Revue littéraire - Le marquise de Condorcet

Revue littéraire - Le marquise de Condorcet
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 921-932).
REVUE LITTÉRAIRE

LA MARQUISE DE CONDORCET

C’est par les salons que s’est propagée la doctrine philosophique du XVIIIe siècle ; les théories les plus audacieuses, avant de faire leur chemin dans la nation, ont été d’abord essayées et ont pris forme chez une marquise de Lambert et chez une marquise du Deffand, chez les Tencin, chez les Geoffrin, chez les Lespinasse. C’est dans l’élite féminine que les philosophes ont trouvé pour la diffusion de leurs idées les plus précieux auxiliaires. En tout temps, en effet, ce sont les femmes qui lisent le plus, même de livres sérieux; elles ont le goût des nouveautés ; elles ont un besoin naturel de logique qui n’étant contrarié, ni par la variété des connaissances, ni par les démentis d’une expérience qu’elles n’ont pas, les pousse à aller jusqu’au bout de leurs idées, et à conformer leur conduite aux principes une fois acceptés. Ainsi en a-t-il été, et les exemples abondent qui témoignent de ce travail accompli par les idées nouvelles en des âmes dociles. Mais il y a dans la philosophie du XVIIIe siècle plus d’un courant. Il est convenu de dire que dès l’apparition des livres essentiels de Rousseau, il se fit un brusque changement dans la direction des esprits; l’influence aurait été aussi profonde que le succès fut retentissant; au lendemain de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile toutes les femmes auraient été conquises par l’éloquence de l’écrivain passionné et converties à ses doctrines. Cela surprend, quand on y songe ; les idées n’ont pas coutume d’opérer avec cette soudaineté; leur œuvre, d’autant plus sûre, se fait lentement, par insinuation et par infiltration. Parmi les élèves les plus enthousiastes du philosophe genevois, et parmi ses dévotes les plus ferventes, plusieurs restèrent, sans s’en apercevoir, fidèles aux idées qui les avaient pénétrées et qui leur étaient venues de Voltaire, de Condillac, d’Helvétius, des Encyclopédistes. Elles avaient bien pu changer de culte, elles avaient gardé le dogme. La marquise de Condorcet est l’une d’elles. Son cas est instructif, parce qu’il nous fournit sur la fin du siècle, l’exemple d’un esprit de femme façonné par la pure doctrine de l’Encyclopédie. Par quel chemin cette doctrine est-elle arrivée jusqu’à la jeune fille, à travers quelles influences, quelles lectures, quels milieux? Comment les principes abstraits ont-ils dans la vie réelle déterminé les actes de la femme? Comment enfin la veuve de Condorcet a-t-elle, par sa propagande personnelle, par ses écrits, par ses relations, contribué à maintenir et fait passer jusqu’à nous une partie de l’héritage du XVIIIe siècle ? Tel est, pour l’histoire même des idées, l’intérêt que présente la biographie d’une femme qui a été jusqu’ici célébrée et vantée plutôt qu’elle n’a été sérieusement étudiée.

A vrai dire ce point de vue n’est pas tout à fait celui auquel se place l’auteur d’un livre nouveau sur la Marquise de Condorcet, sa famille, son salon, ses amis[1], M. Antoine Guillois. La femme de Condorcet fut belle ; il n’est qu’une voix parmi les contemporains pour le reconnaître. Et nous, sensibles à l’agrément d’un portrait qu’elle a peint elle-même, charmés par la vivacité de la physionomie, par le pétillement du regard, par la malice et la gaieté du sourire, nous croirions volontiers qu’elle fut surtout jolie. Telle est la séduction de la beauté qu’elle nous enlève la liberté de notre jugement. Victor Cousin s’était fait naguère le champion des belles héroïnes de la Fronde : on en jasa. C’est ainsi que M. Guillois est pour Mme de Condorcet moins un biographe qu’un panégyriste. Un détail, choisi entre plusieurs, fera assez bien ressortir le parti pris d’admiration qui est le sien. M. Guillois s’élève avec force contre certains « pamphlétaires», d’après qui Mme de Condorcet aurait épousé son mari sans l’aimer, et en le prévenant qu’elle ne l’aimait pas. « Qu’on dise si Condorcet aurait été homme à supporter de pareilles conditions ! » Qu’on le dise ! Mais M. Guillois oublie que, dans une étude récente sur le Salon de Mme Helvétius, il admettait l’hypothèse des « pamphlétaires » et n’y trouvait rien de désobligeant. « Mlle de Grouchy avait très loyalement prévenu son mari que son cœur n’était pas libre... L’amour pour ce mari plus âgé qu’elle ne vint à la jeune femme qu’au bout de deux années; jusque-là elle n’avait été pour lui qu’une fille chérie... Quand la Révolution éclata et qu’elle comprit la place considérable que Condorcet s’était faite dans le monde nouveau, elle s’enthousiasma pour lui, elle l’aima à son tour et, moins d’un an après la prise de la Bastille, elle lui donna une fille[2]. » M. Guillois s’est ravisé depuis; mais alors, la loyauté de l’aveu, l’amour cornélien venant à la suite de l’enthousiasme, et la prise de la Bastille ayant pour conséquence directe une prompte paternité, tout cela lui paraissait admirable. Il n’est que de savoir interpréter les choses. Peu importe d’ailleurs. Ce n’est pas nous qui regretterons que les sentimens chevaleresques n’aient pas cessé de fleurir sur notre terre de France. Il nous suffit qu’on ait rassemblé pour nous les matériaux à l’aide desquels il n’est pas impossible de recomposer un portrait plus ressemblant.

L’enfance et la première jeunesse de Sophie de Grouchy s’encadrent dans un intérieur de petite noblesse ; nous y surprenons la vie telle qu’elle était dans beaucoup de familles de l’aristocratie peu aisée, surtout en province, à la veille de la Révolution. C’est un charme d’y pénétrer. On passe la plus grande partie de l’année à la campagne, au château de Vilette. Des habitudes simples, une atmosphère de confiance et de tendresse. Un père attentif, une mère pieuse, qui rapportent tout à l’éducation des enfans. C’est la vie patriarcale. Sophie annonce de bonne heure une intelligence remarquable ; elle s’en sert surtout pour aider aux progrès de ses frères dans leurs études : elle est une sœur dévouée et elle a naturellement le goût de la pédagogie. Elle consacre volontiers aux pratiques de la charité ses heures de récréation ; elle s’en va porter aux pauvres des fagots de bois qu’elle a faits avec sa sœur Charlotte, ou, d’autres fois, de certains pains économiques et nourrissans, confectionnés avec beaucoup de pomme de terre. Elle n’a encore lu, outre les ouvrages classiques, que des livres de piété, Télémaque et les Pensées de Marc-Aurèle. L’esprit du siècle n’a guère soufflé par là, et ces débuts ne laissent pas prévoir ce qui suivra. Mais la jeune fille touche à ses vingt ans; il faut lui assurer une situation pour le cas où elle ne trouverait pas à se marier, car elle n’aura guère de dot, la fortune devant revenir à l’aîné des fils. On l’envoie au chapitre des dames nobles de Neuville pour être chanoinesse. Aussitôt tout change.

Nous connaissons par de nombreux témoignages l’existence qu’on menait dans ces couvens mondains. On y dansait beaucoup. Sophie dansa tant et si bien qu’elle tomba malade. Ce qui rendit son rétablissement difficile, c’est qu’elle joignait à une furie de distractions une furie de travail. C’est un mélange de frivolité et d’occupations sérieuses. Il faut envoyer à Neuville, tantôt des objets de parure, velours noir, boucles, gants en tricot blanc fourré, anneaux d’oreilles faits de perles enfilées dans un fil d’or, ou bottines de peau verte dont c’était alors la mode, et tantôt un volume dont il était question dans le dernier Mercure. Sophie, séparée des siens, souffrant de la solitude et se sentant l’âme très vide au milieu de toute cette dissipation, se réfugie dans la lecture. Les livres qu’elle va lire, ce sont ceux qui se trouvent autour d’elle dans toutes les mains ; on a beau ne pas nous en donner la liste, nous indiquerions à coup sûr les principaux. On suivait la mode à Neuville pour les livres, comme pour les bottines et les perles.

Le cas de Sophie de Grouchy n’est pas isolé et les lettres du temps nous renseignent sur cet « état d’âme » voltairien qui fut celui de beaucoup de femmes dans la période même de la plus grande vogue des livres de Rousseau. Une des correspondantes de Bernardin de Saint-Pierre, Mlle Girault, lui écrit en 1769 cette lettre curieuse, tout imprégnée de la philosophie la plus audacieuse du siècle et qui atteste le succès de la campagne entreprise contre les idées de Providence, de libre arbitre, de sanction morale : « Je voudrais bien qu’il me soit possible d’admettre cette Providence que vous supposez actuellement parce que vous en avez besoin. Mais je crains bien que le malheur vous rende faible. Consultez vos sens, les seuls auteurs et à la fois juges de vos idées. Quel témoignage vous rendent-ils de la divinité ? Quel de l’existence de votre âme ? En quel lieu fixerez-vous la demeure de l’une ou de l’autre? Ah ! mon ami, s’il y avait un Dieu, nous ne pourrions qu’admirer sa grandeur, mais sans l’aimer, ni le craindre, ni lui plaire, ni l’offenser, enchaînés par les lois éternelles et universelles qui gouvernent l’univers Soumis malgré vous aux impressions des objets et aux modifications produites par toutes les situations et les circonstances de la vie, vous ne pouvez produire un geste, un son, avoir une idée qui ne soient une suite nécessaire de cet enchaînement et de ces rapports. Quelle peine ou quel prix pouvez-vous attendre pour des actions dont la plus indifférente n’aura pas dépendu de vous[3]? » Il n’y a d’ailleurs, chez cette ennemie de la Providence, ni révolte, ni angoisse; c’est au contraire la sérénité et la gaieté; c’est l’athéisme paisible. De Paris la mode s’est enfoncée dans les provinces. Lorsque l’avocat Linguet est envoyé en exil à Nogent-le-Rotrou, la tendre Mme Buttet lui envoie des lettres où les déclarations philosophiques alternent avec les déclarations amoureuses. Elle Aient de lire le Système de la Nature et il est aisé de voir qu’elle y a profité. « Les opinions religieuses, écrit-elle, n’ont servi qu’à flétrir rame, engourdir l’esprit des humains, affliger les sociétés, dévaster les nations, ensanglanter la terre, et, au nom du ciel, placer l’enfer sur le globe. » Elle appelle Dieu « le produit informe de l’imposture » et compte que les hommes, une fois affranchis de « l’hypothèse Dieu », iront d’une marche ferme dans la voie de l’infini progrès[4]. Tel est le jargon du temps; telles sont les idées régnantes, celles dont l’air est saturé, qu’on respire sans s’en apercevoir. Les lettres que la fille du graveur Phlipon adresse à ses amies de pension, les demoiselles Cannet, sont toutes pleines de l’expression des mêmes théories. Elle écrit à la date de 1776 : « Je t’assure que pour avoir la foi il ne faut ni connaître les prêtres, ni les entendre ; ce Jean-Jacques qu’ils ont tant décrié me ramènerait plutôt au christianisme que tout le clergé de l’univers ; heureusement j’ai mes principes faits... » Ces principes sont justement ceux que va adopter Sophie de Grouchy, et on peut comprendre maintenant quelle direction sa pensée reçoit de l’air du temps, des lectures, des conversations. Elle aussi, elle fait ses objections à Dieu; elle se plaint du grand nombre des damnés et du petit nombre des élus, ce qui est inconciliable avec l’existence d’un être souverainement bon. Quand elle eut quitté Neuville, on eut beau jeter au feu les livres qu’elle en rapporta : il était trop tard. Un tel changement s’était fait, jusque dans la physionomie de la jeune fille, que sa mère eut peine à la reconnaître.

Mais ce sont les traits essentiels de sa physionomie morale qui dès cette époque sont fortement accusés. Ces dix-huit mois passés à réfléchir et prendre conscience de soi ont été décisifs pour Sophie. Il ne faut lui demander ni les effusions de la sensibilité, ni les élans d’une nature inquiète, ni les aspirations d’une âme inassouvie. C’est la raison qui chez elle est la faculté dominante. «J’ai revu ta nièce, plus intéressante que jamais, écrit en 1785 le président Dupaty. Il n’y a rien à ajouter à sa raison, que peut-être d’en retrancher quelque chose... » Il est frappé de la fermeté et de l’indépendance absolue de son caractère. Rien de plus curieux que les sentimens de Dupaty pour sa nièce ; l’ascendant que la jeune fille prend sur ce magistrat d’un esprit libre et hardi explique celui qu’elle exercera plus tard sur tout son entourage. Désormais aussi les points les plus importans de son credo philosophique sont arrêtés : c’est à savoir que toutes nos idées nous viennent des sens, que l’analyse est le seul procédé de connaissance et l’évidence rationnelle le seul criterium de vérité, que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, qu’en modifiant les institutions et réformant l’éducation on réformera le cœur humain lui-même, enfin que les rois sont des tyrans et les prêtres des imposteurs. Le trait principal est l’irréligion, une irréligion complète et sûre de soi, qui se manifeste à tous les yeux, s’affirme en des circonstances décisives et que le temps n’entamera pas. Le président Dupaty avait en mourant légué tous ses papiers à Mme de Condorcet ; non seulement le legs ne fut pas exécuté, mais la présidente se hâta de rappeler auprès d’elle sa fille Éléonore que Dupaty avait confiée à la direction des Condorcet. Nous savons quelles étaient les habitudes pieuses de la marquise de Grouchy. Elle meurt le 10 juin 1793. On interdit au prêtre l’approche de la mourante. S’appliquant ses principes à elle-même, Mme de Condorcet écartera de ses obsèques tout appareil sacré. On ne voit pas d’ailleurs que l’impiété chez elle ait jamais été douloureuse, qu’elle l’ait fait souffrir et lui ait laissé un vide au cœur. C’est l’exemple frappant et exceptionnel d’une femme totalement dénuée de l’idée et du sentiment religieux.

Sophie de Grouchy devient en 1786 la marquise de Condorcet; elle avait vingt-deux ans, son mari en avait quarante-trois. Condorcet avait rencontré la jeune fille à Paris dans le salon de la rue Gaillon, où Dupaty aimait à réunir les littérateurs, les savans, les philosophes. Il était attiré, mais il hésitait. Il fut témoin à Villette d’un acte de courage de Sophie voulant éloigner un chien enragé : il fit sa demande. Ce mariage étonna fort les contemporains ; ce qui les surprit, ce fut d’ailleurs moins la passion de Condorcet que la résignation de Sophie acceptant ce vieux mari. Mais c’est le temps où Manon Phlipon met si impérieusement la main sur M. Roland qui n’avait rien de l’air d’un jeune premier, où les demoiselles Cannet concluent des mariages aussi peu assortis. Il avait été déjà question pour Sophie de Grouchy qu’elle épousât un quinquagénaire ; la proposition lui avait paru valoir la peine d’être discutée. Évidemment tout dépend du genre de satisfactions qu’on attend du mariage. Sophie a l’ambition de paraître sur la scène et de jouer un rôle : les avantages solides font qu’elle passe volontiers sur les autres. Elle est d’ailleurs en accord d’esprit avec son mari, elle trouve dans ses idées la confirmation des siennes, elle se sent à l’aise dans le cercle d’amis où celui-ci fréquente. Condorcet avait été depuis longtemps introduit par Turgot chez Mme Helvétius. La veuve du fermier général était devenue l’âme d’une société dont les tendances sont nettement définies. Elle logeait, dans sa maison d’Auteuil Morellet dont elle se séparera lors de la Révolution, l’abbé de la Roche, et Cabanis qu’épousera Charlotte de Grouchy. Les hôtes sont d’Alembert, Condillac, Malesherbes, d’Holbach, Chamfort, Volney, Garat. C’est le petit monde de ceux qu’on appellera plus tard les idéologues, monde étroit, en quelque sens qu’on veuille prendre ce terme, monde fermé où les liens de la parenté s’ajoutent pour les consacrer aux affinités de l’esprit. C’est dans ce monde que Sophie est introduite par son mariage, et les amis de Mme Helvétius sont aussi bien ceux qu’elle va accueillir dans son salon à l’hôtel des Monnaies, puis rue de Lille. Elle a trouvé le milieu qui lui convient; elle va y exercer une réelle action.

L’influence que prit aussitôt la marquise de Condorcet sur son mari fut d’autant plus profonde que celui-ci peut bien avoir eu un grand esprit, c’était un caractère faible. Il était timide et sauvage; Sophie lui donna le goût du monde et des fêtes. On venait de fonder le Lycée où La Harpe enseignait la littérature, Garat l’histoire, Condorcet les mathématiques. Sophie qu’un de ses admirateurs, Anacharsis Clootz, surnommait la Vénus Lycéenne en fut l’une des auditrices les plus assidues. Elle venait écouter son mari proclamant à l’ouverture de son cours que « toutes les prétentions naissent également de l’ignorance de l’homme et de l’ignorance plus grande qu’il suppose à ceux devant lesquels il les montre. » C’est surtout pour la direction de sa conduite politique que Condorcet trouve en sa femme une Égérie. Apparemment il s’en rendait compte, puisqu’il réclamait déjà pour les femmes l’admission aux droits politiques. Sophie est une républicaine de la première heure. C’est dans ce sens qu’elle va exciter le zèle de Condorcet en le poussant toujours aux opinions les plus avancées. Bien qu’il ne soit pas député à l’Assemblée constituante, Condorcet y passe de longues heures dans les couloirs ; sa femme assiste dans une loge aux séances intéressantes. Élu par les Parisiens à l’Assemblée législative, Condorcet y joue un rôle important ; c’est lui qui dépose sur le bureau de l’Assemblée le fameux rapport sur l’instruction publique, c’est lui qui s’emploie à faire nommer Danton ministre. Il est envoyé à la Convention. Dans le procès de Louis XVI il vote « la peine la plus forte après la mort », non par esprit de modération, mais parce qu’il est l’ennemi de la peine de mort, cette peine dût-elle frapper même un tyran.

Il est curieux de comparer Mme de Condorcet avec les deux femmes qui tiennent le plus de place dans l’histoire des premières années de la Révolution : Mme Roland et Mme de Staël. C’est avec Mme Roland que les analogies sont le plus frappantes. Les différences tiennent surtout à la différence des origines. «La marquise de Condorcet, écrit le conventionnel Pierre Choudieu, beaucoup plus modeste que Mme Roland, avait le bon esprit de ne pas chercher à amoindrir le mérite de son mari : sans paraître avoir aucune prétention, elle a eu peut-être plus d’influence qu’aucune autre femme sur les Girondins. » Amoindrir le mérite de Roland, est une de ces expressions qui arrêtent par un air de hardiesse tranquille. Mais il est bien vrai que Manon manqua toujours de discrétion et de réserve. Ce n’est pas dans la boutique paternelle qu’elle avait pu faire l’apprentissage des délicatesses et des convenances, et apprendre l’art difficile de s’effacer. Elle est peuple; elle a les rancunes, les colères, les violences de langage du peuple. La fille des Grouchy est née dans les rangs de l’aristocratie ; elle a la finesse de nature et l’élégance de manières de la bonne société du XVIIIe siècle, comme elle en aura la facilité de mœurs; elle n’a pas l’âpreté brutale de Manon, comme elle n’en a d’ailleurs ni les élans généreux, ni les rêves enthousiastes, ni l’héroïsme à l’antique, ni la vertu farouche, ou simplement et d’un mot : la vertu. — Mme de Staël ne pouvait pardonner à Condorcet l’hostilité méprisante qu’il avait témoignée à Necker. Il écrivait à Voltaire : « Necker succède à M. Turgot. C’est l’abbé Dubois qui remplace Fénelon. » Néanmoins elle est en bons termes avec Mme de Condorcet. Au lendemain de la publication des Lettres sur la sympathie, elle lui adresse ses complimens et marque bien en quelques mots l’opposition de leurs natures : « Il y a dans ces lettres une autorité de raison, une sensibilité vraie mais dominée, qui fait de vous une femme à part. Je me crois du talent et de l’esprit, mais je ne gouverne rien de ce que je possède. J’appartiens âmes facultés, mais je n’en puis garder l’usage. «L’emportement et la fougue qui distinguent Mme de Staël font contraste avec cette maîtrise de soi que ne perd jamais Mme de Condorcet. En fait, tout contribuait à séparer profondément ces deux femmes : les idées religieuses auxquelles Mme de Staël resta toujours attachée, les idées politiques qui chez la fille de Necker s’arrêtaient à la conception d’une monarchie parlementaire et tirent de son salon le centre d’une opposition à la fois libérale et royaliste.

Cependant Condorcet est proscrit : il va rester caché pendant dix mois dans une maison de la rue Servandoni appartenant à Mme Vernet. Cette période de la vie de Mme de Condorcet est celle qui lui fait le plus d’honneur : on ne saurait montrer plus de fermeté d’âme et de simplicité dans le courage. Deux fois par semaine, déguisée en paysanne, elle vient d’Auteuil à Paris; pour franchir la barrière elle se mêle à la foule qui va voir la guillotine et l’accompagne jusqu’à la place de la Révolution. Puis elle se rend auprès de son mari, à qui elle s’efforce de prêter un peu de son énergie. Comme il s’épuise à rédiger une justification de sa conduite politique, Sophie, n’aimant pas les choses inutiles, lui fait entreprendre cette Esquisse des progrès de l’esprit humain qui va être comme le testament philosophique du siècle. Le 25 mars, craignant une visite domiciliaire, Condorcet prend la fuite : on reste sans nouvelles de lui ; on ne saura que beaucoup plus tard qu’il est mort empoisonné. Sophie est ruinée; elle reste seule pour subvenir aux besoins de trois personnes, sa fille Élisa, âgée de trois ans, Charlotte de Grouchy sa sœur, et sa vieille gouvernante Mme Beauvais. Du peu d’argent qui lui reste, elle achète rue Saint-Honoré une petite boutique de lingerie. A l’entresol elle a un atelier où elle peint des tableaux, des miniatures et des camées. Quelquefois elle pénètre dans les cachots pour reproduire les traits des condamnés qui veulent laisser un dernier souvenir à leur famille : elle fait par surcroît le portrait des geôliers. Jusqu’au 9 thermidor, elle crut chaque jour qu’elle serait arrêtée. Elle subit de fréquentes visites du comité révolutionnaire d’Auteuil. Un jour il y eut une perquisition chez elle; on lui dit même de préparer son paquet pour aller en prison. Elle s’en tira encore une fois en faisant le portrait de chacun des membres du comité[5]. C’est alors qu’elle dut s’applaudir de s’être jadis amusée à peindre, au château de Villette, chez ses bons parens !

Mais c’est un trait de la constitution intellectuelle de Sophie que sa docilité à accepter les événemens. A quoi bon les révoltes impuissantes? Idéologue convaincue, elle fait mieux que de professer la doctrine de la soumission aux faits, elle l’applique. Elle a, plus que ses amis, le sens du réel, et s’incline devant les circonstances. C’est ainsi que nous la voyons, non sans quelque surprise et gêne de notre part, se présenter devant la municipalité d’Auteuil le 14 janvier 1794 pour lui faire connaître son intention de divorcer et de continuer à vivre dans la commune en « artiste qui cherche à subsister paisiblement de ses travaux. » On ne peut nier que cette démarche ne partît d’un instinct de prudence qui se comprend de reste; mais aussi ne pouvons-nous oublier que d’autres eurent davantage le respect du nom qu’elles portaient. Condorcet était mort depuis six semaines quand le divorce fut prononcé. Nous sommes au lendemain du long cauchemar de la Terreur, les prisons se rouvrent, la société est prise d’un furieux besoin de jouissance. Mme de Condorcet, ennemie de l’emphase, refuse de se draper dans des altitudes de veuve inconsolable. Elle se prête aux distractions de la vie mondaine qui recommence. Des journées passées chez Mme de Boufflers, voisine de Mme Helvétius, des courses au bord de la Seine pour assister aux fêtes données par les enfans de l’École de Mars, des promenades au Ranelagh, tout cela n’est pas très coupable, mais n’est pas non plus d’une recluse. Rentrée en possession de ses biens, Mme de Condorcet acquiert près de Meulan une propriété qu’elle appelle la Maisonnette et où elle se promet de connaître d’autres joies que celles de la philosophie. Car elle a passé la trentaine et elle songe non sans tristesse que pour elle l’hiver approche à grands pas, puisqu’elle appartient « à ce sexe comblé un moment des dons les plus brillans de la nature et pour lequel elle est ensuite si longtemps marâtre. » Certes, les consolations attachées à la paix et aux vertus cachées aident à passer la seconde moitié de la vie, mais la belle veuve ne compte pas plus qu’il ne faut sur elles pour lui faire oublier « cette coupe enchantée que la main du temps renverse au milieu de la carrière. »

C’est à la fin des Lettres sur la sympathie que se lit cette phrase mélancolique et imagée. L’auteur nous renseigne, au cours du même ouvrage, sur ses idées concernant le mariage, le divorce, l’amour : ce sont aussi bien les idées de son temps. D’après elle, c’est uniquement au vice des institutions que l’on doit imputer les actions coupables dont l’amour est le motif. Le remède consiste à relâcher les liens et à les rendre assez larges et assez souples pour qu’ils cessent de contrarier notre naturel besoin de changement. « Supposons que l’homme cesse d’imposer à son cœur si inconstant et à sa volonté plus variable encore des biens indissolubles et dès lors incompatibles avec sa nature ; supposons que le divorce soit permis chez tous les peuples ; supposons même qu’en faveur de la faiblesse humaine et des besoins plus durables d’un sexe, il soit possible comme à Rome de former des unions passagères que la loi ne flétrisse pas;... l’amour perdrait par la facilité de se satisfaire la force dangereuse que cette passion recevait des obstacles mêmes. » Telle est cette conception de l’amour d’où Mme de Condorcet écarte soigneusement les orages de la passion; telles sont ces unions passagères, où nous la verrons s’engager, qui se dénouent sans rupture et s’enchaînent, sans qu’il soit besoin de marquer les transitions, de l’une à l’autre.

C’est d’abord un prêtre défroqué, devenu voltairien. Baudelaire, qui inspire à Mme de Condorcet de « tendres sentimens », pour emprunter à M. Guillois un de ces euphémismes où il excelle. Le tribun Mailla-Garat, neveu de Dominique Garât, semble avoir tenu plus de place dans son cœur. C’est pour vivre avec lui qu’elle fait aménager la Maisonnette, et elle se représente sous des couleurs d’idylle le bonheur qui ne peut manquer de les y attendre. En songeant à lui elle rêve aux étoiles : « Puisses-tu, en jouissant cette nuit de la beauté de ce ciel prêt à se parer de mille feux, en regardant cette lune argentine, en respirant cet air frais qui s’élève pour moi des bords de la Seine, penser à ta Sophie... Je t’écris à cette fenêtre d’où la Seine se découvre, parée des fraîches saulaies de l’Ile-Belle; en voyant couler paisiblement les eaux dont les bords suivent des courbes si douces au regard, j’espère que notre vie coulera paisiblement ici comme ces eaux, et que le charme de cette nature, si riante et si belle, s’unira toujours à toutes les impressions heureuses et faciles que nous éprouverons dans ce séjour... » Une autre fois elle lui annonce que les prairies verdissent, que les arbustes promettent des fleurs, que l’air est plein de parfums. Cette façon de donner à l’amour un cadre de campagne et d’en associer les émotions à celles qui viennent du spectacle de la nature est la marque des temps nouveaux et annonce la poésie de demain ; c’est peut-être tout ce que Mme de Condorcet doit à Rousseau. Encore faut-il remarquer qu’à Villette, à Neuville, à Auteuil, elle a toujours habité la campagne et qu’elle y retrouve ces impressions de l’enfance dont rien n’égale et rien n’efface le charme de fraîcheur. L’accent de ces lettres est celui du véritable amour. « Adieu, mon ami: je vais m’endormir en pensant à toi aussi tendrement que si tu pensais beaucoup à moi à Villiers. Tu devrais bien prononcer mon nom aux hôtes du lieu, afin que ta petite femme ne soit pas un être inconnu aux personnes pour lesquelles tu peux la quitter quelques momens. Adieu, être attirant... » L’être attirant était un fat; il préférait aux ballades à la lune, les divertissemens, les plaisirs mondains et les fêtes ; il y oubliait sa « petite femme », d’ailleurs plus âgée que lui; même il l’oublia tout à fait auprès de Mme de Coigny, la « jeune captive ». Mme de Condorcet, apprenant l’infidélité, ne se fâcha pas. Est-ce une raison, parce qu’on s’est aimé, pour se haïr? Et l’amitié ne peut-elle survivre, comme un souvenir, à un cher passé? « Mon tendre ami, tu me garderas la petite part que la tendresse peut avoir à côté de l’amour. Puisses-tu être heureux! Ménage ta santé... » Elle trouve seulement que cet extraordinaire Mailla-Garat dépasse un peu la mesure quand il exige qu’elle s’intéresse pareillement à Mme de Coigny. Quant à elle, l’année même où cette liaison lui échappait, elle fut quitte pour en nouer une autre. La mode n’était plus d’aller au Lycée. Les jeunes filles, les jeunes femmes, les savans, les oisifs se rencontraient maintenant aux leçons de botanique du Muséum et aux herborisations de la plaine de Gentilly. C’est au Muséum qu’un matin de l’automne de 1801 Mme de Condorcet rencontra l’ancien oratorien Fauriel. Elle va reprendre avec lui le « rêve ébauché » avec un autre : il n’y a que substitution de personne. « Bientôt s’établit entre eux une de ces liaisons discrètes que le XVIIIe siècle admettait sans penser à les critiquer. On les considérait comme une sorte de mariage morganatique. » Le biographe de Mme de Condorcet est admirable pour sauver par la délicatesse des termes ce que certaines situations peuvent avoir de scabreux. Mais je crois bien qu’en outre il a raison et qu’il nous donne ici la note juste. Mme de Condorcet était tout à fait sans préjugés. Elle n’entendait pas malice aux choses, et si on se fût avisé de lui reprocher l’immoralité de sa conduite, le reproche lui eût semblé tout à fait dépourvu de signification; car ce qui est spécial dans son cas, c’est justement l’absence en elle de l’idée même de la moralité.

La marquise de Condorcet a vécu jusqu’en 1822. En réunissant autour d’elle les débris de la société d’Auteuil, elle a fait au Consulat et à l’Empire une opposition discrète. Elle règne sans bruit, avec sa grâce de femme, et son élégance d’aristocrate, sur ce groupe des idéologues qu’elle empêche de se dissoudre. C’est de là que partent les objections timides faites au projet de Concordat, et là que s’organise la résistance contre les idées de Chateaubriand et le mouvement dont la publication du Génie du Christianisme est le signal. Des Lettres anglaises, de la Lettre sur les aveugles et du Traité des sensations, du livre de l’Esprit et de l’Esquisse, jusqu’aux Rapports du physique et du moral et au Traité d’idéologie, une même doctrine se poursuit et se conserve. C’est un filon, étroit et non troublé, qui reste imperméable aux influences nouvelles sous lesquelles se reconstitue la société. C’est l’esprit lui-même du XVIIIe siècle, continuant sa lutte contre la tradition qu’il confond avec la routine, contre les principes de l’institution sociale qu’il confond avec ses abus, contre la religion qu’il confond avec la superstition, contre les lois de la morale où il ne voit que des inventions de l’hypocrisie, et enfin contre tous les « préjugés » dont s’était une fois pour toutes débarrassée la jolie chanoinesse de Neuville.


RENE DOUMIC

  1. 1 voI.in-8° (Ollendorff). — Cf. A. Guillois, le Salon de madame Helvétius, 1 vol. in-18 (Calmann Lévy). — F. Picavet, les Idéologues, 1 vol. in-8o (Alcan).
  2. Guillois, le Salon de Mme Helvétius, p. 68 et 69.
  3. Cité par Fernand Maury : Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, 1 vol. in-8o (Hachette).
  4. Cf. Jean Cruppi : Un avocat journaliste au XVIIIe siècle, 1 vol. in-16 (Hachette).
  5. Guillois. p. 147.