Revue littéraire - Les « Métamorphoses » de Sainte-Beuve

Revue littéraire - Les « Métamorphoses » de Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LES « MÉTAMORPHOSES » DE SAINTE-BEUVE

Sainte-Beuve aimait à répéter que pour connaître un écrivain c’est au temps de ses débuts qu’il faut l’étudier. On assiste à la formation de son esprit, on voit naître les tendances qui parviendront plus tard à leur plein épanouissement, on découvre le fond véritable de la nature, on démêle les influences subies. Cette méthode s’impose lorsqu’il s’agit d’un écrivain à l’esprit très complexe ; et c’est dire qu’on ne saurait l’appliquer mieux qu’à Sainte-Beuve lui-même. Aussi M. G. Michaut a-t-il été bien inspiré en consacrant à Sainte-Beuve avant les Lundis[1] un livre qui est un modèle de recherche patiente et scrupuleuse, attentive aux moindres détails, et poussée jusqu’à l’infiniment petit. M. Michaut est, comme son collègue à l’Université de Fribourg, M. Victor Giraud, un de ces jeunes savans qui nous rendent l’incomparable service de faire connaître à l’étranger notre enseignement. Il s’est déjà placé en bon rang par des travaux d’érudition. Il fait aujourd’hui vraiment œuvre d’historien des lettres. Plusieurs, en soupesant son livre, ont éprouvé une espèce d’effroi, et se sont demandé comment il a pu consacrer sept cents pages à Sainte-Beuve avant Sainte-Beuve : Combien lui en faudra-t-il, s’il lui prend quelque jour fantaisie d’étudier l’œuvre même du critique et non plus de rester au seuil de son sujet, mais d’y entrer ? Or M. Michaut ne conteste pas que Sainte-Beuve ne soit pour nous surtout l’auteur des Lundis, des Nouveaux Lundis et du Port-Royal, dont le complet achèvement est bien postérieur à la date où s’arrête son étude. Cette partie de l’œuvre du critique est celle où il a donné sa mesure, parce que c’est celle où il est arrivé à prendre pleine conscience de lui-même, à s’installer définitivement dans son rôle, à faire le compte de ses idées et à organiser sa méthode. Mais, pour parvenir à cette époque de plénitude, il lui avait fallu plus de vingt-cinq années de recherche inquiète, d’hésitations et de tâtonnemens, d’excursions en tous sens, de retours et de repentirs. Que d’enseignemens ne comportent pas ces années d’apprentissage et de voyage d’un critique ! Donc M. Michaut s’est proposé de suivre son auteur à travers chacune de ces expériences ; à propos de chacune d’elles, il montre quelle influence nouvelle Sainte-Beuve a subie, comment elle a, d’une façon plus ou moins passagère, modifié ses idées, quel gain en est résulté pour sa critique. La méthode suivie par M. Michaut est d’une sévérité didactique irréprochable ; on peut seulement regretter qu’il s’y soit astreint avec trop de docilité. Soucieux d’accompagner le plus mobile des écrivains à travers tous les détours de sa marche capricieuse, il ne nous a fait grâce d’aucun des accidens de la route. Il a voulu tout dire et épuiser la collection de ses notes. Le résultat est que les traits essentiels sont trop souvent noyés dans le flot des détails de moindre importance et que le relief du portrait disparaît sous l’excès des menues retouches.

Au surplus, le plan de ce travail avait été tracé par Sainte-Beuve lui-même, et cette étude de ses « métamorphoses » successives, c’est lui qui l’avait esquissée dans un passage souvent cité, mais qu’il faut bien rappeler, puisqu’il servira toujours de point de départ à toute recherche de ce genre. « Je suis l’esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie : là est mon fond véritable. De là je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j’ai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j’ai eu l’air de m’y fondre. J’ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme, et presque aussitôt le monde de Lamennais encore très catholique. En 1837, à Lausanne, j’ai côtoyé le calvinisme et le méthodisme, et j’ai dû m’efforcer à l’intéresser. Dans toutes ces traversées, je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment, dans le monde de Hugo et par l’effet d’un charme), je n’ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation, m’entraînaient à cette série d’expériences qui n’ont été pour moi qu’un long cours de physiologie morale. » Ce sont là des indications précieuses, dont encore ne peut-on se servir qu’en les contrôlant avec soin. Outre certaines erreurs de détail, elles contiennent une sorte d’inexactitude générale. C’est ce qui arrive à tous ceux qui écrivent leurs souvenirs. A distance, et de la meilleure foi du monde, ils sont devenus incapables de se représenter les dispositions morales qui jadis ont été effectivement les leurs. Ils ne se reconnaissent plus dans leurs portraits d’antan, parce qu’ils ont cessé d’y ressembler. Ils projettent dans le passé leurs sentimens actuels. Parce qu’il est actuellement en dehors de toutes les écoles, Sainte-Beuve ne peut plus imaginer qu’il ait jamais adhéré à aucune. Comment admettre qu’il ait été vis-à-vis de Hugo ou de Lamennais dans la posture de disciple ? Tout juste convient-il qu’il s’est prêté à eux et leur a rendu de bons offices littéraires. Comment croire qu’il ait été dupe de quoi que ce soit et par exemple du saint-simonisme ? « Si l’on veut dire que j’ai assisté aux prédications de la rue Taitbout en habit bleu de ciel et sur l’estrade, c’est une bêtise. Je suis allé là comme on va partout quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse, et voilà tout. Je suis comme celui qui disait : J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière. » Il ne veut avoir été que spectateur et témoin. C’est de propos délibéré qu’il a entrepris ces voyages d’exploration. Ç’a été pour lui un instrument de recherche, une méthode. Et voilà justement ce qui est inexact, qui ne s’accorde pas avec la nature de Sainte-Beuve, telle que nous la connaissons par ses propres confidences, et qui irait à dénaturer le rôle qui a été le sien pendant ces longues années de préparation. L’étude de M. Michaut remet les choses au point ; c’en est l’utilité et la portée que d’avoir montré combien Sainte-Beuve a été sincère dans chacune de ses évolutions, avec quelle sympathie il a adhéré aux doctrines, avec quelle chaleur d’enthousiasme, il s’est mis au service des personnes.

Sainte-Beuve a parlé maintes fois de ces « natures secondes » qui ont besoin de suivre et de s’attacher. « Comme elles restent à la merci des âmes plus fortes et volontiers tyranniques qui les possèdent, qui les exploitent et en font leur proie ! Et quelles douleurs et quelles aigreurs ces mécomptes de l’admiration apportent tôt ou tard dans la sensibilité ! » Sainte-Beuve est originairement une de ces natures secondes : il a pu observer et analyser en lui le phénomène dont il dramatise ici légèrement l’expression. Il est timide ; ç’a été dès le début un trait essentiel de sa complexion physique et morale : il lui est impossible de se trouver en face d’une volonté forte, d’une originalité puissante, sans aussitôt en subir l’ascendant, ployer devant elle, et fléchir. Il est d’une malléabilité extraordinaire. On en est frappé en lisant ses lettres : elles prennent une teinte différente suivant la nature d’esprit de chaque correspondant. Nul ne s’est mis plus vite au ton de chaque milieu qu’il a traversé ; nul n’en a plus rapidement adopté les idées et les préjugés, et, d’un mot, nul n’a été plus docile aux influences. Mais cette souplesse est fuyante. Sainte-Beuve est de ceux qui, à peine entrés, cherchent par où l’on sort. Les liens si aisément acceptés lui semblent aussitôt des chaînes. D’ailleurs, sa curiosité une fois satisfaite, le déplaisir ne manque pas de se faire sentir. L’esprit d’analyse, qui chez lui ne sommeille jamais longtemps, s’éveille décidément et mine par l’intérieur sa foi passagère. « Ses continuels engouemens, dit un de ses secrétaires, aboutissaient avec une régularité déplorable, avec une sorte de périodicité à de non moins continuels désenchantemens. » Il n’était pas dans son caractère de rompre avec brusquerie ; mais il laissait les liens se détacher dans le temps même qu’il en reformait d’autres. Les transitions lui étaient faciles, et il passait sans peine de la société doctrinaire du Globe, à la camaraderie du Cénacle, ou des bureaux du National, au salon aristocratique de l’Abbaye aux Bois. Il se trouvait aussitôt en harmonie avec son nouveau milieu. Aussi, pour connaître les idées et les sentimens de Sainte-Beuve à chacun des momens de cette période de formation, il n’est que de passer en revue les milieux divers et souvent opposés qui l’ont successivement façonné à leur ressemblance.

Le premier en date a été un milieu dévot. Sainte-Beuve a été élevé dans une ville de province par une mère et une tante très catholiques. Formé par elles, il a eu une « enfance pieuse. » Un jour est venu où il n’a plus voulu s’en souvenir et où il a rayé de sa biographie ce premier chapitre. Force nous est bien de le rétablir, si nous voulons comprendre la suite de la biographie psychologique de l’homme, et nous expliquer certaines parties de son œuvre. Il s’en faut en effet que Sainte-Beuve, héritier direct des philosophes du XVIIIe siècle, se soit tout de suite installé dans leur incrédulité tranquille. Nous verrons au contraire la sensibilité religieuse des premières années affleurer de nouveau chez lui dans certaines circonstances : il sera plus d’une fois encore sollicité par le désir de croire ; le fait est qu’il a, jusqu’à une époque assez avancée de sa vie, tourné autour de la religion. Et toute son intelligence n’aurait pas fait de lui l’auteur de Port-Royal, s’il n’avait connu par lui-même, et retrouvé, dans les premières impressions auxquelles son âme s’était ouverte, la douceur et la force de l’émotion religieuse.

Mais il quitte Boulogne, il arrive à Paris ; son compatriote Daunou, ancien oratorien retourné contre l’Église, s’intéresse à lui et l’oriente dans le sens de son propre scepticisme. En même temps qu’il achève son année de philosophie, il fréquente l’Athénée, où régnait le plus pur esprit condillacien : il y suit les cours de physiologie, de chimie, d’histoire naturelle. Il prend connaissance des travaux de Cabanis, est présenté à Tracy. Il a dix-huit ans ; il est possédé par cette fièvre d’émancipation que connaissent tous les jeunes gens et qui les fait adhérer de toutes leurs forces à la doctrine quelle qu’elle soit qui se présente à eux sous une apparence libératrice. Nul doute que l’enseignement de l’Athénée, qui aussi bien trouvait dans l’esprit du jeune homme un terrain propice, n’y ait déposé les germes d’un scepticisme destiné quelque jour à envahir tout l’être. Puis Sainte-Beuve passe par l’École de médecine. Est-il vrai qu’il lui doive, comme il lui en a fait hommage, « l’esprit de philosophie, l’amour de l’exactitude et de la réalité physiologique, le peu de bonne méthode qui a pu entrer dans ses écrits même littéraires ? » En tout cas, il lui doit certaines touches de son Joseph Delorme, qu’on appellera justement un « Werther carabin » et c’est à ces études qu’il faut rapporter l’importance qu’il attachera toujours au tempérament physique, à l’état de maladie ou de santé des écrivains. Dubois, qui avait été son professeur, le fait entrer au Globe ; et il ne se trouve pas dépaysé dans ce journal libéral, anti-catholique, classique au fond, mais qui, distinguant entre le classicisme de la belle époque et sa moderne parodie, se montrait favorable aux novateurs.

Un hasard le met en relations avec Victor Hugo. Quoique celui-ci soit à peine plus âgé que lui, désormais il va, pour quelques années, subir la domination de son génie, graviter dans l’orbite de l’astre dont il s’est fait le satellite. L’élève de Daunou et de Tracy, le carabin matérialiste, le doctrinaire du Globe est introduit dans le cénacle catholique et romantique. « J’y étais assez antipathique, a-t-il dit, à cause du royalisme et de la mysticité que je ne partageais pas. » Il partagea bientôt la mysticité, sinon le royalisme. Et on pourra parler de conversion au sens religieux du mot. Quelques-unes de ses lettres à son ancien ami de pension, l’abbé Barbe, ne laissent sur ce point aucune espèce de doute. Il lui écrit en 1829 : « Mes idées qui, pendant un temps, avaient été fort tournées au philosophisme, celui du XVIIIe siècle, se sont beaucoup modifiées et ont pris une tournure dont je crois déjà sentir les bons effets. » Et, quelques mois plus tard : « Nous nous accorderons mieux sur les idées religieuses. Après bien des excès de philosophie et des doutes, j’en suis arrivé, j’espère, à croire qu’il n’y a de vrai repos ici-bas qu’en la religion, en la religion catholique orthodoxe, pratiquée avec intelligence et soumission. » Sainte-Beuve ne fait pas difficulté d’avouer que, si le retour aux idées chrétiennes a pu renouveler son cœur, il n’a pas réformé ses mœurs ; et la sincérité même de l’aveu nous est une raison de plus pour accepter en entier les confidences de ces lettres intimes. Et c’est bien à Victor Hugo que Sainte-Beuve fait honneur de la révolution qui s’est accomplie en lui et l’a ramené de si loin. Il l’en remercie dans la préface des Consolations : « Le devoir de l’ami clairvoyant envers l’ami infirme consiste à lui ménager cette initiation délicate qui le ramène d’une espérance à l’autre, à lui rendre d’abord le goût de la vie, à lui faire supporter l’idée de lendemain ; puis, par degrés, à substituer pieusement dans son esprit, à cette idée vacillante, le désir et la certitude du lendemain éternel. Tel est, mon ami, le refuge heureux que j’ai trouvé en votre âme. Par vous, je suis revenu à la vie du dehors, aux mouvemens du monde et de là, sans secousses, aux vérités les plus sublimes. » Sainte-Beuve ramené à la religion par Hugo, ce n’est sans doute pas une des moindres curiosités de cette époque lointaine. Plus complète encore est la conversion littéraire de Sainte-Beuve. C’est le temps où il publie le Tableau de la poésie française au XVIe siècle, à la manière de ces complaisans faiseurs de généalogies, pour trouver à ses amis des ancêtres de bon renom et de souche bien française ; c’est celui où il médit de Boileau et de Racine, où il embouche la trompette en l’honneur de chaque nouvelle œuvre de Hugo et, suivant le mot de Henri Heine, proclame en celui-ci le buffle du romantisme.

Cependant la révolution de 1830 cause dans les esprits un ébranlement profond : Sainte-Beuve ne peut manquer d’en être troublé. Ses instincts démocratiques se réveillent : il est en quête d’une religion humanitaire : il la trouve dans le Saint-Simonisme auquel il adhère tout de suite avec une ferveur de néophyte. « On se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon, écrit-il ; on se hâtera vers l’enceinte infinie où l’humanité nous convie par sa bouche et où l’on conviera en lui l’humanité ; on se jettera au pied de l’autel aimant et vivant dont il a posé et dont il est lui-même la première pierre. » Il n’est pas étonnant qu’en présence de ce zèle débordant, le Père Enfantin ait été d’avis que sur celui-là on pouvait tout à fait compter. Mais déjà il subissait l’ascendant de Lamennais : il assistait, dans une des chambres des Oratoriens de Juilly, à la lecture d’un de ses ouvrages ; et, assis entre l’abbé Gerbet et Lacordaire, il était captivé par les « accens vibrans de la voix et les révélations de la face qu’une lumière intérieure semblait éclairer. » Avec lui, a dit Sainte-Beuve, on n’était jamais lié à demi ; et de fait, l’amitié fut tout de suite si vive que Lamennais voulut emmener son nouveau disciple à Rome en 1831. Entre Sainte-Beuve et Lamennais, il ne semblait guère y avoir d’affinités de nature ; mais il est vrai qu’il n’y en avait pas davantage entre lui et Armand Carrel qui, pour une période d’ailleurs assez brève, hérite de l’honneur d’être à son tour son chef de file.

Ici se place dans la vie de Sainte-Beuve une période mondaine. Après avoir fréquenté à l’Abbaye aux Bois dont il gardera un médiocre souvenir, ayant souffert de n’y occuper qu’une place assez effacée, il est accueilli dans un petit cercle aristocratique moins fermé, qui continuait dans la société du temps de Louis-Philippe les traditions de la politesse d’autrefois. Il va chez Mme d’Arbouville, Mme de Boigne, M. de Broglie, le chancelier Pasquier ; il s’était lié surtout avec le comte Molé, et passait souvent ses vacances dans un des châteaux de la famille. Dans cette petite société, il s’efforçait de plaire, et il y réussissait. Il mettait les femmes au courant des mille petits dessous sentimentaux de la vie littéraire ; les lettres confidentielles où George Sand lui confessait ses expériences personnelles circulaient, paraît-il, de boudoir en boudoir, « contenues dans une large enveloppe, sur le dos de laquelle Sainte-Beuve effaçait à peine le nom des femmes auxquelles il les avait successivement envoyées. » Il composait pour ses amies du monde, des sonnets, des épîtres, des apologues poétiques, ou choisissait des sujets d’articles capables de leur plaire : Mlle Aissé, Mme de Krudener, Mme de Charrière. Sainte-Beuve devait enfin subir une influence protestante, qui s’incarna pour lui dans la personne d’Alexandre Vinet. Ses auditeurs de Lausanne furent de ceux qui espérèrent beaucoup de lui. Vinet consulté, répondait qu’il le croyait convaincu, mais non converti. Aussi bien sur les sentimens de Sainte-Beuve à l’époque de son séjour à Lausanne dans le milieu méthodiste, sa correspondance avec Juste Obvier, publiée ici même par M. Léon Séché, a jeté la pleine lumière, et elle est trop présente à l’esprit de nos lecteurs pour qu’il y ait lieu d’y insister Au surplus, la preuve est suffisamment faite et, si Sainte-Beuve a voulu quelque jour se faire illusion à lui-même, il nous est bien impossible de prendre le change. La disposition fondamentale de sa nature si étonnamment malléable éclate à travers ces pérégrinations sans nombre. Non, ce n’est pas seulement par curiosité que le critique traversait des milieux si différens, et il n’est pas exact qu’au cours de chaque expérience nouvelle, il ait conservé sa liberté ; il la reprenait ensuite, mais ce n’est pas la même chose. Pour un temps, il s’était laissé dominer, maîtriser, absorber.

Un autre trait est caractéristique, c’est que de chacun de ces voyages Sainte-Beuve ait su rapporter un profit intellectuel. D’autres, à force de se prêter à tant d’influences auraient fini par ne plus pouvoir se ressaisir, et leur personnalité à travers tant d’avatars se serait comme écoulée. Mais notez qu’il y a chez Sainte-Beuve, dès les débuts, un fond solide de qualités, qui est le signe et la garantie de sa vocation critique, et qui subsistera à travers toutes les aventures que court son esprit. D’abord il a reçu très profondément l’empreinte de la culture gréco-latine : il est et il restera un humaniste. Puis il a la passion de l’histoire, et cette passion, qui, avec le temps, ne fera que grandir, l’inclinera à ne pas séparer l’œuvre littéraire de l’atmosphère où elle apparaît, à ne pas méconnaître les rapports nécessaires que l’art soutient avec la vie. Enfin, il a ce don premier, cette qualité spécifique du critique, qui, à coup sûr, ne suffit pas, mais que rien aussi ne remplace : la justesse d’esprit, ou, si l’on veut, le goût. Il s’est tenu en garde contre beaucoup des excès auxquels sa ferveur romantique eût exposé tout autre fanatique de Hugo. Il ne s’est jamais rendu vis-à-vis des grands classiques coupable de certaines impertinences. Il n’a jamais admis qu’en art on eût le droit de se tenir trop loin de terre, de se lancer dans l’extravagance et de « fabriquer des monstres. » Au contraire il a toujours conservé un sens très précis de la mesure, un souci de la réalité, du détail intime et familier. C’est ce fonds permanent qui à chacune des expériences de Sainte-Beuve va s’enrichir, en sorte que nous le verrons s’élever par degrés à une conception de plus en plus complète de la critique, de sa méthode et de son rôle.

Ses premiers articles du Globe sont d’une insignifiance, d’une maigreur, qui au surplus nous aident à apprécier les services qu’il a par la suite rendus à la critique, et le chemin qu’il lui a fait parcourir. C’est dans les pensées imprimées à la suite des poésies de Joseph Delorme que se trouve cette comparaison de l’esprit critique avec une rivière qui ne fait qu’embrasser et refléter. « L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif... » Lorsqu’il a serpenté autour des œuvres et des monumens de la poésie et réfléchi tous les aspects et tous les accidens du paysage, il a rempli tout son rôle. Et ce rôle, en dépit des termes agréables dont Joseph Delorme se sert pour le définir, est singulièrement modeste. Comprendre est sans doute la première condition pour le critique ; encore faut-il trouver les moyens de comprendre et d’expliquer. À ce point de vue, les cours de Villemain ont pu montrer à Sainte-Beuve l’utilité de s’aider de l’histoire ; mais en passant par le romantisme la critique de Sainte-Beuve réalise un profit considérable : elle acquiert la notion de l’individu. « En fait de critique littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable et à la fois plus féconde en renseignemens de toute espèce que les biographies bien faites des grands hommes... de larges, copieuses, et parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres ; entrer dans son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers, le faire livre, se mouvoir et parler comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut, le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres. » C’est la biographie que Sainte-Beuve fait ainsi entrer dans la critique, et à sa suite toute la psychologie, sinon toute la physiologie. En traversant le Saint-Simonisme et le Mennaisianisme, cette critique s’élargit encore, dépasse la considération de l’individu et replace celui-ci dans les conditions de la vie générale. A mesure d’ailleurs qu’il s’écarte de ses amis romantiques et recouvre sa liberté, Sainte-Beuve retrouve la véritable tradition et fait à Boileau amende honorable. Il est désormais d’avis que la critique n’a pas seulement le devoir de comprendre et d’expliquer, mais qu’elle a le droit de juger. Il reste à fonder ce droit en nature, et à l’établir sur d’autres principes que l’idéal raisonnable dont s’était contenté le dogmatisme des siècles précédens. C’est ici la principale trouvaille de Sainte-Beuve et par laquelle il a fait faire à la critique un progrès décisif. Il la doit apparemment à ses longues méditations dans son cloître de Port-Royal. Il n’avait pu vivre dans l’intimité de Nicole et de Pascal, sans s’apercevoir que ces esprits ne sauraient être de même ordre et de même plan. Et c’est dès les premières pages de Port-Royal, en effet, qu’il formule sa fameuse théorie des familles naturelles d’esprits. « Les familles véritables et naturelles des hommes ne sont pas si nombreuses ; quand on a un peu observé de ce côté et opéré sur des quantités suffisantes, on reconnaît combien les natures diverses d’esprits, d’organisations, se rapportent à certains types, à certains chefs principaux. Tel contemporain notable qu’on a bien vu et bien compris vous explique et vous pose toute une série de morts, du moment que la réelle ressemblance entre eux vous est manifeste et que certains caractères de famille ont saisi le regard. C’est absolument comme, en botanique, pour les plantes, en zoologie, pour les espèces animales. Il y a l’histoire naturelle morale, la méthode (à peine ébauchée) des familles naturelles d’esprits. Un individu bien observé se rapporte à l’espèce qu’on n’a vue que de très loin et l’éclaire. » La critique avec Sainte-Beuve, comme le roman avec Balzac, se trouve ainsi rapprochée de l’histoire naturelle. Elle ne se confond pas avec elle, sans doute, et l’assimilation ne saurait avoir une rigueur scientifique ; mais pour éviter cet excès on peut compter sur la prudence de Sainte-Beuve. L’essentiel est d’avoir montré le lien de parenté qui existe entre tous les genres d’étude qui ont la vie pour objet. Ajoutez enfin qu’il n’a pas nui à Sainte-Beuve d’avoir traversé les milieux mondains, et cherché les suffrages d’une société d’élite. Il y a évité de donner dans le pédantisme d’école. Sans l’urbanité du ton, le souci d’une forme accessible à tous, et sans une certaine recherche artistique, il n’y a pas de critique digne de ce nom.

C’est ainsi que Sainte-Beuve arrive peu à peu à achever l’instrument délicat et précis qu’il lui restera à employer dans la dernière partie de sa carrière ; et de cette façon il est vrai de dire que cette étude de Sainte-Beuve avant les Lundis pourrait bien être le meilleur moyen pour nous renseigner sur ce qui fait la véritable valeur des Lundis. En effet, du livre de M. Michaut deux conclusions se dégagent, également précieuses. Car il se peut bien qu’après tous ces détours, Sainte-Beuve soit revenu, en quelque manière, à son point de départ et que le critique des Lundis ressemble à celui du Globe plus qu’à aucun de ceux que nous avons vus se succéder en lui ; mais, s’il revient au point d’où il était parti, c’est avec une intelligence singulièrement élargie et un esprit remarquablement averti. Quelles que soient les idées qui composent son « fond véritable, » il sait pourquoi il les préfère à d’autres, et il s’y tient. Dorénavant il pourra se prêter à des formes d’esprit et de sensibilité très différentes de celles qu’il a lui-même adoptées, mais ce ne sera que pour faire œuvre de compréhension critique. Sur les matières essentielles, il ne variera plus. A défaut d’un système et d’un dogme, il a sur l’art et sur la vie des idées qui forment un tout harmonieux et une doctrine. C’est du jour où il est en possession de cette doctrine qu’il est devenu capable de faire vraiment son œuvre. On se laisse volontiers tromper aux allures sinueuses de la critique de Sainte-Beuve dans les Lundis, et on prend pour l’effet de la mobilité de son humeur ce qui n’est qu’un procédé pour varier les points de vue et égaler la complexité de la nature. Ou encore on feint de croire qu’il ait prolongé jusqu’à la fin de sa carrière les hésitations et les incertitudes qui ont rempli la première partie de sa vie d’écrivain. Par suite, on fait de la versatilité un droit ou un devoir pour le critique. On veut qu’il soit libre de suivre son propre caprice et de subir l’influence de son milieu. Mais au contraire ce que prouve l’exemple de Sainte-Beuve, c’est que le critique ne devient tout à fait égal à sa fonction qu’autant qu’il a su se dégager de toutes ces causes de variations.

Une autre conclusion n’est pas moins frappante : c’est que la cri- tique de Sainte-Beuve a commencé d’avoir toute sa valeur le jour où elle a cessé d’être personnelle. Entendez par là d’abord que Sainte-Beuve ne s’est plus réduit, dans la plupart des cas, à subordonner l’appréciation des œuvres à ses préférences particulières ; ensuite qu’il n’y cherche pas un moyen pour se raconter lui-même, nous faire confidence de ses goûts ou de ses émotions ; enfin et surtout, que la critique n’est plus pour lui une dépendance de ses projets de vers ou de romans. On sait assez que le rêve longtemps caressé par Sainte-Beuve a été de rivaliser avec les plus grands « créateurs » de son temps et d’être, lui aussi, un écrivain d’imagination. Il fallut le demi-échec de Volupté et l’échec complet des Pensées d’août pour le contraindre à chercher ailleurs le succès, et adopter la critique comme un pis aller. C’est à lui-même qu’il songe lorsqu’il écrit : « Chez la plupart de ceux qui se livrent à la critique et qui même s’y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée première, un dessein d’un autre ordre et d’une autre portée. La critique est pour eux un prélude ou une fin, une manière d’essai ou un pis aller. Jeune, on rêve la gloire littéraire sous une forme plus brillante, plus idéale, plus poétique : on tente l’œuvre lyrique ou la scène, on se propose, tout bas ce qui donne le triomphe au Capitole et le vrai laurier. Ou bien c’est le roman qui nous séduit et nous appelle : on veut se loger dans les plus tendres cœurs et être lu des plus beaux yeux. Mais viennent les mécomptes, les embarras de la carrière, les défaillances du talent, les refus sourds et obstinés. On se lasse, et, si l’on aime véritablement les lettres, si une instruction solide n’a cessé de s’accroître et de se raffiner au milieu et au moyen même des épreuves, on est en mesure alors d’aborder ce que j’appelle, en un sens très général, la critique. » Encore Sainte-Beuve n’est-il pas complètement résigné à ce « pis aller, » et c’est ce qui désormais lui nuira le plus dans son œuvre de critique. Parce qu’il ne s’est jamais entièrement consolé de l’insuccès de ses œuvres d’imagination, il n’a pas su rendre une entière justice aux poètes ou aux romanciers ses contemporains. Parce qu’il ne s’est pas résigné entièrement à laisser en lui mourir le poète, il a continué d’affecter dans son style une élégance précieuse qui dégénère souvent en manière. Et c’est la réponse à ceux qui, aujourd’hui encore, pensent que tout critique est un romancier ou un poète manqué, et que pour faire de la critique intelligente et avertie, il faut au moins s’être essayé aux œuvres d’imagination et en avoir tant bien que mal pratiqué les procédés. C’est le contraire qui est vrai. Le préjugé dont Sainte-Beuve est resté prisonnier, l’erreur dont il a été dupe, mais qui après son exemple n’est plus défendable, consiste à croire qu’il n’y a en art d’autres procédés de création que ceux de l’écrivain de théâtre, du poète lyrique ou du romancier. Le fait est que le critique fait, sur les idées, le même travail de création que fait, par exemple, le romancier sur les élémens que lui fournit la société de son temps. Joseph Delorme ou Amaury ne sont que des ombres, mais les Lundis contiennent autant d’humanité que l’œuvre des plus fameux de ces poètes ou de ces romanciers dont Sainte-Beuve enviait le sort. C’est en qualité de critique que celui-ci a été un créateur, et, à vrai dire, l’égal des plus grands.


RENE DOUMIC.

  1. G. Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis. » Essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, 1 vol. in-8o ; Fontemoing. — Latreille et Roustan, Lettres inédites de Sainte-Beuve à F.-Z. Collombet, in-12 ; Lecène et Oudin. — Victor Giraud, Table alphabétique et analytique des « Lundis ; » Calmann-Lévy.