Revue littéraire - Le Drame espagnol et notre théâtre classique
Une littérature ne se suffit pas à elle-même : il lui est bien impossible de s’isoler du mouvement général des esprits et de se tenir en dehors des conditions de l’histoire ; elle ne saurait d’ailleurs, sans s’épuiser, vivre toujours et uniquement sur son propre fonds : il faut donc ‘qu’elle emprunte à l’étranger des élémens qui lui serviront à se renouveler, et dont, à la condition de se les assimiler, elle tirera un large profit. Cela est vrai de toutes les littératures, mais surtout de la littérature française, aucune autre n’ayant été ni plus accueillante aux œuvres étrangères, ni plus habile à ménager, jusque dans ses emprunts, les droits de son originalité. C’est donc une nécessité, pour qui veut retracer la suite de son développement, de tenir un grand compte des influences qui, venues du dehors, en ont, à plusieurs reprises, modifié le cours. Une histoire de la littérature française, pour être seulement intelligible, a comme support indispensable l’histoire des littératures étrangères, présentées dans leurs rapports avec la nôtre. On l’a maintes fois répété dans cette Revue, où l’on ne cesse de réclamer et de provoquer des études de ce genre. C’est bien pourquoi nous nous empressons de signaler l’excellent travail que M. Martinenche vient de consacrer à l’histoire de la Comedia espagnole en France[1]. Comment se distinguent l’une de l’autre les influences italienne et espagnole qui, au début du XVIIe siècle se mêlent, dans notre littérature et se disputent l’empire de notre esprit ? A quel moment la Comedia espagnole fait-elle chez nous son apparition ? Quels élémens allait-elle apporter à notre théâtre et dans quel sens allait-elle diriger notre tragédie et notre comédie ? De quoi lui sont redevables le grand Corneille et son petit frère, et Rotrou, et Scarron, et Molière, et tant d’autres ? En retour, quels services avons-nous rendus à la Comedia ? Puis, pourquoi une réaction est-elle devenue nécessaire et contre quels excès s’est révolté l’esprit français ? Et, au moment où elle semblait mise en déroute, l’influence de l’Espagne ne préparait-elle pas un retour offensif ? Ce sont autant de questions dont on voit assez l’importance et sur lesquelles M. Martinenche nous apporte de précieux renseignemens. S’il a profité, comme il le devait, des travaux de ses devanciers et de ceux notamment de M. Morel Fatio, son étude n’en reste pas moins neuve sur beaucoup de points. C’est un chapitre de notre histoire littéraire qui devait être écrit. M. Martinenche nous le donne dans un livre qui témoigne, non pas seulement d’une compétence spéciale, mais aussi d’un goût très exercé et d’un réel talent d’exposition.
Par une rare bonne fortune, la voie qu’a suivie chez nous l’influence espagnole est toute bordée de chefs-d’œuvre, puisque le Cid, Don Juan, Gil Blas, le Barbier de Séville, Hernani sont d’origine ou de couleur espagnole. Pendant plus de trois siècles, les rapports entre les deux littératures sont ininterrompus. Aussi bien on sait précisément à quelle date et sous quelle pression a commencé de se faire sentir chez nous l’influence de l’Espagne. Charles-Quint atteignait à l’apogée de sa puissance, les Espagnols emplissaient le monde du bruit de leurs exploits ; leur puissance politique et militaire donna l’essor à leur renommée littéraire. Les Amadis traduits en français obtiennent chez nous un succès prodigieux. Un élément nouveau, et dont il n’y avait pas trace dans notre littérature du XVIe siècle, y fait son apparition : le romanesque. Le courant se continue et se renforce avec la Diana de Montemayor, avec l’Astrée, qui on est une imitation, et avec toute la littérature sortie de l’Astrée. Désormais le chemin de la France est ouvert : beaux esprits, romanciers chevaleresques et picaresques, moralistes et casuistes passent par la brèche. Les circonstances peuvent changer et l’Espagne de Philippe IV peut bien être singulièrement déchue : en vertu de la vitesse acquise, le mouvement s’accélère et se propage. Au temps de Louis XIII, l’influence espagnole pénètre les modes, les mœurs, les relations sociales, les façons de sentir et de penser. C’est alors ce qu’on pourrait appeler le second moment de la pénétration espagnole en France. Et cette fois c’est la « Comedia » qui fait chez nous son entrée.
Qu’est-ce, en Espagne, que la « Comedia, » c’est-à-dire ; le drame ? Elle nous offre le très curieux et très frappant exemple d’un genre dont la valeur et l’insuffisance viennent pareillement de son extrême originalité. Notez d’abord que, de toutes les nations modernes, l’Espagne est seule avec la France à avoir un théâtre. L’œuvre de Shakspeare est en Angleterre une exception géniale et qui reste isolée. Le drame existait en Espagne avant Lope de Vega, et il a conservé, jusqu’aujourd’hui, ses caractères essentiels : c’est cette continuité de production qui constitue « un théâtre. » Notez encore que ce théâtre est plus complètement original que le nôtre. Nous avons pris à l’antiquité la plupart des sujets de nos tragédies, et nous n’avons pas su mettre à la scène les grandes figures de notre histoire et nos gloires nationales. La « Comedia » puise dans les annales de l’Espagne, comme d’ailleurs à toutes les sources : elle représente au vif les mœurs de la société et elle en traduit les aspirations ; elle répond, non pas seulement aux exigences d’une élite, mais aux désirs du public tout entier : c’est le drame né sur le sol et jailli spontanément des entrailles d’un peuple. Une race s’y exprime et y accuse ses traits distinctifs en un puissant relief. Voilà ce qui fait sa grandeur et sa force. — Mais, d’autre part, son histoire nous fait assister à un phénomène bien digne d’être noté. Ce théâtre, si espagnol, n’arrive pas à sortir d’Espagne. Ses œuvres ne se font pas lire en dehors de leur pays d’origine. Tandis que les romans, ceux de Cervantes, de Quevedo et de vingt autres, sont traduits et se répandent en Europe, il n’en est pas de même des pièces de théâtre. Elles n’entrent pas dans le domaine de la littérature universelle. M. Morel Fatio a mis ce point en pleine lumière dans sa remarquable étude sur la Comedia au XVIIe siècle. « Il faut tout dire en un mot. La Comedia, œuvre grande tant qu’on la considère en soi et ne la sort pas de son milieu, perd singulièrement de son importance, sitôt qu’on l’introduit dans l’enceinte de la littérature générale et qu’on la compare à d’autres productions du même ordre. Quel genre d’intérêt excite aujourd’hui, chez les lettrés français, anglais, allemands ou italiens, le théâtre espagnol du XVIIe siècle ? Un intérêt de curiosité, rien de plus… Même à l’époque de sa plus grande splendeur, la Comedia n’a jamais été acceptée et imitée comme l’a été pendant un siècle la tragédie française : on n’y a vu qu’un répertoire de situations… En franchissant les Pyrénées, ce drame a dû, pour nous plaire, et plaire par nous aux autres nations, prendre l’habit à la française et renoncer à son accoutrement de caballero espagnol. » Les raisons que M. Morel Fatio donne de ce fait sont décisives. Les auteurs ne s’adressaient qu’à un public populaire et ne se souciaient que de recueillir l’applaudissement immédiat. D’une verve et d’une fécondité incomparables dans l’improvisation, ils ne se sont astreints à aucun travail d’art. Ils n’ont subi aucune des contraintes qu’impose le goût difficile d’un public de connaisseurs : ils ont négligé l’étude des caractères et des passions, la composition et le style. Contens de divertir, ils n’ont pas mis dans leurs œuvres cette substance morale, sans laquelle les œuvres de l’esprit ne durent pas. Enfin, ils n’ont pas su s’élever au général ; et, une fois de plus, on en a en la preuve, c’est par ce qu’elles ont de trop particulier, de trop ressemblant à la société où elles se produisent, que les œuvres se démodent. « Nos Espagnols sont décidément restés trop de leur terroir, les mœurs de leur théâtre sont trop imprégnées d’espagnolisme pour pouvoir intéresser qui ne possède pas une connaissance intime du milieu. L’intelligence parfaite de ce drame exige une étude approfondie de l’histoire politique et littéraire, des usages et des modes de l’époque et du pays, et il ne faudrait pas croire que les Espagnols de nos jours puissent s’en dispenser. » Ces qualités d’art, cette inquiétude morale, cette généralité, ou, pour tout dire d’un mol, le caractère « d’humanité, » voilà ce qui a manqué à la Comedia. Et par là se trouve déjà déterminée la nature des services qu’elle pouvait nous rendre et de ceux qu’elle pouvait attendre de nous.
Les services que nous a rendus la Comedia sont considérables, puisque c’est grâce à elle que notre tragédie classique a pu trouver définitivement sa voie. Rappelons-nous en effet qu’elle avait été la série de ses tâtonnemens jusqu’aux jours où Corneille se mit à l’école de l’Espagne. Nos tragédies du XVIe siècle calquées, non sur celles des Grecs, mais sur celles de Sénèque, n’avaient de la tragédie que le nom. Dans son étude sur Corneille, M. Lanson émet cette théorie qu’il y aurait eu chez nous deux types de tragédie successifs et également légitimes. « Si l’on veut porter au théâtre un de ces événemens qu’on appelle tragiques lorsqu’on les rencontre dans l’histoire et dans la vie, deux voies s’offrent. On peut reculer le fait tout à la fin du drame, et disposer sous les yeux du public les ressorts qui le produisent : leur jeu constitue l’action dramatique… On peut aussi placer le fait au centre du drame, le poser dès l’abord comme certain pour ne point s’embarrasser de sa production et étaler aux yeux du public l’aspect horrible, les suites déplorables du drame… Le premier système est celui du XVIIe siècle, le second est celui du XVIe siècle. » C’est dire que de ces deux types il y en a un à qui manque ce qui fait justement la tragédie. Car un événement n’est pas tragique parce qu’il est douloureux ; mais un événement douloureux devient tragique s’il nous est présenté d’une certaine façon. De ces deux systèmes, le second, qui n’enferme aucun élément d’action, est donc un système de poésie, non pas dramatique, mais lyrique. En fait les Jodelle, les Garnier, les Montchrétien, dont les œuvres contiennent de réelles beautés d’ordre tout lyrique, ne travaillaient pas en vue de la représentation, et leurs pièces, quand il leur arrivait d’être jouées, ne l’étaient que devant un public de collège : ils n’ont pas su dégager le drame du lyrisme. Le premier, Alexandre Hardy, poète aux gages d’une troupe de comédiens, travaille pour le public et introduit au théâtre l’élément indispensable à toute œuvre qui veut retenir l’esprit des spectateurs : l’action. A voir la liberté et la complexité des intrigues de ses pièces, on a cru longtemps qu’il avait dû s’inspirer du théâtre espagnol. Il n’en est rien. Hardy emprunte ses sujets à l’Italie ou aux historiens et aux poètes de l’antiquité. Parmi ses pièces, imprimées ou non, on n’en compte que sept dont les sujets soient empruntés à l’Espagne ; et ils sont tirés, non de la Comedia, mais de nouvelles espagnoles. La pastorale qui règne longtemps sur notre scène, et la tragi-comédie, qui la remplace, procèdent du roman et versent dans le théâtre la matière romanesque : enlèvemens, travestissemens, folies simulées, duels, reconnaissances. Mais ni la galanterie pastorale, ni la fantaisie des intrigues n’avaient à proprement parler de valeur dramatique. Ce qui manquait à notre théâtre, il l’a reçu, non d’un genre voisin, le roman, mais directement du théâtre. L’influence a été du même au même, et on le voit bien en Usant l’étude de M. Martinenche. À ce moment précis intervient la Comedia pour fournir à notre théâtre les véritables ressorts dramatiques.
Le premier est l’amour. L’amour à la gauloise ne se prête guère qu’à un récit malicieux ou à une farce grossière. L’amour à l’italienne n’est que la sensualité et le plaisir facile. L’amour tel qu’on le conçoit encore dans l’Espagne du XVIIe siècle enferme tout à la fois les élans les plus chevaleresques et les désirs les plus ardens. C’est la passion qui pour se satisfaire ne reculera devant rien. Elle rencontre devant elle une société où la femme est sévèrement gardée. De ces obstacles qui s’opposent à elle, naît la lutte. Ce ne sont dans la vie espagnole que sérénades et coups de couteau. La justice est impuissante à arrêter ces scandales. Mme d’Aulnoy en compte une moyenne de cinq cents par nuit. et ainsi, s’inspirant du spectacle de la vie, c’est donc l’amour tragique que la Comedia emprunte aux mœurs contemporaines et fait pour la première fois apparaître sur le théâtre. — Le second est cette fameuse religion du point d’honneur. Magnifique et absurde, héroïque et extravagant, on connaît assez ce sentiment qui emplit la scène espagnole de ses prouesses, de ses rodomontades et de ses dangereuses folies. En principe, rien de plus légitime et même rien de plus noble. C’est la conscience de notre dignité personnelle ; c’est l’idée que, d’une part, nous ne pouvons accepter certains traitement et que, d’autre part, nous gardons contre les abus de la force ou contre les assauts du malheur une forteresse inexpugnable : l’estime de nous-mêmes. L’honneur s’apprécie plutôt qu’il ne se définit : il varie d’un individu à l’autre, il se mesure à la valeur morale et à la délicatesse de conscience de chacun : c’est un pouvoir idéal et qui contrebalance le pouvoir brutal des faits ; c’est par là qu’il est le sentiment chevaleresque par excellence.
Mais nous ne sommes, hélas ! que de pauvres hommes, et une loi de notre nature veut que ce qu’il y a de meilleur en nous, s’il n’est contrôlé par la raison, l’autorité, le sens commun, dévie et se corrompe. Ainsi en est-il arrivé du sentiment de l’honneur. Un code de l’honneur a été édicté et promulgué par l’usage, et ce qui n’aurait dû relever que de la libre appréciation est devenu une tyrannie toute conventionnelle. Ce qui aurait dû être le respect de soi s’est tourné en vanité, crainte de l’opinion et du qu’en-dira-t-on. Surtout l’honneur a été un splendide déguisement, manteau, cape et pourpoint à l’espagnole, dans lequel s’est drapé l’amour-propre. La religion de l’honneur, c’est le culte du moi, c’est le moi se posant en idole et décrétant la dévotion à ses propres autels. Et c’est bien pourquoi cette religion est si ombrageuse, si intransigeante et farouche, si prompte à soupçonner une offense, si empressée à réclamer pour une atteinte légère un châtiment disproportionné, si altérée de vengeance. C’est le plus redoutable des fanatismes, le fanatisme de soi. Il faut voir dans la Comedia les folies qui signalent et les hétacombes qui ensanglantent cette religion. « Elle présente sans les discuter les situations les plus cruelles et les plus odieuses, et les paroles qu’elle met dans la bouche de ceux qui en sont victimes ne révèlent guère cette lutte intérieure où pourtant le drame se serait renouvelé. Fernando a besoin du sacrifice de sa sœur pour assurer sa vengeance. Froidement elle l’accepte, et froidement il l’accomplit. Don Sancho fait mieux encore. Son père. Don Nuño, profitant d’une ressemblance frappante, s’est fait passer pour le roi défunt, afin de punir sur Don Bermudo une injure dont il est d’ailleurs innocent. L’imposture est découverte, et l’imposteur condamné à une mort infamante. Le père supplie alors le fils de le tuer pour lui éviter la honte du supplice. Et Don Sancho obéit. De pareilles atrocités deviendront de plus en plus fréquentes sur la scène espagnole. L’honneur espagnol n’est trop souvent qu’une sorte de théologie froide et repoussante, dont tous les dogmes réclament du sang, encore du sang, toujours du sang[2]. » Stendhal pourrait se réjouir et s’écrier : Il y a de l’énergie ! Et Mérimée ne s’y est pas trompé. C’est ici un legs de la brutalité du moyen âge, c’est surtout un trait de race, un effet de l’imagination sombre et de l’humeur cruelle des Espagnols. Et sans doute, contre ce prétendu devoir qui fait de l’assassinat une obligation, il y aurait beaucoup à dire : la morale réclame et la nature proteste. Mais, si l’on n’envisage les choses que du point de vue du théâtre, il faut avouer que l’honneur peut devenir une source merveilleusement féconde de péripéties tragiques. Ajoutez-y la passion, mettez-le en conflit avec elle, vous avez l’essence même du drame.
De ce drame touffu, romanesque, héroïque et atroce, comment pouvait-on dégager la tragédie ? Il fallait y introduire de l’ordre, de la clarté, du choix : il fallait pousser plus loin la peinture, trop souvent superficielle, des caractères et l’étude de la passion, afin d’atteindre jusqu’à ces profondeurs où l’âme n’est plus espagnole ou française, mais humaine. C’est ce qu’a fait Corneille. La tradition veut qu’un gentilhomme, M. de Chalon, l’ait mis sur la voie de l’imitation de l’Espagne, en sorte que ce gentilhomme serait en quelque manière responsable de l’Illusion comique et que nous lui devrions aussi bien la première idée du Cid. Respectons cette tradition, sans laquelle il est douteux que le nom de M. de Chalon fût venu à la postérité. Le fait est que, pour se tourner du côté de l’Espagne. Corneille n’avait besoin du conseil de personne. Il y était invité par la mode et nul ne fut plus soucieux de la mode que ce bourgeois de Rouen. Il y était amené par une secrète affinité de génie : Corneille a, de lui-même, un tour d’esprit héroïque, un goût du romanesque et de l’extraordinaire, une naturelle grandiloquence, qui font de lui le plus Espagnol des Français. Il sait la langue de Lope de Vega et de Guillen de Castro, non pas de façon sommaire et, comme on dit, assez pour s’y reconnaître, mais à fond et de manière à en pénétrer les nuances : il n’a cessé de fouiller le répertoire espagnol et d’y chercher des motifs d’inspiration. Mais son imitation n’est pas un esclavage ; en empruntant des sujets, des personnages, des scènes entières, il reste original. Et c’est ce qui importe. Encore est-ce trop peu dire ; mais du drame espagnol il tire un genre qui, de tous les genres de notre littérature, pourrait bien être celui où notre esprit français a mis sa marque la plus reconnaissable et donné sa plus exacte mesure.
Il y a été aidé d’abord par la contrainte des règles. C’est ce qu’on ne saurait trop redire, à supposer qu’il se trouvât encore quelqu’un pour ne pas rendre justice à ces règles bienfaisantes et tant décriées. C’est grâce aux pédans que notre tragédie s’est constituée, et il n’est pas d’exemple plus significatif de l’utilité de la critique et des services que les théoriciens peuvent rendre aux créateurs. Corneille peut bien avoir eu plus d’un mouvement de mauvaise humeur contre l’étroitesse de ces règles ; mais ne plaignons pas outre mesure le « pauvre grand homme » d’avoir été mis à la gêne par les commentateurs d’Aristote, et réservons pour d’autres cas les trésors de notre pitié. Il sentait à part lui ce qu’il y avait de juste dans les préceptes des « réguliers. » Ils lui ont permis d’organiser la matière du drame espagnol. Ils l’ont forcé à élaguer les épisodes, à supprimer les accidens pour aller droit à l’essentiel. Ainsi débarrassé de tout ce qui est extérieur et ne sert qu’à amuser l’imagination, circonscrit et condensé, le drame ne peut plus se développer qu’en profondeur. Il se replie sur l’étude de l’âme et force lui est d’y creuser toujours plus avant. Ce qu’il y découvrira lui donnera sa valeur de psychologie, qui subsiste en dehors même du mérite spécifique du théâtre. Et c’est du conflit des sentimens que naîtra l’intérêt dramatique. — Une autre contrainte acceptée par Corneille est celle que lui impose l’histoire. Sans s’asservir à suivre dans le détail les données de l’histoire, et obligé au contraire de compléter ce qu’elles ont nécessairement de fragmentaire et ce que la réalité a toujours d’inachevé, la poète est cependant forcé par les faits eux-mêmes à refréner son imagination et à se tenir en garde contre les excès de sa fantaisie. L’histoire s’oppose au romanesque et lui fait contrepoids. — Le Français est moraliste : les recueils de nos moralistes forment une des parties les plus originales de notre patrimoine littéraire ; Corneille est même sentencieux. Et la morale, sous peine de cesser d’être elle-même, doit se fonder sur des principes qui valent pour tous. — Enfin, aucun autre peuple n’a été plus soucieux que le nôtre de s’affranchir du point de vue particulier et de penser pour tous les peuples. C’est ainsi que, contrôlés par la raison, les ressorts de la comédie prennent une valeur absolue. L’amour à l’espagnole se dépouille de ce qu’il avait de relatif aux mœurs locales pour devenir tout uniment l’amour. Le drame de l’honneur devient avec Corneille le drame de la volonté. Le Cid, habillé à la française, va prendre place parmi les héros de la littérature universelle. Et la Comedia, devenue la tragédie, s’imposera à l’imitation de toute l’Europe lettrée.
Corneille, au moment où il fait paraître la merveille du Cid, n’a donc pas pris modèle sur la Comedia ; mais, guidé par les auteurs espagnols, il a trouvé en lui-même ce qui était bien à lui : la conception de la volonté. Cette volonté consciente de soi et qui par un effort réfléchi tend, en dépit de tous les obstacles, à l’accomplissement d’un devoir déterminé par la raison, c’est ce qu’on peut trouver de plus conforme à l’idée même du drame. Car, d’une part, le drame est la mise à la scène de l’activité volontaire, et c’est cela qui le distingue de tel autre genre comme le roman ; et, d’autre part, la moralité est constituée par la bonne volonté en tant qu’elle est un ferme propos de faire ce qu’on a reconnu être le bien. Désormais la tragédie a trouvé sa matière et sa forme. Entre les mains des écrivains médiocres, et pour la satisfaction des spectateurs frivoles, qui sont toujours la majorité, même dans une élite, elle pourra bien se complaire dans l’agencement d’une intrigue compliquée et dans l’expression de sentimens de convention. Dans les chefs-d’œuvre de Corneille et dans ceux de Rotrou, elle sera le conflit de sentimens puisés au fond de notre nature. Le malheur est qu’on s’élève difficilement à ces hauteurs et qu’on ne s’y maintient pas longtemps. L’équilibre est vite rompu. C’est ce qui va bientôt arriver, et c’est Corneille même qui donne le signal et l’exemple de cette déviation. Déjà l’Emilie de Cinna ne méritait que trop ce nom de « furie » que lui décernaient les précieux par manière d’éloge. L’âpreté qu’elle met à poursuivre sa vengeance part moins d’une âme irritée que d’une volonté orgueilleuse et qui s’acharne à atteindre le but, quel qu’il soit, qu’elle s’est une fois fixé. Cette tendance ira sans cesse s’exagérant chez les héroïnes et chez les héros de Corneille, depuis le temps de Pompée et de Rodogune. Désormais Corneille ne comprend plus que la volonté n’est qu’un moyen et que sa valeur morale réside non pas en elle, mais dans la fin qu’elle s’est assignée. Il admirera l’effort pour lui-même et la volonté trouvant sa fin en soi. Aussi bien il se départira du procédé qu’il avait appliqué au drame de Guillen de Castro, et, au lieu de faire résider l’invention dans le choix, il l’entendra au sens le plus vulgaire du mot, comme une faculté de trouver des combinaisons de faits extraordinaires. Son respect de l’histoire l’abandonnera ; et, le goût du romanesque profitant de tout ce que perd le sens historique, c’est, depuis Don Sanche, le romanesque qui de nouveau va triompher. Enfin, l’histoire même dont Corneille explore les parties les plus obscures ne lui servira plus qu’à trouver les situations les plus bizarres et lui sera un moyen d’autoriser les extravagances mêmes de son imagination.
Ainsi reparaîtront tous les défauts de la Comedia espagnole, renforcés de quelques autres. L’amour, que Corneille estime trop chargé de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque et qu’il sacrifie à l’ambition, cesse d’être une passion digne d’être étudiée en elle-même et capable de fournir le conflit des sentimens. La volonté orgueilleuse, guindée et figée dans son attitude, devient une forme vide ou une odieuse parade tout de même que le pundonor. La recherche des situations forcées et rares, se combinant avec la tyrannie des règles, fait un drame plus étriqué, mais aussi absurde. Le spectacle de la vie, faussé par la vision cornélienne, devient aussi exceptionnel et factice que pouvait l’être un drame modelé sur les mœurs particulières de l’Espagne. La tragédie retombe dans toutes les erreurs dont Corneille l’avait dégagée. La Comedia espagnole apparaît ainsi comme la limite au-dessus de laquelle la tragédie doit s’élever pour être elle-même.
Si la Comedia nous intéresse surtout dans ses rapports avec la tragédie, il s’en faut qu’elle ait été sans influence sur notre comédie. En effet, la séparation des genres n’existe pas en Espagne, et ici c’est plutôt leur confusion ou mieux encore leur opposition violente et leur contraste qui est dans le goût national. L’Espagne s’est peinte aussi fidèlement dans le roman picaresque que dans la nouvelle héroïque, et, si de l’un à l’autre genre le lien échappe, leur parenté n’en est pas moins certaine. Don Quichotte et Sancho Pança sont inséparables, et le rôle du gracioso fait partie intégrante de la Comedia. L’imitation, ici, ne pouvait guère être que fâcheuse et elle l’a été de plus d’une manière. Si le Menteur est une charmante comédie, encore n’est-ce qu’une comédie d’intrigue, et qui n’a pu servir de modèle à Molière que pour son Étourdi, non pour son Misanthrope. Ce qui vient directement de l’Espagne, c’est le burlesque. Nous y étions déjà préparés par la fortune qu’avait faite en France le roman picaresque. Le genre va s’implanter au théâtre avec Scarron et son Jodelet. La postérité de Jodelet ne sera que trop abondante ; les valets de la comédie classique lui devront beaucoup de leur impertinence triviale et encombrante. Et, s’il reste jusque dans les meilleures comédies de Molière trop de souvenirs de la farce, trop de drôleries de tréteaux, trop de bas comique, c’est donc qu’il a recueilli une partie de l’héritage de Scarron, et qu’il a subi encore l’influence de ce burlesque dont il débarrassait la scène, au moment où il menait à bien sa difficile entreprise de faire rire les honnêtes gens. Par la complexité de l’intrigue romanesque, qui est une déformation de la réalité, la Comedia espagnole engageait notre théâtre dans une voie justement opposée à celle que devait suivre la bonne comédie. Elle était, non pas le moyen, mais l’obstacle.
C’est pourquoi, aux environs de 1660, la réaction était devenue nécessaire. Avec les dernières tragédies de Corneille, avec celles de Thomas, avec les comédies de Scarron, la Comedia espagnole triomphait. Au lieu que ses élémens fussent modifiés et atténués par le travail de notre esprit, ils s’étalaient dans leur crudité. L’esprit français ne s’assimilait plus les élémens étrangers : il n’avait donc qu’un moyen de se défendre contre eux, c’était de les rejeter. Telle est l’œuvre à laquelle s’employèrent nos grands classiques, avec la sûreté et la décision de leur goût. C’est Boileau qui déclare la guerre au burlesque, à l’emphase, aux pointes et aux grands mots. C’est Racine qui, persuadé que l’art consiste à faire quelque chose de rien, recule dans l’avant-scène les incidens dont jadis on surchargeait le drame, et, réduisant celui-ci à n’être que l’étude d’une crise de conscience, pousse plus loin qu’il n’a été donné à personne l’analyse des passions de l’amour. C’est Molière qui, parfois négligent jusqu’à l’excès de l’intrigue de ses comédies, n’aspire qu’à donner une peinture ressemblante de la société de son temps et des vices de notre nature. Grâce à eux, notre littérature accumulait, en quelques années, ces chefs-d’œuvre qui, en outre de leurs autres mérites, ont celui-ci, de nous offrir la plus pure image de notre esprit, la seule où on ne trouve aucun alliage d’élémens étrangers. Ce qui en France est national, c’est le réalisme entendu au sens complet du mot. Ce réalisme, qui tient compte de la nature tout entière, mais qui se réserve d’y faire son choix, et n’a en vue que l’art et la vérité, est aussi bien du goût de peu de gens. La foule réclame l’imprévu, l’extraordinaire, l’extravagant, et c’est pourquoi, chaque fois que notre esprit se lassera de l’observation juste et du bon sens, notre littérature s’empressera d’aller s’approvisionner en Espagne d’aventures et de fantaisie truculente.
La question spéciale des rapports de notre théâtre avec la Comedia espagnole se trouve donc dès maintenant élucidée avec beaucoup de netteté, et c’est un résultat dont on ne saurait trop remercier M. Martinenche. Nous ne méconnaissons pas notre dette envers l’Espagne, et, ce qui vaut mieux encore, nous en apercevons la nature et l’étendue. Comme l’écrivait naguère M. Morel Fatio : « On ne contestera pas que les Espagnols n’aient été pour quelque chose dans le majestueux épanouissement du siècle de Louis XIV. Nulle littérature moderne ne nous touche de plus près que la littérature espagnole, et, si nous lui avons beaucoup donné, elle nous a beaucoup rendu. Au XVIIe siècle, en nous envoyant son Cid, l’Espagne s’est en grande partie acquittée de la dette qu’elle avait contractée pendant le moyen âge envers nos auteurs de chansons de gestes, de fabliaux et de poèmes moraux. » D’Espagne nous est venu le romanesque, dont l’héroïque, le précieux et le burlesque ne sont qu’autant de formes. La Comedia a dirigé nos écrivains dans la découverte de la tragédie, et elle a failli les égarer dans la recherche de la comédie de mœurs. De notre côté, en la dépouillant de ses caractères trop particuliers, nous avons suivi la pente de notre génie, qui semble bien avoir été en tous les temps d’amener les idées et les nuances de sentimens nées hors de chez nous à la pleine lumière de l’humanité. Et enfin, cet exemple sert à illustrer la loi qui régit les rapports intellectuels des peuples. Certes, les emprunts faits à l’étranger sont légitimes et profitables, pourvu toutefois qu’au lieu de nous laisser étouffer sous les richesses importées du dehors, nous y voyions seulement la matière à laquelle nous imposerons notre forme, et pourvu que ces emprunts nous servent comme d’une occasion à manifester notre propre génie.
RENE DOUMIC.