Revue littéraire - Le Cas de Ferdinand Fabre
Ceux qui, quelque jour, écriront l’histoire du roman pendant la seconde moitié du XIXe siècle, ne manqueront pas d’y faire une place à l’œuvre de Ferdinand Fabre, et probablement un peu plus large que ne l’ont faite les contemporains. Lorsque se sera tout à fait évanoui le bruit de telles renommées tapageuses, on percevra mieux la note que ce modeste a mise dans notre roman et qui, sans lui, y manquerait. On discernera d’où est venue à ce bon ouvrier de lettres une originalité que tant d’autres, en s’évertuant, n’ont pu conquérir. Dans un temps de littérature inquiète, fiévreuse, nerveuse, il a poursuivi, trente années durant, son labeur paisible et patient, défrichant le même champ, creusant dans le même sillon, sans se laisser décourager par une certaine indifférence du public même lettré. Alors que le souci de la réclame et le besoin de popularité sévissaient d’un bout à l’autre du monde des lettres, il s’est enfermé volontairement dans un genre de sujets qui ne pouvaient attirer la foule des lecteurs. Ce peintre des mœurs s’est obstiné à ne décrire que les milieux où il avait vécu lui-même, et n’a pas cru qu’une information hâtive menée en vue d’un objet immédiat pût suppléer à la longue habitude et à la familiarité désintéressée. Ce réaliste n’a pas cru que réalité eût pour synonyme brutalité. Cet artiste a eu le respect un peu ombrageux de son art et redouté les aventures où il eût risqué d’en compromettre et d’en abaisser la dignité. Apparemment cela constitue un cas, et tel était bien l’avis de Ferdinand Fabre, puisque dans les notes qu’il a laissées et qu’on vient de publier, Ma Jeunesse[1], il intitulait : Mon Cas littéraire le chapitre où il retrace ses débuts dans les lettres et esquisse une histoire de ses premières œuvres. En joignant ce nouveau volume à celui que Fabre publia naguère sous le titre de Ma Vocation, nous serons très précisément renseignés sur la genèse d’une œuvre dont c’est un des caractères que de devoir beaucoup aux souvenirs, aux émotions, à l’expérience personnelle de l’auteur.
Ferdinand Fabre est, comme on sait, le fils de bourgeois de Bédarieux. Il fait ses études au petit séminaire de Saint-Pons. L’été, il va passer les vacances chez son oncle, l’abbé Fulcran Fabre, curé desservant de Camplong. C’est là qu’il reçoit les premières impressions, les plus profondes et les plus durables. Ce sont d’abord des impressions de nature. On l’a maintes fois noté, ceux-là seuls seront capables de goûter et de traduire les émotions de la nature, qui les ont d’abord éprouvées dans leur âme toute nouvelle. Il faut que les yeux se soient promenés sur des horizons de verdure, de montagne ou de grèves marines, à l’époque où nous projetons sur le monde extérieur cette joie de vivre qui est en nous. A ceux dont l’enfance s’est passée dans les ailles, la campagne restera toujours une étrangère ; et s’il leur arrive plus tard de s’éprendre d’elle, on retrouvera chez eux les étonnemens un peu sots et les enthousiasmes dépourvus de spontanéité du citadin en villégiature. Peu importe d’ailleurs que les aspects qui nous ont frappés d’abord soient ceux de contrées magnifiques ou médiocres, sauvages ou gracieuses ; nous en saurons quand même dégager la beauté. La nature cévenole est âpre et rude ; mais c’est parmi ces sentiers de chèvres, sur ces pentes dénudées, que l’enfant a couru librement ; c’est au pied de ces châtaigniers qu’il a goûté l’ombre et le frais. Il s’est mêlé à la population rustique de ces pauvres hameaux ; il a été le compagnon des chevriers et des pastoures ; il a ébauché avec des fillettes aussi innocentes que lui des idylles ingénues. Il a trouvé chez ces braves gens des chaumières et des fermes une affection où se mêle une nuance de déférence. Il est pour eux « monsieur le neveu ; « celui qu’on peut bien traiter avec familiarité, mais non pas sans égards. Heureuse enfance, toute pleine d’impressions charmantes, qui laisseront pour toujours le cœur attendri et l’âme parfumée !
La famille Fabre, un beau jour, se trouva être complètement ruinée, et le moment étant venu que le jeune homme prit une carrière, on essaya de l’incliner vers la prêtrise. Le voilà au grand séminaire de Montpellier. Il a consenti, à l’épreuve loyale ; il étudie avec conscience la théologie morale et l’histoire ecclésiastique ; il se cherche des guides et des amis parmi ses maîtres et ses condisciples. Toutefois, dans ce nouveau milieu, il n’est pas complètement à l’aise et en confiance ; il ne se livre pas avec sa candeur ordinaire ; il se tient sur la réserve. Il avait beau faire, et, chaque fois qu’il se consultait, la réponse était la même : il n’avait pas la vocation. Il se sentait trop différent de ceux qui l’entouraient ; il n’arrivait pas à concevoir que toute sa vie pût appartenir aux idées et aux fonctions pour lesquelles on le préparait. Il était beaucoup trop honnête et d’une honnêteté trop entière pour entrer dans un état qui exige des dispositions si spéciales et dont il avait conscience d’être si éloigné. Et il est trop loyal pour avoir songé à nous abuser ou à se leurrer lui-même sur les causes qui l’ont détourné du sacerdoce. Il n’a pas dramatisé sa vingtième année par le récit de quelque lutte douloureuse avec le doute ; il ne s’est pas persuadé qu’il eût subi les affres d’un tragique déchirement de conscience : il n’a pas eu sa nuit de Jouffroy. Tout uniment il a reculé devant les sacrifices de toute sorte qu’exige la vie sacerdotale. Si modérées qu’aient toujours été ses ambitions, si simples que fussent ses goûts, et bien qu’en aucun temps il n’ait été affamé des jouissances de ce monde, il ne découvrait pas en lui les vertus de l’entier renoncement. Dans ces conditions, son devoir était nettement tracé. Il ne se heurta, pour l’accomplir, à aucune opposition. Quelques-uns des siens avaient bien pu souhaiter pour lui la carrière ecclésiastique, mais ils ne prétendaient pas la lui imposer. L’année finie, il quitta le séminaire pour n’y plus rentrer. Et il débarqua à Paris.
C’était le Paris de 1849, tout enfiévré de la Révolution de la veille, ardent, turbulent, chimérique et bruyant. Quel changement d’atmosphère pour l’échappé du grand séminaire de Montpellier ! Il était arrivé avec quelque vague projet d’étudier la médecine. Le fait est qu’il passait la plus grande partie de son temps à suivre les cours de philosophie, d’histoire et de littérature à la Sorbonne ; il s’abreuvait au large courant de la pensée moderne ; il sentait avec délices l’ivresse lui en monter au cerveau. Il en fut malade et dut aller refaire provision de forces au pays natal. Il s’empressa de regagner au plus tôt ce Paris où il menait une vie difficile, besoigneuse, mais dont l’atmosphère lui était devenue nécessaire pour faire éclore les rêves qui désormais étaient entrés dans son cerveau. Car peu à peu il prenait conscience de la « vocation » qui cette fois était bien la sienne. Il s’était mêlé à la « jeunesse littéraire » d’alors, fort semblable à la jeunesse littéraire de tous les temps. Là chacun, futur grand homme, portait en tête. parfois sous un chef branlant, tout un monde de chefs-d’œuvre à naître. « Nous dînions en bande par une chaude soirée d’août, dans une guinguette de Fresnes, et, au café, nous étions joyeux, peut-être un peu partis. Chacun racontait ses projets, déroulait ses plans. « Et toi ? que comptes-tu faire ? me demanda un incorrigible bohème à barbe grisonnante, se tournant vers moi et me frôlant la joue de son brûle-gueule allumé… — Moi, répondis-je timidement, je compte essayer de peindre mon pays, les Cévennes du Bas-Languedoc. — Et c’est pour ce coup fameux que tu es venu à Paris ? — J’ai traversé une crise religieuse très pénible ; il m’a été donné d’entrevoir l’Église, et, peut-être, avec l’Église… » Des éclats de rire outrageans comme des soufflets me coupèrent la parole. J’étais assis. Je me mis debout, payai mon écot, et, m’arrachant de vingt bras acharnés à me retenir, je m’élançai sur la route et rentrai seul à Paris. La bonne, l’heureuse, la féconde colère ! Les Courbezon étaient trouvés. » Apparemment, pour les avoir trouvés sur l’heure, c’est qu’il les portait depuis longtemps en lui. La flamme de cette heureuse colère ne fit que hâter la maturité d’une œuvre déjà plus qu’en germe. Et la raillerie ne servit qu’à ancrer davantage dans des projets bien arrêtés cette nature d’entêté.
À cette heure, Ferdinand Fabre est déjà tel qu’il restera jusqu’au bout et tel que l’a fait une éducation très particulière, dont il n’essaiera même pas de rejeter le joug. Cet enfant de Bédarieux est un provincial renforcé : Paris l’effraie, ce Paris trop complexe et qu’il désespère de jamais comprendre tout à fait, faute d’avoir tout jeune respiré son air. Il ne manque pas de provinciaux hardis, aventureux, avantageux, dont la prétention est d’abord d’avoir le pied plus parisien que les natifs de l’endroit, et dont l’ambition est tout de suite de conquérir la capitale, qui, au surplus, se laisse faire. Aussi ne peut-on s’empêcher de témoigner beaucoup de sympathie à ceux qui, dans la grande ville, gardent la nostalgie des choses et des gens de chez eux et s’assurent que leur province vaut bien un univers. Chez le séminariste d’hier, la discipline ecclésiastique a développé une certaine timidité : il craint de se lancer au fort de la bagarre : des habitudes de politesse dont il ne saurait plus se départir lui créent une évidente infériorité. Ajoutez un fond de prudence bourgeoise : en littérature comme ailleurs, ce montagnard probe et sensé veut prendre ses sûretés, ne s’avancer qu’en terrain ferme, et ne parler que de ce qu’il connaît bien.
Ce qu’il connaît, c’est d’abord son propre milieu de famille, c’est le pays où il a grandi ; et c’est bien pourquoi il était impossible qu’il n’écrivît pas d’abord ces Courbezon, simple histoire d’un pauvre desservant des Cévennes méridionales, drame intime dont il connaissait tous les personnages, pour les avoir rencontrés cent fois dans les presbytères des monts Garrigues et des monts d’Orb. C’est ensuite, et, pour ainsi dire, en suivant l’ordre chronologique, ce clergé auquel il a failli appartenir. Mais, dans ce dernier ordre d’études, n’est-il pas vrai que de larges perspectives s’ouvrent devant lui ? « J’entrevis la possibilité de réaliser un jour une sorte de Comédie cléricale. Qui mieux que moi, frais émoulu de deux séminaires, qui mieux que moi, parmi les écrivains de ma génération, avait été préparé à pareille œuvre ? Assurément ces personnages, le mari, la femme et l’amant, qui défraient le drame contemporain, qui le défraieront peut-être toujours, car les combinaisons entre ces trois facteurs sont inépuisables comme la vie elle-même, offraient un intérêt très vif. Mais comment arrivait-il que ces combinaisons tantôt ingénieuses, tantôt puissantes, me laissaient froid ? Où mon cœur était-il placé ? Je ne l’avais donc pas à gauche, comme tout le monde ? Dans l’Église, au contraire, j’étais saisi, touché tout de suite. Il n’était pas un détail, du bénitier au tabernacle, dans le domaine des choses, du plus humble desservant au Souverain-Pontife, dans le domaine des hommes, qui, empreint pour moi de quelque souvenir suave ou terrible, ne me remuât tête et cœur. Ici, sous les voûtes d’une cathédrale, dans le palais d’un évêque, dans le presbytère d’un doyen, dans un couvent de réguliers, j’allais de ma libre allure, j’étais à la maison, tout m’appartenait, les échos me répondaient d’une voix amie. Et j’irais m’évertuer dans le champ d’autrui, dans le communal parisien, où, avec des chances diverses, trime une armée de mes confrères, quand il dépendait de mon énergie de faire ma moisson, une moisson abondante et superbe, sur un terrain privilégié, sur un terrain choisi, sur un terrain à moi ! » Le fait est que la matière était à peu près intacte. Au moment où Ferdinand Fabre commence à écrire, le prêtre n’a encore presque pas de place dans le roman : c’est tout juste s’il occupe un ou deux des compartimens de la Comédie humaine et s’il apparaît, comme personnage épisodique, dans Madame Bovary. Si d’ailleurs les romanciers naturalistes devaient par la suite essayer de le peindre, rien n’a été mieux fait pour montrer la difficulté de l’entreprise et les mécomptes qu’elle réserve à ceux qui l’abordent sans préparation et sans respect.
Non seulement le domaine où l’écrivain s’enfermait lui tenait en réserve toute sorte de richesses encore inexploitées, mais, en limitant l’horizon de ses études à celui de ses souvenirs, Ferdinand Fabre se montrait un connaisseur avisé de lui-même, et du genre de qualités qu’il apportait dans l’œuvre littéraire. Car il est à peu près complètement dépourvu de la faculté d’invention, et de toutes les sortes de l’invention. S’agit-il des personnages ? Ceux dont on devine qu’il ne les a pas rencontrés dans la vie, mais qu’il les a imaginés par un effort de construction psychologique, sont de purs fantoches. S’agit-il des événemens ? Ceux par lesquels il a essayé de donner à ses livres l’intérêt proprement romanesque sont pour la plupart de l’espèce la plus banale et la plus vulgaire dans leur violence. Excellens dans toute la partie où il ne se passe rien, ses romans se gâtent dès que les personnages se mêlent d’agir. Assassinats, suicides, accidens, tous les dénouemens sont empruntés au répertoire des faits-divers. Dans les Courbezon, Sévéragnette ne pouvant rester éternellement entre ses deux galans, l’auteur se débarrasse du premier en le faisant assassiner par le second ; après quoi, le second, par un chassé-croisé providentiel, est lui-même victime de la tentative d’assassinat qu’il commet sur un brave homme de curé ; et celui-ci, à son tour, meurt non du coup de couteau qui lui était destiné, mais du chagrin de constater que l’humanité n’est pas parfaite. Dans Julien Savignac, l’héroïne succombe à d’horribles brûlures, son voile de mariée ayant pris feu au cierge qui tremble aux mains de l’assistant, trop ému. Dans le Chevrier, Félice se noie le soir de ses noces. Dans l’Abbé Tigrane, le vicaire général refuse au cercueil de l’évêque défunt, qu’il a au préalable dûment injurié, l’entrée de la cathédrale et le laisse exposé dans la nuit aux souillures de l’orage. Dans Lucifer, l’évêque Jourfier se précipite de la terrasse de l’évêché au fond d’un gouffre. Dans Mon oncle Célestin, Marie Galtier, dont on a perdu la trace, reparaît aux fenêtres d’une masure abandonnée où le diable a coutume de faire son sabbat. Tous ces épisodes mélodramatiques ressortent d’une façon d’autant plus désobligeante sur la trame unie du récit. Ils attestent moins l’exubérance que l’indigence de l’imagination. En revanche, Ferdinand Fabre a les dons les plus précieux de l’observateur. Il sait voir, et dès qu’il est assuré de travailler sur la réalité, il ne néglige rien pour en apercevoir et en serrer de près tous les détails. C’est le peintre de paysages ou de portraits, consciencieux et docile, attentif à son modèle, soumis à ce qui est, et qui sait rendre avec fidélité ce qu’il voit.
On a dit que Ferdinand Fabre n’avait pas eu de maîtres en littérature et qu’il ne procède que de lui-même. C’est alors que son cas serait tout à fait remarquable, attendu qu’il serait unique. La vérité est que les influences littéraires subies par l’écrivain sont assez faciles à démêler et s’accusent dans les diverses parties de son œuvre. Romancier réaliste, il a débuté sous les auspices du maître réaliste : c’est en se souvenant du Curé de Tours qu’il a conçu les Courbezon, et Sainte-Beuve ne se trompait pas lorsque, à l’apparition de ce premier livre, il le qualifiait d’être un « fort élève de Balzac. » Romancier champêtre, il s’est inspiré de George Sand : le Chevrier est une paysannerie cévenole : c’est ce qui le distingue des paysanneries berrichonnes ; quel dommage au surplus que l’auteur, abusé par on ne sait quel mirage de « l’élégance littéraire, » se soit amusé à l’écrire en un style laborieusement pastiché du XIVe siècle ! C’est encore par l’influence de la littérature ambiante que nous expliquerons le changement qui s’est fait à une certaine date dans l’inspiration de l’écrivain, et le caractère assez imprévu de quelques-uns de ses romans. Lorsque parut Lucifer, ceux qui s’étaient empressés de tenir le romancier balzacien pour une sorte de conteur édifiant, d’historien des vertus sacerdotales et d’hagiographe furent déconcertés et irrités. « Après l’abbé Courbezon le prêtre charitable, l’abbé Tigrane le prêtre ambitieux ! Après une manière de saint, une manière de scélérat ! Le bond parut inexplicable, et, dès ce moment, dans certains esprits, je fus marqué, ou pour l’attaque, ou pour la haine, ou pour, l’abandon. » Fallait-il voir dans cette brusque volte-face l’effet de rancunes personnelles ? Nous n’en croyons rien. Mais nous ne croyons pas davantage qu’il suffise pour en rendre compte d’invoquer, comme le fait Ferdinand Fabre, les progrès de l’expérience, la maturité, plus grande de l’esprit et la perte des illusions de la jeunesse. « O jeunesse ! pourquoi nous quittes-tu ? Il est si doux de ne voir que le côté riant, le côté aimable, le côté bon des hommes et des choses ! Hélas ! l’éblouissement cesse, et l’œil, qui dans sa bienvenue rayonnante au jour n’avait démêlé que des fleurs, découvre des épines cachées sous les feuilles le long des rameaux… Quelle douleur et quelle stupéfaction quand la première expérience pousse son dard dans la chair, vive de notre âme et nous inonde de sang tout à coup ! » Ferdinand Fabre avait quarante-trois ans quand il publia l’Abbé Tigrane. C’était avoir attendu un peu tard l’heure de la première expérience.
Au surplus, l’auteur ne s’était pas contenté de substituer à des peintures aimables des études plus vigoureuses. On était en présence non pas d’un talent qui, avec les années, avait acquis plus de force, mais d’un esprit qui, s’appliquant aux mêmes sujets, les envisageait à un point de vue tout opposé. C’était à l’Église même qu’en avait le peintre des mœurs ecclésiastiques ; et la « Comédie cléricale » prenait sous sa plume les airs d’une odieuse comédie. Car celui que, dès le séminaire, ses compagnons ont surnommé Tigrane, par analogie avec le tigre, dont il a les bondissemens terribles et la férocité, l’abbé Capdepont, est un prêtre zélé, pieux, et même vertueux selon l’Église ; — et c’est un coquin. Deux passions se partagent son âme, dont l’une est l’ambition, mais l’autre la haine. Il insulte, il calomnie, il frappe, il tue. Nous le traiterions en forcené et chercherions à le mettre dans l’impossibilité de nuire ; l’Église voit en lui une force qu’elle saura faire servir à ses desseins.
La même note se retrouve, dix ans après, et encore aggravée dans Lucifer. Tandis que Capdepont nous avait été présenté comme un affreux croquemitaine, l’abbé Bernard Jourfier est au contraire un personnage sympathique. Nature droite, cœur généreux, intelligence large, son défaut ou son supplice est de n’avoir pas l’âme ecclésiastique. « Le ton de votre langage m’épouvante, lui dit un prélat romain, et c’est moins par sa vivacité hors de toute mesure que par un tour trop direct où, passez-moi une expression hasardée, ne sonne pas assez l’âme ecclésiastique. Vous ne parlez pas comme un prêtre, vous parlez comme un laïque. Mon oreille a de singulières finesses pour entendre vibrer Dieu au fond de la voix humaine. Or, je trouve que Dieu ne vibre pas au fond de votre voix. L’homme, encore l’homme, toujours l’homme. » C’est sans doute une situation poignante, et d’illustres exemples l’ont montré, que celle d’un prêtre entré dans les ordres sans vocation et dont l’orgueil ne parvient pas à se fondre dans la parfaite humilité ; l’étude de ce drame intérieur est une de celles qui doivent tenter le moraliste et que d’ailleurs on peut pousser à fond sans qu’il en rejaillisse sur la morale ou la discipline chrétienne aucune espèce de défaveur. Mais le roman dévie sans cesse de ce sujet pour tomber dans une espèce de réquisitoire contre le gouvernement et l’esprit de l’Église. Le romancier qui, au besoin, ne se borne plus à conter, mais disserte et déclame, est tout occupé de faire ressortir ce qu’il appelle la « servilité » du clergé. Cela, à tous les degrés de la hiérarchie. Car l’évêque semble tout-puissant dans son diocèse, et il est bien vrai qu’il est le maître souverain de la destinée d’humbles prêtres qu’il peut, à son gré et suivant son bon plaisir, réprimander, déplacer ou interdire. Mais, lui-même, ce « tyranneau ecclésiastique » est sous la dépendance des congrégations, qui n’ont été instituées que pour le surveiller, le dénoncer, le murer dans son impuissance. On s’étonnerait de ne pas voir paraître en cette affaire les jésuites. Les voici, tels précisément qu’on a coutume de les peindre dans le roman-feuilleton. Y a-t-il quelque part un héritage à capter ? Ne doutez pas que l’avidité jésuitique n’en vienne à bout. Aperçoit-on se profiler dans l’ombre la silhouette d’un espion ? Il va sans dire que cet honnête homme travaille pour les héritiers de saint Ignace. Allons plus loin, et touchons au fond des choses : quelle est la règle essentielle que l’Église impose à ses prêtres ? C’est la chasteté ; et voilà justement une prescription monstrueuse ! Certes l’auteur de Lucifer ne s’abaissera pas à décrire les déportemens de prêtres débauchés : ce sont là besognes qu’il laisse à ceux qui sont dignes de les exécuter. Mais, d’une règle contre nature, il est d’avis qu’il ne peut sortir rien que de mauvais, et c’est bien sa propre opinion qu’il fait exprimer par son principal personnage. « Je ne songe à enfreindre aucune loi, proteste Bernard Jourfier, et, pour vous rassurer tout de suite, monsieur l’archiprêtre, je vous le jure, vous me verrez mourir avant de me voir déserter mon ordination… Mais enfin, si cette chasteté cruelle, dont nous ne pouvons parler sans une révolte des entrailles, qui nous rend hagards et pantelans, qui nous cloue au gibet de la croix toute la vie, était un mal ! Ce qui est inutile est mauvais. » L’hostilité contre les principes du catholicisme est évidente ; et, bien loin qu’on sente dans de pareilles œuvres cette espèce d’impartialité nécessaire au peintre des mœurs comme à l’historien, le roman y dégénère en pamphlet.
Or, si nous voulons bien regarder aux dates, nous aurons, par des raisons toutes littéraires, l’explication de ce changement d’attitude. C’est en 1873 que paraît l’Abbé Tigrane, en 1884 que parait Lucifer. C’est aussi bien entre ces deux dates que se placent l’avènement et le triomphe du naturalisme. Et nous n’avons pas de peine à reconnaître ici les défauts et les tares de cette doctrine, qui n’a été qu’une déformation du réalisme. Tandis que l’écrivain réaliste est tenu, plus qu’aucun autre, d’aborder dans un esprit de sympathie l’objet de ses études, les naturalistes ont promené sur la société de leur temps et sur la nature humaine une curiosité ennuyée et méprisante. Ils n’ont cherché dans le spectacle varié de la vie que des motifs à satisfaire leur humeur morose. Ils ont, de parti pris, négligé tout ce qu’elle offre aux regards de noble ou de touchant pour n’en apercevoir que les misères et les laideurs. Parmi les mobiles de notre conduite, ils n’ont accordé d’intérêt qu’aux poussées de l’instinct. Ils ont été d’ailleurs merveilleusement servis dans cette œuvre d’injustice par l’espèce d’inintelligence foncière qui, chez la plupart d’entre eux, a été le trait distinctif. Incapables de comprendre les idées, ils ont cru, de bonne foi, que tout se ramène à la sensation. Faute de se hausser aux régions de l’humanité supérieure, ils se sont rangés à nier ce qui les dépassait. C’est le malheur, en littérature, que ceux mêmes qui ne se laissent pas emporter par la force de certains courans, en sont tout de même ébranlés. Ils y cèdent en partie, quitte ensuite à se reprendre. C’est ce qui est arrivé à Ferdinand Fabre. Lui aussi, il a été influencé par le naturalisme ; il en a, — dans quelque mesure, — appliqué l’esthétique aux sujets qui lui étaient ordinaires. Ç’a été une espèce de crise. C’est son honneur que d’avoir su y échapper. Nul doute qu’il n’ait été averti et mis en garde par la nature même de certaines admirations qui venaient à lui, et dans lesquelles les raisons de littérature n’entraient pour rien. Il ne pouvait lui convenir qu’on le promût à la dignité d’une espèce de Homais du roman anticlérical. Aussi bien l’âpreté n’était pas plus la marque de son talent que les passions haineuses n’étaient compatibles avec son caractère. Il s’empressa de revenir aux genres qui lui avaient valu des succès de meilleur aloi, et ses derniers romans ne contiennent que des peintures souvent charmantes de la vie des humbles et des mœurs champêtres.
Nous pouvons maintenant considérer l’œuvre d’ensemble. Quelle impression nous produisent, lorsque nous les relisons aujourd’hui, les meilleurs de ces romans, dont quelques-uns ont plus de trente années de date et pour lesquels commence donc le jugement de la postérité ? Il faut avouer que la lecture n’en va pas sans quelque fatigue. La faute n’en est-elle pas, pour une part, au procédé même du peintre, pris dans ce qu’il a d’essentiel ? En bon réaliste, Ferdinand Fabre opère par petites touches, accumule les détails. Ce serait donc faire le procès au réalisme lui-même. Toutefois, que de longueurs inutiles ! Que de surcharges où la ligne se noie ! Que de broussailles qui gênent la perspective ! Ce sentiment de la mesure, auquel se reconnaît en art la maîtrise, Ferdinand Fabre déplorait qu’il lui eût été refusé. Relisez Monsieur Jean ; quelle exquise nouvelle ! Pourquoi faut-il que l’auteur l’ait allongée en un roman de trois cents pages ? D’autre part, Ferdinand Fabre ne possède pas à un degré assez éminent le don du style : sa phrase est lourde, comme ses développemens sont compacts. L’expression y est souvent juste, mais sans imprévu, sans éclat, sans aucun de ces mots qui peignent. C’est un style triste. On a fait un recueil de morceaux choisis de ses œuvres ; et ce serait pour nous surprendre ; mais d’ailleurs de quelle œuvre aujourd’hui ne trouve-t-on pas le moyen d’extraire des « pages choisies ? »
Toutefois, si l’écorce est un peu rude, il vaut la peine de la briser. Et, somme toute, l’auteur a réalisé le but qu’il s’était proposé. C’était d’abord de décrire son coin de pays, de faire entrer dans la littérature les aspects de la nature cévenole et de faire comprendre l’espèce de la plante humaine qui y pousse. Grâce à lui, cette sauvage partie de la France a eu son peintre, comme d’autres ont su dire la mélancolie de la Bretagne, la gaieté de la Touraine, la mollesse du Berry, la douceur de l’Anjou. Dans ce cadre évolue tout un peuple de personnages qui ont l’accent du terroir, et qui en outre enferment une parcelle de vérité humaine. La plus haute ambition d’un romancier comme d’un écrivain de théâtre est sans doute de créer des types résumant en eux toute une catégorie d’individus : Ferdinand Fabre y est plusieurs fois arrivé à force d’observation minutieuse ; et, dans les scènes de la vie de campagne, sa comédie devient souvent une comédie de caractères. Voici, à ne les pas compter, des types de vieilles paysannes, âpres au gain, et dont l’avarice sordide devient presque excusable, tant la question du pain quotidien se pose pour elles avec âpreté. Voici l’usurier, terreur de ces campagnes, le paysan madré et la simple brute. Et ce sont aussi de gracieuses figures de jeunes filles, la dévote Sévéraguette, l’innocente Marie Galtier, et c’est le bataillon des coquettes, filles de plaisir et filles d’argent.
Dans ces études de mœurs villageoises, Ferdinand Fabre a des émules et des maîtres. Dans la peinture des choses de l’Église, qu’il a été presque seul à tenter, nous n’avons personne à lui opposer. C’est en elle-même qu’il faut juger cette peinture ; aussi bien les qualités comme les lacunes et les insuffisances en sont assez apparentes. Tout ce qui est extérieur y est excellent. L’auteur a su nous donner l’impression d’un milieu très particulier, envelopper le tableau de l’atmosphère spéciale. Usages, coutumes, travers et manies, tout y est indiqué d’un trait juste, par un homme qui sait l’importance et la signification de chaque détail. Un prêtre n’entre, ni ne sort, ni ne salue, ni ne parle comme un laïque. Les sujets de conversation tournent dans un cercle, toujours le même, et on se passionne pour des questions dont un profane ne soupçonne même pas l’intérêt et la gravité. Tous ces membres de la grande communauté ecclésiastique, nous les voyons paraître devant nous dans leur attitude vraie, tantôt dans l’éclat des grandes solennités et tantôt dans l’humilité du devoir quotidien. Nous apercevons très nettement le desservant de campagne dans sa rusticité, l’archiprêtre dans son importance et le prélat romain dans sa finesse de diplomate. Nous devinons encore l’humeur de chacun d’eux. Celui-ci est jovial, cet autre emporté, ce troisième envieux, toutes les passions de la nature humaine continuant de faire battre le cœur sous la soutane comme sous l’habit. Entre tous, ceux dont nous emportons le long et fidèle souvenir, ce sont ces deux adorables saints : l’abbé Courbezon, l’abbé Célestin. Le premier a toutes les vertus et une manie, celle de bâtir ; mais cette manie, aussi dangereuse qu’elle est incorrigible, après avoir fait la ruine du pauvre homme et celle de tous les siens, fait aussi bien le tourment et presque le scandale de sa carrière. L’autre finira par devenir victime de sa naïveté, parce que, si l’on doit se tenir à l’écart du mal, encore n’est-il pas permis d’ignorer qu’il existe. Ce qui donne toute leur valeur à ces deux portraits, c’est que l’écrivain a su y éviter toute fadeur, et que, pas un instant, on ne songe à l’accuser de les avoir poussés à la sensiblerie conventionnelle. A vrai dire, Ferdinand Fabre a moins bien réussi dans les peintures qui lui ont sans doute coûté le plus d’effort, celles de l’ambitieux et de l’orgueilleux. L’abbé Capdepont n’est qu’un tempérament et Bernard Jourfier est une énigme. C’est qu’ici il fallait démêler une psychologie plus compliquée, et il est sans doute moins malaisé de pénétrer l’âme d’un desservant de campagne que d’imaginer les révoltes et les angoisses d’un Lamennais. Restait enfin à nous faire comprendre ce qu’il y a de plus délicat ou de plus fort dans le sentiment chrétien, tel qu’il a soulevé de grandes âmes. Ferdinand Fabre ne l’a pas même essayé. C’est donc qu’il a su peindre le décor de la vie religieuse, plutôt que la vie religieuse elle-même ; et nous présenter les figurans ou les comparses, non l’élite des croyans. Peut-être, après tout, cette étude dépasse-t-elle la portée du roman, et il faut savoir gré à Ferdinand Fabre de n’avoir pas dans ses ambitions littéraires excédé la mesure de ses moyens. La profondeur d’analyse lui a fait défaut, comme la puissance d’évocation ; il a su peindre les âmes simples mieux que les esprits hautains, et les destinées à ras de terre mieux que les fortunes plus relevées ; mais sa part reste encore assez belle, puisqu’il a réussi à nous donner l’image aussi ressemblante que possible des milieux qu’il a traversés et des existences moyennes qu’il a vues se dérouler dans une alternative d’épreuves et de joies, parmi les choses de la nature et à l’ombre protectrice de l’autel.
RENE DOUMIC.
- ↑ Ma Jeunesse, Mon Cas littéraire, Mgr Fulgence ; 1 vol. chez Fasquelle. — Œuvres de Ferdinand Fabre, chez Fasquelle et chez Lemerre.