Revue littéraire - Lamennais

Revue littéraire - Lamennais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 674-685).
REVUE LITTERAIRE

LAMENNAIS

I. Lamennais, étude d’histoire politique et religieuse, par M. E. Spuller. Paris, 1892 ; Hachette. — II. Lamennais, d’après des documens inédits, par M. A. Roussel, de l’Oratoire de Rennes. Rennes, 1892 ; Caillière[1].

Il y a des écrivains dont les œuvres suffisent d’abord à expliquer la réputation : tel, par exemple, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, ou tel encore, dans un genre assez différent, l’auteur de la Pétition pour les villageois qu’on empêche de danser. Leur marque se connaît ou se reconnaît entre cent. On peut d’ailleurs les aimer ou ne les aimer pas ; nos goûts et nos idées peuvent différer des leurs ; celui-ci, Joseph de Maistre, abuse un peu du droit qu’on a de mettre « de l’impertinence dans de certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts ; » et l’autre, Paul-Louis Courier, le faux « vigneron de la Chavonnière, » avec tout son esprit, est trop déloyal dans la polémique. Mais ce n’est pas le point ; et le fait est qu’il demeure d’eux, non-seulement des mots ou des traits, mais des pages entières comme gravées dans les mémoires. Quelque sujet qu’ils aient traité, la manière n’en a jamais appartenu qu’à eux. Ils sont originaux, enfin ; et pour écrire comme eux, ce ne serait pas assez d’être de leur famille, il faudrait être eux-mêmes.

Il n’en est pas ainsi de Lamennais. Non que son œuvre n’abonde en belles pages, et si nous en voulions citer, nous n’aurions, comme on dit, que l’embarras du choix. Il y en a d’éloquentes dans l’Essai sur l’Indifférence ; il y en a dans les Affaires de Rome ; il y en a dans les Paroles d’un croyant ; il y en a de moins connues, de moins vantées, mais non pas de moins belles peut-être dans l’Esquisse d’une philosophie, sur l’art en général, et sur la musique en particulier, sur la cloche, par exemple, ou sur l’orgue. Justesse et clarté, force et précision, ampleur de la phrase, mouvement, véhémence, — le style de Lamennais a toutes les qualités d’un grand style. Et cependant, je ne sais pourquoi ni comment toutes ces qualités ont en lui quelque chose d’anonyme et d’impersonnel. Je dis plus : il a une manière, et même, comme dans les Paroles d’un croyant, une manière dont on peut aisément démêler l’artifice ; et cependant sa prose, en vérité, n’est pas signée. On ne dit pas en le lisant : « Voilà du Lamennais, » comme on dit : « voilà du Joseph de Maistre » ou : « voilà du Courier. » C’est un grand écrivain, très éloquent, très entraînant, dont les plus belles pages n’ont rien qui soit exclusivement de lui.

On ne peut s’empêcher de faire une autre observation. L’auteur de l’Essai sur l’Indifférence n’a rien eu d’un « moraliste, » au sens du moins où l’on entend ce mot quand on songe aux Essais de M. Nicole, par exemple, ou aux Sermons de Bourdaloue. Il a connu l’homme en général, mais non pas les hommes en particulier. À cet égard, comparez encore, dans l’accomplissement d’un dessein presque analogue, la pauvreté psychologique de son premier volume à la richesse des Pensées de Pascal. Est-ce que peut-être, pour observer le monde, il en a toujours vécu trop éloigné ? Mais, d’un autre côté, trop solitaire et trop orgueilleux, il semble avoir été toujours incapable aussi de ces retours sur soi, qui nous permettent parfois de lire, dans la contemplation de notre propre misère, un peu du secret de l’humanité.

Et l’appellerons-nous seulement un « penseur ? » C’est un titre au moins qu’Edmond Scherer, dans une très belle Étude, lui a jadis durement contesté. M. Ravaisson, dans son mémorable Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle, et M. Paul Janet, dans une suite d’Études que nos lecteurs n’ont pas oubliées, se sont montrés moins sévères. Si cependant Lamennais, plus heureux dans l’art de renouveler telle ou telle partie de l’apologétique ou de la philosophie, que dans l’art d’édifier un système, — ce qui est assez grave quand on en a voulu construire deux, — s’est lui-même un peu perdu dans l’argumentation du premier de ses deux grands ouvrages et n’a pas très habilement ni très solidement ordonné le second, nous serons de l’avis d’Edmond Scherer. Quelque chose encore lui a manqué de ce-côté. « Il ne s’est pas rendu compte à lui-même de ce qu’il voulait établir. » Et si j’ajoute qu’en fait d’idées « pures, » pour ainsi parler, on n’en voit pas de vraiment féconde, ni surtout de vraiment nouvelle, dont on puisse faire honneur à Lamennais, quelle est donc cette espèce d’énigme ? et qu’y a-t-il en lui qui justifie sa réputation ?

Car elle est grande, et elle est méritée. Quand on en aura vu décroître et s’évanouir de plus éclatantes peut-être, la sienne continuera de durer. Il sera toujours l’un des grands noms du siècle. À quel titre et pour quelles raisons, c’est ce que je voudrais essayer aujourd’hui de dire très rapidement. J’aurai d’ailleurs, pour m’y aider, la consciencieuse Étude de M. Spuller, et deux volumes récemment publiés par M. Alfred Roussel, de l’Oratoire de Rennes. Composés d’après les papiers du « dernier survivant des disciples de Lamennais, » — le chanoine Houet, supérieur de l’Oratoire de Rennes, mort il n’y a pas encore tout à fait trois ans, — les deux volumes de M. Roussel sont riches de détails et de « documens inédits. » S’il ne s’en dégage pas un nouveau Lamennais, ils peuvent pourtant servir à préciser quelques traits de sa physionomie. Quant à M. Spuller, ce qu’il a sans doute le mieux vu, l’un des premiers, c’est que jamais les idées de Lamennais n’ont été plus « vivantes, » que depuis qu’il est mort. Et j’en suis bien heureux, si c’est un nouvel exemple et une preuve nouvelle pour moi, que l’histoire, assurément, s’éclaire beaucoup de la lumière du passé, mais bien plus encore peut-être des clartés que projettent en tout temps sur elle les leçons du présent. En se plaçant à ce point de vue, l’énigme se débrouille, et ce qu’on ne discernait pas, — ce qu’on ne pouvait pas discerner aux environs de 1860, — nous commençons, nous, aujourd’hui de l’entrevoir.

L’influence de Lamennais s’est surtout fait sentir comme qui dirait aux confins de l’action et de l’idée, dans cette région intermédiaire où l’abstrait et le concret se mêlent, dans ce domaine mal délimité où les idées, descendues des hauteurs, se transforment en moyens d’action. C’est ce qui la distingue assez profondément de l’influence de Bonald, ou de celle de Joseph de Maistre, sans compter qu’étant de 1817, le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence a donc précédé les Recherches philosophiques, qui sont de 1818, et le livre du Pape, qui n’a paru qu’en 1819. Bonald ou Maistre sont encore des philosophes, et le premier même, à sa manière, est un « idéologue » ou, comme l’a si bien dit M. Emile Faguet, un « scolastique, » une sorte de docteur « irréfragable » ou « subtil. » Lamennais, lui, est un combattant. « Vous avez reçu de la nature un boulet, — lui écrivait Maistre, au mois de septembre 1820, en le remerciant de l’envoi du second volume de l’Essai sur l’Indifférence — n’en faites pas de la dragée, qui ne pourrait tuer que des moineaux, tandis que nous avons des tigres en tête. » C’est cela même. Il ne s’agissait point de parader alors, ni de faire la petite guerre. Deux grands partis étaient en présence, que tout ce qui peut émouvoir ou passionner les hommes animait l’un contre l’autre, et Lamennais était à l’avant-garde de l’un, sauf à devenir plus tard, on le sait, l’un des chefs de l’autre, mais, — on le verra aussi, — c’était bien le même Lamennais.

Son coup de génie avait été de reconnaître dans l’individualisme, — cet individualisme dont Benjamin Constant était alors le grand théoricien et Victor Cousin le prophète, — l’ennemi qu’il fallait combattre, et abattre, si l’on voulait reconstituer la société sur la base de la religion. À la vérité, je ne sais si, sous le nom commun d’individualisme, Lamennais ne confondait pas deux choses ; et, très certainement, quand il reprochait à nos philosophes du XVIIIe siècle leur insouciance ou leur incuriosité des intérêts généraux, il se trompait. La philosophie du XVIIIe siècle en son ensemble est essentiellement une philosophie sociale, et les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, les Diderot, — sans parler des moindres, — ne se sont préoccupés de rien plus ou autant que de consolider, d’améliorer, de perfectionner, ou de réformer l’institution sociale. Mais quand Lamennais s’en prenait aux excès de la « raison individuelle, » quand il attaquait en elle sa confiance en elle-même, dans l’infaillibilité de ses lumières, dans la souveraineté de ses jugemens, c’est là qu’il avait raison, et c’est là qu’il triomphait. Sous ce rapport, nul n’a mieux montré ce qu’il y a d’antisocial, ou d’antihumain même, à faire de l’individu la mesure de toutes choses, et que, si la logique réussissait jamais à démontrer qu’il l’est, il en faudrait douter encore, au nom de l’intérêt commun, de la nécessité sociale, et de la solidarité des générations. Aucun de nous n’a le droit de se poser en maître absolu de ses actes, ni de ses pensées même, parce qu’il n’est aucun de nous qui n’appartienne autant à la société qu’à lui-même, pour ce qu’il lui doit de bienfaits dans le passé, pour ce qu’il en réclame d’aide ou de secours dans le présent, pour l’espèce d’engagement qu’il a pris, rien qu’en naissant, de transmettre à ceux qui le suivront tout ce qu’il a reçu, et de le leur transmettre intact, ou, si possible, accru. Ceci, répétons-le, — parce qu’on ne saurait trop le redire, dans l’intérêt de la société, comme pour expliquer la pensée de Lamennais, — c’est ce qu’il a supérieurement vu, déjà dans son Essai sur l’Indifférence, et plus tard encore mieux.

Il a sans doute été moins heureux quand, avec cette fougue de tempérament qui le portait d’abord aux extrêmes, il a voulu substituer à l’autorité de la « raison individuelle » celle du « consentement universel. » Il n’y a pas de « consentement universel. » Et il est vrai d’autre part qu’il n’y a pas non plus de « raison individuelle. » Ce qui revient à dire que les affaires humaines se déroulent ou se jouent, pour ainsi parler, entre les exagérations de l’individualisme et celles de son contraire. Nous ne sommes ni anges ni bêtes. L’individu n’a pas tous les droits, mais la société ne les pas tous non plus. La sagesse est au milieu, comme le bonheur, à ce que l’on dit, dans la médiocrité. À chaque moment de l’histoire, trouver un moyen terme qui concilie les droits de l’individu avec ceux de la société, c’est l’éternel problème, dont la nature même est de ne pouvoir jamais être résolu que pour un temps. Et n’y ayant rien de plus raisonnable, il n’y a donc rien aussi qui soit d’une philosophie plus vulgaire ; — je le sais. Que faire cependant si, philosophiquement, la théorie individualiste et celle du « consentement universel » sont également intenables ? On fait comme Constant et comme Lamennais : on se porte tout entier d’un côté. Pourquoi d’ailleurs cela vaut-il mieux ? et qu’en résulte-t-il ? Il y a là-dessus une belle page de critique hégélienne dans l’Etude d’Edmond Scherer que j’ai déjà citée.

Ce qui nous importe ici davantage, — et pour aujourd’hui, — c’est que l’on voie bien comment sa théorie du consentement universel acheminait, dès 1820, l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence vers l’idéal futur de l’auteur du Livre du peuple. L’observation d’ailleurs en a souvent été faite, et je n’ai pas besoin d’y insister. Vox populi, vox Dei. C’est Dieu qui parle par la voix des foules, et Lamennais n’a reculé devant aucune des conséquences de son principe. Mais aussi, pour ne pas le savoir, n’est-ce pas sans raison, — sans une espèce de raison instinctive, confuse et profonde, — que la mémoire des foules lui est reconnaissante encore de ce qu’il a tenté pour fonder le droit du nombre sur un titre authentique. Dans un temps où personne peut-être encore n’y songeait que comme à une chose lointaine, Lamennais a pressenti cette extension du droit de suffrage qui est actuellement en train de bouleverser les conditions de l’histoire, et son nom se trouve ainsi naturellement mêlé à l’origine de toutes les questions qui intéressent l’avenir de la démocratie. Ou plutôt, il en est devenu comme inséparable, et puisqu’il semble qu’à de certains égards cet « idéaliste forcené, » comme l’appelle un de ses critiques, ait eu quelque chose d’un « voyant, » qui peut répondre que, de ses principes et de ses idées, l’avenir ne dégage pas encore des conséquences inaperçues ?

Mais avant d’abandonner l’Église, il devait lui rendre un autre grand service encore, qui est, comme on l’a dit, de l’avoir constituée en parti. L’expression est d’Ernest Renan. Entre 1815 et 1830, tout ayant donc changé depuis un demi-siècle, Lamennais comprit qu’il fallait que le catholicisme, aussi lui, changeât, dans la mesure, assez large d’ailleurs, où le permettait l’immutabilité nécessaire de son dogme. A des attaques nouvelles, il comprit qu’il fallait répondre par des moyens nouveaux. Liberté de la presse, liberté d’enseignement, — et généralement toutes les formes que peut prendre la liberté de penser, de parler ou d’écrire, — puisque les adversaires de la religion en usaient, il fallait que, comme eux, ses défenseurs apprissent à s’en servir. Ce n’était pas assez que le prêtre se contentât de prêcher dans sa chaire la morale ou le dogme, et encore moins d’être inscrit au budget ; mais il fallait qu’il descendît des hauteurs paisibles où il affectait de se tenir, qu’il eût, comme citoyen et comme chrétien, sa politique, et, pour tout dire enfin, qu’il parût dans la place publique. C’est ce que fit Lamennais, dans les livres fameux sur la Religion dans ses rapports avec l’ordre civil, sur les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, et surtout par la fondation du journal l’Avenir et la constitution de l’Agence catholique.

Ce qu’il voulait, où il tendait par là, il nous l’a dit lui-même : à ruiner le gallicanisme, et, en le ruinant, à dégager la religion même de « l’édifice politique » où il la trouvait comme emprisonnée. « On doit peu s’étonner des progrès du libéralisme, écrivait-il de La Chênaie, le 16 juillet 1830, à l’abbé de Hercé, c’est la marche naturelle des choses, et dans les desseins de la Providence, la préparation au salut, je le crois du moins. La religion, emprisonnée dans le vieil édifice politique, véritable cachot de l’Église, ne reprendra son ascendant qu’en recouvrant sa liberté, et c’est là le service que ses ennemis, instrumens aveugles d’une puissance qu’ils méconnaissent, ont reçu d’en haut l’ordre de lui rendre. Tout se prépare pour une grande époque de restauration sociale, mais qui devra, comme il arrive toujours, être achetée par beaucoup de travaux, de souffrances et de sacrifices. Pour nous, qui ne serons plus là quand elle s’accomplira, saluons de loin cette espérance, comme les prophètes celle du Messie, et supplions Dieu de répandre, parmi les catholiques et le clergé surtout, les lumières qu’exige sa position présente, et que tant d’hommes d’ailleurs estimables ne savent pas même encore désirer. »

Si j’ai cité cette lettre, c’est qu’elle est inédite, et à ce propos je ne sais ce qui me retient d’en revenir à l’éternelle question : que trouvera-t-on bien qu’elle ajoute à ce que nous connaissions déjà de Lamennais ? Peu de chose, assurément, et dans sa Correspondance déjà publiée, il y en a vingt autres où il exprime les mêmes idées. Telle est la lettre à M. de Senfft, datée du 18 avril 1831 :

« Pour moi, je crois profondément à une transformation universelle de la société sous l’action du catholicisme qui, affranchi et ranimé, reprendra sa force expansive et accomplira ses destinées en s’assimilant les peuples qui ont résisté jusqu’ici à son action ; tout se prépare pour cela, et la politique européenne n’a été et n’est encore que l’instrument aveugle de la Providence, qui se sert d’elle comme du libéralisme antichrétien pour réaliser cette grande promesse. Et erit unum ovile et unus pastor. Si les puissances comprenaient cela, elles sauveraient aux peuples d’effroyables calamités et elles se sauveraient elles-mêmes. Tout le monde aujourd’hui agit contre soi, et c’est à mes yeux une des plus fortes preuves que tout ce qui est, est réprouvé, et que Dieu a pris en main le gouvernement du monde pour y établir un ordre nouveau. S’il existait, dans une certaine position, — c’est-à-dire sur le saint-siège, — un homme qui sentît cela et qui se plaçât, pour ainsi dire, au milieu de l’action divine, jamais il n’aurait paru sur la terre rien de si grand que cet homme. » On reconnaît ici les idées de Joseph de Maistre, exagérées sans doute, et poussées déjà jusqu’au mépris, sinon jusqu’à la haine encore des « puissances ; » mais, de plus, Lamennais a essayé de susciter cet homme « qui se placerait au milieu de l’action divine, » ou, si l’on veut, et à son défaut, d’y suppléer par l’organisation du catholicisme en parti.

Que si maintenant l’une des plus cruelles déceptions qui puissent atteindre un agitateur est de se voir devenir l’hérétique du parti qu’il a lui-même constitué, de voir en quelque sorte son œuvre le renier, et l’arme enfin qu’il avait forgée servir à le frapper, on sait quand et comment Lamennais l’éprouva. L’Église, qui s’était assez naturellement émue du troisième et du quatrième volume de l’Essai sur l’Indifférence, pouvait-elle en 1833 accepter pour siennes les Paroles d’un croyant ? Toujours est-il qu’elle ne le crut pas. Il lui sembla que Lamennais l’engageait dans une voie dangereuse, et elle le condamna sans ménagement ni pitié. L’encyclique Singulari nos déclara ce mince volume aussi funeste qu’il était petit, — mole guidem exiguum, pravitate tamen ingentem, — et l’auteur fut comme retranché du nombre des fidèles qu’il avait disciplinés lui-même à l’obéissance et à la soumission. Non-seulement aucun des siens, — aucun de ceux qu’il avait rendus, pour ainsi dire, à l’ultramontanisme, — ne le suivit dans sa résistance, mais quelques-uns d’entre eux se séparèrent de leur ancien maître avec plus de hâte, et surtout de fracas, que ne le demandait peut-être le souci de leur orthodoxie. Ce « retour aux idées romaines » dont Lamennais avait été le principal ouvrier, » ce grand mouvement « qui devait aboutir à la décision suprême et irrévocable du Vatican, » et dont on lui fait un titre de gloire d’avoir été l’initiateur, il en fut la première victime ; et, par la profondeur du coup qui l’atteignait, il put juger lui-même ce qu’il avait rendu de vigueur à la main qui le lui portait.

Ce serait faire injure à sa mémoire que d’imputer sa révolte au seul ressentiment de l’orgueil outragé. Car je ne dis rien de sa « sincérité. » Personne, je crois, ne l’a jamais sérieusement mise en doute, et M. Roussel eût peut-être pu se dispenser de la démontrer. Il y a, comme on dit, des accens qui ne trompent pas. Mais ce qui est moins trompeur encore, c’est la liaison nécessaire des idées de Lamennais entre elles. Telle qu’il la concevait dès le temps même de l’Essai sur l’Indifférence, la religion était pour lui la religion des humbles. « Philosophes, s’écriait-il, parlez moins de la dignité de l’homme, ou respectez-la davantage. Quoi ! c’est au nom de la raison, c’est en exaltant avec emphase ses droits imprescriptibles que vous condamnez hardiment plus des trois quarts du genre humain à être la dupe de l’imposture… Et vous vous imaginez qu’en jetant la religion au peuple, et en lui disant que c’est pour lui un frein nécessaire, il s’empressera de le saisir, en vous abandonnant les rênes ! Vraiment, je vois que cela serait assez commode. Il s’abstiendrait pour vous et vous jouiriez pour lui. » Et en effet, telle était bien, comme on sait, la religion de Voltaire. Bonne pour la « canaille, » ce que Voltaire ne pardonnait pas à la religion chrétienne, c’était tout justement l’humilité de ses origines. Mais, au contraire, c’était ce que Lamennais en devait surtout aimer, glorifier, prêcher un jour, et si l’on ne saurait nier, je crois, qu’il y ait quelque chose de démocratique dans l’Évangile, c’est d’abord ce qu’il y a lu.

Aussi longtemps donc qu’il a cru pouvoir, par les moyens dont il disposait, ou qu’il essayait d’organiser, ramener le christianisme à la pureté de son institution primitive, le débarrasser de la rouille des temps, et renouveler en lui, pour ainsi dire, le caractère démocratique, ou populaire, si l’on veut, de sa première propagande, Lamennais est demeuré non-seulement catholique, mais le plus ferme soutien et le défenseur le plus hardi du catholicisme. Lorsqu’il lui a semblé que, bien loin de soutenir l’Église et la religion, l’alliance des puissances, — qu’il fallait qu’on payât, et souvent de quel prix ! de quelle servitude ou de quelles complaisances ! — rendait la religion et l’Eglise suspectes aux « peuples, » il n’a pas hésité à dénoncer publiquement une solidarité désormais dangereuse, et sans déclarer encore la guerre aux rois, il a commencé de les traiter en alliés pour le moins inutiles. Et, en effet, n’étaient-ils pas au premier rang de ces « indifférens » pour qui la religion n’était en somme qu’une politique, un instrument de règne, un moyen d’oppression au besoin ? Mais quand il se vit enfin abandonné de la papauté même, il ne se plaignit pas, il s’indigna plutôt, et comme il était de ceux que la contradiction enfonce dans leurs opinions, il devint hérétique pour n’avoir point voulu renoncer à des convictions qu’on avait jadis encouragées en lui, qui faisaient d’ailleurs le fond ou la substance de sa pensée, qui étaient sa personne même. C’est alors que, débarrassé désormais de toute contrainte, il se laissa naturellement entraîner à la pente sur laquelle, non sans effort, il s’était jusque-là retenu. Sans avoir besoin pour cela de l’aiguillon de la colère, mais surtout, sans se laisser, comme on l’a dit, enivrer aux fumées de l’orgueil, n’ayant plus rien à ménager, il fut alors ouvertement ce qu’il avait toujours été dans le secret de son cœur. Y a-t-il rien de plus logique ? où voit-on là de contradiction ? et qui pourrait avoir l’idée, je dis un seul instant, de suspecter sa sincérité ?

Je n’ai garde, à ce propos, de vouloir toucher le fond de la question. Il y aurait trop à dire. Mais s’il y a plus d’une manière d’entendre et surtout de « sentir » le christianisme, il suffit que celle de Lamennais ne soit pas absolument contraire à la lettre, ni même, je pense, à l’esprit de l’Évangile. On ne peut pas seulement lui reprocher, après avoir mis dans l’autorité le critérium de sa certitude, d’avoir secoué le joug de cette autorité, si, quelque respect qu’il eût pour elle, il ne l’a jamais séparée, dans ses écrits, mais encore moins dans sa pensée, du consentement universel dont elle était à ses yeux la manifestation extérieure et visible. S’il s’est trompé, comme je le crois, d’ailleurs, en plus d’un point, et gravement, c’est dès l’origine, et en ce cas, c’est à l’origine qu’on aurait eu tort de saluer ou d’applaudir en lui, sans voir où tendaient ses doctrines, un « nouveau Bossuet. » Mais nous ajouterons qu’il s’est trompé d’une manière qui l’honore ; et que, par conséquent, dans ce qu’on appelle son « apostasie, » avec une preuve de sa sincérité et de sa fidélité à lui-même, il ne faut voir qu’une illusion de sa générosité.

Ce n’est pas, en effet, la moindre raison de la juste popularité de Lamennais qu’au contraire de la plupart des hommes, son cœur, bien loin de s’endurcir et de se rétrécir, se soit élargi plutôt et comme attendri par le progrès de l’âge. Si c’est un livre de colère, c’est un livre aussi de pitié que les Paroles d’un croyant. Je veux que la forme en soit souvent déclamatoire, et parfois même l’inspiration haineuse. Lamennais, on le sait, comme aussi bien Joseph de Maistre, a eu le génie de l’invective, et déjà, dans les Paroles d’un croyant, on peut citer plus d’une page qu’il eût mieux fait, dans l’intérêt même de sa cause, ou d’effacer ou au moins d’adoucir. Mais, après tout, sous son air de pastiche biblique, c’est la flamme de l’amour et de la pitié qui brille ou qui brûle dans ce livre, et si l’on ne saurait s’étonner des cris de colère, encore moins s’étonnera-t-on de l’enthousiasme d’admiration qui l’accueillit dans sa nouveauté. Si l’auteur avait voulu, comme il l’écrivait à M. de Vitrolles, « en flétrissant les iniquités des puissances mondaines, consoler les faibles, les pauvres, les opprimés, les petits, et leur montrer dans leur retour aux sentimens de justice, de charité, d’humanité, l’espérance certaine d’un meilleur avenir, » c’est bien ainsi qu’il fut compris. Avant même que d’avoir paru, le livre, si l’on en croit Sainte-Beuve, qui s’était chargé d’en surveiller l’impression, « soulevait et transportait » les ouvriers eux-mêmes de l’imprimerie où on le composait. On eût dit une révélation ; et au fait c’en était une au moins du changement qui s’était opéré, non pas dans l’esprit, mais bien dans le cœur de Lamennais. Le dur auteur de l’Essai sur l’Indifférence avait déposé la cuirasse dont il s’était jadis revêtu pour combattre les incrédules. Ce n’était plus à la dialectique et au raisonnement, mais au sentiment et à la persuasion qu’il faisait appel. Sa religion devenait celle de la souffrance humaine. Et le succès des Paroles d’un croyant n’était-il pas un signe aussi, ou une révélation d’un sourd travail qui commençait de se faire dans les profondeurs mêmes du sentiment religieux.

Car enfin, s’il s’est trompé, — puisque Rome l’a acondamné, — qui répondra cependant que l’erreur de Lamennais ne devienne pas peut-être la vérité de demain ? Dans le second volume de son intéressant ouvrage, à la page 171, M. Roussel s’indigne éloquemment qu’on ait pu prêter à Lamennais la double intention « de démocratiser l’Église, et, par elle, de démonarchiser l’État. » Mais, à la page 287, c’est lui-même qui dit, en propres termes, que « ce crime qui semblait alors, vers 1834, doublement abominable, plus d’un catholique, du moins en France, l’excuserait doublement, » si l’on voulait un peu s’entendre sur la valeur de ces mots. Et il dit encore, en un autre endroit : « Le grand tort de Lamennais fut toujours de devancer son époque. » C’est aussi bien ce que pensent tous ceux qui, depuis de longues années déjà, voient la religion s’efforcer à se rendre indépendante de toutes les formes de gouvernement, ou véritablement à se démocratiser, puisque nous venons d’écrire le mot, en adressant aux masses, comme l’on dit, avec ses plus éloquentes consolations et ses plus sages conseils, son suprême appel aussi. Mais alors l’erreur de Lamennais n’était donc pas si profonde ? Il avait donc raison, lorsqu’il se plaignait à l’abbé Gerbet, au mois de janvier 1832, « que le pape ne sût rien des choses de ce monde, et qu’il n’eût aucune idée de l’état réel de l’Église ? » Et s’il avait raison, que signifient les anathèmes dont on charge encore aujourd’hui sa mémoire ?

Aussi ne saurait-on savoir à M. Roussel trop degré de la conclusion de son livre. « Plaignons Lamennais, y dit-il, de n’avoir pas été à l’honneur, après avoir été si longtemps à la peine, et nous rappelant, suivant le mot de Mgr de Lesquen, qu’il a fait beaucoup de bien à l’Église et ne lui a pas fait de mal, gardons-nous de le maudire ! Ce serait pour nous, Français et catholiques, pis qu’une simple faute contre la charité : ce serait de Pin-gratitude. » C’est ce qui nous dispense d’insister sur ses dernières années. Mais ce qu’il est curieux et instructif de noter, c’est qu’en somme les conclurions du Lamennais de M. Spuller ne diffèrent qu’à peine de celles du livre de M. Roussel. Sans doute, et on ne trouvera rien de plus naturel, M. Spuller loue dans le Livre du peuple, dans les Amschaspands et Darvands, dans les Réflexions sur les Évangiles, ce qu’au contraire M. Roussel y déplore ; et, là même où M. Roussel ne voit que le progrès croissant d’une incrédulité qu’il regrette, c’est là que M. Spuller, au contraire, voit d’année en année Lamennais s’affranchir des anciennes contraintes. Mais, au fond, n’est-ce pas la même chose qu’ils appellent de noms différens ? et sous ces noms différens, ce qu’ils s’accordent tous deux à reconnaître, n’est-ce pas, à vrai dire, la continuité, la logique intérieure, et l’unité de la vie et de la pensée de Lamennais ? Grâce au seul mouvement des idées, par cela même et par cela seul que depuis une quarantaine d’années de nouveaux événemens ont jeté sur l’histoire du passé des lumières toutes nouvelles, cette espèce de contradiction qui scandalisait autrefois les amis de Lamennais, ou qui les embarrassait, a vraiment cessé d’en être une, et personne aujourd’hui n’oserait dire que Lamennais se soit renié lui-même. « Il s’est continué ; » selon le mot de M. Spuller ; « il n’a point changé ; » trop raide, au surplus, et trop cassant même pour être capable de changement, et dans ses « variations » ou dans ses « contradictions, » il suffit qu’on y regarde assez attentivement pour ne voir enfin « qu’évolution. »

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de l’énigme ou du paradoxe de sa réputation ; et c’est d’abord qu’aujourd’hui même encore nous retrouvons partout la trace de son influence. Un de ses amis lui reprochait une fois, — ou plutôt il ne le lui reprochait pas, mais il lui faisait observer, — que le christianisme de ses Réflexions sur l’Évangile n’était pas celui de ses Réflexions sur l’Imitation ; et Lamennais lui répondait : « C’est que l’Imitation, comme le christianisme du moyen âge, dont elle est la plus parfaite expression, ne s’occupe que de l’individu, point de la société : elle tend à séparer les hommes des hommes par une sorte d’égoïsme spirituel, qui fait que chacun, dans la solitude et dans la quiétude, ne s’occupe que de soi, de ce qu’il appelle son salut… L’Évangile, au contraire, pousse à l’action, à tout ce qui rapproche les hommes et les dispose à concourir à une œuvre commune, qui n’est autre que la transformation de la société… Il y a un monde entre ces deux tendances et entre ces deux esprits. » Que si son œuvre a donc été, comme on l’a vu, de travailler de tout son effort au triomphe de l’esprit de l’Évangile sur l’esprit de l’Imitation, on peut dire qu’il a consacré toute sa vie à préparer la solution de l’un des plus grands problèmes du siècle. Non-seulement il a mieux vu que personne le danger croissant de l’individualisme, non-seulement il a constitué le parti catholique, et non-seulement enfin il a dégagé du christianisme même l’élément démocratique, ou presque socialiste, qu’il contient en effet ; mais, à vrai dire, il a comme incorporé sa personne tout entière à une grande controverse dont l’histoire fait elle-même la partie toujours la plus vivante et presque la plus considérable de notre temps. Qu’il s’agisse de raconter l’histoire de la ruine du jansénisme et du gallicanisme, et par là du retour du catholicisme français aux idées ultramontaines, ou qu’il s’agisse d’étudier la formation du catholicisme libéral, on le retrouve partout, comme encore aux origines de ce que l’on appelait, il y a seulement quelques années, du nom de socialisme chrétien. C’est quelque chose que cela, sans doute ! À quoi, s’il est permis d’ajouter que ces idées elles-mêmes n’ont pas encore épuisé toutes leurs conséquences, il est permis aussi de croire, comme nous le disions, que l’action de Lamennais n’a donc pas encore fini de s’exercer. Ce grand agitateur a eu quelque chose d’un « voyant ; » et quand son œuvre écrite s’évanouirait tout entière, sa réputation lui survivrait toujours.

C’est ce que j’ai tâché de montrer. J’aurais d’ailleurs voulu pouvoir le mieux montrer encore, avec plus de clarté ; mais la question est de celles qui ne sont pas près de périr ; et nous entrons dans un temps où les occasions ne manqueront pas de la reprendre. En attendant, je me suis attaché surtout, comme l’avait fait M. Spuller, à mettre en lumière la continuité de la pensée de Lamennais. Ne me pardonnera-t-on pas, si j’ai cru que cela valait mieux que de raconter une fois de plus l’histoire de sa vie ou de chercher dans son œuvre la trace, assez difficile à saisir, de son éducation et surtout de sa race ? Il était de Saint-Malo, mais La Mettrie, par exemple, l’auteur de l’Homme machine, n’en était-il pas aussi ? Et il était Breton, mais s’il y a quelque chose au monde qui diffère des Paroles d’un croyant, c’est le Diable boiteux, j’imagine, ou Gil Blas, qui sont pourtant d’un Breton, aussi, et d’un Breton de Sarzeau ! I nunc ; allons maintenant ; et tâchons de définir les caractères du génie celtique !


F. BRUNETIERE.

  1. En dépôt à Paris, chez Lemoigne.