Revue littéraire - Le Centenaire de Maurice de Guérin
Je crois qu’on est allé un peu loin. Ce n’est la faute de personne, c’est la faute de l’époque ; elle est bruyante : une parole discrète se perdrait dans le bourdonnement de gong que fait l’universelle réclame. Pour se faire entendre, il faut forcer la voix, hausser le ton. C’est une nécessité. Or une mode s’est établie, qui, dans son principe, est excellente : c’est de célébrer le centenaire des écrivains notoires. On célèbre aussi leur cinquantenaire, et, pour ne pas trop les faire attendre, on commence à leur vingt-cinquième anniversaire, qui a été précédé par les inaugurations de statues, bustes, plaques, monumens et autres cérémonies diverses toujours accompagnées de manifestations oratoires. C’est là qu’on voit combien nous avons de fameux écrivains. Car il ne se passe guère de semaine, il ne se passe certes pas de mois qui ne ramène sa commémoration. Il convient que le centenaire du jour ne pâlisse pas auprès de celui de la veille, qui a toujours été célébré avec éclat et retentissement. On fait le nécessaire. Ainsi le veut l’atmosphère d’une société qui n’est pas amie des nuances. Le plus souvent, cela n’a rien qui nous choque : nous avons pris notre parti de l’hyperbole. Et nous en avons même pris l’habitude. Il faut être de son temps. Quelquefois pourtant, lorsqu’il s’agit d’une gloire modeste, d’une figure restée jusque-là dans un effacement volontaire, nous souffrons un peu de la voir tirée dans un jour si violent, livrée en proie à la publicité. C’est le cas pour Maurice de Guérin.
C’est d’ici même qu’est partie la réputation de Guérin. La Revue publiait sous le titre de Poètes contemporains de la France une série de portraits pour la plupart dus à la plume de Sainte-Beuve. George Sand crut pouvoir y insérer une étude consacrée à un écrivain totalement inconnu, mort à vingt-neuf ans, dont elle citait deux essais remarquables, l’un en prose, l’autre en vers ; elle l’appelait Georges de Guérin. Son étude parut dans la livraison du 15 mai 1840. On était alors fort curieux de génies précoces et prématurément fauchés. Dans le premier regret dont on accompagne une destinée douloureuse, quelque excès d’éloge semble une convenance de plus et passerait aisément ; mais George Sand s’était bornée à l’expression d’une ardente sympathie pour le poète mort jeune. Plus que personne, elle pouvait être séduite par ce sentiment de la nature dont Guérin avait été d’instinct l’interprète. Elle était en relations avec le cercle de Lamennais. Il parait que les deux morceaux de Guérin lui furent apportés par un certain Chopin, qui n’était pas Chopin le musicien, mais qui semble avoir été un bien brave homme de Chopin. Grand admirateur de Guérin, il s’était fait le copiste des œuvres de celui-ci dont une partie ne nous est parvenue que par cette copie. En somme, il lui a rendu service. Voici, en manière de remerciement, le portrait que trace de lui un autre ami de Guérin, Barbey d’Aurevilly : « Vous me demandez qui a annoté le cahier de vers de Guérin. C’est, comme vous l’avez vu, un honnête imbécile qui, par un hasard que j’ai vu se renouveler plus d’une fois, avait je ne sais quel grain de poésie au fond de son imbécillité… C’était un niais, qui a vécu et qui est mort en niais, mais c’était un jocrisse qui aimait les poètes, et qui les sentait, et qui se faisait pardonner sa jocrisserie en se mettant à genoux devant Guérin. » Soyez donc l’ami utile et dévoué ! Mais chaque fois qu’il y a une sottise à dire, on peut compter sur le jocrisse du dandysme.
Aux morceaux qu’elle avait publiés, George Sand exprimait le souhait qu’on en joignît d’autres et qu’on en composât un recueil de Reliquiæ. Le choix fut fait avec infiniment de goût. Lamennais, averti de la publication qui se préparait, avait donné son opinion et ses conseils. « Je m’associe, écrivait-il le 6 novembre 1840 à F. du Breil de Marzan, à tout ce que vous faites, La Morvonnais, Quemper et toi, pour honorer la mémoire de notre pauvre Guérin. C’était un bien bon garçon et d’un esprit distingué. Mais, dans la publication que vous préparez, il serait important, ce me semble, de ne pas vous écarter de la plus rigoureuse simplicité. Essayer d’en faire un grand homme, ce serait se rendre ridicule et lui aussi. » Je veux bien que Lamennais ait été peu enclin à ressentir le charme d’une nature telle que celle de Guérin. Mais enfin il le connaissait ; il l’avait eu sous sa direction à la Chênaie pendant plusieurs mois ; en 1840, il avait pu lire le Centaure. Son opinion compte. Sainte-Beuve, dans la notice dont on fit précéder l’édition, se montra pénétrant et mesuré comme à son habitude. Il y a de cela cinquante ans. Tout a progressé depuis lors. Ces jours-ci, j’ai lu, à droite et à gauche, et dans maints journaux qu’on n’aurait pas crus si éperdument épris de littérature, des articles qui certainement n’ont rien de ridicule, dont au contraire j’apprécie et j’aime l’enthousiasme, et qui ne rendent nullement Guérin ridicule, mais qui peut-être ne rendent pas non plus service à sa mémoire.
Tous ces articles sont des emprunts plus ou moins déguisés faits à un même livre, qui en est la source, comme toutes les rivières, au dire des anciens, prenaient leur source dans le fleuve Océan : c’est l’ouvrage très soigneusement documenté, très abondamment enrichi d’ « inédits » que M. Abel Lefranc a consacré à Maurice de Guérin[1]. M. Lefranc est un savant professeur, connu par des travaux d’érudition. Il souffre de voir en quel état nous est parvenue l’œuvre de Guérin publiée par de fort honnêtes gens, sans aucun doute, mais qui ne soupçonnaient même pas que la critique des textes est une science. Des lettres de Guérin ont été tronquées ; beaucoup sont restées inédites ; d’autres ont été publiées à part. Cela ne fait pas ce bel ensemble, complet et méthodique, où nous aimons à voir les œuvres d’un grand écrivain rangées par ordre de dates, accompagnées de commentaires et surtout renforcées de la série des variantes présentées elles-mêmes chronologiquement. Il rêve d’une pareille édition qui figurerait à sa place dans quelque collection des Grands écrivains de la France. Il est de toute évidence que ce serait un monument imposant ; mais les dimensions mêmes m’en inspirent quelque effroi.
Je songe que Guérin n’avait pour ainsi dire rien publié de son vivant, et que, pressé de le faire, il s’y était refusé. C’était en 1835. Il écrivait à Hippolyte de la Morvonnais : « Vous me portez à produire quelques essais de composition, à découvrir quelques côtés de prix que vous estimez qui se trouvent dans mes facultés… Mon esprit est casanier et fuit toute aventure ; celle du monde littéraire répugne directement à son humeur et même, soit dit sans la moindre suffisance, il la dédaigne. Elle lui semble imaginaire, soit dans son essence, soit dans le prix qu’on y poursuit, et partant mortellement blessée d’un secret ridicule… Pour embrasser l’art et la poésie, je voudrais qu’ils me fussent démontrés éternellement graves et hors de doute comme Dieu. Ce sont deux fantômes douteux et d’un sérieux perfide qui cachent sous leur lèvre un rire moqueur. Je ne veux pas essuyer ce rire. » Cette timidité, cette peur de produire ou de livrer ses productions à une curiosité toujours vaine, me paraît charmante et bien ressemblante à l’âme de Guérin. Certes, il eût été très fâcheux qu’on entendît littéralement ce scrupule, surtout lorsque, quelques années plus tard, Guérin eut produit des pages plus vigoureuses. Mais est-il possible de le méconnaître entièrement ? C’est affaire de nuance. Je remarque ensuite qu’en dehors de quelques compositions impersonnelles, les écrits de Guérin sont du genre le plus intime, le moins fait pour le public. Ce sont des lettres, comme on les écrivait quand on écrivait encore des lettres, toutes pleines de confidences et qui n’étaient faites que pour celui à qui on les adressait. C’est un journal, dialogue d’une âme avec elle-même. « O mon cahier, tu n’es pas pour moi un amas de papier, quelque chose d’insensible, d’inanimé ; non, tu es vivant, tu es une âme, une intelligence, de l’amour, de la bonté, de la compassion, de la patience, de la charité, de la sympathie pure et inaltérable. » Lettres confidentielles, notes personnelles, tout cela n’est pas de la littérature, c’est de la vie, et de la vie secrète. L’érudition qui a tant d’autres et de si belles occasions de s’employer, n’a que faire d’apporter ici ses instrumens de travail spéciaux. Je crains le grand jour qui est indiscret, les « excursus » qui développent, les notes qui soulignent et les commentaires qui appuient-Au surplus, les inédits de Guérin, vers ou prose, qu’on a publiés un peu partout, s’ils ne déparent pas le précédent recueil, ne l’enrichissent guère. Les uns par scrupule de méthode scientifique et les autres tout bonnement par badauderie, nous avons pris l’habitude de mettre au jour les plus informes brouillons que les écrivains n’ont pas pris la précaution de détruire. Guérin, qui était un délicat, n’eût certes pas souhaité qu’on le fît bénéficier de cette fureur d’inédit. Non, en vérité, je n’arrive pas à voir ce qu’on gagnerait à établir de son œuvre une édition ne varietur avec appareil critique.
Ce sont les vers, décidément, qui sont la partie la plus défectueuse de cette œuvre par tant de côtés si distinguée. Exceptons quelques pièces d’anthologie, deux ou trois, qui pourraient être d’André Chénier, mais plutôt encore de Desbordes-Valmore, le reste est d’une facilité, d’une mollesse, sur laquelle on perdrait son temps à vouloir nous donner le change. Comme il arrive, Guérin faisait d’une tendance de son esprit une théorie. S’il faut en croire les renseignemens très curieux fournis naguère par F. du Breil de Marzan, il affectait de considérer la négligence comme une beauté, invoquant des exemples illustres ; et j’avoue que celui de Lamartine n’était pas mal choisi. « Cette tendance se trouvait puissamment favorisée par la vogue du moment qui était au genre intime, pour lequel nous professions tous un goût presque ridicule. Ainsi dans les premiers temps du petit cénacle poétique du Val de l’Arguenon où Maurice profitait, en l’accentuant à sa manière, de l’heureuse veine des Consolations, pendant que La Morvonnais y importait celle des Lakistes et de Wordsworth, on s’imaginait très aisément avoir fait preuve de génie quand on avait rimé les détails les plus prosaïques de la domesticité et du ménage, et surtout introduit dans un vers le nom technique et vulgaire de la chose ; trop souvent au préjudice des véritables qualités poétiques qui l’eussent rendu digne de cet honneur… Les choses en étaient venues au point qu’à nos yeux d’alors le nec plus ultra du genre était de produire une illusion telle que les seules oreilles exercées fussent en état de distinguer à li lecture les vers de la prose. » Quand on fait ainsi de la prose en vers, le plus simple serait de la faire en prose. Et ce fut l’avis de Guérin qui ne rima jamais que par manière de divertissement. Mais tous ne se sont pas résignés de si bonne grâce. Et ce pourrait être le secret qui expliquerait le programme de certaines écoles poétiques. Ceux qui ont été d’avis qu’il convenait de rapprocher le langage des dieux du sermo pedestris, n’étaient pas eux-mêmes très richement pourvus des dons spéciaux de l’expression poétique, rythme, cadence, harmonie, image. L’exemple de Sainte-Beuve le prouve assez bien. Beaucoup plus que Sainte-Beuve, Guérin était poète par le sentiment : il lui manquait d’être doué pour écrire en vers.
C’est bien pourquoi il n’a pas essayé de versifier ses deux meilleures pièces, le Centaure et la Bacchante, auxquelles il ne manque précisément pour être d’authentiques chefs-d’œuvre que d’être écrites en vers. Ce sont des poèmes en prose. Le genre a en soi je ne sais quoi d’inquiétant et de déconcertant. L’auteur lui-même des Martyrs, avec tout son génie, n’a pas suppléé à ce défaut. Chômer faisait très bien le vers : c’est la différence. De tel poème de Chénier, supprimez le vers, que reste-t-il ? L’esquisse en prose. Cela est encore très appréciable, mais enfin, c’est le poème qui nous donne complète satisfaction. La partie du livre de M. Lefranc consacrée aux poèmes en prose de Guérin est, à mon gré, la plus intéressante et sûrement la plus neuve. M. Lefranc a découvert l’original dont Guérin s’est probablement inspiré dans ses deux pièces. Et tel est en effet un des services les plus incontestables que l’érudition a coutume de rendre à l’histoire de la littérature. Elle apporte un incessant témoignage à l’appui de cette vérité que tout a été dit. Elle excelle à dénicher dans leurs obscures retraites tantôt des ébauches informes et tantôt des œuvres déjà accomplies et différant à peine du chef-d’œuvre qui a survécu. Nous apprenons ainsi qu’Alphonse Rabbe, aujourd’hui fort oublié, avait publié, en 1822, dans le journal l’Album et réimprimé, en 1825, dans les Annales romantiques un poème lui aussi en prose et intitulé lui aussi le Centaure. Ce Centaure, avec lequel celui de Guérin offre toute sorte de différences, mais aussi quelques analogies, reparut dans l’édition des œuvres posthumes de Rabbe en 1835 et 1836, suivi d’une pièce intitulée Adolescence et qui peut contenir, à quelques égards, le germe de la Bacchante. La conjecture est donc des plus plausibles et les recherches de M. Lefranc ont été couronnées de succès. Il est bien difficile de ne pas se ranger à ses conclusions très solidement établies. Que ce soit souvenir ou réminiscence, Guérin a dû s’inspirer de Rabbe.
Hâtons-nous de dire que, comme M. Lefranc en fait encore la très juste remarque, cela n’enlève rien au mérite de Guérin. Cela y ajouterait plutôt, car c’est une sorte de loi que le génie arrive en dernier beu pour consacrer, dans une forme définitive, ce qui avait été l’objet d’une succession d’essais se rapprochant de plus en plus de la perfection. C’était une des idées chères à Ferdinand Brunetière qui y est revenu maintes fois, notamment dans l’étude intitulée Lieu commun sur l’invention. La Fontaine n’est pas diminué pour être venu après Ésope, ni Guérin pour être venu après Rabbe. Guérin reste aussi original. Même, si l’on en croit M. Lefranc, ce n’est pas original qu’il faut dire, mais unique ; et non pas unique dans la littérature de 1840, mais unique dans l’histoire de la littérature, de la française et de toutes les autres. Le savant professeur a cherché parmi les poètes de l’antiquité, parmi ceux de la Renaissance et parmi ceux des temps modernes en vue d’y découvrir ce don exceptionnel qui permit à Guérin, dans la plus complète acception du terme, de s’identifier avec les choses du monde extérieur, de les sentir vivre et palpiter en lui. Il ne l’y a pas trouvé. « Certes on pourrait relever, surtout chez un Lucrèce, et plus près de nous chez un Vinci, un Rabelais, un Shakspeare, un La Fontaine, un Jean-Jacques, chez Bernardin de Saint-Pierre lui-même, chez Chénier, auteur de l’Hermès, chez Beethoven, Gœthe, Chateaubriand, Hugo, pour ne pas parler des contemporains, une compréhension, une pénétration par moment analogue des forces naturelles et de la vie terrestre ; mais chez aucun cette fusion intime qui met l’être humain en communication parfaite avec le monde extérieur et qui harmonise en quelque sorte les vibrations de l’un et de l’autre ne s’est révélée avec une continuité et une plénitude semblables. » Shakspeare, Vinci, Beethoven, les plus grands poètes, les plus grands peintres, les plus grands musiciens et quelques autres, cela fait une bonne compagnie. M. Lefranc s’empresse de déclarer qu’il n’entre pas dans sa pensée de mettre Maurice en parallèle avec les plus vastes génies de l’humanité. Il était temps. Le biographe de Guérin a seulement voulu dire que Maurice a « vécu le panthéisme » comme personne, qu’il est en ce sens un phénomène, un prodige, et de force à rendre des points aux anciens. « Les beaux mythes de la Grèce se trouvent, à cette heure, atteints, dépassés même, puisque le poète réussit à s’élever au-dessus de la fiction… » Eh bien ! même dans ce sens restreint, ne trouvez-vous pas que c’est trop ?
Si j’y insiste, c’est qu’à métamorphoser Guérin en cette espèce d’hiérophante, on nous le rend méconnaissable. Et tel que nous le connaissions nous l’aimions bien, comme on aime un être charmant, dont le charme est fait de sa faiblesse et auquel on s’est attaché pour l’avoir vu souffrir. Où sont ses vraies racines, comment s’est formée sa sensibilité si particulière, il n’est pour le savoir que de relire la lettre à l’abbé Buquet, confession si complète, si sincère et si perspicace d’un jeune homme de dix-huit ans qui a déjà derrière lui une longue habitude de l’examen de conscience. D’abord la race. Le château du Cayla peut n’être que le plus modeste des biens de campagne et ses propriétaires n’être que de fort petits gentilshommes, il y a chez Maurice de Guérin cet affinement de la race, ce qui fait par exemple qu’un Lamartine pu qu’un Vigny diffèrent d’un Hugo, tout vicomte que s’intitulât l’auteur de Hernani. La mère morte jeune et probablement du même mal qui enlèvera son fils. Le père inconsolable de cette mort, et d’ailleurs lui-même d’une sensibilité excessive, d’une nature inquiète et triste. L’enfant grandi à la campagne, sans compagnon de son âge, sans distractions, sans jeux, environné de scènes de deuil. Mais autour de lui toutes sortes d’influences bienfaisantes, protectrices et qui lui font une place parmi les purs : la campagne dont les harmonies le pénètrent une fois pour toutes, le milieu familial loin duquel il aura la sensation d’être en exil, la tendresse maternelle d’une sœur aînée, la foi déposée au plus profond de son âme. Cette foi, plus tard, il se pourra qu’elle se fasse plus tiède et que cette tiédeur alarme une famille très pieuse ; elle reste profonde et sincère : les voltigeurs de l’incrédulité n’arriveront jamais à tirer à eux Maurice de Guérin. Et tout cela se résume et se fond dans cette habitude de la rêverie mélancolique et religieuse. Puis il est remis aux mains des prêtres, au petit séminaire de Toulouse et au collège Stanislas. Nulle part il n’aurait pu trouver une discipline plus douce et plus voisine de celle de la famille. Mais la timidité développée en lui par l’habitude de l’isolement lui fait un supplice de la vie en commun et de l’activité réglée. « Je contractai une inquiétude minutieuse pour tous les devoirs que j’avais à remplir, c’est-à-dire que je tremblais dans la crainte qu’ils ne fussent pas assez bien ou assez tôt faits. » Ce sont presque les mêmes termes dont se servira un autre poète pour décrire le supplice de son enfance inquiète, au temps de sa première solitude :
Oh ! la leçon qui n’est pas sue,
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d’être puni !…
Ces enfans n’auraient pas dû naître,
L’enfance est trop dure pour eux !
Ces enfans n’auraient pas dû naître si débiles. Ce sont des malades. La force suffisante ne leur a pas été dispensée pour fournir une carrière normale. En eux est le germe du mal qui les enlèvera, qui déjà les travaille et qui fausse pour eux toutes les conditions de l’existence. Sur eux est la menace d’une mort toute proche, et ils vont dans son ombre. Ainsi en est-il de Guérin. Son air de débilité est ce qui frappe dès qu’on l’aperçoit, et qu’on n’oublie plus : « Une organisation si frêle, dit Lamennais, qu’on l’eût crue près de se briser à chaque instant. » Cette débilité foncière est aussi bien le trait dominant de sa physionomie, celui avec lequel tous les autres sont en rapport, et en rapport de dépendance.
D’abord, cette impressionnabilité si vive à tout ce qui vient de la nature extérieure. Aux époques de santé intellectuelle, l’être pensant et voulant se distingue nettement des choses. Qu’il vente ou qu’il grêle et qu’il y ait des fleurs au jardin ou des fleurs de givre aux vitres, qu’importe à la pensée qui tend énergiquement vers son but ? Les montagnes et les lacs, les cimes orageuses et les prairies verdoyantes, ce n’est que la toile de fond devant laquelle se joue la comédie humaine, toujours la même. Mais à mesure que la pensée devient moins maitresse d’elle-même, moins robuste, moins solide, et qu’elle trouve moins en elle-même de sève, d’énergie et de résistance, elle prête au décor plus de réalité, aux choses une existence qui peu à peu étouffe la sienne et s’y substitue. Les enfans et les femmes sont à la merci d’un état de l’atmosphère. Les malades aussi : Guérin est l’un d’eux. « Le 1er mai'. Dieu ! que c’est triste ! Du vent, de la pluie et du froid !… Le 3 mai. Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfum dans l’air ; dans l’âme, félicité. » Non seulement un nuage au ciel peut assombrir, un rayon de soleil peut égayer son âme, mais la notion même de son existence personnelle, de cette existence si fragile, si précaire, si près de s’évanouir lui échappe. On connaît l’épisode souvent cité de la soirée dans le jardin de la rue d’Anjou. Il a passé le bras autour d’un tronc de lilas ; il fredonne un air de romance, il regarde le jour tomber, il s’abandonne à la rêverie dont le soir l’enveloppe, il laisse sa pensée se dissoudre dans cette ombre et dans cette paix languissante. Alors il lui semble, dans cette mort de lui-même, qu’une vie s’éveille chez la plante qui sent, se meut, s’émeut au lieu de lui. « La tige de lilas que j’étreignais s’agitait sous mon bras ; je croyais la sentir se remuer spontanément, et toutes ses feuilles, qui frissonnaient, rendaient un bruit doux qui me paraissait comme un langage. » N’est-ce pas là un raccourci très suggestif ? On saisit le passage d’un état de la sensibilité à un autre. On est à l’instant précis où l’évanouissement de la personnalité se continue par une sorte de réveil au sein de l’inconsciente nature.
Ensuite ce besoin de repliement sur soi, ce travail perpétuel de l’analyse, cette subtilité pour apercevoir et enregistrer chacun des mouvemens intérieurs. L’homme valide marche sans faire attention au mécanisme de la marche, et ses poumons se dilatent, sans qu’il s’en aperçoive, dans un air respirable. « Mon Dieu ! que je souffre de la vie ! non dans ses accidens : un peu de philosophie y suffit, mais dans elle-même, dans sa substance, à part tout phénomène. » C’est le mal de vivre, le tourment métaphysique, celui de Werther, de René et des romantiques. Oui, mais Goethe avait en lui de quoi devenir octogénaire, Chateaubriand se portait comme un charme, Lamartine était un gars de Bourgogne, Hugo était fort comme un chêne et Dumas fort comme le nègre Johnson. La désespérance pour eux tous était un exercice, c’étaient des variations sur le thème à la mode. Elle est chez Guérin la plainte de l’être jeune, qui n’espère pas vivre et qui se pleure lui-même. C’est la parole sincère et vraie, et par-là si touchante, d’une âme affaiblie dans un corps défaillant.
La Bruyère a dit qu’au métier de critique il faut, avant tout, de la santé. Il en faut pour tous les métiers et pour toutes les sortes de travail artistique et littéraire. Avec une impitoyable perspicacité, Guérin a discerné en lui toutes les tares qui devaient empêcher son talent d’atteindre à une pleine éclosion. « Avide, inquiet, entrevoyant, mon esprit est atteint de tous les maux qu’engendrerait sûrement une puberté qui ne s’achèverait pas. » Il dira encore : « La plupart des facultés qui constituent la puissance de l’esprit manquent en moi ou n’y sont qu’indiquées comme le sont aux arbres, par des boutons morts ou stériles, les branches qui devaient naître. » Il est hanté par ce sentiment de l’inachevé qui est en lui. C’est assez pour le décourager d’entreprendre. Ajoutez que pour créer, pour penser, pour écrire, il faut pouvoir regarder devant soi et compter sur l’avenir. Guérin sent confusément qu’il n’y a pas d’avenir pour lui. Et encore le succès n’est que la récompense d’un effort prolongé. Or, il est incapable de toute application soutenue ; elle l’irrite et l’énerve ; il avoue qu’il travaille très peu. Entre toutes les pages de l’œuvre de Guérin se devine ce découragement d’un artiste qui se sent, par les fatalités mêmes de son être physique, condamné à l’impuissance.
L’effet de ce travail d’analyse et de cette défiance de soi, c’est de vous rendre impropre à la vie, inhabile à l’action, douloureusement sensible à tout contact avec la réalité. Guérin nous dit maintes fois son dégoût pour toute fonction sociale, pour tout emploi de la vie dans une sphère spéciale et à contours bien tracés. Il ne s’adapte pas, ou plutôt il n’a pas cette énergie qui façonne les événemens et les fait entrer dans la ligne de notre destinée. C’est pourquoi dans presque tous les milieux qu’il traversera, hors du nid familial, il se sentira mal à l’aise, et il en sortira, comme on sort d’une épreuve, meurtri et blessé. Ou encore quelque malheur surviendra qui lui en gâtera le souvenir : il est de ceux dont on dit qu’ils n’ont pas de chance. Le voici à la Chênaie, transporté, lui le petit Méridional, dans l’âpre climat, sous le ciel bas de Bretagne, lui, le rêveur, parmi ces politiques, ces disputeurs, rangés autour d’un des plus rudes athlètes de la pensée moderne. Tous les passages, si expressifs, où il esquisse la figure de Lamennais, témoignent de son admiration, de son étonnement, plutôt que d’une réelle sympathie. On a justement remarqué que Guérin se prit de goût pour ce milieu de la Chênaie surtout quand il en fut séparé. C’est la démarche coutumière de ces âmes débiles : elles ont les regrets sans avoir eu la jouissance, elles comprennent trop tard. En s’associant à la petite congrégation dont Lamennais était le supérieur, Guérin avait fait choix de la vie qui lui convenait, vie religieuse, mi-partie active et contemplative. Mais voilà que le troupeau est dispersé. L’une des meilleures périodes de la vie de Guérin, c’est à coup sûr le séjour qu’il lit au Val d’Arguenon chez Hippolyte de la Morvonnais. La mort de Marie de la Morvonnais enlevée subitement en pleine jeunesse va lui voiler de deuil l’image de l’hospitalière maison. De son désert, le solitaire est rejeté au monde. N’ayant aucun goût pour l’enseignement, il croit trouver dans le journalisme une occupation mieux en harmonie avec ses aptitudes. Singulière illusion dont il est vite désabusé. Il échoue dans les astreignantes et décevantes besognes du métier de donneur de leçons particulières. Après les retraites à la Chênaie, au Val, combien il est affligeant de voir Guérin du matin au soir courir d’un bout de la ville à l’autre et d’une classe à une répétition. Mais ce qu’il y a de plus douloureux encore, c’est de l’imaginer, en même temps, qui s’essaie au dandysme. Barbey d’Aurevilly triomphe : il a fait un disciple, une victime. Il l’entraîne dans les salons, au cabaret ; il l’éblouit de ses turlupinades. Il ne manquait plus pour achever le malheureux garçon qu’une grande passion. Il paraît que ce surcroît de misère ne lui fut pas refusé. Il connut la passion coupable, encore que platonique. Nous avons en perspective de savoureuses révélations. Nous pouvons à l’avance nous en délecter. Ce fut, nous dit-on, le secret du mariage avec Caroline de Gervain, « décidé en grande partie pour arrêter, d’accord avec l’intéressé lui-même, une passion qui ne pouvait avoir d’issue régulière. » Je n’aimerais pas beaucoup cette façon de prendre le mariage comme une diversion et un pis-aller. Mais on n’est pas forcé dans ces matières-là de s’en remettre à la foi des documens colligés par les biographes les mieux informés. Toutes ces choses intimes se faussent en entrant dans « l’histoire. » Et ce mariage, contracté par un mourant, ne lui fut qu’un court répit, encore troublé par des tracas domestiques, avant la grande souffrance… Ainsi à chaque période de cette existence sacrifiée se retrouvent les mêmes mécomptes qui traduisent l’espèce de fatalité, tout intérieure, à laquelle se heurte un être impropre à la vie. C’est d’avoir connu ces expériences douloureuses, et d’avoir eu la sensation qu’elles étaient conformes à son destin que nous plaignons Guérin, autant que de la brièveté de ce destin.
Nous le plaignons et nous l’admirons tout ensemble, et il entre de la pitié dans le culte que nous lui rendons. C’est pourquoi nous sommes un peu déconcertés par la forme que ce culte semble vouloir prendre chez les plus récens de ses dévots. Ils font de lui un annonciateur des temps nouveaux, héraut de l’humanité future. « O Guérin, le jour viendra sans doute où tu cesseras d’être l’adorateur solitaire des puissances merveilleuses qui vont se fondre dans le Pan immense. Les hommes, las des déformations multiples, les unes inutiles, les autres sacrilèges, qu’ils infligent à la Nature, se tourneront à ta suite vers « la grande Déesse, vers la Galatée immortelle, sur son piédestal gigantesque ; » ce jour-là, ils salueront en toi le prophète, le précurseur, presque le martyr d’une foi sublime et méconnue, et ton nom sera béni par la foule qui l’ignore encore ! » C’est possible, mais je ne comprends pas très bien. Il y a du brouillamini là-dedans… Au surplus, voilà passé le fracas du centenaire. C’était sans doute une crise à traverser. Nous allons pouvoir revenir à l’expression plus calme d’une tendresse plus discrète et plus sentie. Reprenons l’intime causerie à demi-voix avec le doux rêveur ; écoutons-le se plaindre et plaindre avec lui tous ceux qui ont connu la même détresse. Ne faisons pas de lui le grand homme qu’il n’eut jamais l’ambition de devenir. Nous avons de grands hommes plus qu’il ne nous enfant. Mais celui-là fut un être charmant, et ils sont rares. Que l’édition de son œuvre reste inachevée et éparse comme cette œuvre elle-même ! Qu’on y laisse de l’incertitude dans les dates et du vague dans les attributions ! La souffrance qui s’y exprime nous semblera plus voisine de la nôtre et nous en sera plus chère. Honorons ce modeste avec modestie ! N’effrayons pas son ombre avec notre bruit ! Ce n’est pas ici un monument autour duquel on convie la foule pour la haranguer : c’est une tombe où l’on vient s’agenouiller dans le silence et dans la solitude.
RENE DOUMIC.
- ↑ Maurice de Guérin, d’après des documens inédits, par Abel Lefranc, professeur de langue et littérature françaises au Collège de France. 1 vol. in-12 (Champion).