion qui est excessive, c’est la méthode elle-même qui est ruineuse. Quel profit en attendre, et quelle arme serait plus inoffensive ? Personne n’a jamais nié que les classiques ne fussent de grands emprunteurs, à commencer par les classiques eux-mêmes. De Malherbe à André Chénier, ils ont revendiqué le droit de s’approprier ce qui de l’œuvre de leurs prédécesseurs pouvait passer utilement dans leur œuvre. Au besoin, ils se sont empressés de signaler au critique mal averti l’endroit dont ils avaient tiré quelque profit. Nous savons tous qu’il n’y a pas une fable de La Fontaine qui ne soit imitée, s’il n’y a presque pas une scène de Molière dont on ne puisse trouver avant lui l’indication. Nous savons ce que Corneille et Racine et Boileau et La Bruyère doivent tant aux anciens qu’à leurs prédécesseurs immédiats. Tout le monde a disserté sur les mots fameux : « Je prends mon bien où je le trouve… Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle… Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. Je le crois sur votre parole ; mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie et que d’autres encore penseront après moi ? » Nous sommes ici au cœur même de la théorie classique et rien ne la caractérise mieux que cette façon de maintenir l’originalité dans l’imitation, et de comprendre le mécanisme de l’invention. Persuadés que l’objet de la littérature est la vérité et que cette vérité est la même pour tous, que l’idée fait partie du fonds commun et ne devient la propriété de chaque écrivain qu’autant qu’il en a découvert l’expression exacte, ils se sont efforcés de porter à la perfection ce que d’autres avaient esquissé avant eux et de dégager de la série des ébauches l’effigie parfaite et durable. C’est par là qu’ils ont mérité de devenir des classiques.

Et c’est par là qu’ils s’opposent à tous ceux avec qui on voudrait, par un jeu d’analogies superficielles, les mêler et les confondre. Car c’est une question secondaire de savoir si Boileau a été plus ou moins impartial à l’égard de Ronsard. Et qui donc s’est jamais piqué d’être impartial vis-à-vis de ceux dont il venait combattre les théories et renverser l’idéal ? Ce qui est certain c’est que la conception artistique de Boileau est justement l’opposé de celle de Ronsard. Celui-ci préconise une forme d’art qui n’est que l’expansion du moi, et qui a pour règle souveraine la fantaisie de l’artiste ; dédaigneux du vulgaire, il n’écrit que pour quelques-uns, et met son orgueil à se séparer de la foule ; et tout embarrassé d’érudition, il retarde sa marche ou il alourdit son vol sous le poids d’un bagage scolaire. Boileau admire les anciens, non parce qu’ils sont les anciens, mais parce qu’ils peuvent nous guider dans cette étude de la nature à laquelle les modernes s’appliquent à leur tour ; il se méfie d’autant moins du suffrage de la foule qu’il assigne pour règle à l’œuvre d’art les principes de la raison dont il sait que la valeur est universelle. Et que Boileau ait été d’une rudesse un peu incivile pour les Saint-Amant, pour les Brébeuf et autres pauvres sires, c’est ce qui était rendu nécessaire par l’urgence du danger qu’ils faisaient courir à notre littérature. Au cours des désordres de la Fronde, dans le désarroi d’une société tourmentée, sous l’influence d’un ministre italien et d’une reine espagnole, c’étaient tous les ennemis de notre esprit qu’on voyait une fois de plus se coaliser contre lui : c’étaient le romanesque et l’emphatique, et tout à la fois le précieux et le cynique. Grâce à Boileau, — qui sut les imposer à l’admiration publique, et leur imposer à eux-mêmes le respect de leur propre génie, — les Racine, les Molière, les La Fontaine ont pu, en quelques années, accomplir toute leur œuvre et développer tout leur mérite. Dans l’espace de ces quelques années qui enferment tout le siècle de Louis XIV, il s’est formé une littérature pure de toute influence étrangère où l’esprit français a donné l’expression la plus noble et la plus achevée de lui-même et par laquelle il a rayonné sur tout le monde civilisé.

C’est cette littérature dont on voudrait aujourd’hui contester les titres. C’est elle qu’on s’efforce de noyer dans ce qui l’a précédée, afin qu’elle disparaisse devant ce qui l’a suivie. La besogne à laquelle tâche M. Dreyfus-Brisac, d’autres y travaillent, chacun de son côté et par ses moyens ; mais leur dessein à tous est le même et leur but est identique. Car voulez-vous savoir d’où procède cette levée de citations contre la littérature de 1660 ? Et voulez-vous savoir pourquoi ni Boileau ni Racine ne peuvent être tenus pour de bons poètes ? Savourez cette tirade : « Boileau… n’est que le ministre de Louis dans la littérature. L’Art poétique est l’idéal rimé du Roi-Soleil. Maître de la fortune publique, de la vie, de la conscience, de la liberté de ses sujets et de ses courtisans prisonniers à Versailles, il impose à l’Académie ses choix… toutes les œuvres de morale, de philosophie, d’érudition, devenues plus tard classiques, sont composées pour l’éducation de ses héritiers présomptifs. La littérature de la fin du XVIIe siècle est commandée par Louis, fabriquée pour lui, appropriée à ses goûts et à ses besoins personnels… Les livres qui instruiront la jeunesse pendant des séries de générations, qui l’instruisent encore aujourd’hui, seront des manuels du despotisme, et l’éducation de notre jeune république puisera aux mêmes sources que celle de nos anciens princes. »

Tel est pourtant le crime des écrivains que le roi, de son côté, eut donc tort de protéger. Reconnaissans au prince qui leur assurait l’indépendance en les relevant de la domesticité des grands, et frappés de voir que sous son règne la France fût devenue la première nation de l’Europe, ils ont considéré qu’ils lui en devaient quelque gratitude, et ils ont laissé à d’autres le soin de flagorner, deux cents ans plus tard, notre jeune république. Ce n’est pas tout.


Dans Esther et dans Athalie
L’intolérance est anoblie…
Si Josabeth va de sa larme,
La Saint-Barthélémy nous charme.
C’est ainsi qu’un furtif poison
S’insinue en notre raison.


Et on s’attendait bien à voir la Saint-Barthélémy dans cette affaire. Eugène Scribe parut jadis un peu ridicule pour avoir reproché è Molière qu’il n’eût pas, dans quelqu’une de ses pièces et une douzaine d’années avant l’événement, protesté contre la révocation de l’édit de Nantes. Aujourd’hui il fait école. La méthode s’accrédite de chercher en dehors de la littérature des considérations pour en fausser l’histoire. Ils sont quelques-uns, — dans les régions mêmes de l’Institut et dans le monde de l’enseignement, — qui, pour donner satisfaction à leurs rancunes personnelles, ou faire leur cour aux puissans d’aujourd’hui, sont prêts à jeter par-dessus bord la meilleure part de notre patrimoine intellectuel. Il se peut que cette manœuvre soit d’une politique habile : ces procédés détournés sont indignes de la critique.


RENE DOUMIC.

  1. Edmond Dreyfus-Brisac, ancien rédacteur en chef de la Revue internationale de l’Enseignement : Études littéraires comparées, I. Les Classiques imitateurs de Ronsard, 1 vol. in-12, Calmann-Lévy ; II. Un faux classique, Nicolas Boileau, 1 vol. in-12, Calmann-Lévy ; III. La Clef des Maximes de La Rochefoucauld, 1 vol. in-12, chez l’auteur ; IV. Plagiats et réminiscences, ou le Jardin de Racine, ibid.
  2. Comme Sainte-Beuve se plaisait à glisser, entre deux articles de critique, quelques vers de sa façon, M. Dreyfus-Brisac, entre des Mimes de Baïf et des Maximes de la Rochefoucauld insère quelques aphorismes versifiés qu’il intitule : Nouveaux Mimes et dont il nous laisse à deviner l’auteur. En voici de politiques :
    Les alliances ni les guerres
    N’ont jamais été populaires ;
    d’humoristiques :
    L’homme est brutal, la femme vexe
    Mais la douceur n’a pas de sexe ;
    de réalistes :
    On mange au spectacle des sous,
    On secoue au logis ses poux ;
    de poétiques :
    En regardant une jeune Arabe battre son linge :
    Nous avons des yeux pour brûler
    Nous avons des pieds pour fouler.
    de satiriques :
    Un salon n’est pas où l’on cause
    L’un y pose et l’autre s’impose.
    etc. Mais M. Dreyfus-Brisac est-il bien sûr d’échapper lui-même à sa propre critique et de ne pas s’exposer au reproche de plagiat ou de réminiscence ? Ces vers ne nous semblent pas d’une facture nouvelle, et, sauf erreur, ils ressemblent furieusement a ceux qui se déroulent sur certaines banderoles pour la joie et l’instruction des enfans.