Revue littéraire - Le Paris de E. Zola

Revue littéraire - Le Paris de E. Zola
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 922-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE PARIS DE M. E. ZOLA[1]

De tous les hommes de France, et d’Europe, et du monde, c’est assurément lui, qui depuis un quart de siècle a le moins « évolué » ! Tout changeait autour de nous, les hommes et les choses, les idées et les mœurs, les doctrines et les intérêts, les « questions » et la science elle-même. Lui cependant, M. Zola, demeurait obstinément fidèle à ses débuts. Les contradictions, bien loin de l’inquiéter, l’enfonçaient, l’ancraient, l’immobilisaient dans la satisfaction de lui-même ; il enseignait le même naturalisme ; il refaisait toujours le même roman ; et c’est pourquoi, n’ayant plus parlé de lui depuis une dizaine d’années, nous n’en aurions aujourd’hui rien de bien neuf à dire si dans Lourdes, Rome, et Paris, il n’avait appliqué les procédés de ses Rougon-Macquart à des problèmes un peu plus difficiles, et surtout un peu plus délicats, que l’ « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ». Non, en vérité, le romancier n’a rien appris, ni l’écrivain, ni le penseur : on verra tout à l’heure qu’il n’a non plus rien oublié. Mais, justement, c’est ce qu’il y a de curieux dans Paris : un homme qui discute le problème religieux avec le style de l’Assommoir ou avec des raisonnemens qui ne sont pas indignes du pharmacien Homais ; — et c’est ici tout ce que j’en veux retenir.

On se tromperait en effet si l’on cherchait dans Paris ce que semble en annoncer le titre, mais que M. Zola n’y a point du tout voulu mettre : une « synthèse », ou un « symbole » de la grande ville ; et tout ce qu’il y avait de « morceaux de rue » dispersés dans le Ventre de Paris, dans l’Assommoir, dans Une page d’Amour, dans Pot-Bouille, dans l’Argent, ramassé, rassemblé et fondu comme en un seul tableau. Sans doute on y trouvera des « scènes de la vie parisienne » : un dîner au Café Anglais, une séance de la Chambre, une vente de charité, une soirée de café-concert, au Cabinet des Horreurs, un mariage à la Madeleine, une exécution capitale ; et, chemin faisant, la chronique de ces dernières années, l’effondrement du ministère Barroux, la bombe de la rue Godot-de-Mauroy, l’affaire des Chemins de fer africains, quoi encore ? Mais ce ne sont là que des épisodes ou des moyens, et l’auteur a eu soin, dès ses premières pages, de circonscrire nettement le sujet de son récit. Pour son héros, l’abbé Froment, « après deux expériences misérablement avortées, Lourdes, où la glorification de l’absurde lui avait fait prendre en pitié l’essai de retour en arrière, à la primitive foi des peuples jeunes, courbés sous la terreur de leur ignorance ; et Rome, incapable de renouveau, qu’il avait vue moribonde parmi ses ruines, grande ombre bientôt négligeable, qui tombait à la poussière des religions mortes », Paris n’est pour l’abbé Froment qu’une dernière et suprême expérience, où viennent achever de « se débattre son cœur et sa raison » ; et en conséquence, M. Zola n’a pris du tout Paris, pour le faire entrer dans son roman, que ce qu’il a cru nécessaire ou utile à l’entière et pleine réalisation de l’expérience. Ce qui d’ailleurs ne veut pas dire qu’il n’y ait dans Paris des scènes inutiles, des descriptions oiseuses, étrangères ou indifférentes à l’objet de M. Zola. La nature, ici comme dans Lourdes, comme dans Rome, a été la plus forte ; et l’assembleur de « documens », de mots aussi, qui est au fond de M. Zola, n’a pu résister à la griserie de sa propre rhétorique, non plus qu’à la muette sollicitation de ses « notes » ou de ses « dossiers ». Et au fait, pourquoi des « notes », si l’on ne multipliait les occasions de s’en servir ? Mais enfin, son dessein est autre, et ce ne sont point ces scènes de la vie parisienne, ni Paris même qui sont le vrai sujet de Paris.

Ce ne sont pas davantage l’attentat, la poursuite, et l’exécution de l’anarchiste Salvat ; ni le mariage de Camille Duvillard, la fille du baron Duvillard, « le pourrisseur, le dévorateur, le tentateur aussi, l’acheteur des consciences à vendre, le jouisseur » ; et encore bien moins les amours de son fils Hyacinthe avec la « petite princesse Rosemonde », ou la formation du ministère Monferrand. Toutes ces intrigues, habilement, adroitement emmêlées les unes dans les autres, faciles et même intéressantes à suivre, n’ont pour objet que de tenir en haleine la curiosité du lecteur. M. Zola n’y a pas lui-même attaché d’autre ni de plus grande importance. Il les a trouvées actuelles, comme étant d’hier, et bonnes en conséquence pour former la trame d’un récit de mœurs contemporaines. Elles seraient différentes que son Paris n’en vaudrait ni plus ni moins. Puisqu’on exige des « aventures » et que cela seul fait prendre un livre par-dessus les nues, — on dit aujourd’hui : le fait vendre à cent mille exemplaires, — M. Zola nous en a donné. Mais encore une fois, c’est ailleurs qu’est pour lui le vrai drame ; — et le vrai sujet de Paris, c’est la « déchristianisation » de l’abbé Pierre Froment.

On sait plus d’un chemin qui mène de la foi, je ne veux pas dire à l’athéisme, mais à l’incroyance ou à la rébellion, et, par exemple, ce ne sont évidemment pas les mêmes raisons qui ont conduit un Renan ou un Lamennais, de la religion de leur enfance, à l’incrédulité légère, ou à la sombre négation de leurs dernières années. Quomodo cecidisti, Lucifer ? On tombe de plus d’une manière. Il y en a qui n’ont pu soumettre à aucune autorité l’orgueil de leur intelligence, et il y en a qui n’ont pu ployer à aucune contrainte la raideur de leur volonté. D’autres encore, comme le vieil Hugo, pour se détacher du centre du catholicisme, en ont eu surtout des motifs qu’on pourrait appeler politiques. Mais le malheureux abbé Froment, lui, n’en a eu, si je l’ose dire, que de physiologiques. Ce prêtre n’a un moment hésité à quitter sa soutane que par peur, en la quittant, « de rester quand même décharné, blessé, infirme, sans jamais pouvoir redevenir pareil aux autres hommes ». S’il finit par prendre son parti, c’est une belle fille « saine et bien portante », avec « un front d’intelligence, un nez de finesse, des yeux de gaîté, des bras de charme et de soutien », qui réussit à le tirer de l’abîme du désespoir et du doute. Il n’y avait jamais eu dans la violence de ses négations, dans la révolte de sa raison, dans l’exaspération de son incrédulité, qu’ « une ardente faim d’aimer, qui se contente dans la femme, dans l’enfant, dans la vie laborieuse et féconde » : M. Zola y ajoute l’exercice de la bicyclette. Et ce qu’il y a de plus triste pour l’abbé Froment lui-même, ou plutôt pour M. Zola, c’est qu’ils ne trouvent tous les deux rien de plus conforme aux leçons de la « glorieuse nature toujours en enfantement », — ni de plus héroïque ! M. Zola n’a point voulu du tout nous rendre son abbé Froment antipathique ou répugnant : au contraire ! Toutes les qualités de l’intelligence et du cœur, il les lui a données. Même il a essayé d’en faire un personnage quasi tragique « de prêtre sans croyance, nourrissant du pain de l’illusion la croyance des autres ». Mais une femme a passé dans sa vie ; et ce que n’avaient pu ni Lourdes et « la glorification de l’absurde », ni « Rome moribonde », ni même la « banqueroute de la charité », Marie Couturier l’a fait, avec ses « hanches larges, sa poitrine large, sa gorge petite et ferme de guerrière. » Plaignons du fond du cœur ce pauvre abbé Froment !

Non que M. Zola ne se soit efforcé de le relever à nos yeux en le mêlant à une foule de discussions sur le positivisme, sur l’évolutionnisme, sur le collectivisme, sur l’anarchisme, dont le pauvre homme essaie, péniblement et infructueusement, de dégager le « bilan des idées du siècle » et « le chemin parcouru ». Mais l’abbé n’est pas de force ; il y perd pied ; il n’y voit bientôt plus que « les contradictions, les incohérences chaotiques de l’humanité en marche ». S’il inclinait vers quelque solution, ce serait « à nier tout, à ne plus rien attendre que la catastrophe finale, inévitable, la révolte, le massacre, l’incendie, qui doivent balayer un monde coupable et condamné ». Et on ne sait à quelles extrémités il en viendrait finalement si, d’une paît, son bon naturel ne le préservait de la tentation de l’action violente ; et puis, sur les débris de tous les systèmes et de toutes les religions, si l’illustre chimiste Bertheroy ne rétablissait fort à propos le dogme de la souveraineté de la science : « Ah ! mon cher enfant, si vous voulez bouleverser le monde en essayant d’y mettre un peu plus de bonheur, vous n’avez qu’à rester dans votre laboratoire ; — c’est à Guillaume Froment qu’il s’adresse, mais l’abbé prend sa part du conseil, — car le bonheur humain ne peut naître que d’un fourneau de savant. » Ce ne sont plus ici ni le chimiste Bertheroy qui parle, ni l’abbé Froment qui pense, c’est M. Zola lui-même ; et, à cette confiance illimitée dans le pouvoir de la science, si nous ajoutons ce qu’il appelle « la banqueroute de la charité », et sa haine irréconciliable pour une « bourgeoisie défaillante et corrompue », nous aurons, je crois, toute la politique, toute la sociologie, et toute la philosophie de M. Zola.

Oserons-nous lui dire qu’elles ne sont pas bien originales ? qu’il semble qu’elles aient vingt-cinq ou trente ans d’âge ? et nous étonnerons-nous d’entendre cet officier de la Légion d’honneur, ce candidat à l’Académie, ce propriétaire, invectiver cette bourgeoisie « qui, dans le partage de 89, s’est engraissée de tout aux dépens du quatrième État, et qui ne veut rien rendre » ? Hélas ! nous connaissons ce thème. Mais ce que j’aimerais qu’on voulût bien nous dire une bonne fois, c’est où finit « le quatrième État », et où la « bourgeoisie » commence ? De qui se moque-t-on ici ? Si je ne vis que de mon travail, — et quand au surplus j’en vivrais, comme on dit, largement, — suis-je ou non du « quatrième État » ? Mais suis-je au contraire un « bourgeois », ou n’en suis-je pas un, si je porte une redingote et que d’ailleurs je ne sache pas comment joindre les deux bouts de l’année ?

O dangereuse puissance des mots ! et pourquoi faut-il qu’ils survivent à ce qu’ils ont autrefois signifié ? Ce qui était, dans notre ancienne France, constitutif du tiers état, c’était, par définition, de supporter des charges que ne supportaient point les « privilégiés », et c’était, en théorie, de ne pouvoir accéder librement aux « privilèges » qui exemptaient de ces charges. Que voyons-nous aujourd’hui d’analogue ? Je ne sais ni ne veux savoir quelle est l’origine de M. Zola : je la crois haute ! Mais nous autres, qu’il accuse de « nous être engraissés de tout dans le partage de 89 », combien de générations s’imagine-t-il que nous devions remonter pour trouver dans nos humbles généalogies le paysan ou l’ouvrier ? Ministres, sénateurs, députés, généraux, évêques, magistrats, artistes, écrivains, banquiers, grands commerçans et grands industriels, que M. Zola ouvre donc les yeux, qu’il s’informe, qu’il se « documente », et qu’il nous dise ensuite combien il y en a dont l’enfance ait été bercée sur les genoux d’une duchesse ou d’une bourgeoise. Toutes ces distinctions de classes, — qu’on eût pu croire abolies, que l’on finira par créer ou par ressusciter à force d’en parler, sur lesquelles ce n’est pas seulement dans les romans qu’on insiste, mais dans les journaux, et même dans la chaire chrétienne, avec encore plus d’imprudence que de générosité, — toutes ces distinctions ne sont rien de réel, de réellement existant, ne répondent à rien, ne servent qu’aux politiciens pour entretenir des défiances et des haines. A vrai dire, il n’existe en France aujourd’hui ni « bourgeoisie », ni « quatrième État », mais seulement, comme partout, des riches et des pauvres, mais une démocratie mobile et changeante comme les flots, où toutes les conditions étant mêlées ensemble, toutes les « classes » confondues, et tous les individus ayant les mêmes droits, ce sont tantôt les uns qui montent, les autres qui descendent, les premiers qui deviennent les derniers, et les prolétaires qui se changent tous les jours en capitalistes. Et je consens volontiers que les moyens qu’ils en prennent ne soient pas toujours louables, mais qui ne voit que c’est une tout autre question, et qu’elle n’a rien de commun avec des distinctions de classes ou de races ?

Veut-on dire après cela qu’il n’y ait « rien à faire » ? M. Zola semble le croire ; et jamais homme, après avoir dénoncé les vices de l’heure présente, n’a fini par en prendre plus aisément son parti. Marions-nous, et fabriquons des poudres explosives dans le secret de nos laboratoires, sauf ensuite à « domestiquer le volcan » : je ne lui fais pas tort, en résumant ainsi ses conclusions, d’un seul des remèdes qu’il propose. Mais, du volcan domestiqué, comment on verra sortir la justice, c’est un autre problème ; et c’en est un plus obscur encore que de savoir comment, de la substitution de la « justice » à la « charité », on tirera « le culte humain de paix, de solidarité et d’amour ». Car enfin, en quoi consiste-t-elle, cette « justice » ? et quelle est encore cette fausse antithèse qu’on essaie d’établir entre elle et la « charité » ? J’entends bien que, pour M. Zola, la charité c’est le christianisme, et, ne voulant plus du christianisme, il ne veut donc pas de la charité. « Le jour où l’idée de charité croulerait, le christianisme croulerait avec elle, car il est bâti sur la charité divine corrigeant l’injustice fatale, ouvrant les récompenses futures à qui aura souffert en cette vie. » Ce sont encore des mots ! La charité n’est pas le tout du christianisme ; et ce qu’elle n’a pas pu faire, ce que M. Zola lui reproche de n’avoir pas fait, ce qu’il en appelle « la banqueroute », — qui est de n’avoir pas mis le paradis sur terre, — on ne voit pas comment la justice le fera. Nous traitera-t-elle selon nos besoins ? ou selon notre travail ? ou selon nos talens ? ou selon ces règles de droit dont on a pu si bien dire : Summum jus, summa injuria ? L’établira-t-on sur les hommes par la force, et au besoin par le crime, ainsi qu’y songe Guillaume Froment, quand il conçoit le dessein monstrueux de faire sauter d’un seul coup de mine dix mille pèlerins assemblés dans l’église de Montmartre ? On voudrait le savoir. On voudrait savoir aussi quelle en sera la sanction ? ce qu’il adviendra de ceux qui refuseront de s’y soumettre ? ou comment on les y obligera sans manquer à la justice même ? Mais toutes ces questions n’arrêtent point M. Zola. La justice ! il lui faut la justice I « Autrefois l’esclave accablé, brûlant d’une espérance nouvelle, rêvait d’un ciel où sa misère serait payée d’une éternelle jouissance. Maintenant que la science a détruit ce ciel menteur, cette duperie du lendemain de la mort, l’esclave, l’ouvrier, las de mourir pour être heureux, exige la justice, le bonheur sur la terre. C’est là, enfin, l’espérance nouvelle, la justice, après dix-huit siècles, de charité impuissante. » Il ne s’est pas d’ailleurs un instant demandé si la charité, — qui n’est que le nom chrétien de ce qu’il appelle des noms « de paix, de solidarité et d’amour », — n’avait pas été en quelque sorte inventée pour atténuer, pour adoucir, pour humaniser ce que la stricte application de la justice a généralement de dur, d’impitoyable et de tyrannique. Une des formes de l’injustice, et peut-être la plus odieuse, n’est-elle pas de ne vouloir jamais rien céder de notre droit ?

C’est ainsi qu’un « intellectuel », — moi, je suis un « intellectuel », s’écrie quelque part l’abbé Pierre Froment, à moins que ce ne soit son frère, — intervient souverainement dans les questions qu’il ignore, et, n’étant pas gêné, mais au contraire aidé de son ignorance même, les tranche. D’autres les ont traitées avant lui, qui en ont vu les Maisons infinies, les rapports avec d’autres questions, les « tenans » et les « aboutissans », les difficultés propres, les solutions antagonistes ou contradictoires ; et ils ont hésité. Ce n’étaient que des législateurs, des philosophes, des jurisconsultes, peut-être même des « casuistes » ! Rendre à chacun ce qui lui appartient, ils connaissaient bien la formule, et ils s’efforçaient de l’appliquer, mais qu’est-ce qui appartient à chacun ? là commençait leur incertitude. Le droit limitait le droit, et les faits démentaient les principes. Les distinctions naissaient, s’engendraient les unes des autres, se contrariaient entre elles, se combattaient, les jetaient dans des perplexités croissantes. Mais ces perplexités ne sont pas faites pour les « intellectuels ». Ils savent ! Et non seulement, pour savoir, ils n’ont pas besoin d’avoir appris, mais c’est cela même qui fait leur force, leur intrépidité de bonne opinion d’eux-mêmes, leur assurance de décisionnaires. M. Zola se fâchera-t-il, si nous lui trouvons en ce point quelque vague ressemblance avec Dumas fils et avec le vieil Hugo ?

Il ne s’est pas demandé davantage d’où lui venait cette idée de justice, et, quoique ne l’ayant pas « scientifiquement constatée dans la nature », — c’est lui-même qui nous le dit, — comment pourtant il continuait d’y croire ? Est-ce qu’il l’aurait confondue par hasard avec « la satisfaction complète des besoins », ou, comme il dit encore, avec « l’expansion de toutes les forces et de toutes les joies », et avec « le désir redevenu le levier qui soulève le monde » ? « L’universel cri de justice, dont la clameur de plus en plus haute monte du grand muet, du peuple si longtemps dupé et dévoré, n’est qu’un cri vers ce bonheur où tendent tous les êtres… la vie vécue pour elle. » Voilà du moins qui est clair ; et on n’est tenté que de répéter avec Pierre Froment : « Ah ! quel long détour pour en arriver à ce dénouement si simple ! » Et en effet, il est d’une simplicité brutale. Mais tout simple qu’il soit, ceux-là le trouveront sans doute insuffisant qui se sont formé de la justice quelque idée moins grossière, et qui savent que l’imitation même ne s’en réalise qu’au prix de quelque sacrifice. Il n’y a pas de combinaison de chimie ou de croisement physiologique dont on puisse faire sortir un atome de justice ; et la nature, qu’on invoque, ne nous donne que des exemples ou des leçons d’injustice. La force y prime constamment le droit, et le « désir » s’y étend aussi loin qu’il peut se satisfaire. L’origine de l’idée de justice est plus cachée. On ne la tire même pas du spectacle de l’injustice, pas plus que l’on ne tire du milieu des erreurs la vérité qui les juge. Il faut remonter plus haut encore, et l’abbé Froment, à qui l’on a dû l’enseigner, mais qui est décidément un pauvre homme, ne s’en doute pas, l’a oublié. Mais M. Zola le sent bien ! et ce n’est pas pour une autre raison qu’il termine en prophétisant la religion de la science. « Une religion de la science, c’est le dénouement marqué, certain, inévitable, de la longue marche de l’humanité vers la connaissance. Cette dernière y arrivera comme au port naturel, à la paix mise enfin dans la certitude, lorsqu’elle aura passé par toutes les ignorances et par tous les effrois. » On n’en attendait pas tant ! et il y a plaisir à trouver sous la plume de M. Zola cette énergique affirmation du besoin de croire.

Une citation en provoque aisément une autre : « Les hommes ont besoin de vivre, et pour vivre ils ont besoin de savoir comment vivre. C’est ce que tous les hommes ont toujours reconnu ; et de tout temps, jusqu’à notre temps, cette connaissance de la façon dont les hommes devaient vivre a passé pour une science, pour la science des sciences… C’est de notre temps seulement qu’on a imaginé de dire que la science de la façon dont les hommes doivent vivre n’était pas une science, la seule science véritable et sérieuse étant l’expérimentale, celle qui commence à la physique pour aboutir à la sociologie. » Qui a dit cela ? c’est Tolstoï, qu’on n’accusera pas, je pense, en le disant, d’avoir voulu défendre les privilèges de la société capitaliste ; c’est un homme qui a sans doute prouvé que l’iniquité sociale ne lui était pas moins odieuse qu’au châtelain de Médan ; c’est aussi l’auteur de quelques romans qui peut-être ne sont pas trop au-dessous de l’Assommoir et de Nana.

Il a raison ! On va plus commodément aujourd’hui qu’autrefois de Paris à Marseille, et on s’empoisonne à bien meilleur marché. Mais il ne semble pas que l’on soit plus heureux ni que le poids de la vie ait sensiblement diminué. Ne peut-on même pas dire qu’il s’est plutôt accru ? et comme le fait encore justement observer Tolstoï, si c’est la science qui a « encombré le monde de fabriques, véritables foyers de misère et de mort » ; si c’est elle qui « perfectionne tous les jours les instrumens de meurtre », — et de ceci, l’auteur de Paris n’en disconviendra pas, puisque ses chimistes n’emploient leurs veilles qu’à fabriquer des explosifs ; — si c’est la science enfin qui a « développé le luxe, multiplié les besoins, rendu la vie des hommes infiniment plus dure », n’est-elle pas responsable en quelque mesure de cette « oppression » et de cette « misère » qui épouvantent M. Zola ? C’est précisément ce qu’ont voulu dire ceux qui ont parlé de la « banqueroute de la science », et à qui M. Zola, comme l’illustre chimiste Bertheroy, n’a opposé que des argumens qui traînaient il y a vingt-cinq ans dans les laboratoires. Ils ont voulu dire qu’impuissante à tirer la justice « du fourneau d’un savant », la science était incapable de fournir à l’homme une règle de vie. Ils ont voulu dire que tel n’était pas son objet, et qu’après l’avoir vainement poursuivi depuis un quart de siècle, il était enfin temps qu’elle se renfermât dans ses justes bornes. Et ils ont voulu dire qu’à l’ivresse dont elle avait transporté ses disciples, le moment était venu pour la science de faire succéder une conscience plus lucide et plus modeste de ses moyens, de ses ressources, et de son pouvoir. Je suis bien aise, faut-il l’avouer ? que l’apocalypse de M. Zola soit de nature à ouvrir les yeux de ceux qui ne voulaient point voir ; qui soutenaient que jamais la science n’avait affecté les prétentions qu’on lui prêtait ; et qui fermaient la discussion en invoquant les progrès de la chimie des couleurs ou de la sérothérapie. Le besoin de croire est tellement inhérent à l’homme que, dès que la science croit avoir triomphé de la religion, il se fonde une « religion de la science » ; et, on l’a vu tout à l’heure, le Paris de M. Zola en est à la fois la preuve et l’aveu.

Si maintenant, après en avoir comme retiré ce qu’il contient de déclamations philosophiques, nous examinons ce qui reste de Paris, il en reste un roman « parisien », qui n’est peut-être pas le meilleur, — beaucoup de gens continueront de préférer l’Assommoir, — mais qui n’est pas non plus le pire des romans de M. Zola. Même, ce qui est si rare dans les romans de M. Zola, — le plus « documentaire », mais le moins « documenté » des hommes, et le plus appliqué, mais le moins véridique des observateurs, — il y a dans Paris des coins d’observation fidèle, et les ouvriers de M. Zola ressemblent à des ouvriers parisiens Sans doute ils sont tous misérables, et il a pris plaisir à les loger dans de « vieilles bâtisses branlantes », qui suintent le vice et la détresse : « Les bâtimens croulaient à demi, des vestibules béans s’ouvraient comme des trous de caves, des taies de papier bariolaient les vitres crasseuses, des loques pendaient infâmes. » Il ne nous a montré nulle part le véritable ouvrier, je veux dire celui qui travaille ; ni la véritable ouvrière, qui est celle dont l’activité, la patience, l’économie font de ses enfants des « bourgeois », et des bourgeois en général assez durs au pauvre monde. Mais si les paysans de la Terre, les militaires de la Débâcle, et même les bourgeois de Pot-Bouille n’étaient ni des bourgeois, ni des militaires, ni des paysans français ; — et comment, par quel miracle de divination, M. Zola, qui ne les a fréquentés les uns ni les autres, pourrait-il les connaître ? — il connaissait un peu les ouvriers ; et, quand il ne les aurait pas étudiés de très près, il y a un sens des milieux parisiens qui s’acquiert, et depuis quarante ans l’auteur de Paris a eu le temps de l’acquérir. C’est ce qui met Paris, à notre avis, fort au-dessus de Rome, et même fort au-dessus de Lourdes.

Nous ajouterons avec plaisir, que, contrairement à son habitude, M. Zola n’a point abusé dans Paris des occasions ou des facilités d’inconvenance que son sujet lui offrait. Si les situations déplaisantes, et même les gros mots n’y manquent pas, il y en a cependant moins qu’ailleurs, et, n’étaient quelques touches assez lourdement appliquées, on pourrait presque dire que M. Zola n’a pas mal analysé les progrès de l’amour dans le cœur de son Pierre Froment. La jeune fille qui a opéré ce miracle est d’ailleurs insupportable, avec ses allures garçonnières, ses culottes de bicycliste, son instruction supérieure, ses talons de lessiveuse, et son cœur « qui monte à ses joues pour qu’on le voie ». Cela veut dire qu’elle rougit souvent : et on le conçoit dans la situation où M. Zola l’a placée, entre ces cinq Froment dont elle n’est ni la fille, ni la sœur, ni la parente à aucun degré ! Entend-elle bien ce qu’elle dit quand elle conseille à l’abbé de « rentrer dans la vérité en rentrant dans la bonne nature ? » J’aime à croire que non. Et elle est assez ridicule, dans sa fonction symbolique, laquelle est, toutes les fois qu’il s’ouvre une fenêtre dans le roman, de nous montrer « le soleil ensemençant Paris, et d’un geste souverain jetant le blé de santé et de lumière aux plus lointains faubourgs ». Mais enfin, tout est relatif ! Rare en son espèce parmi les héroïnes de M. Zola, Marie Couturier, telle quelle, est une honnête fille ; et, si M. Zola n’a pas pu réussir à la rendre « séduisante », ’il ne faut pas lui en vouloir, mais plutôt l’en féliciter, comme d’une preuve de goût, de tact, et de discrétion. Ne convenait-il pas, en effet, et pour beaucoup de raisons, que la femme de Pierre Froment n’eût de la femme que le sexe ?

C’est dommage, après cela, que le roman tout entier soit écrit d’un style cursif et négligent, avec des hardiesses qui ne sont généralement que des incorrections ; une emphase qui approche souvent du galimatias ; et quelle abondance ! mais quelle étrangeté de métaphores ! Faut-il rappeler à M. Zola qu’une « affaire anarchiste » n’est pas une affaire où des anarchistes sont compromis ? que des « problèmes anxieux » ne sont pas des « problèmes angoissans » ? qu’on ne sait ce que c’est qu’une « bouche de douceur, amincie d’amertume » ; ou des « bras d’adoration » ; ou des fronts « qui prennent des expressions entières de citadelle inexpugnable » ? Mais sa manière d’amplifier l’insignifiance des choses par l’exagération des mots est bien plus fatigante encore, et, n’ayant rien à dire, sa rage d’enfler la voix pour le dire tout de même. « Le grand cri de justice passait, dans le bruit d’ailes terrifiant que Sodome et Gomorrhe avaient entendu venir, de toutes les ténèbres de l’horizon. » Et ailleurs : « La justice est le soleil, un soleil de beauté, d’harmonie et de force, parce que le soleil est l’unique justice, brûlant au ciel pour tout le monde, donnant du même geste, au pauvre comme au riche, sa magnificence, sa lumière et sa chaleur qui sont la source de toute vie. » Les gestes du soleil, un « soleil d’harmonie », ce soleil qui est la justice ! en vérité, pour user d’une autre expression de l’auteur, nous aurions bon besoin que « notre étoile nous envoyât un moyen de nous repêcher dans l’eau trouble » de cette rhétorique. A quoi bon insister ? Qu’est-ce que « la cendre fine de la nuit noyant l’océan des toitures de Paris » ? Comment « l’argent » peut-il devenir un « bâton souverain » ? Comment « un flot de boue s’accroître d’une moisson d’infamies » ? Mais qu’y a-t-il de « naturaliste » ou seulement de « naturel » dans ce style d’énergumène ou, si l’on le veut, de visionnaire ? et vraiment était-ce la peine de tant médire du romantisme et de ses oripeaux pour finir aujourd’hui par nous en affubler ? M. Zola devrait relire les pages qu’il a jadis consacrées à la banqueroute du romantisme.

Une autre liberté que prend volontiers l’auteur de Paris, c’est celle d’incorporer dans son œuvre l’expression de ses animosités ou de ses rancunes personnelles. Je ne songe point, en écrivant ceci, au « critique influent » dont il a quelque part dessiné la caricature, et je ne lui demande pas qui est le journaliste Sanier ? Une Revue anglaise a donné une « clef » de Paris : je ne m’en servirai pas. Je dirai même que, s’il faut bien qu’un romancier prenne ses modèles dans la réalité, M. Zola, comme d’ordinaire, a ici suffisamment démarqué, déguisé, généralisé les siens. Mais je songe au portrait qu’il nous a tracé du jeune Hyacinthe Duvillard, « tour à tour collectiviste, individualiste, anarchiste, pessimiste, symboliste, même sodomiste, sans cesser d’être catholique, par suprême bon ton ; au fond simplement vide et un peu sot » ; je songe aux mœurs qu’il lui a prêtées ; et je trouve que cette façon de se venger d’une jeunesse qui n’admire point assez à son gré l’auteur des Trois Villes et des Rougon-Macquart est d’un goût au moins douteux. Les symbolistes ayant jugé naguère que le naturalisme de M. Zola tournait à la grossièreté, non seulement M. Zola ne les a pas compris ; n’a point ouvert les yeux ; ne s’est pas demandé « s’il ne bouchait pas de la masse épaisse de sa rhétorique » le chemin de la jeunesse ; n’a pas admis, même un instant, qu’il y eût après lui quelque chose encore à faire ; mais il n’a pas craint de prêter à ses adversaires littéraires des vices franchement ignobles, et, ce qui est certes diffamatoire au premier chef, il s’efforce aujourd’hui de déshonorer leur littérature en incriminant leurs mœurs ! Telle est sa délicatesse ! et telle sa manière d’entendre « la justice » ! Il a le droit, lui, Zola, de tout dire, et on ne saurait le contredire à moins d’être un imbécile ou un drôle.

Mais s’il manque ainsi de « charité », ne manque-t-il pas peut-être aussi d’intelligence ? Visiblement, dans les Trois Villes, il a fait un effort, — et il faut lui en savoir gré, — pour essayer de comprendre une foule de choses qui lui étaient demeurées jusqu’alors assez étrangères. Il ne semble pas qu’il y ait réussi. Dans sa course rapide à travers les doctrines, il n’en a pas attrapé l’esprit, et le problème qu’il a prétendu discuter dans Paris, il n’en a pas seulement soupçonné la nature. Ayant jadis trouvé le repos dans « la science expérimentale », il est profondément étonné que ce qui lui a suffi depuis trente ans ne suffise plus à d’autres, et — la chose est bouffonne ! — il est convaincu que la seule raison qu’on puisse avoir de ne pas penser comme lui, c’est qu’on veut se distinguer de lui. « C’est la mode, dit-il, c’est l’air du temps qui veut que la vérité scientifique soit mal portée, sans grâce, d’une brutalité inacceptable pour les intelligences distinguées et légères. Un garçon de quelque finesse et qui veut plaire, est forcément acquis à l’esprit nouveau. » S’il le croit, et il le croit, on ne peut pas voir moins clair, ni soi-même se crever plus maladroitement les yeux. On ne peut pas surtout passer plus loin de la vraie question, qui est précisément tout entière de savoir quels sont les titres de la « vérité scientifique » à gouverner la vie commune ; et pourquoi cette vie même doit être vécue. Voilà le « problème anxieux » ! Répondre à cela, comme l’auteur de Paris, que la vie doit être vécue parce qu’elle est la vie, et que la justice est en train de s’élaborer dans « les fourneaux des savans », est-ce répondre ? ou plutôt n’est-ce pas n’avoir pas entendu le problème, puisque c’est croire qu’on le résout en disant qu’il n’en est pas un. « Le frisson, la communion parfaite avec les arbres, avec les bêtes, avec le ciel », oui, ce sont de fort jolies choses, mais il y a des gens qui n’y trouvent pas l’apaisement de leur inquiétude. Surgit amari aliquid : ils ne reculent pas plus que d’autres devant les exigences ou les obligations de la vie, mais une angoisse intérieure ne les tourmente pas moins, qui n’a rien ni d’une « mode », ni d’un sport, ni d’une élégance. Il y en a quelques-uns que l’Exposition du système du monde ou l’Histoire comparée des langues sémitiques distraient, mais ne consolent pas de s’ignorer eux-mêmes. Et s’il y en a qui, dans les occupations de la vie même, ou dans le divertissement du laboratoire, entendent murmurer en eux la parole célèbre : « La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction, mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures », suffira-t-il vraiment pour leur répondre d’avoir épousé Marie Couturier, « avec son front d’intelligence, ses yeux de gaité, son nez de finesse, et ses bras de charme et de soutien » ? Nous supplions M. Emile Zola d’avoir pitié de Blaise Pascal.


F. BRUNETIERE.

  1. Bibliothèque Charpentier. Fasquelle, éditeur, 1 vol. in-18 ; Paris, 1898.