Revue littéraire - Le véritable Bernardin de Saint-Pierre
Il paraît que nous ne le connaissions pas encore, C’est l’opinion que soutient, avec une belle intransigeance, M. Maurice Souriau dans une étude dont nous sommes loin d’adopter toutes les conclusions, mais qui est intéressante, pleine de renseignemens et constitue un excellent travail critique. Elle vient à point pour nous troubler utilement dans notre tranquillité. Il est bien vrai que, pendant longtemps, on a accepté sans méfiance une image toute conventionnelle de Bernardin de Saint-Pierre. La faute en était d’abord à Bernardin lui-même. A force de parler de sa bonté, de sa douceur et de sa sensibilité, il a commencé d’organiser sa propre légende. Nous avons d’autre part une tendance presque irrésistible à nous représenter un homme à la ressemblance de son œuvre ; et le moyen de croire que l’auteur de Paul et Virginie ne fût pas toute ingénuité ! Enfin la source à laquelle tous les biographes de Bernardin ont puisé est la Vie qu’en a écrite Aimé Martin. Or celui-ci, qui avait été le secrétaire du maître, et qui avait épousé sa veuve, s’est consacré, avec un zèle éperdu, à la glorification de l’homme dans le ménage de qui il s’était installé. Ainsi s’est formé un portrait de « respectable vieillard, » qui est un modèle dans le genre dessus de pendule. Mais ce portrait a été, depuis lors, fortement retouché et ramené à des lignes moins idéales. Sainte-Beuve n’avait pas été dupe, et, dès 1852, il mettait le lecteur en garde contre ce qu’il trouvait de romanesque et d’impossible dans la biographie d’Aimé Martin. « Il nous faut, disait-il, sortir au plus vite de ce genre exalté pour trouver un Bernardin réel. » En ces derniers temps, deux livres ont marqué dans l’étude de la vie et de l’œuvre de Bernardin un progrès décisif : celui de Mme Arvède Barine, exquis par l’esprit et l’ironie, comme par la finesse et la pénétration morale, et celui de M. Fernand Maury, à qui revient le mérite d’avoir, le premier, recouru aux papiers inédits de Bernardin de Saint-Pierre, conservés à la Bibliothèque du Havre. A son tour, M. SouTiau s’est fait l’explorateur de ce monceau et de ce fouillis de papiers inédits ; il a passé cinq années de sa vie à inventorier ces liasses dont la plupart n’avaient jamais été visitées ; il n’a quitté la besogne qu’après avoir tout compulsé, déchiffré et classé. De ce travail, devant lequel avaient jusqu’ici reculé les plus intrépides, il est sorti avec la conviction que tout ce qui a été écrit sur Bernardin, n’ayant pas été contrôlé par la connaissance de ces précieux papiers, doit être considéré comme nul et non avenu. Nous devons oublier tout ce que nous croyions savoir sur Bernardin, ignorer tous les divers Bernardins avec qui la légende ou la critique nous avaient familiarisés, pour n’en plus connaître qu’un, le vrai, le seul : Bernardin de Saint-Pierre d’après ses manuscrits[1]. Ce Bernardin-là n’est sans doute pas le bénisseur des anciennes chromolithographies ; mais M. Souriau tient qu’il ne mérite pas davantage les sévérités dont il est de mode depuis quelque temps de l’accabler. Et il ne nous cache pas que son dessein est de laver la mémoire de son auteur d’un certain nombre de médisances ou de calomnies, répandues par des écrivains aussi mal avertis que malintentionnés.
Hâtons-nous d’abord de reconnaître tout ce que le volume de M. Souriau contient de curieuses trouvailles et de piquantes découvertes. On en jugera par quelques exemples. Aimé Martin a conté tout au long l’histoire d’un projet de mariage entre Bernardin de Saint-Pierre et la fille de son ami Taubenheim. Bernardin, d’après lui, repoussa l’offre qui lui était faite, mais il la repoussa la mort dans l’âme, et ce fut le nom de cette jeune fille qu’il donna plus tard à l’héroïne de son fameux roman. Cette Virginie avait tant de grâces ! « Sa figure ingénue formait un contraste aimable avec la vivacité qui animait tous ses mouvemens. On l’entendait toujours chanter, on la voyait toujours courir ; sa voix était fraîche, sa démarche légère ; tout l’égayait, la touchait, la charmait. Vive et folâtre, elle conservait à quinze ans les grâces et la naïveté de l’enfance. » Devant cette profusion de détails précis, le moyen de douter ! Cette Virginie ne pouvait être qu’infiniment aimable. Elle eut toutes les qualités, sauf une pourtant... qui est d’avoir .existé. Le sage Taubenheim, au moment où il connut Bernardin, n’était pas marié ; il avait tout de même, offrant à sa sagesse un peu de distraction, donné le jour à un enfant ; mais ce fruit des amours de Taubenheim était un fils. — Ailleurs, Aimé Martin, dans les pages où il parle du cours que Bernardin professa à l’École normale en 1795, relate l’enthousiasme que fit éclater tout l’auditoire lorsque, dans une phrase très simple, cet homme vénérable prononça le nom de Dieu, Nous avons sur cet incident une note manuscrite de Bernardin, et le malheur veut qu’elle décrive en termes justement opposés l’attitude de ces normaliens de la première heure. Bernardin ayant commencé par demander qu’on lui laissât du temps pour préparer son cours, parce qu’il était incapable d’improviser : « Cet aveu si naturel, remarque-t-il, m’attira beaucoup d’applaudissemens ; mais quand ensuite j’ajoutai : « J’espère vous l’apporter bientôt, s’il plaît à Dieu, » cette expression s’il plaît à Dieu, sur laquelle j’appuyai, excita un murmure de mécontentement dans une partie de l’assemblée. Je me dis alors en moi-même : Dans quelles ténèbres la nation va-t-elle être plongée, si ceux qui en sont les yeux, ne peuvent supporter le plus petit rayon de lumière ? » La liste est longue des inexactitudes ou des inventions d’Aimé Martin. Pareillement M. Souriau relève dans l’étude de M. Maury, — .étude très sérieuse et consciencieuse, à laquelle il est loin de rendre justice, — un certain nombre d’inadvertances. La plus grave consiste à avoir mal identifié une lettre adressée à Bernardin. Cette lettre, que M. Maury attribuait à une demoiselle Girault, contient une longue et. catégorique déclaration d’athéisme. Elle semblait ainsi apporter un important document sur l’état de certaines âmes féminines à la veille de la Révolution. Cette lettre étant, non de Mme Girault, mais de son frère, tout l’intérêt en disparaît, et avec lui tombent les conclusions qu’on en avait tirées. M. Souriau certifie ainsi un grand nombre de points de détail. Il reste à savoir si ces corrections de détail modifient sensiblement l’opinion que nous nous étions faite du caractère de Bernardin, et l’impression que son œuvre doit nous laisser.
Ce n’est que fort tard, au lendemain de la publication des Études de la nature, et quand il approchait donc de la cinquantaine, que Bernardin connut le succès et avec lui le repos. Jusqu’alors, poussé par son humeur inquiète et poursuivi par la malechance, il avait promené du Septentrion aux Tropiques, à travers beaucoup de pays et beaucoup de métiers, une existence aventureuse et besogneuse. Tour à tour militaire par à peu près, ingénieur sans brevet, naturaliste amateur, aussitôt dégoûté de ce qu’il avait entrepris et agité du besoin d’un perpétuel changement, il avait vécu d’expédiens. D’ailleurs bien tourné, joli garçon, pas trop timide, il plaisait aux dames. Il eut de nombreuses bonnes fortunes dont il espéra toujours, quoiqu’on vain, un avancement pour sa fortune. Aimé Martin les a contées complaisamment, et avec une sorte de fierté comme s’il en rejaillissait sur lui-même quelque gloire. Bernardin fut-il le favori d’un jour de la grande Catherine ? Le savant M. Souriau n’en sait là-dessus pas plus que nous, et il nous laisse libres d’en penser ce qu’il nous plaira. Mais n’ne veut pas que Bernardin ait été l’amant heureux de la princesse Marie Misnik. Au dire des précédens biographes, c’est auprès de cette belle Polonaise que Bernardin aurait connu le grand amour ; et il aurait dû aux souvenirs de cette passion, d’abord satisfaite, ensuite déçue, ces accens du cœur qui, plus tard dans ses écrits, allèrent au cœur des femmes et remuèrent si fort les « bernardines ! » M. Souriau fait de louables efforts pour ramener cette aventure aux termes d’une honnête galanterie. C’est une affaire qui lui parait de conséquence. Toutefois, sa démonstration est moins probante qu’il ne croit ; car elle se réduit à deux argumens : l’un que Bernardin, sur son journal, a négligé de consigner l’heure du berger ; l’autre, qu’il a emprunté de l’argent à la princesse. Voilà de médiocres garanties. Elles risquent de ne pas prévaloir contre des témoignages qui émanent de Bernardin lui-même et que M. Souriau, suivant une méthode commode et dont il abuse, écarte tout uniment.
C’est en fouillant les papiers du Havre que M. Maury avait trouvé des notes retraçant dans un cadre allégorique une fête donnée par la jeune Églé un certain soir, ce soir même où le ‘beau Tilé fut le plus heureux des hommes. Il est difficile de ne pas reconnaître dans le portrait du beau Tilé celui de Bernardin peint par lui-même. « Jeune, fait comme Adonis, un léger coton couvrait ses joues comme la pêche. Il portait un gros bouquet ; il l’offrit, elle M’accepta et le mit sur son sein. Il rougit en prenant sa main et elle rougit aussi. Ainsi il était tour à tour poursuivant, poursuivi. Bientôt les yeux ne virent plus que les yeux. Deux tables étaient sous d’épais feuillages... » Ces galanteries mythologiques reçoivent leur commentaire très précis d’une lettre de Bernardin à son ami Duval, publiée naguère par Sainte-Beuve. « Je vous dirai, mon cher ami, car je ne vous cache rien, que j’ai fait ici une inclination qui pourrait mériter le nom de passion. Elle a produit de bons effets en ce qu’elle m’a guéri de mes vapeurs. C’est donc un bon remède à vous enseigner que l’amour et l’amour satisfait. » Bernardin s’est-il vanté ? Nous n’y étions pas et il est toujours délicat de se montrer sûr de ces choses-là. Toujours est-il que Bernardin se rendit promptement insupportable à sa princesse. Il la poursuit d’assiduités compromettantes, qui lui valent un congé vingt fois signifié. Nous avions déjà plusieurs lettres de la princesse à Bernardin, toutes plus désobligeantes les unes que les autres. M. Souriau en publie de nouvelles qui sont exactement de la même encre. Cette sécheresse de ton lui semble la preuve irrécusable que le cœur de Marie Misnik ne s’est jamais ému. Comme il serait plus humain d’y voir l’irritation d’une femme qui, ayant cessé d’aimer, oublie qu’elle ait jamais eu de l’amour, et tient pour injure le souvenir que lui en rapporte une insistance importune ! « Je ne répondrai pas à toutes les choses singulières que vous me dites. Tout raisonnement, tout conseil est inutile avec vous. » Elle n’a qu’un désir, c’est que Bernardin s’en aille : le plus loin sera le mieux. Quand elle le sait revenu en France, elle l’en complimente en des termes dont il est impossible de ne pas goûter l’impertinent persiflage : « Je vous fais des complimens bien sincères sur votre retour dans votre patrie. Avouez que votre âme s’est remplie de joie à la vue de votre pays natal. On s’en plaint souvent, on veut y renoncer, mais on retrouve toujours au fond de son cœur un sentiment qui nous ramène vers cet objet de notre amour. » La jeune Églé s’entendait assez bien à la raillerie. Elle ne fut tout à fait contente que lorsqu’elle apprit le départ de son amant pour l’Ile de France. Bernardin voguait vers les Tropiques : elle sentit qu’à mesure la Pologne devenait pour elle un séjour délicieux.
L’aventure, en dépit de M. Souriau, prêtera longtemps encore à la controverse ; en revanche il en est une autre dont la nature ne laisse aucune place au doute. Les biographes de Bernardin l’avaient ignorée, et elle forme l’épisode le plus piquant du présent livre où elle est contée tout au long. Il faut savourer cette histoire des relations de Bernardin avec l’intendante Poivre ? Lorsqu’il débarqua à l’Ile de France, Bernardin y fut accueilli par l’intendant, homme remarquable quoique affublé du nom de M. Poivre, et qui lui rendit les plus grands services, entre autres celui de l’initier à la botanique. Les notes que préparait Bernardin en vue de la rédaction de son Voyage sont pleines de mentions flatteuses à l’adresse de M. Poivre : elles n’ont laissé aucune trace dans la relation publiée. On s’était demandé d’où venait cette suppression ; et l’on admettait, sur la foi d’Aimé Martin, que M. Poivre avait dû ôter son amitié à son protégé à la suite de quelque calomnie dont il ne lui avait pas laissé le moyen de se justifier. « M. de Saint-Pierre prit à regret le parti de se retirer d’une société qui avait pour lui tant de charmes : ceci explique pourquoi, dans la relation de son voyage, il ne parle pas de M. Poivre dont il croyait avoir à se plaindre. » Le motif qu’il avait de se plaindre de M. Poivre nous le connaissons maintenant, et il est sans réplique : c’est qu’il avait essayé de lui prendre sa femme et n’y avait pas réussi. Cette femme était une honnête femme. Nous avons ses lettres. La lecture en est instructive et réjouissante. Aux épisodes romanesques dont brillait la jeunesse de Bernardin, elles ajoutent l’épisode de comédie.
Dans ce siège en règle d’une vertu qui se défend, Bernardin commence par mettre en œuvre les procédés classiques : menues attentions, petits cadeaux, commerce épistolaire. Ayant résolu de prendre Mme Poivre pour confidente de ses malheurs, il se met en devoir de l’apitoyer par le récit de ses déceptions : Mme Poivre, répond à ces jérémiades avec un rude bon sens ; c’est une personne énergique et qui n’aime guère les pleurnicheries. Bernardin imagine de lui prêter des livres : Grandisson, dont il attendait le meilleur effet, ne produit qu’un effet d’ennui. Puisqu’il ne réussit pas à intéresser ; sa sensibilité, Bernardin essaie de tenter la vanité de Mme Poivre, et il lui annonce qu’il va la célébrer en vers. Il est immédiatement rebuté. » Je vous prie en grâce de ne point me chanter. Je n’ai guère l’encolure d’une héroïne. » Bernardin était opiniâtre : il fait lire à Mme Poivre tout ce qu’il a écrit, l’esquisse du Voyage à Vile de France et un mémoire qu’il avait adressé au ministre de la Guerre. Pour sa récompense, il sollicite une invitation. C’est alors qu’excédée, cette excellente ménagère, qui n’avait ni le temps ni le goût de songer à la bagatelle, éclate enfin et expédie à son indiscret soupirant cette lettre d’une si admirable clarté : « Je vous en supplie, monsieur, ne m’écrivez pas si souvent. J’ai beaucoup, beaucoup d’affaires, mes meilleurs domestiques malades, et j’ai à peine le temps d’écrire à mon mari. Vous me tourmentez furieusement pour venir ici... Ma maison est faite pour recevoir les honnêtes gens, mais pas plus les uns que les autres, excepté mes amis... Mais, je vous l’avoue tout naturellement, mon inclination ne me porte point à être la vôtre. J’aime les gens qui ne se mettent point en peine de ce qui se passe dans mon cœur, qui ne veulent point que je sois leur amie par force, qui ne prennent point de simples égards, ou des plaisanteries pour de l’amour, à qui je peux dire « je vous aime, » sans qu’ils le croient ; qui peuvent me le dire, sans croire que cela flatte ma vanité, qui viennent dîner avec moi avec plaisir et s’en vont d’un air aussi joyeux. » Bernardin ne se tint pas pour battu. Que lui fallait-il ? Seulement il changea ses batteries. Et voilà que se découvre, chez le sensible chevalier, un coin de l’âme d’un roué. C’est par ses vertus qu’il va attaquer Mme Poivre. Elle est charitable : il lui offre de l’argent pour ses pauvres. La bonne dame ne manquait pas de clairvoyance et savait, au besoin, pratiquer une sorte d’ironie, bien portante comme elle-même, et de belle humeur. « Je vous félicite de tout mon cœur de la bonne idée que vous avez de faire un présent à Jésus-Christ, car les pauvres et lui c’est la même chose. Permettez-moi de vous conseiller de remettre tout bonnement la somme à M. Coutenot. C’est à lui à qui je la remettrais, si j’en étais dépositaire. » Mme Poivre était pieuse : Bernardin la prévient qu’il l’institue sa directrice de conscience. Il fallut qu’elle le mit à la porte. Ainsi finit la comédie. On ne saurait trop remercier M. Souriau de nous en avoir donné le régal. C’est beaucoup d’avoir remis dans son jour cette figure de bourgeoise à l’ancienne mode. Quant à savoir si, comme se le demande M. Souriau, Bernardin sort de l’aventure grandi ou diminué, il y a quelque apparence que cette histoire le grandit surtout en ridicule.
Bernardin, en désespoir de cause, avait demandé à Mme Poivre de le marier. La question de mariage fut pour lui, comme on sait, pendant de longues années, la grande affaire. A peine devint-il célèbre, il fut très demandé. Mais il avait sur le mariage des idées personnelles et précises : il posait ses conditions ; pour les accepter, il fallait l’âme résignée, soumise et passive de Félicité Didot. L’histoire de ce mariage nous est fort bien connue, et il y a beau temps que nous ne doutons pas que la première femme de Bernardin n’ait été fort à plaindre. M. Souriau prétend au contraire avoir trouvé dans les fameux papiers du Havre la preuve du bonheur de Félicité, la bien nommée. Jadis Aimé Martin, s’indignant qu’on eût pu accuser le peintre des Harmonies de la Nature d’avoir fait le malheur d’une femme, protestait que, pour fermer la bouche aux calomniateurs, il suffirait de publier les lettres si tendres, si touchantes, que les deux époux s’adressaient dans les plus petites absences. Une malechance fait que plus on nous fait connaître de ces lettres, et plus leur témoignage est accablant. On n’a pas oublié celles que publiait ici même le regretté Jean Ruinat de Gournier[2]. Celles que transcrit M. Souriau ne sont qu’une longue plainte. Le fait est que, confinée dans des occupations de servante, obligée de renoncer à la vie de Paris pour vivre dans une île dont la solitude agréait aux goûts champêtres et à la misanthropie de Bernardin, mais dont l’humidité était meurtrière à la santé d’une femme de complexion délicate, Félicité, qui avait songé à divorcer, est morte en partie victime de l’égoïsme de son vieil époux. Il ne suffit pas, pour innocenter Bernardin, de noter que dans l’année qui suivit, et comme il s’apprêtait à contracter une nouvelle union, il invita sa belle-mère, Mme Didot, au repas de noces. Ce second mariage sera d’ailleurs l’exacte contrepartie du premier. C’est ici le barbon amoureux d’une jeunesse. Bernardin se retrouve poète pour faire aux vingt printemps de Mme de Pelleporc l’offre de ses soixante-trois hivers. « Mon âge, je le sais, est disproportionné au vôtre. Mais le jeune chèvrefeuille pare de ses fleurs le tronc d’un vieux chêne, et le chêne à son tour le protège contre les tempêtes. » Au rebours de la première Mme de Saint-Pierre, la seconde, fit de son mari tout ce qu’elle voulut : elle le chargea de ses commissions et l’emmena à la messe.
Un des traits que la nouvelle biographie de Bernardin de Saint-Pierre met vigoureusement en lumière, c’est sa manie d’enragé solliciteur, et c’est l’art qu’il a de courir, sous tous les régimes, la carrière des places. On savait déjà qu’il se brouilla avec les philosophes parce que Turgot ne lui avait pas procuré un emploi ; mais voici la lettre qu’un beau jour reçut de lui Mme Necker : « Madame, mes amis s’étonnent qu’ayant quelque part à votre estime, M. Necker ne fasse rien pour moi. Ils disent qu’il y a dans la finance assez d’emplois lucratifs qui ne demandent aucun talent et qui donnent assez de loisir pour cultiver les miens. S’il est donc vrai que M. Necker me veuille du bien, déterminez-le à m’en faire. Il est impossible qu’on vous refuse ; les femmes règnent ou par la beauté, ou par l’esprit, ou par la vertu ; pourriez-vous échouer, vous qui réunissez, par un assemblage si rare, ce triple pouvoir ? » Ce mélange de flagornerie, de cynisme et de brutalité en dit long sur un caractère. Comme on le voit, c’est aux sinécures qu’allaient tout droit les préférences de Bernardin. Il fut pensionné par l’ancien régime ; et on le voit à cette époque très persuadé que la tyrannie est le meilleur des gouvernemens. La Révolution le combla de ses faveurs et ce n’est pas assez de dire qu’il sut alors se faire « oublier ; » il se rappela au contraire aux dispensateurs de la manne officielle, et de la façon la plus fructueuse. C’est alors qu’il obtient le plus de places, au Jardin des Plantes, à la Bibliothèque nationale, à l’École normale, à l’Institut. Ses fonctions viennent-elles à être supprimées, à son avis, ce n’est pas une raison pour qu’il ne continue pas à en toucher les émolumens. Ce fut aussi l’avis de la Convention, Au surplus, par la suite, cela n’empêchera pas Bernardin de se donner pour une victime de la Terreur et de solliciter, à ce titre, les faveurs du Premier Consul, dont il est vrai de dire qu’il est subitement devenu le partisan le plus enthousiaste.
La connaissance de l’homme que fut Bernardin est surtout pour amuser notre curiosité : ce qui importe, c’est la nature de son œuvre et c’est l’influence qu’elle a exercée. Une partie de cette œuvre est posthume et a été publiée par les soins d’Aimé Martin ; l’éditeur en a usé avec le texte de Bernardin comme on faisait alors ; c’est dire qu’il y a fait toute sorte d’arrangemens et embellissemens. D’ailleurs n’était-il pas de la famille ? Il a tronqué, altéré les lettres dont se compose la Correspondance. Il a corrigé les opuscules inédits. Il s’est surtout exercé sur les Harmonies. Ce livre étant celui dont on s’est le plus servi pour railler Bernardin de Saint-Pierre et l’abus qu’il fait du système des causes finales, il n’est pas sans intérêt de constater que quelques-unes des niaiseries dont il est émaillé sont non pas de lui mais de son éditeur. Toutefois il faut bien reconnaître que la critique a toujours tenu peu de compte des Harmonies dans le jugement qu’elle a porté sur Bernardin : elles ne font en effet que continuer, paraphraser et alourdir les Etudes de la Nature. Entre le Voyage à l’Ile de France, qui est une ébauche, et les Harmonies, qui sont souvent un rabâchage, Bernardin est l’homme d’un seul livre, de ces Études où il a fait rentrer Paul et Virginie et la Chaumière indienne. A coup sûr, il s’y montre savant médiocre et théoricien discutable, il y est pour la cause de la Providence un avocat souvent compromettant et il pousse jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde, la thèse d’après laquelle le sentiment est supérieur à la raison. Mais cette méthode, de peu de valeur pour une apologie, se trouvait être par ailleurs aussi neuve qu’opportune. C’était ramener les esprits à l’émotion religieuse par le chemin de la beauté, et les préparer à goûter l’esthétique du christianisme. Bernardin n’était pas un croyant, s’il n’était pas un athée. Il s’arrêtait au déisme, et il avoue, à l’occasion, qu’il hait fort les prêtres. Aussi le récit d’une visite qu’il avait faite, en 1775, à la Trappe, n’en est-il que plus significatif ; nous y prenons sur le vif l’émotion de l’artiste. Il arrive à la tribune des étrangers dans la chapelle : « Un écriteau y commande le silence, mais il n’en est pas besoin. On y est frappé en arrivant d’une religieuse et profonde mélancolie... Les Pères blancs étaient debout dans leurs stalles : au haut des piliers étaient quelques statues de saints habillées comme eux. Les premiers étaient si immobiles qu’on doutait si c’étaient des statues qui étaient dans les stalles ou des moines dans les niches, etc. » Y a-t-il dans cette manière de n’envisager le culte que par son appareil extérieur quelque chose qui choque les âmes vraiment pieuses, et l’optimisme foncier de Bernardin n’est-il pas en contradiction absolue avec le principe même du christianisme ? Il se peut. Toutefois cette religiosité était déjà un soulagement pour tous ceux qui souffraient de la sécheresse du rationalisme et de l’agressive étroitesse de l’irréligion. C’était un acheminement. Aussi ne fut-ce pas seulement parmi les femmes que les Etudes provoquèrent l’enthousiasme : le clergé sui gré à cet allié imprévu. Bernardin gardait toutes les lettres qu’on lui adressait : il y en a dans le nombre d’humbles prêtres qui le remercient du bien qu’il a fait aux âmes ; d’autres émanent des premiers dignitaires de l’Église. C’est, plus de quinze années à l’avance, ce qui devait se reproduire à l’occasion du Génie du Christianisme. Et ainsi se précise la place que tient Bernardin entre Rousseau et Chateaubriand.
Des Études de la Nature se dégageait une esthétique nouvelle. C’était déjà l’exaltation de la sensibilité avec toutes ses conséquences. La tendance à la mélancolie. « Je suis plus ému du coucher du soleil que de son lever. En général les beautés vives et enjouées nous plaisent, mais il n’y a que les mélancoliques qui nous touchent. » Le sentiment du mystère : « Ce ne sont pas les tableaux les plus éclairés, les avenues en ligne droite, les roses bien épanouies et les femmes brillantes qui nous plaisent le plus ; mais les vallées ombreuses, les routes qui serpentent dans les forêts, les fleurs qui s’entr’ouvrent à peine... » Le sentiment de l’infini, grâce auquel « nous aimons à voir tout ce qui nous présente quelque progression ; » c’est lui encore qui se mêle à cette vague tendresse que Bernardin répand sur toute la nature et qu’il y fait flottera l’état de rêverie ; c’est lui qu’il retrouve à la base de ce plaisir que cause la vue des ruines. La description du château de Lillebonne, dans cette douzième Étude, est une eau-forte à la manière romantique. Et c’est ici que nous touchons au mérite essentiel du livre ; plus que dans les idées de système, plus même que dans l’expression des sentimens, il est dans les descriptions, dans l’art de rendre le paysage avec des mots. C’est par là que Bernardin est tout à fait original et qu’il représente dans la suite de l’histoire de la littérature un anneau nécessaire. La transformation de la sensibilité, celle de l’idéal littéraire s’opérait en dehors de lui. Mais, sans lui, quelque chose aurait manqué à l’art de décrire la nature extérieure.
Au surplus, Bernardin de Saint-Pierre eut conscience des nouveautés qu’il apportait et de l’importance de ce travail auquel il se livrait sur les mots ; c’est un des points qu’éclaire le mieux l’étude de ses manuscrits. A mesure qu’il avance dans son œuvre et devient plus maître de son talent, il devient aussi plus difficile pour lui-même et plus scrupuleux. Pour un seul morceau de Paul et Virginie, les deux enfans sous l’ondée, M. Souriau a compté sur un seul feuillet quatre brouillons successifs, quatre états de la même gravure. Une fois de plus nous constatons qu’il n’y a point de grand écrivain sans le souci de la perfection et que le précepte du vieux Boileau reste toujours vrai.
Pour forger la langue de la description, il fallait d’abord des qualités particulières de vision ; depuis deux siècles, on regardait sans voir. Bernardin apportait avec lui ce don initial. Mais les conditions de vie où il se trouva l’ont sans doute aidé à le manifester et à le développer. C’est ici que ses voyages lui servirent ; et le premier avantage qu’il tira d’avoir erré aux contrées lointaines, ce fut d’ouvrir les yeux aux aspects des paysages de France. Rien de plus instructif en ce sens que ce passage par lequel il terminait la lettre vingt-septième du Voyage à l’Ile de France et qu’il supprima dans l’édition : « Adieu, terres bouleversées de l’Afrique... îles sauvages habitées par des oiseaux marins criards ; adieu, vents éternels des tropiques, horizons sans bornes, vastes mers, adieu, adieu, je suis au rivage. Oh ! que l’air natal est doux, que j’ai de plaisir à marcher sur ce gravier... Que ces bois de chênes et de châtaigniers ombragent bien la cime de ces coteaux ! Que ces longues avenues de pommiers sont rouges de fleurs ! J’aime jusqu’à la terre de ces enclos couverts de roses sauvages et de ronces pendantes. » Il lui avait fallu revenir des Tropiques pour découvrir la Normandie. Le contraste l’avait rendu attentif à l’aspect du paysage de chez lui ; plus tard seulement, il s’engouera pour ce décor exotique, qui d’abord l’avait étonné ou indisposé. Mais, français ou exotiques, Bernardin a regardé ces paysages comme personne avant lui n’avait fait : il a su noter les lignes et les couleurs de ces paysages, les nuances de ces couleurs, suivant l’époque de l’année et l’heure du jour. Il a distingué les espèces des arbres et celles des herbes. Par cette façon de s’attacher au détail, de remarquer chaque particularité et de la rendre telle qu’elle est, il en est venu à apercevoir un univers dans un fraisier et un monde dans une prairie. Le premier, il a discerné, dans le sourd et confus bouleversement d’une tempête toute sorte d’aspects dont chacun a son caractère propre. Le premier, il a démêlé, dans la grisaille impalpable d’un nuage, toute une architecture, des palais aux mille formes et aux mille teintes. Il a perçu les bruissemens et les parfums de l’air. Il a été le « maître à décrire » des prosateurs et des poètes du XIXe siècle. C’est chez lui que Chateaubriand, Lamartine et tant d’autres ont fait leur rhétorique.
Aussi est-il probable qu’on perd son temps à tâcher de faire passer Bernardin pour un brave homme. Tout l’effort auquel se livre son avocat pour y arriver aboutit à un résultat justement opposé. Le chevalier de Saint-Pierre, au temps de sa jeunesse, a été un chevalier d’aventures tout à fait selon la définition du XVIIIe siècle. Le bonhomme Bernardin, dans la dernière partie de sa vie, a été du nombre de ces écrivains sensibles dont toute la sensibilité se dépense dans leur littérature, en sorte qu’il ne leur en reste plus pour la pratique de la vie. Et, depuis que nous sommes assurés de posséder le véritable portrait de Bernardin de Saint-Pierre, nous sommes frappés de voir qu’il ressemble trait pour trait à celui que nous nous étions habitués à tenir pour tel. Nous n’accorderons pas davantage à M. Souriau qu’il soit nécessaire de biffer toute la correspondance déjà publiée et toute l’œuvre posthume de Bernardin de Saint-Pierre. Il ne faut pas trop nous demander. Mais nous sommes tout prêts à convenir que les indications fournies par M. Souriau seront précieuses pour qui voudra nous donner quelque jour une édition critique d’un écrivain qui peut-être n’est pas encore mis tout à fait à son rang. Bernardin de Saint-Pierre a une part à revendiquer dans toute la littérature poétique et descriptive du XIXe siècle. Avouons-le : nous lisons peu les Études de la Nature dans le texte qu’il en a donné ; mais nous les savons par cœur sous la forme où les ont transcrites ses disciples, plus glorieux que lui.
RENE DOUMIC.