Revue littéraire - Le Théâtre de M. Alfred Capus
M. Alfred Capus réunit en volumes les comédies que, depuis tantôt vingt ans, il a fait représenter sur diverses scènes et qui presque toutes y ont obtenu de si heureux ou de si brillans succès. Le quatrième volume de la série vient de paraître, et il en faudra plusieurs autres pour que nous soyons en possession de ce « théâtre complet » qui de longtemps ne sera, et nous nous en réjouissons, que provisoirement complet ; car un premier mérite de M. Capus est l’heureuse fécondité de sa verve dramatique, mais un autre est le progrès qu’il n’a cessé de faire dans le sens qui est celui de la « littérature » au théâtre.
Cette épreuve de la publication en librairie a été l’écueil pour beaucoup des auteurs les plus fêtés. Combien de pièces dont le charme s’évanouit avec l’attrait de l’actualité et le prestige de la représentation ! Et combien d’auteurs dont le théâtre complet n’est que la réédition, à un certain nombre d’exemplaires et sous des titres qui seuls diffèrent, d’une pièce toujours la même ! Mais aussi quand l’épreuve tourne en faveur de l’homme de théâtre, elle est décisive. C’est le cas pour M. Alfred Capus. En lisant ces comédies, et en les lisant à la suite et dans leur ensemble, j’y ai pris souvent plus de plaisir que je n’avais fait en les écoutant. L’acteur à la mode, l’artiste vedette, l’étoile sont parfois de terribles ennemis pour le dramaturge. Ils tirent la pièce à eux. Ils en forcent les effets, ils en faussent le ton, ils en détruisent l’équilibre. Privée de ces redoutables auxiliaires, l’œuvre, redevenue elle-même, reprend son allure véritable, son harmonie et ses nuances. Puis, à travers la série de ces pièces et en les plaçant à leur date, il devient possible de suivre le talent de l’auteur dans son développement et de constater le changement qui ne peut manquer de s’être fait dans la façon dont il envisage son art et la vie. Cela aide à le mieux comprendre, et c’est le seul moyen pour briser les « formules » où la critique, qui de sa nature est paresseuse, aime à enfermer la manière d’un écrivain. Parce que M. Capus a terminé sa première pièce par ces mots : « Tout s’arrange, » et parce que le hasard jouait dans son premier grand succès, la Veine, le rôle jadis attribué à la Providence, on s’est plu à voir en lui, une fois pour toutes, le théoricien, au théâtre, d’une sorte d’optimisme fataliste. Or depuis dix ans il n’a cessé de s’éloigner de cette conception superficielle, qui avait pu suffire à ses comédies légères, mais qui eût fait trop pauvre figure dans des comédies plus sérieuses et plus larges. Ou plutôt, après s’être contenté de mettre dans la bouche de ses personnages une profession de foi adéquate à la qualité de leurs faits et gestes, il a confié à de plus dignes porte-parole le soin de traduire son opinion personnelle sur le train du monde. Et il se trouve que cette opinion est fort différente de celle qu’on persiste à lui attribuer. C’est ce point de vue que j’essaierai d’indiquer, au moment où la pièce que M. Capus fait actuellement représenter, l’Aventurier, nous permet de mesurer le chemin parcouru, en faisant ressortir le contraste qu’il y a entre les Brignol et les Julien Bréart d’hier et l’Etienne Ranson d’aujourd’hui.
A l’époque où M. Capus écrivit sa première pièce, le naturalisme, enfin expulsé du roman, cherchait à se réfugier au théâtre. Le Théâtre-Libre, dont on sait combien déplorable fut l’influence, nous avait, pour un temps, infligé la mode de la comédie rosse. L’art consistait à mettre à la scène des personnages ornés de tous les vices et qui faisaient eux-mêmes avec un superbe cynisme les honneurs de leur vilenie. C’est en vertu de cette poétique que M. Capus composa Brignol et sa fille. Brignol est l’escroc vulgaire, dont l’escroquerie n’est même pas relevée par une certaine audace qui lui donnerait un air d’aventure. Il soutire à quiconque a eu la candeur d’avoir confiance en lui quelques billets de cent francs que la malheureuse dupe ne reverra plus. C’est l’homme qui vit d’expédiens, de friponneries et de mensonges, évoluant d’ailleurs à travers les hasards d’une existence à la dérive avec une complète inconscience. « On ne peut pas dire qu’il ait de grands défauts, » insinue sa femme qui cherche à l’excuser. A quoi, quelqu’un, qui n’est pas de ses amis, mais qui le connaît bien, répond : « Il vaudrait beaucoup mieux qu’il eût des défauts, et même des vices. Les vices » sont des choses claires, connues : on les combat… il y a toujours de la ressource avec les gens qui ont de bons vices. Ton mari, lui, est fuyant : il n’a aucun caractère, ni bon, ni mauvais, et je ne te dissimule pas qu’il est capable de commettre les actes les plus dangereux, peut-être même sans mauvaise intention. » Ceux qui vivent auprès d’un tel individu, dans son atmosphère journalière, comment voulez-vous qu’ils ne soient pas malgré eux atteints par la contagion ? Mme Brignol vit surtout de privations, j’entends bien ; mais, quand même, le peu d’argent qui entre en circulation dans son ménage est de l’argent volé. La fille de Brignol est dressée à éconduire les créanciers paternels, ou encore à entrer au milieu d’une discussion violente pour l’interrompre et détourner sur sa grâce et son job ! visage l’attention du visiteur interdit. Et elle s’applaudit, la pauvre petite, de la perfection et de la sûreté avec laquelle elle exécute cette manœuvre. Ajoutez, pour avoir le personnel au complet, un joueur, le commandant, qui se sent sur la pente où l’on glisse à toutes les hontes, et ne fait pas pour s’y retenir le geste qu’il sait d’avance inutile : « Certes, je ne me crois pas encore capable de commettre la moindre indélicatesse ; mais, on me dirait que j’arriverais à en commettre plus tard… Tout est possible quand on joue, tout est possible. » Enfin, le neveu du commandant, un bon niais, qui prendra femme dans la lignée de Brignol, ce qui prouve qu’il est, comme disait Barrière, un jocrisse de l’amour, mais en outre un jocrisse pas très scrupuleux. Tel est ce milieu où l’immoralité fleurit comme sur un terrain d’élection.
Présentés par tout autre que M. Capus, il est vraisemblable que ces personnages nous eussent paru odieux ; M. Capus ne commet pas la faute de les rendre sympathiques, mais il leur conserve ou il leur prête certains traits qui leur valent les circonstances atténuantes et qui nous rendent du moins leur vue supportable. Peut-être, quoique nous ayons un peu de peine à l’admettre, Brignol est-il sa première dupe à lui-même et se prend-il à ses propres mensonges, au mirage d’affaires superbes autant que problématiques et qui le rendront riche demain. En outre, il n’a pas mauvais cœur : il aime sa fille, et même sa femme, à sa façon, qui n’est pas la plus recommandable, mais enfin qui est une façon de tendresse. Et tous ceux qui entourent Brignol étant des victimes de Brignol, il est clair qu’ils ont droit à un peu de cette indulgence qui va d’elle-même aux victimes. Dans la vie réelle et à la manière dont l’affaire est engagée, nous savons très bien où et comment elle se serait dénouée. Brignol aurait fini devant les tribunaux, et sa fille aurait fait carrière dans la galanterie. Au contraire, Cécile fait un beau mariage, qui lui assure une vie régulière, et, qui sait ? en donnant des rentes à Brignol, fera peut-être de lui un honnête homme. « Eh bien ! vous le voyez, dit Brignol, tout s’arrange. » Ainsi s’accusait dès cette première pièce la manière de M. Capus ; à un moment où le genre féroce était à la mode, et appliquée à ce genre même, elle tranchait d’autant mieux par le contraste : c’est une manière indulgente, aimable, qui refusé d’admettre, au nom même de l’observation et de la vérité humaine, que le mal soit sans mélange, et le malheur sans remède.
Comme il a beaucoup d’esprit, de fantaisie et d’ironie, M. Capus devait être conduit tout naturellement à un genre qui est le domaine même de l’ironie et de la fantaisie, celui de la « comédie parisienne. » Créé par Meilhac et Halévy, continué par Henri Lavedan, par Maurice Donnay, le genre est trop connu, avec ses qualités et ses défauts, pour qu’il y ait lieu de le définir ou de l’analyser une fois de plus. Notons seulement que M. Capus y compte parmi les maîtres. La Veine, les Deux Écoles, les Maris de Léontine, la Petite Fonctionnaire sont, à des degrés divers, d’excellens spécimens de ce genre très spécial. L’objet y est d’abord d’amuser par la drôlerie des situations et par le dessin caricatural des bonshommes qu’on y exhibe comme autant de marionnettes. Très amusante, en effet, dans les Maris de Léontine, la situation de cet Adolphe qui ayant divorcé d’avec Léontine la voit reparaître, envahir son domicile où elle donne rendez-vous à ses amies et à ses amans, tant et si bien qu’il émigré en province où, devenu commissaire de police et sur la réquisition du nouveau mari de Léontine, il constatera l’adultère de son ex-femme. Et très amusante l’arrivée, dans la paisible sous-préfecture de Bressigny, de cette nouvelle receveuse des postes qui élégante et jolie révolutionne la petite ville et jette le trouble dans des ménages où l’ordre régnait de temps immémorial. Les acteurs de la comédie parisienne sont des fantoches peu compliqués, mus par un seul attrait, qui est celui du plaisir. Leur instinct les y mène sûrement, et ils suivent docilement leur instinct. Léontine trompe son mari, continûment, et sans malice, comme une gamine qui grignote des fruits en cachette. Dans les Deux Écoles, Edouard, le mari infidèle, gémit sur un ton comique et sincère : « C’est toujours la même chose. Chaque fois qu’une femme de notre entourage a envie de tromper son mari, mon affaire est bonne : c’est sur moi que ça tombe. » C’est la fatalité, dont il est parlé dans la Belle Hélène. Dans ce monde de l’instinct, du plaisir et du caprice, un seul maître, celui-là même dont les joueurs font leur dieu : le hasard. L’humanité s’y divise en deux catégories, pas davantage : ceux qui ont la chance et ceux qui ne l’ont pas, ceux à qui s’attache la veine et ceux que poursuit la guigne.
La Veine met en scène un certain nombre de ces coups de chance où se reconnaît l’action toute spéciale d’une Providence ad hoc. Dans une boutique de fleurs, la demoiselle de magasin, Joséphine, a été remarquée par un viveur follement riche, Edmond Tourneur. Celui-ci lui offre tout de suite hôtel, bijoux, chevaux, car l’automobilisme n’était pas encore entré dans les mœurs. Joséphine s’empresse d’accepter. Voilà la veine. Cependant la patronne de Joséphine a un amant, avocat sans causes, Julien Bréart. Joséphine est bonne fille, elle obtient d’Edmond Tourneur qu’il confiera une affaire importante à Julien. C’est la deuxième manifestation de la chance, la fortune tombant du ciel pour la seconde fois. Ainsi se réalise la théorie que Julien exprimait au premier acte. « Je crois que tout homme un peu bien doué, pas trop sot, pas trop timide, a dans la vie son heure de veine, un moment où les autres hommes semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu’il les cueille. Cette heure-là, c’est triste à dire, mais ce n’est ni le travail, ni le courage, ni la patience qui nous la donnent. Elle sonne à une horloge qu’on ne voit pas, et tant qu’elle n’a pas sonné pour nous, nous avons beau déployer tous les talens et toutes les vertus, il n’y a rien à faire, nous sommes des fétus de paille. » Admirable philosophie à l’usage des paresseux et des libertins ! Mais avouez que toute autre en pareil lieu et pareil milieu sonnerait étrangement ! Elle se dégage ici de l’atmosphère comme son produit naturel. C’est ainsi que la vie doit apparaître dans ces cerveaux troubles, parmi les fumées de la fête, et c’est l’image que peuvent s’en faire en leur conscience falote ces pauvres êtres.
C’est pourquoi M. Capus n’aura pas de plus grande hâte que de répudier cette conception, si bien appropriée au genre de la comédie parisienne, du jour où il renoncera à ce genre trop mince et trop conventionnel pour s’élever à celui de la comédie proprement dite. Félicitons-le également d’avoir obtenu ces premiers succès et de ne pas s’y être attardé. La Châtelaine inaugure une série nouvelle, celle des comédies de mœurs finement observées ou délicatement sentimentales. Une honnête femme, Thérèse, a été abominablement trompée par son mari, qui est un drôle. Elle va divorcer, et, pour subvenir à l’éducation de son fils, elle est obligée de vendre tout ce qui lui reste de son patrimoine, un château historique et délabré, qu’elle cédera pour un morceau de pain, si tant est que ces vieilles pierres trouvent acquéreur. La Providence, qui a quelquefois pitié des gens de bien, lui envoie l’acquéreur idéal, le richissime Jossan, qui fait mieux que d’acheter très cher le château, puisqu’il en fait son cadeau de noces à la châtelaine en l’épousant. Remarque amusante, et que d’ailleurs tout le monde a dû faire. La Châtelaine est, dans son affabulation, la même pièce que la Veine. Au lieu d’une fleuriste, c’est une femme du monde, à qui un riche industriel, au lieu d’un fêtard millionnaire, offre un vieux château au bleu d’un petit hôtel tout battant neuf. Mais c’est toujours la soudaine réalisation d’un rêve, un conte bleu en action. On sait que le nombre des cadres dont disposent les auteurs dramatiques n’est pas illimité, et qu’il y a, pour défrayer toutes les pièces de théâtre, trente-deux situations exactement. La différence est d’abord dans la qualité des personnages principaux qui sont ici un honnête homme et une honnête femme. Elle est ensuite dans la manière d’envisager la vie et le résultat de nos actions. Jossan a commencé par être un autre Edmond Tourneur. Lui aussi, il a mené la vie de plaisir : il a été joueur et dissipé. Cela l’a conduit à constater, un beau matin en s’éveillant, qu’il n’avait plus un sou devant lui, plus une affection au monde, plus une raison de vivre. Tels ont été pour lui les effets d’une conduite imbécile. Par bonheur ils se sont produits assez tôt pour que Jossan puisse en appeler. Il est encore très jeune, et sous l’aiguillon de la nécessité il se révèle intelligent et énergique. Donc, il se met au travail, ne refuse aucune besogne, ne néglige aucune des occasions qui se présentent, va au-devant des autres, et peu à peu, par une activité sans défaillance, se crée une situation belle, solide et qui est son œuvre. Ce que représente Jossan, c’est la banqueroute du hasard et la victoire de la volonté. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour découvrir que l’une est exactement le contraire de l’autre.
Optimiste, l’auteur de la Châtelaine le restera. Mais cet optimisme à base de volonté est la vivante réfutation de l’optimisme paresseux que les personnages de la Veine formulaient à leur usage, pour en faire une excuse à leur veulerie. Vous entendrez dire que Jossan, lui aussi, ne doit son succès qu’à la chance. « Un autre travaillerait autant, que ça lui rapporterait deux mille quatre cents francs par an. D’ailleurs, il n’y a pas à discuter ces choses-là. On n’y peut rien. C’est révoltant, voilà tout. » Mais qui parle ainsi ? Un raté. Les ratés sont les théoriciens les plus décidés de la chance, ne pouvant admettre que, s’ils ont raté leur existence, c’est par leur faute, comme Jossan a réussi, dans la sienne, par son mérite. Des propos de Jossan, qui me semble bien s’être renseigné auprès de M. Capus, on extrairait sans peine une « morale du bonheur » qui n’est pas du tout immorale. « Voyez-vous, dit-il, il faut être de bonne humeur ! » Est-ce le Gaudeamus igitur de l’épicurisme, le frivole conseil de prendre la vie par le bon côté ? Oh ! que non pas ! Mais c’est un acte de foi dans l’activité libre, généreuse et joyeuse. « Nous sommes presque tous courbés et résignés. Nous sentons les drames rôder autour de nous et nous avons peur d’avance. Si nous leur montrions des figures souriantes et des gestes résolus, ils n’oseraient peut-être pas entrer. Oh ! évidemment, ce n’est pas un moyen infaillible… Mais j’ai la conviction tout de même que souvent, avec presque rien, un peu d’énergie, de confiance, de gaieté, on met en fuite des catastrophes. » L’énergie qui est la santé morale engendre la joie, comme la seule jouissance de la santé physique entretient en nous l’impression du bien-être. Pareillement, elle nous conduit à la bonté ; car si la bonté ne se confond pas avec l’énergie, du moins est-il vrai qu’une bonté faite de complaisance, d’humeur facile et peut-être de faiblesse ne mérite pas un si beau nom. « Nous avons affaire à des méchans et à des imbéciles ; les méchans et les imbéciles sont dangereux, mais ils ne le sont pas longtemps. Ils foncent sur vous, mais si on leur résiste, ils s’enfuient. Car ils n’ont pas de volonté, ils n’ont que de la violence. » La vie est-elle bonne ? est-elle mauvaise ? L’une et l’autre de ces interprétations, dans son absolu, est dépourvue de toute espèce de sens. Mais il est vrai qu’on peut attendre beaucoup de la vie, si on va au-devant d’elle avec confiance, avec franchise et droiture, avec courage et bonté.
Certes, on n’est jamais sûr d’être à l’abri de la souffrance, pas plus qu’on n’est sûr de ne pas succomber dans un accident de chemin de fer ou sous la chute d’un tuyau de cheminée. Il restera toujours une part, si faible soit-elle, à la mauvaise chance. Dans l’Adversaire, Maurice est pour sa femme, qui l’a épousé par amour, un excellent mari. Séduisant, spirituel, riche, et avec cela fidèle, c’est la perle des maris, l’oiseau rare, le mari dont on rêve et qu’on ferait faire exprès. Marianne le trompe. Je ne suis guère d’avis qu’il faille voir dans cette mésaventure un épisode de l’éternelle lutte des sexes et de cette hostilité sourde, obscure, qui continue de faire de la femme et de l’homme deux adversaires, sinon deux ennemis. La réalité est beaucoup plus simple. Un honnête homme peut avoir épousé une femme indigne de lui ; cela s’est vu, et se reverra, n’en doutons pas. Quand il se trouve en présence de cette situation, le théâtre est fort enclin à pardonner. Je ne sais si on a suffisamment remarqué l’attitude très nette qu’a prise l’auteur de l’Adversaire dans cette question de l’adultère, si souvent obscurcie par une sentimentalité qui dans l’espèce est synonyme de sensualité. « Cette existence de complaisance, de lâcheté et d’hypocrisie, je ne veux pas la mener. Quand on est certain de ne pas oublier, le pardon n’est qu’une comédie méprisable… » Ainsi parle le mari outragé. Il souffre, il souffrira longtemps, toujours. Mais quand on n’a pas dans son passé de faute à se reprocher, quand on n’est dans le présent coupable d’aucun abaissement, la vie peut être douloureuse : elle reste supportable. C’est encore un chapitre de l’optimisme, le chapitre du malheur.
Je n’ai jamais très clairement débrouillé quelles sont les deux écoles entre lesquelles, dans la pièce qui porte ce nom, M. Capus prétend distribuer l’humanité. En revanche, on reconnaît tout de suite celles, qui se font opposition dans Notre jeunesse. D’un côté, les malchanceux qui sont aussi les faibles, les timides, les égoïstes, et chez qui la malchance n’est que l’expression de leur misérable pusillanimité. C’est Lucien Briant : « Rien ne m’arrive comme aux autres, à moi ! Je fais une faute, elle retombe sur moi au moment où je m’y attends le moins. Si je commets une erreur, une imprudence, je la paye plus cher que n’importe qui. Il y a des gens, au contraire, à qui leurs propres maladresses réussissent. Enfin, c’est comme ça. » C’est lui qui, ayant eu naguère une maîtresse, et de cette maîtresse une fille, s’étonne et s’indigne que ce péché de jeunesse vienne troubler la paix de sa vie conjugale. Cette faiblesse et cette maladresse, Lucien les a certainement héritées de son père. M. Briant, chez qui elles se sont tournées en aigreur, humeur dénigrante et ironie supérieure. « De quoi est-il aigri ? Mais d’avoir été obligé, à un moment donné, d’appeler son fils à son secours, et je suis convaincu qu’il lui en a gardé une vague rancune. Tout cela se traduit par des rires hautains, des paroles amères et ironiques, de cette ironie qui vous porte sur les nerfs au lieu de vous faire sourire. Il trouve autour de lui tout médiocre et puéril ; il compare la société actuelle à celle de son temps et il la juge en pleine décadence et en pleine pourriture. » Ce type est un des plus finement observés et des plus justement indiqués qu’il y ait dans la comédie moderne. De l’autre côté, Laure, la bonne gaffeuse, qui ne fait jamais que la gaffe utile et souhaitée, celle qui consiste à déjouer toutes les petites manœuvres et mesquines prudences de l’hypocrisie ; et Mme Briant, qui, généreuse pour deux, réparera la faute de son mari ; et Lucienne qui, fille naturelle et abandonnée, aurait quelque droit à se plaindre de la vie, mais qui, quoique fille de son père, a horreur des jérémiades. Voilà les personnages sympathiques : des braves gens et des braves.
M. Capus emploie volontiers ce procédé de l’antithèse qu’apparemment, ni Molière, ni même Victor Hugo n’ont épuisé. Dans les Deux hommes, il oppose deux manières de courir après le succès et de le manquer, l’une consistant à ne pas l’atteindre et l’autre à le dépasser. Voici un doux amateur, Marcel Delonge. Il vit petitement des petites rentes que lui ont laissées ses parens. Il pourra mener ainsi, jusqu’au bout, une paisible et charmante existence de dilettante, à condition qu’il ne cherche pas à en sortir. Mais un beau jour cette idée lui entre dans la cervelle, de faire quelque chose, lui aussi, de s’adapter à son temps qui n’est plus celui de l’oisiveté aimable, mais celui du labeur hardi, de se lancer dans une entreprise. Il y lance quarante mille francs. Huit jours plus tard, les quarante mille francs se sont évanouis ; il n’en reste plus rien ; ils ont disparu comme par enchantement. Car il est de cette catégorie de gens qui manquent à la fois de préparation et de dispositions ; pour eux chaque opération se solde par une perte et chaque initiative aboutit à un désastre : leur seule ressource est de se tenir tranquilles. Paul Champlin est un autre type d’adapté. C’est par les vilains côtés qu’il ressemble à ses contemporains. Il entre d’emblée dans la société des spéculateurs et des jouisseurs. Il y fera quelque jour une banqueroute ou une fortune également scandaleuse. Car c’est déjà très difficile et très rare de réussir. Mais en réussissant demeurer honnête homme, c’est tout à fait du grand art.
On retrouve la plupart de ces idées ou de ces indications dans la nouvelle pièce de M. Capus : l’Aventurier. Le type qu’il y étudie et qu’il nous présente cette fois dans toute son ampleur est celui du joueur converti, dont il nous avait déjà présenté plusieurs ébauches. Dans les Deux Écoles, un certain Brévannes, disparu de la circulation parisienne après de grosses pertes et avec un sérieux passif, reparaît, un beau jour, ayant fait fortune aux colonies, et paie ses dettes. C’est un coup de théâtre qui porte toujours, l’étonnement d’un créancier qui recouvre certaines créances et rentre dans l’argent de certains débiteurs marquant assurément le plus haut degré auquel l’homme puisse atteindre dans l’échelle des étonnemens. Le héros de la Châtelaine, Jossan, a de même eu les commencemens les moins édifians. Vous me direz que cette préparation à la vie active et laborieuse n’est ni la meilleure, ni surtout la plus sûre, et je suis joliment de cet avis. Mais, sans doute, M. Capus entend que chez ces futurs conquérans la frénésie de plaisir n’avait été qu’une première manifestation d’un besoin d’activité mal dirigé. Il y a chez eux de la ressource. Indisciplinés et fantaisistes, ils ne faisaient que compromettre, en de fâcheuses aventures, cet esprit d’aventure qui, sous sa forme épurée, s’appelle esprit d’initiative. Étienne Ranson est de la famille. Son histoire est le romande l’aventurier qui n’attendait que d’avoir maîtrisé la fortune pour se réconcilier avec la morale.
Lui aussi a disparu depuis une dizaine d’années ; laissant derrière lui une réputation déplorable. Quand son oncle Guéroy, et son cousin Jacques, manufacturiers en Dauphiné, parlent de lui, c’est à la façon dont le bourgeois cossu parie du mauvais sujet, paresseux, hâbleur, pipeur, coureur de filles et, qui pis est, cousu de dettes. Étienne, qui était intelligent, bien doué, et aurait pu réussir comme un autre, a manqué l’École centrale, s’est essayé à toute sorte de métiers et, las de faire des dupes sur le sol natal, est un beau matin parti pour les colonies. Ç’a été pour tout le monde un débarras, et Guéroy, encore qu’il y perdît trente mille francs prêtés à ce vaurien de neveu, a poussé un soupir de soulagement. Mais quoi ! En a-t-on jamais fini avec de tels fléaux ? Et ne doit-on pas trembler à l’idée d’en avoir des nouvelles ? Celles qu’on reçoit de cet Étienne sont effroyables. Il a eu, sur les confins du territoire français, une affaire avec les indigènes : brigandage, massacres. Cette échauffourée sert de prétexte à une interpellation parlementaire. Et on saura que Guéroy est l’oncle de ce neveu fatal au gouvernement ! Ainsi les familles les mieux posées, les plus pénétrées de respect pour les pouvoirs publics, ne sont pas à l’abri du déshonneur.
Sur ces entrefaites, Étienne revient. Vous jugez que l’accueil de l’oncle Guéroy sera dépourvu de cordialité. Et mes trente mille francs ? Les voici, et avec les intérêts encore, en bons billets de banque, dans une enveloppe soigneusement préparée par un débiteur exemplaire. Étienne a fait fortune, non pas par un coup de chance, et les millions ne lui sont pas tombés du ciel ; au contraire, il les a tirés du sol au prix de toutes sortes de peines et de fatigues, avec beaucoup de persévérance s’ajoutant à beaucoup de hardiesse. Au contact des difficultés, à l’école des responsabilités, il est devenu un autre homme ; ou plutôt, l’homme qui sommeillait en lui s’est éveillé et révélé. « Vous vous imaginez qu’on ne peut vivre, hors de France, que dans les tueries ou le pillage. Détrompez-vau6. Quand on a parcouru trois ou quatre fois le globe terrestre, que l’on s’est heurté à toutes les races, à tous les peuples, on ne fait plus le malin, on devient très simple, très obéissant aux leçons de la nature. Ce n’est pas des leçons d’anarchie que l’on a prises, mais des leçons d’ordre. » Il est le bon colonial, dédaigneux des timidités et des mesquineries de notre continent, représentant de la force et de la loyauté, jouant ce rôle que jadis on confiait à l’Américain, et que nous aimons tout de même mieux voir jouer à un compatriote revenu de voyage.
Le fait est qu’Etienne arrive à temps et que les choses étaient en train de se gâter sur le continent. Le cousin Jacques est un faible, un maladroit et un dissimulé. Mis à la tête de l’usine, il l’a tout de suite mise en péril. Afin de rattraper d’un coup tout l’argent perdu, il a joué à la Bourse. Il a achevé de s’y ruiner. Pour sauver l’usine, il faudrait, et immédiatement, une grosse somme que refusent, comme il est juste, tous les financiers. Un seul homme peut apporter ces capitaux introuvables : Etienne. Sera-t-il le sauveur ? Oui, s’il est aimé de Geneviève, sa petite cousine qu’il a laissée enfant, qu’il retrouve jeune fille, et dont il s’est épris soudain, comme un sauvage enivré par le parfum de cette jolie fleur de civilisation.
Seulement, Geneviève est à la veille d’épouser Varèze, un jeune parlementaire du bois dont on fait les ministres. Désolé, Etienne refuse le secours demandé. Tant pis pour ces imbéciles ! Jacques, acculé à la faillite, prend un parti : le suicide. Mais il appartient à cette catégorie de suicidés qui s’arrangent pour que la nouvelle de leur suicide s’ébruite avant l’événement… Geneviève, affolée à la pensée que ce précieux beau-frère pourrait attenter à ses jours, fait appeler Etienne. M. Capus a coutume de placer au centre de ses comédies une scène maîtresse qui en résume toute la signification, qui en exprimeront le pathétique. C’est dans l’Adversaire la scène de Maurice et de Marianne, dans les Deux hommes, celle de Mme Champlin et de son mari. La scène très vigoureuse qui met aux prises Geneviève et Etienne en est le pendant. Nous y assistons à toutes les péripéties du drame que se livrent, dans la conscience d’Etienne, la colère, la pitié, le désir de vengeance, et mêlé à tous ces sentimens, et plus fort qu’eux tous, l’amour. L’issue d’ailleurs ne peut être douteuse. Etienne fera le geste qu’il faut pour rappeler à la vie tous ces désespérés. Il va sans dire que finalement il sera récompensé. Mais il a fait ce qu’il fallait pour cela. Il y a mis le prix. Lui, il avait droit au bonheur.
Parti de la comédie rosse qui ne met en scène que des fripons, et de la comédie parisienne qui est le paradis de la veulerie, M. Capus est donc arrivé à une forme de théâtre où il s’en faut que tout le monde soit vertueux, mais où la préférence va aux êtres vaillans et bons plutôt qu’aux pervers et aux déliquescens. Aujourd’hui, cela se remarque. On ne me prêtera pas, du moins je l’espère, le dessein saugrenu d’avoir voulu le travestir en professeur d’énergie. L’emploi est abondamment tenu, et il n’y a pas lieu d’en inquiéter les titulaires. Aussi bien j’y aurais perdu ma peine. Il n’y a chez M. Capus rien de dogmatique, de pédantesque et d’offensant. Jamais une insistance qui serait une faute de goût. L’auteur dramatique qui, en donnant au boulevard quelques-unes de ses pièces les mieux accueillies, a trouvé le moyen de ne jamais verser dans la grossièreté, a fourni une belle preuve de sa légèreté de main. Tout est en nuances, et l’ironie qu’on devine partout flottante est comme un voile à travers lequel les couleurs s’atténuent et les contours s’adoucissent.
Si j’avais eu à étudier ce théâtre, du point de vue qui est particulièrement celui du théâtre, j’aurais aimé à faire ressortir la simplicité des moyens qui y sont employés. Mais c’est de littérature, cette fois, qu’il s’agissait. J’ai donc essayé de noter au passage, là où je les ai rencontrées, l’observation avisée, la fine ironie, une sentimentalité délicate, une sagesse avertie et souriante. A mon avis, le meilleur de l’œuvre de M. Capus est dans ces comédies qu’il a données depuis dix ans, depuis le jour où il s’est résolu à être moins parisien pour devenir plus humain : la Châtelaine, l’Adversaire, Notre Jeunesse, les Deux hommes, l’Aventurier. Ce genre de comédies simples, aimables et fortes est bien à lui. Il porte sa marque, celle d’un optimiste qui n’ignore rien des laideurs du monde, ni des tristesses de la vie, et d’un théoricien de la chance persuadé que « tout homme un peu bien doué… a dans la vie son heure de veine… celle que le travail, le courage et la patience lui donnent. »
RENE DOUMIC.
- ↑ Alfred Capus : Théâtre complet, 4 vol. in-12 (Fayard)