Revue littéraire - Le Mariage de madame Roland

Revue littéraire - Le Mariage de madame Roland
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 457-468).
REVUE LITTÉRAIRE

LE MARIAGE DE MADAME ROLAND

Il a été beaucoup question de Mme Roland dans ces derniers temps, et nous avons une fois de plus assisté au sourd travail de la légende faisant effort contre l’histoire. Maintenant que le livret d’opéra de MM. Bergerat et de Sainte-Croix a quitté l’affiche de la Comédie-Française, et que nous n’avons plus sous les yeux les grâces mièvres de la charmante et touchante Mme Barretta, le moment est bon pour rétablir en face de l’image conventionnelle et romanesque, le portrait véritable. L’occasion nous en est fournie par la publication que vient de faire M. Join-Lambert sous ce titre : le Mariage de Madame Roland[1]. Ce sont cent douze lettres échangées entre Marie Phlipon et Roland pendant les trois années où se prépara, se défit et se renoua, au milieu de toutes sortes d’incidens et de péripéties, le projet de leur union. Elles sont du plus haut intérêt. Elles nous renseignent d’abord éloquemment et abondamment sur l’état d’une âme héroïque, lyrique et romantique à la veille de la Révolution. Elles nous font ensuite pénétrer dans l’intimité de deux personnages dont nous voyons au jour le jour se modifier les sentimens et se dessiner la physionomie morale. Enfin elles prouvent une fois de plus avec quelle réserve il faut se servir du témoignage que les auteurs de Mémoires apportent dans leurs propre cause. Lorsque nous revoyons à distance les événemens qui ont fait date dans notre passé, nous les apercevons à travers les conséquences qu’ils ont développées dans le temps, et nous les modifions à notre insu en projetant sur eux l’éclairage de l’heure présente. Ainsi en a-t-il été pour Mme Roland. Lorsque la prisonnière de l’Abbaye écrit ses Mémoires, après douze années de vie conjugale et de désenchantement, tout entière à la passion brûlante qu’un autre lui inspire, ses dispositions actuelles à l’égard de son mari l’abusent sur celles qu’elle eut jadis, et elle croit en toute sincérité qu’elle n’a pas varié dans ses sentimens. Il lui semble avoir accepté, avec résignation et presque malgré elle, par raison, par esprit de renoncement et pour céder à de pressantes sollicitations, un mariage qu’elle n’avait pas souhaité, d’où elle n’espérait pas de bonheur pour elle et où elle se sacrifiait.

C’est le contraire qui est vrai. Ce mariage auquel Roland n’avait pas songé d’abord, dont il ne se soucia jamais, auquel il essaya de se soustraire, dont il tenta vainement de rompre le projet, c’est elle qui l’a voulu, avec décision, avec continuité, avec âpreté. Ç’a été le triomphe d’une volonté de femme impétueuse et énergique sur la nature indécise et fuyante d’un pauvre homme.

Lorsque s’engage la correspondance, Roland a quarante-trois ans, Marie Phlipon en a vingt-trois. Ce qu’elle était à cette époque, où son caractère est entièrement formé, où ses idées sur les hommes et sur les choses sont nettement arrêtées, nous le savons par un témoignage dont la valeur est indiscutable : ce sont les lettres qu’elle adresse à ses amies de couvent, Sophie et Henriette Cannet. Rien n’y manque de ce que nous avons intérêt à connaître. Mlle Phlipon s’y exprime sur tous sujets avec une absolue franchise, avec le seul désir de s’expliquer à elle-même et de se faire voir sous son vrai jour. Cela fait le prix de ces lettres. Elles sont un document d’espèce unique. Car il ne manque pas, dans notre littérature, de correspondances féminines ; nous avons des lettres de femmes et des lettres de filles : nous n’avons presque pas de lettres de jeunes filles. Les lettres aux demoiselles Cannet ne sont pas sans doute les lettres de la jeune fille suivant le type convenu de l’ingénue de théâtre. Elles n’en sont que plus curieuses. Comment vivait en cette fin du XVIIIe siècle une petite bourgeoise, fille d’un graveur de la rue de la Lanterne, comment elle partageait son temps entre la lecture et les soins du ménage, l’étude de la musique et de la peinture, les visites aux grands-parens, les promenades aux environs de Paris, les réunions où elle était invitée à pincer de la guitare, quel travail se faisait dans son esprit sous l’influence des scènes d’intérieur dont elle était le témoin et sous l’action des idées qu’elle trouvait dans les livres, ces lettres nous en instruisent avec la plus minutieuse précision. À travers ces confidences, et suivant les retouches du temps, la physionomie de la jeune fille se dégage, pour s’enlever enfin en traits vigoureusement accusés et en plein relief.

Ce qui frappe chez Marie Phlipon, c’est le débordement de l’activité intellectuelle, et ce sont les exigences de la vie cérébrale. Elle constate en elle cette « imagination vorace à laquelle il faut continuellement des alimens, et des alimens forts et substantiels ». Cette activité d’âme, quand elle reste sans emploi, devient pour elle un tourment et une souffrance. C’est elle qui la porte à raisonner et à écrire, qui lui fait, sous l’action du bouillonnement intérieur, un besoin de s’épancher en « conférences vocales » et dissertations épistolaires. De là sa passion pour la lecture et aussi l’empire que certaines lectures ont exercé sur son esprit. Laissée à elle-même, ne trouvant auprès d’elle ni direction ni surveillance, elle lit au hasard tout ce qui lui tombe sous la main, n’opérant d’autre choix que celui où l’inclinent les tendances de son esprit. Ce qui est frivole, ne parle qu’à l’imagination et au cœur, ne la satisfait pas. Elle déteste les romans. Attirée d’abord vers l’histoire, elle déclare à dix-neuf ans qu’elle en est rassasiée, attendu que c’est toujours la même chose, et que désormais elle connaît suffisamment le monde civil et politique. Elle y préfère les sciences : « Je lis Maupertuis présentement, je suis dans l’astronomie, la physique, la géométrie ; je m’amuse infiniment… » Les ouvrages de morale et de philosophie sont pour elle son gibier en matière de livres. Plutarque, qu’à l’âge de neuf ans elle emportait à l’église en manière de semaine sainte, lui a fait une âme républicaine. Elle goûte les Essais et Télémaque. Elle s’exprime sur le compte de Voltaire en termes presque méprisans. « Nous l’admirons comme poète, comme homme de goût et d’esprit ; mais nous ne lui donnons qu’une autorité très bornée en politique et en philosophie. » En revanche elle est enthousiaste de Bayle, de Raynal, surtout du « divin » Jean-Jacques dont l’Héloïse est son bréviaire. L’esprit du siècle qui pénètre ainsi en elle a peu à peu désagrégé ses croyances religieuses et ne lui a laissé, à la place d’une piété d’abord fervente, qu’une vague aspiration vers un Être suprême et un Rémunérateur. Tel est l’état où son intelligence est parvenue, tel le point de vue où elle s’est définitivement placée : elle entend, si on discute avec elle, que ce soit « de philosophe à philosophe ».

Cette éducation qu’elle s’est donnée à elle-même, où elle s’est fortifiée dans la solitude, a pour effet de rendre la fille du graveur Phlipon tout à fait étrangère au milieu où la destinée l’a fait naître. Elle a l’impression que les gens qui l’entourent, n’ayant pas les mêmes habitudes d’esprit, ne peuvent la comprendre et sont indignes d’elle. Ce sentiment devient plus douloureux à proportion que son intelligence se développe et du jour surtout où la tendresse de sa mère vient à lui manquer. Désormais elle ne cesse de se plaindre de la médiocrité de ceux qui composent son cercle habituel ; elle exhale le mépris que lui inspirent ces êtres gauches et « dégoûtans » dont l’esprit est si court et si tortu que c’est une pitié. « O la cruelle chose que d’avoir affaire à des bêtes ! » Ces continuels froissemens et ces mille dégoûts de la vie journalière la ramènent à une idée, toujours la même, celle de sa propre supériorité. Elle en conçoit un amour-propre qu’elle avoue bravement, un orgueil dont elle sent en elle une si forte dose qu’il la met en garde contre les mesquineries de la vanité. Viennent maintenant pour faire saigner cet orgueil telles humiliations dont plus tard les années n’auront pas adouci le cuisant souvenir : une visite chez une grande dame aux airs protecteurs, un dîner où les dames Phlipon mangent à l’office, un séjour à Versailles où la lectrice de Plutarque a la révélation, du « luxe asiatique de nos rois. » Il n’en faut pas tant pour faire comprendre que la jeune fille ait subi comme une torture l’humilité de sa condition.

Mais le moyen d’échapper à cette condition ? Le moyen d’échapper à son temps et à son sexe ? Pourquoi n’est-elle pas née Spartiate ou Romaine ? Ou pourquoi n’est-elle pas un homme ? Ah ! sans doute, si les âmes étaient préexistantes aux corps et qu’il leur fût permis de choisir celui qu’elles voudraient habiter, elle n’aurait pas « adopté un sexe faible et inepte. » Elle a de bonne heure réfléchi sur le rang que les femmes doivent occuper dans l’ordre de la nature et de la société. Et si elle les croit « susceptibles de ces fortes impressions qui font la grandeur d’âme et l’héroïsme et que d’ailleurs nous remarquons dans plusieurs d’elles illustrées par l’histoire », elle se rend compte néanmoins qu’elles sont réduites la plupart du temps à l’effacement et à l’inutilité. C’est ce qui la désespère. Elle sent en elle un trésor de facultés sans emploi. « Je suis comme ces animaux de la brûlante Afrique transportés dans nos ménageries… Mon esprit et mon cœur trouvent de toutes parts les entraves de l’opinion, les fers des préjugés et toute ma force s’épuise à secouer vainement mes chaînes. » Ses désirs s’avivent de toute l’intensité de ses regrets, ses rêves s’élargissent à l’infini jusqu’au souhait de travailler au bien public, d’amener le triomphe de la liberté, d’embrasser l’humanité tout entière dans un amour qui ne connaît plus les frontières des peuples : « Alexandre souhaitait d’autres mondes pour les conquérir, j’en souhaiterais d’autres pour les aimer. » Elle étouffe. Dans la certitude de son impuissance, le sentiment de la contrainte qui pèse sur elle et refoule dans son âme un flot de désirs sans issue, y entretient la continuelle exaltation de l’esprit.

Cette ardeur intellectuelle ne se compense pas, comme il arrive, par quelque froideur physique. Sur ce chapitre comme sur tous les autres, Mlle Phlipon nous renseigne avec la complaisance dont elle est coutumière et avec une impudeur qui est le signe de l’époque. Elle parle à maintes reprises de la vigueur de sa constitution, des révoltes de son tempérament, du trouble de ses sens, de la fermentation qui travaille tout son être sous l’haleine tiède du printemps, de ses yeux gros et battus qui la trahissent, de certains airs de langueur qui sentent la privation, et enfin de ce que la sagesse peut à son âge avoir d’austère et de pénible. Au surplus elle n’ignore rien et n’a garde de se donner pour une Agnès. Nous savons par certaine page tristement fameuses des Mémoires d’où lui vinrent les premiers avertissemens. La littérature du temps a continué de l’éclairer. Elle a tout lu sans révolte. Faublas, qu’elle appelle « un joli roman », aussi bien que Candide. Elle aborde les sujets les plus scabreux et s’y appesantit avec un cynisme qui n’a d’excuse que dans son inconscience. Elle s’informe s’il est vrai qu’un abbé de dix-neuf ans ait prêté à Raynalle secours de sa plume pour les descriptions voluptueuses de son livre ; elle médite sur l’impuissance des indigènes d’Amérique et les drogues que leur donnent leurs femmes à l’effet de remédier à l’indolence de la nature ; elle plaisante sur certain accident arrivé à son père. Cette grande fille a des hardiesses qui nous choqueraient chez une femme. Mais aussi elle a trop d’orgueil, une volonté trop maîtresse d’elle-même pour avoir rien à craindre des suggestions de l’instinct et de la surprise des sens. Plus tard Mme Roland saura rester fidèle à un mari vieux et malade, et détourner vers l’activité politique des réserves de force qui avaient besoin de se dépenser.

Nous pouvons comprendre maintenant quelle conception Marie Phlipon se fait du mariage, et ce qu’elle en attend. Elle y a réfléchi de longue date, elle a pesé toutes les chances, elle a son opinion faite. Elle ne songe guère à poursuivre on ne sait quel idéal romanesque et à satisfaire des rêveries de petite fille : elle se soucie du prince charmant tout juste autant que s’il n’existait pas. Elle se juge peu accessible à l’amour et incline d’ailleurs à croire que l’amour est une invention des poètes. Elle en disserte à l’occasion avec un appareil logique et géométrique ; ce qui prouverait assez bien qu’elle l’ignore. Une amitié délicate, fondée sur une estime réciproque et sur une conformité d’idées, c’est tout ce qu’elle souhaite. Certes, cette intimité intellectuelle ne peut manquer d’avoir son charme ; cela tout de même est un peu sec. On s’étonne en lisant ce programme de jeune fille qu’elle ait si complètement oublié d’y inscrire la tendresse. De même il serait injuste de dire qu’elle n’aspire pas à la maternité, mais c’est à condition d’être Cornélie, mère des Gracques. L’amour maternel lui apparaît sous le couvert d’une citation latine. Et il faut bien se souvenir qu’elle en voulut toujours à sa fille de n’avoir pas été une enfant de génie. « J’ai une fille aimable, dira-t-elle, mais que la nature a faite froide et indolente… jamais son âme stagnante et son esprit sans ressort ne donneront à mon cœur les douces jouissances qu’il s’était promises. » Aussi n’est-ce pas sans appréhension que Mlle Phlipon envisage la nécessité de faire son choix. Elle se rend compte qu’elle a peu de chances de rencontrer un candidat digne de sa main. Si en effet elle est prête à passer sur les avantages extérieurs, sur l’âge, même sur l’argent, il est d’autres points sur lesquels elle est résolue à ne pas faire de concessions. L’homme qu’elle épousera sera jeune ou vieux, blond, brun ou chauve, mais il sera de bonne naissance, bien élevé, instruit, il aura une position qui se puisse avouer ; or les épouseurs de cette espèce n’épousent guère les « filles d’artistes », surtout quand l’artiste se trouve n’être qu’un artisan. Mlle Phlipon ne se fait à cet égard aucune illusion. « La médiocrité de mon bien ne permet pas d’étendre loin mes prétentions qui se trouvent renfermées dans une classe où vraisemblablement elles ne trouveront pas qui puisse les remplir. » C’est le célibat probable : il ne lui fait pas peur.

Et voilà pourquoi Mlle Phlipon est encore fille ! quoique les occasions ne lui aient pas manqué. Car Roland n’est pas le premier qui ait demandé sa main. Il est, — sauf omission, — le dix-neuvième. Dix-neuf, c’est un chiffre, et qui autorisera plus tard Mme Roland à s’égayer de la « levée en masse » de ses prétendans. Elle s’amuse à les voir défiler devant elle en rangs serrés et à en faire le dénombrement. En tête s’avancent quelques comparses et fantoches qui forment une sorte d’avant-garde grotesque : Mignard, le maître de guitare, colosse aux mains velues, qui se donnait pour un « noble de Malaga que des malheurs avaient obligé de faire ressource de son savoir en musique » ; Mozon, le maître de danse, qui, devenu veuf, songeant à prendre cabriolet et s’étant fait extirper une loupe qu’il avait à la joue gauche, se trouva bon pour se mettre sur les rangs ; le boucher du quartier qui fait sa cour en envoyant les meilleurs morceaux de sa compétence ; un capitaine de cipayes, Demontchéry, qu’on pria d’aller préalablement faire fortune aux Indes. Quand il revint, sept ans après, sa fortune n’était point faite, mais Mlle Phlipon était mariée. D’autres demandes valurent tout au moins d’être discutées. Un M. Morizot de Rozain eut le tort de faire remarquer que son nom se trouvait dans le nobiliaire de sa province : cela déplut. Ce fut le tour d’un marchand bijoutier, veuf de deux femmes, passant pour avoir toujours bien vécu avec elles, et qui offrait donc des garanties. Il fut éconduit, ainsi que le courtier en diamans qui suivit incontinent. C’est que la fille de Phlipon a pour le commerce un éloignement insurmontable. « Il n’y a guère d’éducation, encore moins de délicatesse dans les hommes de cette classe. Élevés dès la jeunesse chez des maîtres qui ne leur ont appris qu’à travailler, leur âme reçoit peu de culture. Ils n’ont aucune de ces connaissances qui éclairent et forment l’esprit, élèvent les sentimens, adoucissent le caractère, améliorent les mœurs et polissent les manières : tous avantages d’une éducation choisie. » Un médecin du nom de Gardanne fut tout près de réussir ; en dépit de sa perruque, de son air doctoral, de son accent du Midi et de ses redoutables sourcils noirs, il ne tint qu’à lui. Mais il quitta la partie et disparut, laissant la jeune fille très dépitée de l’inconvenance du procédé. Les choses allèrent beaucoup plus loin avec le jeune Pahin de la Blancherie, garçon de bonne famille qui se destinait à la magistrature. On crut tout de bon qu’on l’aimait, on jura d’être à lui ou de n’être à personne. Peu à peu et d’elle-même la désillusion se fit : on s’aperçut qu’il avait moins de mérite qu’on n’avait cru ; on remarqua, ce qui avait échappé, qu’il était petit de taille ; on le rencontra au Luxembourg, avec un plumet à son chapeau, et on ne put s’empêcher d’en rire ; on apprit qu’il avait mené concurremment une autre intrigue matrimoniale : ce fut le coup de grâce.

Viennent ensuite, par rang d’inscription : un homme de cinquante ans, refusé pour cause de protestantisme ; un greffier des bâtimens, de caractère tranquille, de mœurs rangées, mais d’esprit borné ; un veuf avec enfant. Un marchand épicier fut repoussé avec indignation. Fasse encore pour le commerce en gros ; mais que dire du commerce au détail ? « Plus il est détaillé, plus il resserre les vues de l’esprit, plus il suppose une âme étroite. » Un jeune homme de vingt-quatre ans, fils unique, ayant de la fortune, ne fut pas même pris en considération : « Ce n’est qu’un joli enfant qui a toujours vécu sous les ailes de sa mère. » M. de Sévelinges, veuf, cinquante ans, receveur en province fit une proposition qui ne déplut pas : celle d’un mariage blanc. Nouvelle présentation : celle d’un gros garçon réjoui, qui a bon cœur, bon estomac, ferait « une bonne pâte de mari », et n’a contre lui que son nom. Mais en vérité on ne s’appelle pas M. Coquin ! Un officier n’est pas mieux reçu : Mlle Phlipon n’aime pas les militaires. Elle leur reproche d’être ignorans et fats, de ne savoir que chasser, faire l’exercice et boire. Sa dernière conquête est celle d’un homme qui l’a rencontrée dans la rue : « Avec un peu de bonne volonté je devenais limonadière et je m’établissais glorieusement dans un café. » Si on eût représenté dans un tableau ces prétendans, chacun avec les attributs de sa profession, Mlle Phlipon est d’avis que cela eût fait un assemblage divertissant par la bigarrure. — Mais en outre la diversité de l’accueil fait à chaque prétendant ne laisse pas que d’être instructive. Mlle Phlipon écarte sans examen et discussion de leurs titres ceux qui sont suspects d’appartenir au commerce ou à l’armée ; elle encourage le médecin ; son cœur s’émeut pour le magistrat. Son rêve est celui qui encore aujourd’hui n’a pas cessé de hanter la cervelle de nos petites bourgeoises : elles veulent un mari qui ait une « carrière libérale » ; elles ne se marieront pas ou elles épouseront un homme distingué.

L’homme distingué se présenta sous les traits de M. Roland. Il n’était pas jeune, il n’était pas beau, il n’était pas séduisant, il n’avait pas un caractère aimable : négligé dans sa mise au point d’en être presque malpropre, emprunté dans ses manières, l’allure raide, la parole rude, il n’avait en lui rien de plaisant. Mais il s’appelait : de la Platière. Il était d’une famille « née dans l’opulence. » Inspecteur des manufactures à Amiens, il était une manière de personnage. Il avait voyagé, il avait de la lecture, on pouvait causer. L’ami des demoiselles Cannet fut bien accueilli et, quand on se fut habitué à la disgrâce de son extérieur, reçu avec plaisir. Pour lui, bientôt conquis, il revint, il s’attarda, il se familiarisa ; même il poussa la familiarité jusqu’au point où elle cesse d’être une honnête familiarité. Si invraisemblable que le fait puisse paraître, il est certain. Une scène eut lieu qui nous étonne, moins parce qu’elle dément la réputation d’austérité de M. Roland que parce que nous sommes peu habitués à l’imaginer dans le rôle de séducteur. Il est pourtant impossible de se tromper à certains passages tout à fait significatifs. Au lendemain de l’incident, la jeune fille se plaint de l’inquiétude où on l’a jetée. « Ne me faites pas penser que le trouble, la crainte et les dangers sont presque inséparables de l’amitié la plus sainte contractée entre les femmes et ceux de votre sexe… Il me semble que l’amitié n’est pas si ardente dans ses caresses. » Elle revient ailleurs sur le même souvenir : « Ce premier et très doux baiser impétueusement ravi me fit un mal affreux. La répétition de ce délit trop faiblement évitée augmentait mon agitation et mes regrets. » Pour ce qui est de Roland, il n’est pas trop rassuré sur la façon dont on aura pris son incartade, attend avec impatience la lettre de pardon, s’empresse de répondre pour plaider sa cause et « justifier son délire ». L’honnête, le digne, le vertueux Roland a tenté de séduire Mlle Phlipon. Il a voulu faire d’elle non pas sa femme mais sa maîtresse. — Ce n’était pas le compte de la jeune fille. Elle s’expliqua très catégoriquement : « Monsieur, je puis être la victime du sentiment, mais je ne serai jamais le jouet de personne… » On ne l’aurait qu’en justes noces ; il fallait épouser. Roland était encore sous le coup d’une émotion qui parait avoir été vive. Il se posa en prétendant.

C’est alors que s’engage la correspondance, avec un caractère d’intimité dont témoigne assez l’emploi du tutoiement. D’ailleurs les lettres des deux futurs époux ne se ressemblent guère, et manifestent de la façon la plus éclatante la différence des sentimens avec lesquels l’un et l’autre envisagent le projet d’union. Marie Phlipon l’a adopté d’enthousiasme, et à mesure qu’elle y songe, elle s’y attache avec plus de ferveur. Elle y trouve de quoi satisfaire tous ses vœux. C’est pour elle un moyen de se soustraire à un milieu qui lui devient chaque jour plus odieux, d’échapper aux tristesses d’un intérieur où s’installent maintenant la tristesse et la gêne, depuis que Phlipon, égayant son veuvage, s’est mis à chercher au dehors des distractions coûteuses. Et n’éprouve-t-elle pas pour Roland cette amitié passionnée qui lui semble pouvoir très bien jouer le personnage de l’amour ? Aussi est-elle persuadée que leurs destinées ne peuvent plus être séparées, et elle répète sous toutes les formes et sur tous les tons que le sort en est jeté, qu’ils « doivent » être heureux l’un par l’autre. Il faut qu’ils s’épousent ou qu’ils meurent. Roland ou la mort ! — Roland semble beaucoup moins convaincu. Depuis que la première émotion est calmée, des réflexions lui viennent en foule, qui le font repentir d’une impétuosité et promptitude à s’engager où il a peine à se reconnaître. Il se représente avec force les inconvéniens d’une mésalliance, et tout effrayé déjà d’avoir quelque jour à faire part aux siens d’un mariage tellement en dehors des convenances sociales, il insiste pour que le projet soit tenu secret, entouré d’un mystère impénétrable. Il se fiance, comme on conspire. D’autre part, et à mesure qu’il connaît mieux Mlle Phlipon, il conçoit des craintes. Il redoute cette nature impérieuse, cette imagination dévorante, cette sensibilité exaltée, cette manie de se créer des tourmens, ce besoin d’agitation, ce déchaînement de passion et d’éloquence, « Je t’avoue que je ne saurais me livrer aux extrêmes avec la même rapidité ; d’autant plus que tu accompagnes tout cela d’amples dissertations sur la cause et les effets, les moyens et les résultats, le vraisemblable et le certain, le bien et le mal, le bon et le mauvais, le joli et le laid, le fort et le faible, le chaud et le froid, le grand et le petit, etc., etc., etc., etc., et de périodes non seulement carrées, mais à toutes faces, de rondes, de pointues, de longues et de brèves. » Il lui reproche en outre des détails de conduire, un art de prolonger des situations délicates, un manque de tact et de discrétion dans cette correspondance qu’elle a continué d’entretenir avec Sévelinges, enfin et surtout un excès d’indulgence pour certain « jeune homme » dont la présence lui paraît des plus fâcheuses. Ce « jeune homme », qui n’est pas autrement désigné dans les lettres, était l’apprenti de Phlipon. Sensible et « fougueux à l’excès », il s’était amouraché de la fille de son patron, la poursuivait de ses assiduités, faisait éclater sa passion en des scènes répétées et violentes dont il est vrai que l’échevélement ne déplaisait pas à l’imagination romantique de la jeune fille, menaçait tantôt de se tuer et tantôt de tuer Roland. Cette perspective ne sourit guère à Roland : « Je ne pense pas sans quelque horreur au dessein prémédité d’un assassinat ; et je ne trouverais point du tout agréable de me voir gourmander par cette crainte. » Il songea à prévenir la police… Il songeait surtout aux moyens d’amener une rupture.

Il s’y prit avec maladresse et timidité comme il faisait en toute circonstance. Il n’avait pas encore fait la demande officielle. Il adressa à Phlipon une lettre étrange par l’obscurité et le laconisme, et destinée de toute évidence à provoquer une réponse dont il pût se montrer offensé. Afin de mieux dissimuler sa retraite, il s’abrite derrière une excuse ingénieuse et inattendue. Il s’avise qu’il n’a pas le consentement de ses parens et s’attendrit en songeant qu’il pourrait leur faire de la peine. « Je dois à l’inquiète sensibilité et aux soins affectueux qu’ils ont pris de moi dans ma dernière maladie, je leur dois d’exister ; et cette nouvelle vie, tout autre que celle que je tenais du hasard, qu’ils n’ont cessé d’orner de ce triomphe qu’un cœur qui sert l’humanité goûte dans le succès de ses soins, cette nouvelle vie, ne leur en dois-je pas aussi quelque compte ? Identifié à eux par la nature, plus encore par les bienfaits, aliénerai-je leur cœur où je réside ? et disposerai-je d’une partie d’eux-mêmes sans leur participation ? » L’embarras de la phrase décèle une pensée qui malgré tout a honte d’elle-même, et le pompeux de la phraséologie cache mal la platitude du sentiment. Tout cela est pitoyable.

Mais Roland est de ces timides incapables de prendre parti et de rien faire qu’à demi. Comme il s’est laissé engager presque à son insu, il ne sait pas se dégager entièrement. Il continue, quoique de la plus mauvaise grâce du monde, à entretenir la correspondance. Il écoute les plaintes de l’abandonnée. Il reçoit la confidence des sentimens tumultueux par où elle passe, tantôt pénétrée d’une sombre tristesse et tantôt « rugissant de douleur ». Cette idée qu’il faille renoncer définitivement à un projet où elle avait enfermé tous ses rêves d’avenir, c’est une idée qui ne peut s’installer dans son esprit. « Je ne puis cesser d’être ton amie qu’en cessant d’exister ! Tu voudrais fuir, cruel ! Eh ! quoi que tu fasses ou deviennes, mon souvenir ne peut plus t’abandonner. Va, abandonne tes occupations, cours respirer un air étranger, renferme ton être au milieu des tiens, c’est toujours dans mon suffrage et dans mon cœur que restera le principe de ton repos. » Attachée à celui qu’elle s’est habituée à considérer comme lui appartenant, elle le poursuit des protestations d’une tendresse qui ne veut pas lâcher prise et à laquelle il n’arrive pas à échapper. Il se défend, il récrimine, il gémit, il épilogue, il ergote. La situation menaçait de s’éterniser. Un coup de théâtre vint brusquer le dénouement.

Dans les premiers jours de décembre 1779. Marie Phlipon se retire chez les Dames de la Congrégation, rue Neuve-Saint-Étienne, au faubourg Saint-Marcel. Ce fut la manœuvre décisive. La scène, le dialogue, l’attitude des personnages, tout est changé. Coupant court aux récriminations, Ariane se résigne. « Quelques larmes ont mouillé mes paupières, sans descendre plus loin ; j’ai perdu la faculté d’en répandre. Je parle et j’agis comme un automate monté pour ces fonctions ; je porte sur moi dans mes alentours et sur tout un regard morne et tranquille ; je ne vois rien qui mérite de m’intéresser vivement. Mon âme est flétrie, fermée ; je ne daigne pas même haïr la vie : je ne sens plus rien. » Elle fait mieux : elle conseille à son ami de contracter un autre mariage : elle accepte qu’il soit heureux loin d’elle et sans elle. Même changement dans le ton des lettres de Roland. Il est très impressionné par ces démonstrations de grande lassitude et d’universel « plus ne m’est rien. » D’ailleurs il est lui-même en proie à un chagrin noir qui le mine et le tue. Depuis le temps de la rupture, il n’a pas trouvé le calme qu’il espérait et n’a pas repris possession de soi. Au contraire, il se sent tout désemparé. Il ne fait plus rien. Sa besogne n’avance pas. Il est mécontent de tout et prend la vie en dégoût. « Si cela dure, je jetterai le manche après la cognée et je me retirerai loin de ces farouches humains qui ne caressent que pour mordre et qui finissent par empoisonner. » Ainsi s’exprime son dépit avec une outrance qui prête à rire. Il n’est pas jusqu’à sa santé qui ne soit en train de se délabrer : « Tes lettres m’ont trouvé dans la situation que je t’ai peinte, augmentée d’une révolution de bile telle que je n’en ai jamais éprouvée, puisque je l’ai vomie toute pure, sans avoir rien pris pour cela… J’ai le dévoiement, je digère fort mal, je suis très jaune… » Telle est la posture, digne du comique de Molière où nous apparaît ce héros d’un drame d’amour. Sans s’en apercevoir, Roland s’est laissé pénétrer par l’ascendant de Marie Phlipon. L’âme de celle-ci est devenue son âme et le principe de sa vie. Il ne s’appartient plus et il faut, quoi qu’il en ait, qu’il subisse la domination d’une volonté supérieure. Il revoit la jeune fille à la grille du couvent. Il retrouve son émotion de jadis. Il n’essaie plus de résister à sa destinée.

Marie Phlipon est devenue la femme de Roland. Nous n’avons pas à la suivre dans sa situation nouvelle. Il nous suffit que dans les préliminaires de ce mariage l’annonce de ses dernières conséquences soit déjà inscrite en caractères lisibles. Si plus tard la nature se venge et réclame pour ses droits méconnus. Mme Roland n’aura donc à s’en prendre qu’à elle-même de déceptions auxquelles elle s’est exposée volontairement. Si quelque jour la médiocrité intellectuelle de son mari lui apparaît dans une évidence cruelle, c’est à elle seule qu’elle devra reprocher les illusions qu’elle s’est forgées jadis en se tenant serré sur les yeux un bandeau qui n’était pas celui de l’amour. Les lettres de Roland le peignent au vif : sa conduite, son langage, ses tergiversations, ses récriminations, ses terreurs et ses pleurnicheries ne laissent aucun doute sur le personnage : c’est un pleutre. Marie Phlipon n’a rien voulu voir, et véritablement elle n’a rien vu. Elle a subi le prestige du nom, de l’éducation, du rang. Elle a été aveuglée par ses propres désirs, éblouie par les perspectives qui s’ouvraient devant elle. Dans les longues et pénibles négociations que raconte sa correspondance, un double sentiment se fait jour : la haine de la condition où elle est née, l’ambition de s’élever à une classe sociale supérieure. par-là encore s’explique le rôle politique qu’elle va jouer et se limite la part qu’elle prendra dans le mouvement révolutionnaire. Elle salue avec l’explosion d’une joie faite de rancunes longuement accumulées et de haines qui trouvent enfin à se satisfaire, cette Révolution qui venge son orgueil et supprime d’un coup tout ce qui est au-dessus d’elle. A vingt ans, au lendemain d’un séjour à Versailles, elle se montrait effrayée elle-même des colères qu’elle découvrait au fond de son cœur, et du mal qu’elle pourrait faire à l’occasion, si les circonstances lui en donnaient le moyen. « Ce sentiment, dit-elle, se fonde sur la connaissance que j’ai de mon caractère, qui serait très nuisible à moi et à l’État, si j’étais placée à quelque distance du trône. » C’était se bien connaître, et apercevoir dans un éclair d’intuition ses futures violences. Mais un jour viendra où Mme Roland trouvera qu’on est allé assez loin, et qu’il est temps d’arrêter le mouvement : c’est le jour où elle le verra menacer sa propre situation, le rang qu’elle a si chèrement acquis, où elle s’est haussée si péniblement. Cette petite bourgeoise qui a si furieusement désiré devenir une grande bourgeoise, n’a pas l’instinct plébéien et niveleur. Elle déteste les petites gens, d’esprit, de langage et de mœurs vulgaires, les gens de ce peuple sur les confins duquel sa naissance l’avait placée, et dont elle a si impatiemment supporté le voisinage. Elle ne veut rien niveler, hors ce qui dépasse le niveau où elle est elle-même parvenue. C’est en ce sens qu’elle représente la politique du parti dont elle s’est faite l’Égérie. On s’est demandé maintes fois quelle est la nuance exacte qui sépare les Girondins de leurs adversaires jacobins ; et quand on voit la part qu’ils ont eue dans les mesures les plus odieuses, on est tenté de conclure avec leur dernier historien, M. Edmond Biré, que toute la différence a été celle du succès. Il y en a une autre. Dans les révolutions ou dans les transformations sociales, ceux-là seuls sont tout à fait dangereux, qui n’ont rien à perdre à l’universel boule versement. On a moins à redouter de ceux qui ont des raisons personnelles de souhaiter le maintien de la hiérarchie sociale. Les Girondins sont dans ce dernier cas : ils ont des intérêts à ménager, une situation à conserver : de là leur viennent des conseils de modération relative. Ils personnifient les tendances d’une bourgeoisie besoigneuse et ambitieuse, jalouse de s’élever, de passer de l’arrière-plan au premier plan, — de l’atelier du bonhomme Phlipon au salon de Mme Roland.


RENE DOUMIC.

  1. Le Mariage de Madame Roland. Trois années de correspondance amoureuse (1777-1780), publié avec une introduction et des notes, par A. Join-Lambert. 1 vol. in-8o, chez Plon.