Revue littéraire - Le moyen de parvenir - À propos des Mémoires de Gourville
Gourville est ce laquais devenu grand personnage qui avait commencé par porter la casaque rouge chez les La Rochefoucauld et finit par épouser la fille de son ancien maître. Ses Mémoires n’avaient pas été réimprimés depuis longtemps. L’édition qu’on nous en donne est de tous points excellente. Il faut en remercier d’abord l’éditeur, M. Léon Lecestre, qui a revu le texte avec un soin scrupuleux et nous fait profiter dans sa Préface de recherches consciencieuses.il faut ensuite reporter une partie de l’honneur à la Société de l’histoire de France. Depuis plus d’un demi-siècle qu’elle s’est fondée, cette Société n’a cessé de rendre à l’histoire les plus grands services, par une série de publications qui sont pour la plupart des modèles d’érudition. Il suffit d’indiquer quelques-uns des grands ouvrages qui sont actuellement en cours de publication : les Chroniques de Froissart, pour lesquelles M. Gaston Raynaud reprend le travail commencé par le regretté Siméon Luce, le Brantôme de M. Lalanne, les Chroniques de Jean d’Auton publiées par M. de Maulde, l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné publiée par M. le baron de Ruble, les Mémoires de Villars publiés par M. le marquis de Vogüé, d’autres encore sur lesquels nous serons heureux d’avoir quelque jour à revenir. Pour ce qui est des Mémoires de Gourville la critique tant historique que littéraire les a, dans ces derniers temps, un peu négligés. On se convaincra en les relisant dans la nouvelle édition, qu’ils ne méritaient pas ce dédain et qu’ils sont dignes de l’attention qui ne va pas manquer de leur revenir.
Ces mémoires sont tout à fait agréables à lire. Non certes que Gourville soit un écrivain; mais il n’y prétend pas. Son éducation littéraire n’avait pas été poussée très loin : « Ma mère, après la mort de mon père, me fit apprendre à écrire et me mit en pension chez un procureur à Angoulême à l’âge de dix-sept ans, où je ne demeurai au plus que six mois. » Ce fut tout. Par la suite Gourville mena une vie suffisamment occupée : il ne lui resta pas de temps à dépenser pour les belles-lettres. Aussi, très persuadé de son ignorance, (ne soigne-t-il pas son style. Il lui suffit de se faire aisément entendre. Les contemporains admiraient le naturel de sa narration. Nous en goûtons vivement la clarté. C’est que Gourville écrit dans la meilleure époque de la langue française; c’est ensuite qu’il a dans l’esprit une précision singulière, augmentée encore par la continuelle pratique des affaires, et c’est qu’il est doué d’une mémoire surprenante. A soixante-dix-huit ans, relevant à peine d’une attaque d’apoplexie, il ne se trompe ni sur les faits ni sur leurs dates, n’embrouille ni les événemens ni leurs causes, et ne commet que des omissions volontaires. — Il écrit pour sa satisfaction particulière, afin que cela l’amuse. Il est forcé au repos, par suite d’une maladie qui lui est venue « pour s’être frotté du talon gauche au-dessus de la cheville du pied droit ». Il prend plaisir à revivre les aventures du temps où il pouvait se servir de ses jambes et où il s’en servait avec une agilité remarquable pour grimper aux plus hauts degrés de la fortune. Et il a beau ne nous conter d’autre histoire que la sienne, comme il a vu beaucoup de choses et connu beaucoup de gens, la physionomie de son temps s’y reflète assez bien. Surtout ce qui fait le charme de cette autobiographie, c’en est l’accent de sincérité. Gourville n’a pas de parti pris. Il est heureux, condition essentielle pour être impartial. Il est content de soi : il n’a donc contre les autres ni haine, ni même de rancune. Il doit trop à la vie pour en noircir le tableau, et il connaît trop bien le cœur des hommes pour en présenter une image embellie. Il n’a pas de vanité. Il ne se compose pas une attitude. Il ne pallie pas ses fautes. Il confesse des tours pendables avec une franchise qui est non du cynisme, mais l’insouciance d’un homme resté toujours parfaitement étranger à la distinction du bien et du mal. On se sent en confiance avec lui. On a pour sûre garantie son absence complète de sens moral. — Les mémoires de Gourville sont les « mémoires d’un parvenu ». Il est toujours intéressant de voir comment un homme, à force de bonne volonté et de persévérance dans l’intrigue, a su réparer l’injustice de la destinée. Mais en outre un pareil récit a une portée plus générale qu’on ne serait d’abord tenté de croire. Car beaucoup de choses ont pu changer depuis le XVIIe siècle ; tout de même ne nous en laissons pas imposer par le changement de décor. Il est pour faire fortune des méthodes qui valent dans tous les temps. Il y a bien des façons d’être laquais, sans porter la livrée. Les Mémoires de Gourville restent une bonne école et qu’on peut encore recommander.
Jean Hérauld était fils de petits bourgeois de province. Il aurait pu, comme ceux de sa condition et pour son malheur, entrer dans quelque office honorable et obscur. Sa bonne étoile le conduisit chez l’abbé de La Rochefoucauld pour y être valet de chambre. A quelque temps de là, Marcillac, le futur auteur des Maximes, souhaita de l’emmener à l’armée en qualité de maître d’hôtel. Cela méritait réflexion. Outre que Gourville, d’instinct peu militaire, ne se soucia jamais d’attraper de ces mauvais coups qui font mal, il était d’une famille de santé délicate; on craignait qu’il ne fût attaqué du poumon. « L’envie que je me sentis de parvenir à quelque chose me fit partir. » C’est cela même. Pour qui veut parvenir, la première condition est d’en avoir une forte envie. La seconde est de ne pas être trop scrupuleux sur les moyens. Au moins n’a-t-on pas à reprocher à Gourville d’excès de ce genre. On verra quels procédés il allait employer pour le service de son maître et pour le sien propre : ce sont précisément ceux des voleurs de grand chemin.
Voici quelques spécimens qui nous renseignent amplement sur le savoir-faire de ce fidèle serviteur. Gourville se trouve en Angoumois, fort en peine d’argent pour certaine expédition dont MM. les Princes l’ont chargé. Le hasard, qui n’est qu’un autre nom de la Providence, lui apprend que le sieur Mathière lève la taille de ces côtés-là. Il est de ces occasions qu’on n’a pas le droit de négliger. Gourville fait suivre son collecteur d’impôts, lui ayant au préalable donné le temps de recueillir une honnête recette ; il cerne le cabaret où Mathière fait ses comptes, entre dans la salle le pistolet au poing, et rafle l’argent. Au surplus, et pour la régularité (de l’opération, il laisse à sa victime une quittance en bonne forme. Le bon billet! dites-vous. Voici le piquant de l’affaire : le billet fut payé. Mathière rentra dans ses déboursés. Il fit par la suite avec Gourville d’autres « affaires ». Cette première rencontre n’avait été qu’une façon un peu vive d’entrer en relations.— Il est bon de savoir à quoi servit l’argent des contribuables d’Angoulême. Il ne s’agissait de rien de moins que j d’enlever le coadjuteur. Retz allait tous les soirs à l’hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas-du-Louvre; son carrosse longeait le quai. Gourville cache ses hommes « dans un endroit où l’on descend sur le bord de la rivière et où quelquefois on décharge des foins et autres choses. Ceux-là étaient destinés, deux pour se saisir des laquais qui portaient des flambeaux et les éteindre, deux pour arrêter les chevaux du carrosse, deux pour monter sur le siège du cocher pour le tenir, et les autres pour empêcher les laquais de descendre de derrière le carrosse pour donner avis de ce qui se passerait. Moi, je devais me présenter à la portière avec un bâton d’exempt, deux hommes à mes côtés, deux à l’autre portière avec des armes, et j’aurais dit que j’arrêtais M. le coadjuteur de la part du Roi. » Tout était préparé, jusqu’aux bottes pour faire monter le coadjuteur à cheval, et jusqu’à un bon coussinet avec une sangle fort large pour l’homme qui devait monter en croupe. Hélas! les plans les plus ingénieusement combinés ne sont pas toujours ceux qui réussissent le mieux. La fortune se joue de notre sagesse. Ce soir-là le carrosse du coadjuteur prit un autre chemin. C’était un coup manqué. — Les Princes n’en voulurent pas à Gourville; en vérité il n’y avait pas de sa faute. Mais il était moins indulgent pour lui-même. Son échec lui avait été douloureux. D’ailleurs il était de loisir. De retour à Damvillers, il s’y trouvait « fort désoccupé ». Ajoutez que cela le fâchait de ne pas utiliser le zèle tout prêt de braves gens, choisis avec soin et dont le dévouement lui était connu. Il était dans ces dispositions quand il se souvint, fort à propos, d’une « petite rancune » qu’il avait contre Burin, directeur des postes, « homme fort riche et surtout en argent comptant. » Les estafiers qui avaient manqué Retz eurent à cœur de faire de bonne besogne. Ils réussirent si bien qu’ils amenèrent Burin à Damvillers, où il arriva extrêmement fatigué et désolé. Gourville n’est pas un méchant homme. Il se sentit tout remué par le chagrin de son prisonnier. « Je fis ce que je pus pour lui être de quelque consolation... » L’un des moyens qu’il employa pour le « consoler », ce fut de lui extorquer quarante mille livres de rançon. — Tels sont les premiers coups par où débuta Gourville sur la scène du monde. Il n’y manque ni de hardiesse ni d’esprit. Ce maître d’hôtel fait avec bonne humeur l’industrie d’un « bravo ». C’est Saltabadil doublé de Scapin.
Peut-être Gourville s’est-il attardé avec quelque surcroît de complaisance au récit de ces peccadilles et de ces tours de bonne guerre. C’est le seul endroit de ses Mémoires où l’on puisse, à certaines réflexions, démêler une nuance de mélancolie. Il songe que de ses compagnons d’alors aucun n’est plus là pour se souvenir avec lui. « Les vieux qui ont vu l’état où étaient les choses dans le royaume ne sont plus, et les jeunes, ne les ayant connues que sur le point que le Roi a rétabli son autorité, croiraient que ce sont des rêveries. » Ainsi va le cœur de l’homme. Les prospérités que l’âge nous apporte n’ont pas pour nous la douceur des espiègleries de jadis. C’était le temps de la jeunesse. C’était le bon temps !
Les exploits de Gourville avaient fixé sur lui l’attention du gouvernement. Les gouvernemens ont de tout temps recherché la collaboration des hommes habiles. Mazarin savait discerner le mérite. La première fois qu’il vit le domestique de La Rochefoucauld, venu pour traiter de l’amnistie de son maître, il l’engagea à passer à son service. Pour l’y déterminer, il ne se perdit pas en considérations et se contenta de lui dire « que c’était là le vrai chemin de la fortune.» Il n’est qu’un argument qui serve. Gourville en comprit immédiatement la valeur. De ce jour il fut au Cardinal. Il négocia pour lui la paix de Bordeaux, et lui suggéra des expédiens dont il sembla à Mazarin que la loyauté était douteuse, mais que l’utilité était certaine, et donc qu’il ne laissa pas d’employer. Entre les deux aventuriers une sorte de sympathie naturelle s’était tout de suite établie qui devait être très profitable au débutant. Mazarin rendit à Gourville de réels services, dont l’un des moins contestables fut de lui ménager quelques mois de retraite à la Bastille. Avec la sûreté de son coup d’œil, il avait bien vite démêlé ce qui manquait à cet homme de bonne volonté ou plutôt ce qu’il avait en trop. Gourville avait trop de précipitation. Il se laissait emporter par le tempérament. C’était chaleur de sang et pétulance de jeunesse ; défaut presque inévitable à qui, jeté tout de suite dans les affaires, n’a pas eu le temps de se recueillir. Il y a dans la carrière des hommes d’action un moment décisif que beaucoup laissent passer : c’est le moment de rentrer en soi-même, défaire réflexion sur ce qu’on a déjà vu, et de se mûrir par la méditation ; temps d’arrêt nécessaire avant de repartir vers des destinées plus hautes. Gourville en était à ce tournant de la vie. C’est à cette minute précise qu’il vit arriver chez lui M. de La Bachelerie, gouverneur de la Bastille. « M’ayant trouvé que je répétais une courante, il me dit en riant qu’il fallait remettre la danse à un autre jour. » Le prisonnier n’eut pas à se plaindre de la façon dont il fut traité, quoiqu’il ait eu un peu à souffrir de l’ennui. Mais c’était pour son bien. Il n’eut garde de s’y méprendre ; et, dès qu’il eut permission de sortir, le premier usage qu’il fit de sa liberté, ce fut pour aller remercier le cardinal. Mazarin voulut mettre le comble à ses bienfaits ; il donna à son protégé un conseil dont c’est le cas de dire qu’il valait une fortune. Ce qu’il savait des procédés de Gourville lui avait donné l’idée qu’il ferait merveille dans les affaires de finance. Il l’engagea à se tourner de ce côté. Gourville objectait qu’il ne connaissait guère le « grimoire » dont on se sert pour ces affaires-là. Mais ce sont connaissances pratiques qu’on a tôt fait d’acquérir. Gourville avait ce qui ne s’acquiert pas ; il était abondamment pourvu des dons de nature qui font l’excellent financier.
« Le désordre était épouvantablement grand dans les finances… » C’est dire que le moment était bien choisi. Nombreux étaient déjà ceux qui avaient édifié leur fortune sur la détresse publique. « Ayant tous ces exemples-là devant moi, dit Gourville, j’en profitai beaucoup. » Il avait obtenu, dès 1658, la ferme des tailles de Guyenne. Une affaire, fort « gaillarde » et menée gaillardement, lui avait valu la confiance de Fouquet. Il fit avec le surintendant plusieurs opérations. Le détail en est édifiant. Il n’est pas moins instructif d’apprendre de Gourville comment il fut amené à faire apprécier à Fouquet ses talens. « Il me parlait un jour de la peine qu’il y avait à faire vérifier des édits au Parlement. Je lui dis que dans toutes les Chambres il y avait un nombre de conseillers qui entraînaient la plupart des autres, et que je croyais qu’on pourrait leur faire parler par des gens de leur connaissance, leur bailler à chacun cinq cents écus de gratification et leur en faire espérer autant dans la suite, aux étrennes. » Ces sortes de gratifications changent de nom suivant les temps et les pays ; elles sont toujours de mise et bien reçues sous toutes les latitudes. Gourville est en Espagne chargé par M. le Prince de faire valoir auprès du gouvernement des créances d’un recouvrement difficile. « Il y avait à Madrid une petite marchande française qui avait bien de l’esprit. Elle vendait de tout ce qui venait de Paris et qui était fort au gré des Espagnols. Je la chargeai de dire à la femme d’un ministre que, si elle pouvait apprendre quelque chose de particulier de ce qui se passait dans les affaires de Monsieur le Prince, pour me le faire savoir, elle lui ferait volontiers des présens de tout ce qu’elle estimerait le plus de sa boutique. Le ministre était vieux, et la femme, qui était jeune, parut d’assez bonne volonté. Elle reçut quelques petits présens de ma part, qui lui firent plaisir. Je la fis instruire par la petite marchande qu’il fallait quelquefois, quand je la ferais avertir et que le bonhomme lui voudrait parler, faire la rêveuse et le prier de lui dire quelque chose des affaires de Monsieur le Prince... et qu’après qu’il lui aurait répondu sur cela, elle parût avoir une conversation plus enjouée avec le vieillard. » Quand un vieux mari épouse une jeune femme, il est rare que cela ne profite pas à quelqu’un. Pour l’avoir compris, Gourville ne mérite sans doute pas la réputation de grand moraliste; mais il a droit à celle d’avoir été un homme d’affaires avisé. Grâce à sa perspicacité, et grâce aussi à « l’enjouement » de la jeune femme, il accomplit ce prodige qui jeta les contemporains dans l’émerveillement : il rapporta d’Espagne de l’argent liquide. — Les opérations de finances n’étaient pas l’unique source de gains qu’eût Gourville. Il s’occupe aussi de fournitures de blés, ce qui lui permet de fournir des blés avariés. Il est grand joueur, continuellement heureux au jeu. Il réalisa plus d’un million au trente-et-quarante. Cela explique qu’en très peu de temps il se soit trouvé, comme on dit, au-dessus de ses affaires.
Survient l’arrestation de Fouquet. Gourville était étrangement compromis. Il jugea prudent de changer d’air. Il partit, sans hâte d’ailleurs, au grand jour et en bel équipage. Il avait avec lui tous ses domestiques : un cuisinier, un maître d’hôtel qui jouait de la basse, un officier-valet de chambre et deux laquais. « Ils jouaient tous trois du violon : c’en était la mode alors. » Il se retira à La Rochefoucauld, où il passa plus d’une année fort doucement. Il prenait ses repas avec le duc et Mlles de La Rochefoucauld. On se promenait, on courait le cerf, on chassait le lièvre ; le soir, on dansait aux violons. Et comme, en dépit des arrêts d’assignation et de prise de corps, Gourville n’en tirait pas moins cent mille livres de Guyenne et cent mille de Dauphiné, il se serait déclaré content de son sort; n’était qu’un exempt du prévôt de l’île qu’on avait mis chez lui en garnison lui buvait d’un certain vin de l’Ermitage auquel il tenait beaucoup. — Cependant on se décide à lui faire son procès. L’issue ne pouvait faire doute. Gourville fut condamné à être pendu et étranglé « si pris et appréhendé pouvait être », sinon à être « effigie à un tableau qui serait attaché à une potence, laquelle serait à cette fin plantée dans la cour du Palais. » A deux jours de là, ayant eu occasion de venir à Paris pour régler quelques affaires, il apprit, en arrivant au milieu de la nuit, qu’Use balançait en image à la potence de la cour du Mai. Il eut la curiosité de voir son portrait. Il l’envoya décrocher par un valet. Il n’en fut pas satisfait, trouvant qu’on « ne s’était guère attaché à la ressemblance. » Puis il s’achemina à petites journées vers la Belgique... C’en était déjà la mode.
L’heure était venue pour Gourville de se transformer en honnête homme et personne de considération. Il le sentit avec son habituelle subtilité. Ce qu’il y a d’admirable dans sa vie et qui en fait une œuvre d’art, c’est qu’il a toujours su prendre les sentimens qui convenaient à son rôle et le rôle qui convenait à son âge. A l’étranger il avait été reçu avec toute sorte d’égards. A Londres, à Bruxelles, à la Haye, on lui avait fait fête. Charles II et le duc d’York, le milord Buckingham et le milord Arlington, les ducs de Zell et de Hanovre, Guillaume d’Orange, les princes et leurs ministres, les ambassadeurs et les gentilshommes recherchaient la conversation de l’exilé. L’idée lui vint qu’il pourrait mettre à profit pour le service du roi de si belles relations. Il s’en ouvrit à de Lionne et obtint en effet un pouvoir pour négocier avec les princes de Brunswick. « Me voilà donc mon procès fait et parfait à Paris, et plénipotentiaire du Roi en Allemagne. » Si Gourville le constate, ce n’est pas pour la vanité de faire une antithèse, c’est pour fixer une date. A partir de ce moment, sa destinée prend une direction nouvelle. Chargé à plusieurs reprises de missions diplomatiques, il devient l’un des agens de Louis XIV, dépositaire des secrets de l’État. Rentré en France, il accepte d’administrer les biens des Condé qui étaient dans un incroyable désordre. Il déploie dans ces fonctions une activité, une adresse et même un désintéressement dignes des plus grands éloges et qui lui valurent l’estime universelle. Les Condé voyaient en lui moins un intendant qu’un ami. — A une si brillante fortune il fallait un cadre qui fût en rapport avec elle. Gourville demanda à M. le Prince de lui céder, pour sa vie durant, la capitainerie de Saint-Maur. Cela ne fit point de difficulté. Ou plutôt il n’y eut qu’une difficulté : ce fut de faire partir Mme de La Fayette. Elle était allée à Saint-Maur passer quelques jours pour prendre l’air. Elle se logea dans le seul appartement qui fût habitable. Elle s’y trouva bien. Elle resta. « De l’autre côté de la maison, dit Gourville, il y avait deux ou trois chambres que je fis abattre dans la suite. Elle trouvait que j’en avais assez d’une quand j’y voudrais aller, et destina comme de raison la plus propre pour M. de La Rochefoucauld qu’elle souhaitait qui y allât souvent. » Un à un elle faisait descendre « chez elle », les meubles qui étaient à sa convenance. Elle s’installait. Elle recevait ses amis. Le nouveau propriétaire faisant mine de se plaindre, elle se fâcha, prétendant que cela ne pouvait qu’être commode pour lui puisque, quand il voudrait y aller, il serait assuré de trouver compagnie. Il fallut pourtant qu’elle se résignât. « Elle vit bien qu’il n’y avait pas moyen de conserver plus longtemps sa conquête. Elle l’abandonna, mais elle ne me l’a jamais pardonné. » Entre les mains de Gourville, Saint-Maur devint la magnifique résidence que l’on sait. Cédant à la manie de bâtir qui pour lors faisait rage, il s’y livra à toute sorte de prodigalités, comme faisaient M. le Prince à Chantilly, et Louis XIV à Versailles.
Restait la vieillesse aux années souvent difficiles. Gourville la vit venir sans effroi : il sut vieillir. C’est le temps où il écrit ses Mémoires. Il se plaît à examiner l’état de son âme. Il n’y trouve que paix et contentement : « Depuis quelques années je compte de ne pouvoir pas vivre longtemps : au commencement de chacune, je souhaite pouvoir manger des fraises; quand elles passent, j’aspire aux pêches, et cela durera autant qu’il plaira à Dieu. » La phrase est charmante, dans son rayonnement de soleil couchant. Ce financier s’exprime à la manière des poètes. L’âme du sage s’épure aux atteintes prochaines de la mort... Gourville est en règle. Il a demandé au roi son congé et l’a remercié d’avoir eu pour lui des bontés au delà de ce qu’on peut imaginer. De même il a pris ses sûretés du côté de la religion. Il est revenu aux pratiques du christianisme; et nous n’avons aucune raison de suspecter la sincérité de sa foi. Il a fait le partage de ses biens. Il compte qu’il a quatre-vingt-dix neveux et nièces, arrière-neveux et arrière-nièces, et il s’est amusé à mettre pour chacun d’eux un louis d’or à la loterie. — Et lui aussi, il est un patriarche !
Comment de si bas qu’il était parti Gourville a-t-il pu s’élever si haut? On le comprend sans trop de peine. Encore pour le comprendre tout à fait, ne suffit-il pas d’avoir lu les Mémoires, et ne faut-il pas s’en tenir à l’image involontairement adoucie que l’auteur nous y donne de lui-même. Il règne dans ces Mémoires un ton de bonhomie. On ne s’attendait pas à trouver chez un partisan tant de détachement. On croyait qu’un traitant dût être plus âpre au gain. Mais il faut entendre le témoignage des contemporains. Ils nous peignent Gourville « avide d’emploi », comme dit Mme de Motteville, « allant à ses fins par toutes voies, d’une activité brusque et infatigable, » comme dit Lenet, « naturellement assez brutal, » comme dit Saint-Simon. Voilà qui remet les choses au point. Gourville est de ceux qui brusquent la fortune. Il est hardi ; et il est souple. Il se plie aux circonstances. Il ne s’étonne de rien. Quand une affaire ne réussit pas il en est quitte pour se remettre dans son train ordinaire. Il sait bien que le bonheur lui reviendra. Il a confiance dans son étoile. Il compte sur la collaboration du hasard; cela même lui garantit qu’elle ne lui fera pas défaut. Il a un tempérament de joueur et tous les traits de l’aventurier.
Mais il y a quelque chose de plus étonnant que l’étonnante fortune de Gourville : c’est l’indulgence qu’il a trouvée auprès de ses contemporains comme auprès de la postérité; c’est la sympathie et j’allais dire l’estime qu’on ne lui a pas marchandée. Il est bien vu du Roi. Ami de Lionne et de Le Tellier, en confiance avec Louvois en même temps qu’avec Colbert, il peut dire sans se vanter qu’il a toujours été « honoré de la bienveillance de Messieurs les ministres. » Ënumérer tous les hôtes de Saint-Maur ce serait passer en revue presque tout la meilleure société du temps. D’où vient tant de faveur? — C’est d’abord que Gourville a des mérites solides, qu’on est tenté d’oublier pour ne voir que les côtés amusans du personnage. Comme négociateur et diplomate de second ordre, et quoiqu’il se soit fait à l’occasion désavouer, il a des qualités sérieuses. Il est d’une curiosité toujours en éveil. En Angleterre, en Hollande, en Espagne, il s’informe du gouvernement, des usages du pays, des ressources de l’État. Il sait voir. Il donne des renseignemens précis. Homme de finances, il a sur les questions spéciales, sur le rendement et la répartition de l’impôt, sur la circulation des espèces, des idées justes. Il fait partie de ce monde des financiers d’autrefois sur le compte de qui on a longtemps accepté le témoignage de leurs pires ennemis et pour qui on commence seulement à réclamer plus de justice. Il a rendu des services incontestables. — C’est ensuite qu’il est très séduisant. Il y a des gens qui méritent infiniment d’être aimés et qui ne sont pas aimables. Gourville est né aimable. Il le sait. « J’oserais quasi croire que j’étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j’ai eu affaire. » Il est insinuant et persuasif. Il va trouver Conti qui jure de le faire pour le moins « jeter à la rivière, » et traite avec lui de bonne amitié. Il change en bienveillance l’aigreur de Mazarin. Il apprivoise Colbert. Il est dévoué à ceux qu’il aime, « estimable et adorable par ce côté-là de son cœur, » dit Mme de Sévigné. Il oblige ses amis, les secourt de son argent. Il est généreux. — Enfin il a une qualité, plus notable que toutes les autres et la plus rare qui soit chez un parvenu : il a du tact. Son succès ne lui a pas dérangé la tête, qu’il avait à vrai dire exceptionnellement solide. Il ne tranche pas du grand seigneur. Il se tient à sa place, ce qui fait qu’on n’est pas tenté de l’y remettre. Il se souvient de sa naissance et au besoin il la rappelle. Il a beau coudoyer la société aristocratique, il n’a pas la prétention d’en être. Auprès des La Rochefoucauld et des Condé, sans se tromper aux marques de leur familiarité, il reste dans l’attitude d’un homme qui leur a appartenu. Auprès des grands il garde une réserve qui n’est pas de l’humilité. Ce sont des nuances où il faut bien de la délicatesse. Par cette prudence et à force de bon goût il a désarmé jusqu’à Saint-Simon : « Il n’oublia jamais ce qu’il avait été, remarque l’enragé duc et pair, et ne se méconnut jamais, quoique mêlé à la plus illustre compagnie. » Il ajoute : « Ce qui est prodigieux, c’est qu’il avait secrètement épousé une des trois sœurs de M. de La Rochefoucauld; il était continuellement chez elle à l’hôtel de La Rochefoucauld, mais toujours et avec elle-même en ancien domestique de la maison. » C’est par là que Gourville se fit pardonner ses fautes et même son bonheur.
Toutefois le rôle de Gourville resterait insuffisamment expliqué s’il n’avait commencé vers ce temps de se faire dans la société des changemens considérables et dont cette fortune même est l’un des signes. Ce sont les premiers craquemens d’un édifice déjà condamné. Dans l’Église, dans l’armée, dans la finance, on n’en est plus à compter les parvenus. Le ministère est rempli d’hommes de rien ; c’est le scandale de ce règne de « vile bourgeoisie ». A Colbert sorti de la boutique d’un marchand, fut près de succéder Jean Hérauld, sorti d’une antichambre. Si Gourville n’eut pas la charge de contrôleur, c’est surtout qu’il ne le voulut pas et ne fit rien pour l’avoir. Il le dit, et nous sommes prêts à l’en croire. Il était admirable pour se connaître lui-même et apercevoir les lacunes de son génie. Or il manquait d’idées générales, et n’était pas né pour tenir les premiers rôles dans l’État. Laissez quelques années se passer, quelques préjugés tomber, quelques barrières s’abaisser, et donnez à Gourville plus d’envergure : le voici premier ministre et cardinal, prince de l’Église et maître tout-puissant du royaume : c’est Dubois. A la fortune de Dubois répond celle d’Alberoni. Et c’est un spectacle qui ne manque pas de saveur, que de voir à la tête de deux pays de vieille aristocratie, où subsistait tout entière l’ancienne hiérarchie sociale, rivaliser d’intrigue et de génie le fils de l’apothicaire de Brive-la-Gaillarde avec le fils du jardinier de Plaisance. La noblesse eut beau se dépiter contre eux et s’indigner, elle dut se restreindre à se venger comme elle put, — en les calomniant.
Ces nouveautés devenaient si frappantes qu’il fallut bien que la littérature s’en aperçût. Déjà les Caractères sont tout remplis du tapage que font ces fortunes subites. Tout un chapitre, celui des Biens de fortune, est consacré à décrire les effets merveilleux de la spéculation et du jeu. On y voit les « partisans » désignés au mépris et à la haine. On y rencontre un Sosie qui de la livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme, s’est élevé par les concussions, est devenu noble et même homme de bien; et ce Sosie-là ressemble furieusement à certain personnage de notre connaissance. La Bruyère est impitoyable pour ces « âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu. » Il a protesté contre les enrichis et les parvenus; même il a déclamé contre eux. C’est qu’il est honnête homme, et qu’il a véritablement une belle âme. Il est écrivain aussi, soucieux de l’effet et sachant sa rhétorique. Enfin il y a une antipathie naturelle des gens de lettres à l’égard des financiers; c’est celle même que signale Gourville, sans s’en émouvoir outre mesure, lorsqu’il nous parle du « bonhomme Neuré, fort chagrin, comme le sont ordinairement les philosophes contre les gens d’affaires, à cause de leur bien. » Toutefois La Bruyère est trop clairvoyant pour ne pas comprendre qu’une révolution est en train de se faire ; il en indique les causes profondes : « Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leur propres affaires..., des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissans, soulagent le prince d’une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignaient les révèrent; heureux s’ils deviennent leurs gendres! » Aussi bien cela crève les yeux. Le Persan de Montesquieu n’a pas plutôt débarqué à Paris qu’il en fait la remarque : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs : c’est un séminaire de grands seigneurs. »
De ceux qui se contentent d’observer la société, d’en peindre les originaux, passons aux écrivains d’imagination qui créent à la ressemblance du monde réel un autre monde plus vrai. Le type de l’homme industrieux qui a commencé dans la boue et que travaille l’envie de parvenir, est l’un de ceux qu’on retrouve le plus fréquemment dans la littérature du XVIIIe siècle. C’est à lui que le roman et le théâtre de l’époque doivent leurs deux chefs-d’œuvre, Gil Blas et Figaro. On s’est demandé si Le Sage, lorsqu’il composait les premiers chapitres de son livre, avait eu connaissance des Mémoires de Gourville ; il n’y a pas d’impossibilité, attendu que le manuscrit en circulait sous le manteau. Mais si la question est curieuse, on voit tout de suite qu’elle n’a guère d’importance. En effet, les aventures de Gourville étaient assez connues, et sans même en avoir lu le récit de sa main, on était suffisamment renseigné par le bruit public. La ressemblance est frappante. Au premier livre se trouve cette apologie du métier de laquais : « Le métier de laquais... n’a que des charmes pour un garçon d’esprit. Un génie supérieur qui se met en condition, ne fait pas son service matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître ; il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène par le nez. » C’est le fond même de l’histoire. S’attacher à quelque grand seigneur, tâcher de se mêler de ses affaires ou d’entrer dans ses plaisirs, telle est la recette la plus sûre pour qui a quelque ambition. Les deux héros ont même destinée, soit que Gil Blas réforme la maison du comte Galiano ou qu’il devienne chez le duc de Lerme un canal des grâces, soit qu’il réfléchisse sur le train du monde dans la tour de Ségovie, ou soit qu’il connaisse, dans son château de Lirias, les douceurs d’une vieillesse respectée. Ils ont mêmes talens, et mêmes dons de naissance : « O trop heureux Gil Blas, dont le sort est de plaire aux ministres! » Surtout ils ont même philosophie. Ils sont gens d’esprit. C’est pourquoi, quand on les quitte, on a beau se souvenir du temps où ils étaient un peu picaros, on ne leur veut pas mal de mort. On leur tient compte d’une honnêteté relative. Il y a pour parvenir des moyens plus ignobles que celui qu’ils ont choisi. Qu’on lise pour s’en convaincre le Paysan parvenu de Marivaux! Du moins Gourville ni Gil Blas ne sont-ils pas arrivés par les femmes. Et enfin ni l’un ni l’autre ils n’ont de méchanceté foncière. Ils n’ont pas de haine au cœur.
C’est par là qu’ils se distinguent de Figaro. Pour ce qui est d’eux, ils s’arrangent fort bien de l’ordre établi ; ils ne rêvent pas de bouleverser la hiérarchie et de briser les cadres. Ils s’accommodent d’un état de choses grâce auquel ils ont fait leur fortune. Ils se contentent de regarder en souriant cette société qui n’est pas si marâtre qu’elle ne leur permette de vivre grassement à ses dépens. Même ils trouvent qu’une société a du bon où l’on peut laisser aux autres les plaisirs de vanité, en gardant pour soi tout le profit. C’est qu’ils ne s’embarrassent pas la tête de rêveries. Ils ont lu peu de livres, étant trop occupés par ailleurs ; les seuls où ils aient pris goût sont des livres de morale enjouée. Ils n’ont pas réfléchi sur l’égalité primitive des conditions, non plus que sur les beautés de l’état de nature ou sur la question de l’identité du moi. Cependant, depuis eux, le temps a marché. Les philosophes sont venus; de leurs écrits il déborde un torrent de haine. C’est de cette haine qu’est gonflée l’âme de Figaro. Celui-ci est moins intrigant encore qu’il n’est paresseux, et moins agissant qu’il n’est bavard. Plus que tout il est déclamateur et phraseur. Mais ce sont les phrases qui préparent les actes. Toute la Révolution gronde dans le fameux monologue. Nous voilà bien loin, semble-t-il, de la bonhomie de Gourville et de la modestie de Gil Blas, et nous nous prenons à les regretter. La différence n’est que dans le ton. Gourville et Gil Blas auraient tort de désavouer Figaro. Il est leur descendant naturel. Que si maintenant l’on se demande comment ces hommes de bien ont pu engendrer ce fauteur de troubles, la réponse est toute simple : c’est qu’apparemment il y a une logique des faits.
RENE DOUMIC.
- ↑ Mémoires de Gourville, publiés pour la Société de l’Histoire de France, par M. Léon Lecestre ; 2 vol. in-8o; librairie Renouard, H. Laurens successeur.