Revue littéraire - La Querelle des auteurs et des critiques au théâtre

Revue littéraire - La Querelle des auteurs et des critiques au théâtre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LA QUERELLE DES AUTEURS ET DES CRITIQUES AU THÉÂTRE

Depuis le vieux Geoffroy, qui est l’ancêtre de la corporation, presque tous les critiques de théâtre, sans en excepter Jules Janin lui-même, ont pris soin de réunir leurs feuilletons en volumes. Ou si quelque scrupule les en a empêchés, une main pieuse, aussitôt l’ouvrier disparu, a choisi, pour la publier à nouveau, la meilleure part de l’œuvre interrompue par la mort. Ces recueils, qui sont fort utiles, le sont d’abord aux auteurs dramatiques. Car ceux-ci entendent le bruit des applaudissemens qui éclatent dans la salle, et ils en conçoivent une légitime fierté ; mais, une fois passé le moment de son plaisir, le public sait-il toujours très nettement à qui il le doit ? Il lui arrive, hélas ! trop souvent d’embrouiller les noms de ses auteurs favoris, comme aussi les titres qu’ils ont à sa reconnaissance, et de ne pas faire très exactes, dans le trésor commun du théâtre contemporain » les parts individuelles. Les comptes rendus des critiques sont, à tout le moins, des inventaires où chacun peut retrouver et reprendre son bien. Ils empêchent en même temps que beaucoup des ouvrages qui brillèrent aux feux de la rampe ne disparaissent, sans laisser d’eux-mêmes aucune trace. Les gloires de la scène sont, pour la plupart, aussi éphémères qu’éclatantes ; des artistes les plus fameux, à peine est-ce s’il reste un nom, et qui n’évoque plus aucune idée précise ; et rien n’est plus lamentable que


Du spectacle d’hier l’affiche déchirée.


Parmi les pièces qui furent le chef-d’œuvre de la saison dernière, combien en est-il dont tout souvenir s’est déjà effacé dans la mémoire de ceux des spectateurs qui les acclamèrent le plus bruyamment ? Et si quelques-unes d’entre elles sont destinées à vivre, ce sont encore les discussions, les interprétations, même erronées, les appréciations, même divergentes, et les controverses des critiques, qui entretiendront autour d’elles le mouvement de l’opinion, c’est-à-dire une atmosphère de vie et de jeunesse.

Aussi tous ceux qu’intéresse l’histoire du théâtre feront-ils bien de mettre dans leur bibliothèque, à côté des Quarante ans de théâtre[1] de Francisque Sarcey, dont on a publié récemment le huitième et dernier volume, les deux volumes pareillement posthumes d’Etudes de critique dramatique[2] de Gustave Larroumet. Professeur disert, Larroumet conservait, la plume à la main, tous ses dons de facilité heureuse. Fort instruit, et des choses de la vie comme de celles de la littérature, doué d’une intelligence plus souple encore que pénétrante, il plaisait par l’aisance du tour, par une abondance toujours prête, par l’agrément d’une forme élégante sans excès de subtilité ni de raffinement. M. Adolphe Brisson, qui a recueilli au journal le Temps la succession de Sarcey et de Larroumet, publie à son tour, sous le titre de Le Théâtre et les mœurs[3], une première série de ses articles. On les relit avec plaisir et profit, et on ne cesse d’y goûter ces qualités précieuses entre toutes : une conscience scrupuleuse, une constante recherche de l’information exacte et complète, un souci d’entrer dans le dessein de l’auteur et de l’expliquer congrûment au public, une courtoisie parfaite, un désir charmant de ne faire de peine à personne. Et voici déjà trois volumes des Propos de théâtre de M. Emile Faguet[4]. Les critiques d’autrefois adoptaient volontiers des titres un peu ambitieux et destinés à donner le change sur ce qu’il y avait dans leurs études de nécessairement fragmentaire. Cela s’appelait Cours de littérature dramatique, ou bien Histoire du théâtre en France ; mais ces appellations ronflantes n’y faisaient rien ; et ce n’étaient malgré tout que des morceaux détachés, où manquaient précisément la méthode qui fait un « cours » et la suite qui fait une « histoire. » Les critiques de maintenant recherchent les titres les plus modestes et se soucient uniquement de trouver une étiquette appropriée à leur manière. M. Jules Lemaître, en qui s’est personnifiée naguère la critique impressionniste, ne promettait au lecteur de lui donner que ses Impressions de théâtre ; M. Faguet nous livre ses « propos » de théâtre parce qu’en effet il entend faire du feuilleton une causerie avec le public lettré. Il y apporte avec sa verve, sa belle humeur, son savoir et son esprit, une remarquable liberté d’appréciation et de ton, et une coquetterie qui est la seule qu’on lui connaisse, celle de la franchise et de l’indépendance.

Sa préoccupation dominante est de dire ce qu’il pense et d’exprimer son opinion, c’est-à-dire une opinion qui soit bien la sienne et non pas celle d’un autre, ou celle qu’il devrait en partie à ce public auquel il vient d’être mêlé ou encore celle qui refléterait un jugement entendu, une influence subie. Tel est le premier et le dernier article de « l’examen de conscience » auquel il procède en tête d’un de ses livres ; ou, si vous préférez, c’est le commencement, le milieu et la fin de sa profession de foi. « Je suis si persuadé que ce que le public me demande c’est avant tout d’être moi-même, que quand, au cours d’une représentation, je cause avec un de mes confrères en critique, je le mets généralement sur la question d’Orient ou sur l’extinction du paupérisme. Chargé d’un feuilleton du dimanche, j’évite même avec la plus grande sollicitude de lire les critiques du lendemain qui paraissent avant que j’aie pris la plume... Il me serait impossible de lire tel de mes confrères, dont je fais le plus grand cas, sans que son opinion, si elle était contraire à la mienne, ne m’amenât à une sorte de tiers parti, nébuleux et fuligineux... » Cette faiblesse d’être juste milieu est celle où M. Faguet risque le moins de tomber. Car non content d’être de son opinion, il veut en être tout à fait ; et pour être mieux assuré de n’en rien diminuer, il la pousse à bout, écartant les timides atténuations et les concessions lâches, et fonce dans sa propre direction avec une fougue des plus divertissantes. Cela fait que ses jugemens semblent parfois un peu déconcertans ; quelques-unes de ses opinions, à force d’être personnelles, en deviennent singulières. Mais alors même, et par ces jugemens à arêtes vives, cette critique prime-sautière et hardie appelle la contradiction et incite le lecteur à réfléchir ; partant, elle est féconde. Parmi les critiques de théâtre restés fameux, je n’en vois guère qui aient fait circuler dans leur œuvre, et, par suite, éveillé chez nous, autant d’idées.

Les critiques que je viens de citer, — et d’autres qui s’appellent légion, — s’expliquent abondamment chaque mois, chaque semaine, ou chaque jour, sur le compte des auteurs de leur temps. Vous plairait-il inversement de savoir ce que les auteurs pensent de leurs critiques ? Ce n’est pas un grand mystère. Écartons de la question telles sympathies individuelles et amitiés personnelles ; c’est un fait que les auteurs ne parlent jamais de la critique sans une amertume avouée ou secrète,. sans une hostilité ou sourde ou déclarée. Jamais pourtant la critique ne s’était montrée plus accueillante, moins embarrassée de partis pris, et plus indulgente ; et c’est un des traits par où elle diffère de ce qu’elle fut jadis. Elle affectait alors de se montrer sévère et même rogue ; on lui reproche plus souvent, aujourd’hui, de pousser l’indulgence jusqu’à la complaisance, et, par crainte de se montrer exclusive ou inintelligente, de tout admettre et même de tout louer. En tout cas, il est difficile de contester les services éminens qu’elle ne cesse de rendre à la littérature dramatique. Par l’attention intense et soutenue qu’elle lui prête, elle accrédite cette opinion, — et peut-être elle crée cette illusion, — que la production théâtrale est continûment intéressante et que le genre dramatique l’emporte sur tous les autres. Par ses éloges, elle a tiré hors de pair ceux précisément des écrivains qui sont aujourd’hui le plus en vue. Elle a démêlé dans leurs œuvres, signalé et consacré des mérites que peut-être le public se fût borné à sentir confusément ou que peut-être il eût méconnus. Le Cyrano de M. Rostand est tout de suite monté aux nues : c’est sans doute, par sa vertu propre ; mais il ne lui a pas nui d’être porté par l’enthousiasme de certain feuilleton célèbre de M. Emile Faguet. Et quelle dépense d’épithètes pour célébrer la vigueur de celui-ci et l’éloquence de celui-là, l’esprit de l’un ou la pénétration psychologique et le charme, et la grâce et la légèreté des autres ! D’où vient donc le malentendu ? Il est bien difficile, et il serait tout à fait déplaisant, d’admettre que cette animosité collective des auteurs contre la critique s’expliquât par telles intimes rancunes et souffrances d’amour-propre blessé. Il faut qu’il y ait à ce dissentiment une raison profonde et qu’il provienne de quelque différence essentielle de point de vue. C’est ce qu’il nous parait intéressant de rechercher ici et de tenter tout au moins de définir.

Car la querelle ne date pas d’hier, non plus qu’elle n’a chance de se terminer demain. Elle emplit toute l’histoire de la littérature, et, pour ne pas remonter plus haut, toute celle de notre littérature classique. Nos dramatistes du XVIIe et du XVIIIe siècle se plaignaient déjà des mauvaises chicanes que leur cherchaient les critiques de leur temps. . Ils les accusaient de ne tant admirer les anciens qu’afin de les écraser eux-mêmes sous la comparaison, et de mieux dénigrer les modernes. Ils s’insurgeaient contre de prétendues règles qui n’ont été inventées que pour gêner les auteurs et les empêcher d’être originaux, entreprenans, hardis, novateurs. Ils proclamaient que les anciens sont les anciens, et que pour eux, s’adressant aux hommes d’aujourd’hui, ils leur devaient parler le langage d’aujourd’hui. Ils en appelaient des jugemens de l’école aux impressions des spectateurs, et, ne reconnaissant d’autres décisions que celles du public, concluaient que le grand secret est de plaire.

Il est piquant de retrouver toutes ces déclarations, plusieurs fois séculaires, dans la bouche de nos contemporains et sous la plume des plus modernes, entre nos auteurs. Lequel de nos écrivains de théâtre est plus moderne et lequel est plus parisien que M. Alfred Capus ? Il faisait, cet hiver, à la Société des Conférences une causerie ingénieuse, spirituelle. Il vient d’en faire paraître le texte en une brochure qu’il faut lire : Notre époque et le théâtre[5]. M. Capus ne s’est nullement donné pour le porte-parole de ses confrères ; mais il ne saurait déplaire aux confrères de M. Capus que leur cause ait pour représentant celui d’entre eux qui a été le plus constamment favorisé par le succès. Nous nous bornerons d’ailleurs à prendre en eux-mêmes, dans ce qu’ils ont de général et d’impersonnel, les principaux de ses argumens, et d’en tirer la conclusion.

Personne n’a été plus abondamment loué par la presse que M. Capus, et, s’il ne songeait donc qu’à lui seul, il se bornerait sans doute à remercier ses juges. Mais il s’élève au-dessus de ces considérations personnelles, et, prenant les choses d’ensemble, il se plaint que la critique travaille obstinément à humilier et entraver les auteurs. « Aujourd’hui, de toutes parts, on s’applique avec rage à décourager nos dramaturges. Il n’est pas de jour en effet où l’on ne leur annonce la décadence irrémédiable de leur art, où l’on ne décrète que, tous les sujets ayant été traités, tout ayant été dit sur la scène, le public étant las et les artistes étant trop chers, il n’y a par conséquent plus rien à faire au théâtre. » Qui l’eût cru, qu’une époque qui fait tant de cas des comédiens, en fit si peu des auteurs de comédies ? Mais elle s’abstient de mettre ceux-ci, dès maintenant, sur le même rang que leurs plus illustres prédécesseurs, et c’est son crime. « Comme il est universellement admis que l’on n’égalera jamais Corneille, Molière et Racine, et comme tous les Français sont élevés dans cette idée désolante, il est évident que la décadence du théâtre a commencé à la mort de Racine... On a toujours désespéré du théâtre en France, et c’est même à ce désespoir que l’on reconnaît le véritable amateur de spectacle, ainsi qu’un critique digne de ce nom. » M. Capus est réputé pour la légèreté de main avec laquelle il excelle à tout effleurer. La question est grave et complexe, de savoir s’il est permis de prononcer le mot de décadence, et si ce mot a un sens, quand on l’applique à une littérature encore vivante. C’est se hâter un peu trop que de la supposer résolue et de l’écarter en quelques mots. De même, il est évident qu’il y aurait quelque sottise à reprocher aux modernes dramaturges de n’être pas des Racine et des Molière ; mais aussi ne le leur demande-t-on pas. Le culte organisé autour des maîtres du théâtre a une tout autre signification ; et ceux-là surtout seraient mal venus à la méconnaître qui ont conçu le projet d’exprimer par les moyens de la scène leur pensée et leur expérience de la vie. Si l’on revient sans cesse à l’étude de quelques chefs-d’œuvre consacrés, et si l’on s’ingénie à y découvrir toujours de nouvelles raisons de les admirer, c’est qu’on veut par là mesurer le haut degré de dignité où le théâtre a pu s’élever et où l’heureux accident du génie pourra donc toujours le replacer. C’est le meilleur argument à l’adresse de ceux qui tiennent le théâtre pour « un art inférieur ; » et ce culte en l’honneur des anciens est par conséquent un encouragement pour tous les nouveaux venus. Il leur prouve, comme on prouve le mouvement en marchant, qu’il n’y a presque pas une nuance du sentiment, ni un aspect de la vie, qui ne puissent être traduits par la forme du théâtre ; il leur épargne la seule « idée désolante » pour un artiste, celle qui consiste à douter de la valeur et de la portée de son art ; il entretient ainsi chez eux les plus belles ambitions.

Un autre grief des auteurs dramatiques est que nous les gênons, en distribuant les œuvres par catégories artificielles et séparées comme par des cloisons étanches. C’est la coutume en effet de railler la critique pour ses procédés de classification, pour son besoin d’introduire partout de l’ordre, et pour sa manie de régler la confusion. Elle s’évertue à établir des distinctions entre la tragédie, la comédie dramatique, la comédie de caractères, la comédie de mœurs, la pièce à thèse, la comédie anecdotique, la comédie légère et le vaudeville. Ce qu’elle ne peut accepter, c’est qu’une pièce soit une pièce, tout bonnement, et qui fasse rire ou pleurer, suivant que la situation comporte le rire ou les larmes. Ce qu’elle ne veut pas admettre c’est l’anarchie, qui pourtant seule est féconde. Ce qu’elle voit venir avec mauvaise humeur, ce sont les nouveautés qui dérangent sa routine... Mettre au compte de la critique les séparations qu’on observe entre les genres, c’est dire que le naturaliste crée au moment qu’il les décrit les caractères dont la nature a fait entre les diverses espèces autant de barrières infranchissables. Pour ce qui est de l’anarchie en littérature, ce n’est le plus souvent qu’un mot dont on se sert pour dissimuler ou pour avouer l’ignorance où l’on est du sens vers lequel tendent des courans encore mal définis. Mais ces courans n’en existent pas moins. S’il en fallait croire M. Capus, cette anarchie serait la conséquence d’un immense travail de renouvellement qui irait à introduire au théâtre des méthodes insoupçonnées, inouïes et totalement différentes de celles qu’on y avait employées jusqu’ici. « Elle est la conséquence et la somme des efforts prodigieux qu’on fait de toutes parts sur la scène, efforts qui arriveront bientôt sans doute à renouveler la construction, la marche, le développement des œuvres, à transformer le jeu des artistes et jusqu’aux conditions mécaniques du théâtre. » Peut-être le résultat, d’ailleurs fort appréciable, de ces « efforts prodigieux, » n’a-t-il rien qui confonde l’imagination ; et peut-être est-il moins difficile qu’on ne voudrait nous le faire croire de se débrouiller à travers la prétendue anarchie du théâtre contemporain, et de compter les nouveautés qui, le plus récemment, y ont fait leur apparition.

Chaque époque littéraire dépend, beaucoup plus qu’on ne se l’imagine en général, de celle qui l’a précédée, alors même qu’elle croit la combattre. Il s’est fait, voilà quelque vingt ans, une grande levée de boucliers contre les modes théâtrales qui s’étaient installées chez nous vers le milieu du XIXe siècle. Il fallait saccager l’art dramatique, briser les moules, rejeter des procédés devenus décidément insupportables. Dumas et Augier, Barrière et Sardou, Pailleron et Gondinet, Meilhac et Halévy étaient ceux auxquels on était prié de ne pas ressembler. Or on peut faire aujourd’hui la revue des genres en possession de la scène : ils sont sensiblement les mêmes que ceux du théâtre second-Empire Le genre réputé le plus distingué, — la grande comédie, si l’on ose l’appeler ainsi, — est toujours la comédie dramatique, qui commence en comédie et finit en drame, fait succéder aux tableaux de mœurs les scènes de passion, développe l’idée ingénieusement exprimée dans le couplet par le raisonneur et, finalement, récompense le personnage sympathique. Chaque fois qu’un auteur, signalé par ses succès sur de moindres scènes, aborde la Comédie-Française, il refait, dans la mesure de ses forces, le Demi-Monde, ou les Effrontés, ou Cabotins. On écrit toujours des pièces à thèse, et on monte toujours des opérettes. De Dumas fils à Meilhac, les maîtres du théâtre d’hier reconnaîtraient dans les écrivains d’aujourd’hui leurs dignes continuateurs.

Mais en se continuant les genres se modifient. Et il le faut bien, puisque les meilleures pièces du répertoire moderne, — d’où dérive toute la production d’aujourd’hui, — nous paraissent, à chaque reprise, plus surannées, et ne passent qu’à la faveur du respect dont le public entoure les réputations. La comédie de l’époque second-Empire se développait lentement, déroulait à loisir ses intrigues parallèles et ne dédaignait pas le renfort des personnages épisodiques. Cette lenteur ne s’accorde plus à l’ordinaire allure d’une société où tout marche vite : il faut que chacun presse le pas. Nous nous souvenons encore de ce qu’on appelait naguère un causeur : c’était un homme qui s’accoudait à la cheminée et contait, en prenant des temps, des anecdotes où chaque effet était prévu et chaque intention soulignée. Alors on faisait cercle autour de lui ; aujourd’hui on se sauverait. De même, au théâtre, les auteurs ont dû précipiter le mouvement, au risque de se contenter parfois d’un art sommaire et de renoncer au meilleur de l’ouvrage. D’autre part, la littérature générale, en ces derniers temps, ayant bousculé beaucoup de convenances, la comédie s’est faite plus hardie dans ses peintures de mœurs, et plus libre dans le ton de ses conversations, en un mot, plus brutale. Cette accélération du mouvement et cette aggravation d’audace suturaient déjà à lui donner un air de nouveauté.

Mais nous assistons en outre à une transformation plus profonde, et dont on peut reporter l’origine à la lente influence du théâtre d’Henry Becque. elle consiste, non pas du tout à effacer les limites des genres, mais à les préciser et aies accentuer. Si la comédie dramatique a encore de beaux jours devant elle, et si, vraisemblablement, sa carrière n’est pas à la veille d’être terminée, peu à peu, cependant, elle tend à éliminer les élémens de comique qui y font disparate avec les élémens sérieux. « La réforme qui s’opère au théâtre depuis quelques années, remarquait justement Larroumet, et dont M. Hervieu est un des promoteurs les plus énergiques, tend à rétablir la séparation de la tragédie et de la comédie par cela seul que cette réforme est franchement réaliste. En effet, s’il est vrai de dire que la vie mêle le triste et le gai, il ne l’est pas moins de dire que nous les séparons. Toutes les fois que nous sommes en proie à un sentiment violent, qu’il soit triste ou gai, nous n’éprouvons que ce sentiment-là à l’exclusion de tout autre... De cette loi résulte la vérité de pièces comme les Tenailles, la Loi de l’homme, la Course du flambeau, qui sont de véritables tragédies en prose... Je prends l’œuvre de M. Hervieu comme l’exemple le plus topique de la réforme théâtrale qui se poursuit sous nos yeux. Mais il n’y a pas non plus trace de comique dans Amoureuse de M. de Porto-Riche et dans la Robe Rouge de M. Brieux ; il n’y en a pas davantage dans En paix de M. Bruyerre et dans la Conscience de l’enfant de M. Dévore. » Le même mouvement s’opère dans les autres genres, où nous voyons des élémens mal fondus se dissocier et reprendre leur indépendance. Les pièces à thèse de M. Brieux sont de plus en plus des thèses sans pièce. Les pièces d’allure fantaisiste cessent de se rattacher par aucun lien à la réalité, et les pièces bouffonnes ont éliminé le grain d’observation morale que, du temps de Labiche, on appelait, — sans rire, — une « philosophie. » Le vaudeville ne prétend plus à nous enseigner la vertu, ni le mélodrame à nous enseigner l’histoire. Ainsi chaque genre tend à revenir à son principe, à se conformer à sa définition, à rentrer dans ses limites et à s’y enfermer.

On voit à quoi se réduit la fameuse anarchie du théâtre contemporain et combien, à la scène, les innovations sont peu synonymes des révolutions. Il en est presque toujours ainsi. L’auteur qui, abordant le théâtre, croirait n’y relever que de sa propre fantaisie, serait dupe d’une singulière illusion. C’est ce que la critique ne cesse de lui rappeler. Elle l’aide ainsi à être original, car l’originalité ne consiste pas à ne dépendre de rien ni de personne, mais à suivre consciemment, au point de se les approprier, ou à combattre volontairement, au point de les faire dévier, les courans généraux.

Plus grave encore est entre auteurs et critiques le dissentiment qui concerne la façon dont l’auteur doit diriger son observation et la nature des sujets qu’il doit mettre à la scène. Une idée chère à M. Capus est que jamais époque n’a été plus difficile à observer et à peindre que la nôtre, parce que les changemens y sont trop rapides et qu’elle est trop diverse. « Il y a de moins en moins de traits communs entre les individus appartenant au même groupe social, ayant à peu près la même fortune et les mêmes relations, menant des existences analogues... Rien n’était plus commode pour l’action dramatique que d’avoir d’avance à sa disposition et avec le consentement du spectateur les lignes générales du bourgeois, du militaire, de l’aristocrate, de l’homme d’argent, ou de la grande dame, de la courtisane, de la femme honnête, de l’ouvrière, de la jeune fille. » Ces assertions étonnent. L’ancienne société, dans la solidité de ses cadres, était beaucoup plus que la nôtre respectueuse de l’individu. L’originalité pouvait s’y développer tout à l’aise. Les Mémoires nous présentent à chaque instant des exemples de natures fortement trempées, de caractères hors du commun, d’existences extraordinaires et dont on trouverait difficilement l’analogue dans notre temps ; c’est notre époque qui a supprimé les différences, nivelé, uniformisé, banalisé. Si nous n’apercevons plus aujourd’hui que les traits généraux, c’est qu’à distance eux seuls subsistent, et que les nuances disparaissent : pure illusion ou simple effet d’optique. C’est à l’Ambigu qu’on s’écrie : « Nous autres gens du moyen âge ! » et qu’entre gens du moyen âge, tout le monde se ressemble. Au temps de saint Louis ou de Louis XIV, comme en notre temps, on était frappé, d’une génération à l’autre, de se trouver si dissemblables. Surtout cette simplification est l’œuvre de la littérature. Jamais personne au monde n’a rencontré dans la société le bourgeois, ni le militaire, ni l’aristocrate : c’est la littérature qui a créé ces types, en s’efforçant de découvrir ce qu’il y a, entre les individus, de général, et, sous la réalité, de permanent.

La conclusion à laquelle M. Capus veut aboutir est que, la comédie ayant épuisé les grands caractères de l’humanité, elle doit traduire uniquement les nuances les plus récentes de notre sensibilité et les dernières nouveautés de notre vie sociale. « L’auteur dramatique semble n’avoir plus d’autres ressources, d’autre matière que les passions, les faits et les états d’esprit exactement contemporains. Et, en effet, il n’y a plus que cela, il faut le dire. » Donc l’actualité et encore l’actualité ! Cherchez-la et tenez-vous-y ! Il n’est pas de conseil plus dangereux. Sous prétexte de mettre en scène des personnages, des mœurs, et des sentimens qui soient bien d’aujourd’hui, on en met qui ne sont d’aucun temps, étant de pure fantaisie. Pour être plus sûr d’éviter le déjà vu, on tombe dans le rare, dans l’exceptionnel, dans l’excentrique et dans l’extravagant. Et toute l’histoire du théâtre est là pour attester que les pièces où n’a passé que le reflet de l’actualité n’ont pas duré. L’actualité ne prend de signification, et, pour ainsi dire, de consistance, que si l’on sait la rattacher à ce qui a précédé, et faire deviner, à travers ses expressions éternellement mobiles, l’éternel visage humain. Au lieu de le confiner dans la reproduction de ce qui est « exactement contemporain, » la critique invite donc l’écrivain de théâtre à regarder plus loin, plus avant, plus profondément, et à dépasser cette surface changeante, mince, légère et futile.

Pourquoi, d’ailleurs, l’auteur dramatique est-il si empressé à courir après l’actualité ? C’est qu’il sait combien le public aime à en éprouver le frisson. Nous touchons ici au point essentiel du débat. L’auteur dramatique en effet a une tendance à se tenir pour satisfait, s’il a enlevé l’approbation du public ; et il est hors de doute que le public au théâtre ne recherche que son plaisir. « Le public réclame de l’art dramatique l’émotion sous ses formes les plus diverses, comique, tragique, sentimentale, mais lui demande de moins en moins compte du comment et du pourquoi de cette émotion. Il dit à l’écrivain : « Je ne vous chicane plus sur le choix de votre sujet, ni sur le caractère et la condition sociale de vos personnages... Je n’exige qu’une chose, mais celle-là, je l’exige bien : intéressez moi, faites-moi pleurer, ou faites-moi rire. » Ce langage que M. Capus prête au public de son temps, est aussi bien le langage du public en tous les temps. Or il y a, pour l’intéresser, pour le faire pleurer ou pour le faire rire au théâtre, des moyens qu’enseigne l’expérience et dont l’ensemble constitue justement ce qu’on appelle « le théâtre. » Il y a au théâtre une vérité qui se passe de la vérité. Il y a une logique au théâtre qui est non pas celle de la vie, mais celle de la scène, non pas celle des caractères, mais celle des rôles, et non pas celle des situations mais celle des planches. La réalité de théâtre n’est qu’illusion, l’histoire de théâtre n’est que convention, la morale de théâtre n’est que duperie. On cite des pièces où il n’y avait ni observation, ni analyse, ni idées, ni esprit, ni style, et qui ont réussi : il y avait quelque chose en elles qui les a portées, et qui était « du théâtre. »

Le tort de Sarcey, qui, dans cette expression, découvrait tant de merveilles, fut de ne pas voir qu’employée sans correctif, elle est non pas un éloge, mais la pire condamnation d’un ouvrage. Il professait que le théâtre, comme les autres arts, n’est qu’une grande et magnifique tromperie et que le secret y consiste à « mettre dedans son monde. » Larroumet qui cite cette opinion de « son maître » y répond dans une de ses meilleures pages : « Si le théâtre a le plaisir pour but, s’ensuit-il que le plaisir le plus complet qu’il puisse donner consiste dans l’illusion de la vraisemblance et dans une surprise. d’émotion qui cesse dès que la réflexion se met de la partie ? En ce cas, le théâtre n’existerait pas comme genre littéraire... » Aussi le rôle de la critique consiste-t-il à détourner sans cesse l’écrivain de théâtre de considérer le théâtre comme un art qui se suffise à lui-même et qui, par la perfection de sa technique, réalise tout son objet. Son effort constant est de le ramener vers la réalité de la vie et la vérité du cœur, de le contraindre à mettre la logique du théâtre en accord avec la logique, et de lui persuader que les plus beaux effets de théâtre, s’ils ne correspondent à rien d’humain, ne sont que les vaines réussites d’un jeu puéril.

Peut-être voit-on maintenant en quoi consiste la querelle des auteurs et des critiques et qu’il y a un lien étroit entre les argumens qu’on invoque de chaque côté. Les auteurs dramatiques, — parmi lesquels nous faisons les exceptions et les distinctions qui conviennent, — sont naturellement disposés à ne tenir compte que des goûts du public et des indications de leur propre tempérament, et ce sont les nécessités mêmes de leur profession qui les invitent à n’estimer au théâtre que ce qui est « du théâtre. » La critique, au contraire, s’appuyant sur l’exemple des maîtres, soutient que les seules pièces qui comptent sont celles où les moyens du théâtre n’ont servi que comme de support à la psychologie, à l’observation, à la satire, à l’étude morale. Elle replace le genre dramatique au milieu des autres genres et soutient qu’il est, comme les autres, soumis à des lois, à des règles, ou à des exigences, qui sont supérieures au goût des écrivains et à celui même du public. Elle considère comme un mince succès celui qui n’est dû qu’à l’accord passager d’une œuvre avec les modes littéraires ou sociales. Elle ne fait crédit à l’illusion du théâtre, que si, par derrière elle, un peu de vérité doit se découvrir... Le malentendu est profond, ou plutôt l’opposition est irréductible et salutaire. L’homme de théâtre a dans la critique non pas une ennemie, mais une indispensable auxiliaire, puisqu’elle le pousse sans relâche à devenir un écrivain. Le théâtre peut à merveille exister en dehors de la littérature et passer à côté d’elle, et le plus souvent cela n’en vaut que mieux pour le succès ; mais la critique veut à toute force qu’ils se rencontrent. Et c’est donc surtout grâce au génie des auteurs, mais c’est un peu aussi grâce à la patiente, obscure et ingrate besogne de tout un peuple de critiques, que quelques chefs-d’œuvre de théâtre se trouvent être en même temps des chefs-d’œuvre littéraires.


RENE DOUMIC.

  1. Quarante ans de théâtre, par Fr. Sarcey, 8 vol. in-12 (Bibliothèque des Annales).
  2. Études de critique dramatique, par G. Larroumet, 2 vol. in-16 (Hachette).
  3. Le théâtre et les mœurs, par M. Ad. Brisson, 1 vol. in-12 (Flammarion).
  4. Propos de théâtre, per M. Emile Faguet, 3 vol. in-18 (Société française d’imprimerie et de librairie).
  5. Notre époque et le théâtre, par Alfred Capus (Charpentier et Fasquelle).