Revue littéraire - La Jeanne d’Arc d’Anatole France

Revue littéraire - La Jeanne d’Arc d’Anatole France
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 921-933).
REVUE LITTÉRAIRE

LA JEANNE D’ARC D’ANATOLE FRANCE

Poètes, romanciers, dramaturges se sont maintes fois essayés à tirer de la vie de Jeanne d’Arc un sujet de poème, de roman, de drame. Ils y ont tous échoué et quelques-uns d’une façon lamentable ou choquante. C’est qu’une telle matière ne souffre pas d’ornemens : tout ce qu’on y ajoute pour l’embellir la dénature et la gâte. Est-ce à dire qu’elle appartienne aux seuls historiens et que le littérateur n’ait pas de droits sur elle ? Non certes. Mais celui-ci devra suivre l’histoire de tout près et réduire son ambition à n’être que le plus docile des biographes. Il trouvera dans ce rôle un assez large emploi de sa littérature, puisqu’il lui faudra peindre les choses et les gens, analyser les âmes, évoquer les faits, nous suggérer la vision du réel ; or, pour égaler ici la réalité, ce n’est pas trop de tous les moyens de la littérature. C’est ce que M. Anatole France a parfaitement compris. Attiré par la figure de Jeanne, il n’a pas songé un seul instant à lui donner place dans quelque fiction romanesque. Il n’avait qu’un parti à prendre : écrire une Vie de Jeanne d’Arc[1] aussi exacte qu’il lui était possible. Sans se dissimuler à quel point la tâche était rude et délicate, il s’y est mis avec ardeur. L’ouvrage qu’il nous donne aujourd’hui représente des années de patient labeur. C’est aux yeux de l’auteur son œuvre capitale. De fait, il y a longtemps qu’un livre n’avait provoqué un tel mouvement de curiosité.

Certes nous n’attendions de M. Anatole France ni la découverte de documens nouveaux, ni l’éclaircissement de points obscurs : les études historiques, à la façon dont on les conduit aujourd’hui, impliquent un système de recherches et l’emploi de méthodes auxquelles il faut être préparé par une sévère discipline et un apprentissage de toujours. Mais combien il est intéressant de voir un des esprits les plus avisés de ce temps s’attaquer à un problème unique dans notre histoire ! M. Anatole France a eu soin de remonter aux sources, il a mis à s’y débrouiller une habileté que constatent les érudits. S’il a erré sur quelques points de détail, brouillé quelquefois les jours et les heures, ou pris avec la géographie quelques libertés, ce sont de légères inadvertances et qu’il n’y a même pas lieu de relever. De toute évidence, il n’a négligé aucun des moyens d’une information consciencieuse. C’est un hommage qu’on ne saurait trop pleinement lui rendre. Il a visité les lieux aussi bien qu’il a compulsé les documens ; il s’est efforcé de restituer la figure et de raviver les couleurs du passé ; surtout il a apporté toute la sincérité dont il était capable à réaliser en lui les conditions de la découverte historique. « J’ai écrit cette histoire avec un zèle ardent et tranquille ; j’ai cherché la vérité sans mollesse, je l’ai rencontrée sans peur. Alors même qu’elle prenait un visage étrange, je ne me suis pas détourné d’elle. » A peine avions-nous besoin d’une telle déclaration, d’autant que les formules de ce genre sont, dans les travaux de critique et d’histoire, comme des clauses de style. C’est bien comme une étude que nous nous proposons d’envisager cette Vie de Jeanne d’Arc et non pas seulement comme une brillante fantaisie. Nous sommes d’avis qu’on ne saurait la lire de trop près, avec trop d’attention et de scrupule : tout y est instructif, et les mérites éminens qui y éclatent à chaque page et jusqu’aux insuffisances qui portent avec elles leur leçon.

M. Anatole France est avant tout un artiste ; il est parmi nos écrivains d’aujourd’hui celui à qui convient le mieux ce titre ; et nous avons toujours été d’avis qu’écrire l’histoire est, pour une bonne partie, un art. Il faut donner au lecteur l’impression de la vie : nous voulons voir d’abord s’évoquer devant nous le théâtre sur lequel monteront les personnages. Encore y a-t-il une mesure à garder : nous ne sommes plus aux temps romantiques et nous sommes bien revenus des excès du pittoresque et des débauches de la couleur locale. C’est par la sobriété que valent les descriptions de M. France. Quelques traits lui suffisent pour évoquer tout un paysage. C’est la vallée de la Meuse austère et triste, avec ces nuages opaques et ces sombres montagnes mouvantes que ramène l’hiver. « Le long des sentiers du haut pays, le passant matinal a cru, comme les mystiques dans leurs ravissemens, marcher sur les nuées. » C’est la baie de la Somme « morne et grise, au ciel bas, traversée du long vol des oiseaux de mer. » Avec l’écrivain nous parcourons toute cette France ruinée par la guerre, nous voyageons au long des chemins mal sûrs, parmi les campagnes dévastées. Et soudain les villes nous apparaissent avec leur ceinture de murailles, de tours et de bastilles : Orléans, la ville populeuse, aux faubourgs grouillans, aux riches abbayes, aux églises toujours sonnantes ; Chinon, telle que Jeanne put l’apercevoir, sur la montagne toute proche, lui montrant « les tours du plus beau château de tout le royaume, les flores murailles derrière lesquelles respirait ce Roi à qui elle venait conduite par un merveilleux amour. C’étaient trois châteaux qui se confondaient à ses yeux dans une longue masse grise de murs crénelés, de donjons, de tours, de tourelles, de courtines, de barbacanes, d’échauguettes et de bretèches ; trois châteaux séparés l’un de l’autre par des douves, des barrières, des poternes, des herses. » Et Beaugency, assise sur le penchant d’une colline et ceinte de vignes, de jardins, de champs de blé ; Auxerre, Paris, Rouen. Toute cette évocation des châteaux anciens, bijoux d’art autant que citadelles, est de premier ordre. M. France excelle aux sujets d’architecture comme à la peinture de paysage. À chaque instant on s’arrête, ravi. On croit feuilleter un manuscrit d’autrefois aux précieuses enluminures, dont le temps a respecté le dessin précis et les vives couleurs.

Derrière ces murailles qui sont celles de villes assiégées, comment vit-on ? Comment les habitans supportent-ils la garnison qu’on leur a donnée pour les défendre et qui abuse de la situation ? Que craignent-ils et qu’espèrent-ils ? L’écrivain nous dit l’attente qui énerve et les paniques soudaines, le découragement, la lassitude, puis, quand paraît la Pucelle, l’enthousiasme de la foule qui se presse sur ses pas et qui n’a plus foi qu’en elle seule. Les chapitres où il évêque ce qui s’est passé à Orléans pendant le siège, à Paris depuis que la ville est aux mains des Anglais, sont de purs chefs-d’œuvre. Les plus récens historiens de la guerre de Cent Ans, et notamment Siméon Luce, avaient donné l’exemple de retrouver dans les événemens généraux la vie intime, celle des petites gens, des obscurs dont la grande histoire ne parle pas. M. France s’est appliqué à reconstituer les sentimens de chaque catégorie de Français en présence du fait de la guerre. Les paysans d’abord. Ce sont eux qui ont le plus à souffrir. Armagnacs, Bourguignons, Anglais, ceux de tous les partis, commencent toujours par piller les cultures et enlever les troupeaux. Les bourgeois mis à rançon, les gens d’Église dont les offices sont interrompus, souhaitent pareillement la fin de ces brigandages. Les gens de guerre qui vivent de la guerre et les courtisans qui s’entendent à tirer parti des malheurs publics, ne trouvent pas que les choses aillent si mal. Il y a des façons de penser et de sentir en commun, esprit de corps ou mentalité collective : M. France en comprend l’importance en histoire. Tour à tour il nous mène de la rue à l’enclos, de la chambre du Conseil à l’assemblée des docteurs, du champ de bataille au tribunal, à la place du supplice ; et chaque fois nous croyons y être avec lui.

Avec le même bonheur qu’il restitue les ensembles, M. France sait peindre les portraits des individus. Pas un des personnages engagés dans le grand drame historique dont il ne dessine, en l’introduisant, la physionomie, et qu’il ne nous présente dans sa double nature physique et morale, avec la complexité de ses passions et de ses intérêts, de ses vertus ou de ses vices. C’est le pauvre petit roi Charles VII, « tout mince, étriqué de corps et d’esprit, fuyant, craintif, défiant, » un pauvre jeune homme timoré, inquiet et doux ; les conseillers, La Trémouille, le premier usurier de France, Regnault de Chartres, avaricieux, sans scrupule, mais intelligent autant qu’ambitieux, et l’ardent frère Richard et ce falot duc d’Orléans, dont on dirait que l’image s’évanouit dans les brouillards anglais où il est retenu captif. Les traits sous lesquels l’auteur nous présente ces personnages sont-ils toujours d’une exacte ressemblance ? N’a-t-il pas ses favoris vers qui le guide une secrète préférence ? N’a-t-il pas été bien indulgent aux uns, bien sévère aux autres ? C’est une question à débattre. L’important ici est de noter qu’il n’y en a pas un qui ne s’anime sous la baguette du magicien, qui ne reprenne relief et couleur. Ils ne sont plus pour nous ces êtres vagues que l’histoire officielle caractérise d’une épithète. Nous les voyons jouer leur rôle, et celui même qu’il est dans les intentions de l’historien de leur faire tenir. Nous comprenons comment le jeu de leurs intrigues et le conflit de leurs rivalités a pu engendrer les faits dans l’ordre et avec la signification même qu’on veut leur prêter.

Tout cela vit et grouille. Tout est mis en scène. Gracieuses, touchantes, dramatiques, les scènes se suivent, se pressent et chacune d’elles se grave dans l’esprit en traits inoubliables. Entre tant de tableaux achevés s’il fallait en citer un, nous choisirions celui de l’entrevue à Chinon. Mais Jeanne au jardin, ou Jeanne à Vaucouleurs, mais l’entrée à Orléans, la prise des Tourelles, le Sacre, l’attaque de Paris, et la prison, et le bûcher, sont des morceaux d’une exécution aussi parfaite. Il y a là des trésors pour les anthologies de l’avenir. Encore est-il juste d’en faire la remarque : détacher ces morceaux c’est leur nuire, aucun d’eux n’ayant été traité pour lui-même, et sans souci de l’ensemble. Au contraire, tout s’enchaîne dans la trame d’un récit continu, toutes les nuances se fondent dans l’harmonie générale. Ajoutez que la fluidité de style particulière à M. Anatole France fait ici merveille et qu’elle est comme une convenance suprême du sujet. Pour nous faire entendre ces voix qui s’éveillent dans la paix de la nature ou se mêlent au son des cloches, pour nous faire « voir » ces voix qui « apparaissent » dans de la lumière, il fallait la magie d’un style immatériel.

Nous ne nous soucions guère de marchander l’éloge à cette Vie de Jeanne d’Arc : nous sommes d’autant plus à l’aise pour présenter nos réserves. Afin de donner au récit une teinte plus exacte encore et pour compléter l’illusion du lecteur, M. France n’hésite pas à introduire ici et là certaines expressions du vieux langage et certaines notes archaïques. Vient-il à parler de saint Denys et de saint Michel, il n’omettra pas de leur donner du monseigneur. Il dira la gratitude des Orléanais à monsieur saint Aignan et à monsieur saint Euverte. Il empruntera aux chroniqueurs telles tournures qu’eux-mêmes avaient retenues des conteurs épiques. « Là tombèrent messire William. Stuart et son frère, les seigneurs de Verduzan, de Châteaubrun, de Rochechouart, Jean Chabot, avec plusieurs autres de grande noblesse et renommée vaillance. Les Anglais, non encore saouls de tuerie, s’éparpillèrent à la poursuite des fuyards. » Cet artifice produit l’effet contraire à celui qu’on aurait pu en attendre. Il nous donne soudain la sensation de la différence des époques. Il nous révèle la présence de l’auteur. Nous ne songions qu’aux personnages du drame : nous apercevons derrière eux M. Anatole France, qui s’efforce d’être naïf et qui n’y réussit pas toujours.

Ce défaut apparaît singulièrement plus grave dans le procédé auquel a eu recours M. France pour nous suggérer l’atmosphère de mysticité où se déroule l’histoire de Jeanne d’Arc. Car le XVe siècle est tout fleuri de légendes de saints ; ces légendes composent pour les âmes simples d’alors toute l’histoire du monde ; elles leur tiennent lieu de science et suffisent aux programmes de l’enseignement dans ces temps religieux ; les détails en sont universellement connus ; on continue de vivre dans la familiarité de ces bienheureux et de ces martyrs ; on les associe aux moindres épisodes de l’existence quotidienne. Il fallait donc en quelque sorte introduire ces êtres merveilleux parmi les personnages réels, à la vie de qui ils ne cessaient d’être mêlés ; il fallait broder leurs aventures imaginaires sur la trame du récit historique. De là ces contes pieux que M. France intercale dans la biographie de Jeanne avec une monotonie voulue et une gaucherie étudiée de primitif. « Jeanne avait vu maintes fois à l’église madame sainte Marguerite peinte au naturel, un goupillon à la main, le pied sur la tête du dragon. Elle en savait l’histoire, telle qu’on la contait alors et à peu près de la manière que voici… » Suit l’histoire de sainte Marguerite suppliciée par Olibrius. « Madame sainte Catherine n’était pas non plus une étrangère pour Jeanne… » Suit l’histoire de sainte Catherine, décapitée sur l’ordre de Maxence. « Le village natal de Jeanne portait le nom du bienheureux Rémi. Voici de quelle manière les clercs rapportaient la légende de saint Rémi… » Suit l’histoire du baptême de Clovis et comment, au chant du Veni Creator, le Saint-Esprit était descendu tenant en son bec la Sainte-Ampoule. Ailleurs, c’est l’histoire du bienheureux Aignan, telle que les Orléanais la savaient ; etc., etc. Et chaque fois la légende est contée, d’une façon délicieuse, cela va sans dire, avec des détails qui sont bien ceux de l’époque, mais dans un esprit qui en est aussi peu que possible. Il y court en effet une ironie légère, saisissable pourtant, et qui en modifie totalement le sens. Il apparaît que les saints sont des êtres tout à fait biscornus et risibles, reflétant en eux la sottise, la couardise, l’égoïsme et la grossièreté de ceux qui les adorent. Voulez-vous gagner leur faveur, faites-leur des présens de toute nature, mais particulièrement de cire vierge. Les saints du Paradis se mettent volontiers du côté de ceux qui les invoquent le plus dévotement : ainsi saint Michel est resté bon Français, mais saint Georges s’est tourné Anglais. Après cela, comptez sur leur assistance, mais en ayant soin de tout faire exactement comme s’ils ne vous assistaient pas. « Ainsi fit en 1424 Jean Ducoudray, natif de Saumur, qui, prisonnier au château de Bellême, se recommanda dévotement à madame sainte Catherine, puis sauta dehors, étrangla l’homme du guet, escalada le mur d’enceinte, se laissa tomber d’une hauteur de deux lances et s’en alla librement par les champs. Peut-être ces miracles eussent-ils été moins fréquens si les Anglais avaient entretenu plus de monde en France… » Çà et là le récit s’émaille d’anecdotes saugrenues, comme celle de la jeune fille de Reims qui éprouva qu’on peut pécher gravement contre l’Église en refusant de forniquer avec un clerc dans une vigne.

Ce qui est le plus inquiétant, c’est que l’auteur ne quitte pas toujours ce ton de raillerie quand il s’agit de l’histoire elle-même de Jeanne. « Monseigneur saint Michel Archange n’avait pas fait une fausse promesse : mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite vinrent comme il avait dit… En les voyant paraître, la villageoise se signait dévotement et leur faisait une profonde révérence. Et comme elles étaient des dames bien nées, elles lui rendaient son salut… Sans avoir toujours des choses très nouvelles à lui dire, etc. » A la prise de Jargeau, Jeanne apercevant sur la muraille un engin qui pourrait bien être mortel au duc d’Alençon, l’avertit à temps. « Le duc ne s’était pas écarté de trois toises, qu’un gentilhomme d’Anjou, le sire du Lude, ayant pris la place quittée, fut tué par une pierre du veuglaire. Le duc d’Alençon admira cette prophétie. Sans doute la Pucelle était venue pour le sauver et elle n’était pas venue pour sauver le sire du Lude… » Ce sont des plaisanteries, mais qui, dans un tel sujet, tirent à conséquence. L’esprit de M. France si compréhensif, si accueillant a toutes les idées, si ouvert, se ferme aussitôt que les croyances religieuses sont enjeu. Cela a de l’importance quand on écrit l’histoire d’une sainte qui vécut dans une époque mystique.

J’y insiste parce que c’est ici le point essentiel. C’est la clé de la nouvelle biographie de Jeanne d’Arc. Nous n’avons vu encore que la bordure et le cadre : nous attendons le peintre au portrait qu’il va nous tracer de son modèle. De quelle manière M. France envisage-t-il donc l’action de Jeanne et quel rôle lui a-t-il attribué ? Dépouiller l’histoire de Jeanne d’Arc de son caractère religieux, serait une absurdité : M. France en fait justement la remarque. Il dénonce la sottise d’organiser le culte de la Pucelle en cérémonie laïque : il est impitoyable pour ceux qui travestissent l’inspirée de Domrémy en une canonnière patriote ou encore en une libre penseuse spiritualiste. « L’histoire de Jeanne, je ne puis assez le dire, est une histoire religieuse, une histoire de sainte, tout comme celle de Colette de Corbie ou de Catherine de Sienne. » Et c’est bien la psychologie d’une sainte qu’il s’applique à tracer au cours du récit et à mesure que les événemens en font saillir un trait nouveau. Oui Jeanne a vécu en communication directe avec les êtres du paradis, et, suivant l’expression assez bizarre dont se sert M. France, elle a senti « à toute heure du jour et de la nuit, le ciel lui dégringoler sur la tête ; » elle a vu lui apparaître les personnages divins, elle a entendu distinctement leurs voix, elle a agi d’après leurs commandemens, elle a dû à ses extases des joies ineffables, et elle a été jusqu’au bout soutenue par l’illusion bienfaisante. Tout cela est l’évidence même : il faut être imbécile pour le nier. Reste à savoir ce qu’on entend par la sainteté et quelle sorte de pouvoir on reconnaît à une sainte.

Est-il besoin de dire que M. France ne parle de Jeanne d’Arc qu’avec déférence ? Sachons-lui gré d’avoir fait si peu d’état des « explications » dues à la physiologie et à la psychiatrie. S’il a eu le tort de publier une consultation médicale sur le cas de Jeanne d’Arc, du moins l’a-t-il rejetée en appendice. Comme tout biographe de Jeanne d’Arc, il a pris parti pour elle. Il est pour elle qui représente le peuple, comme il est contre les seigneurs, les politiques et les bommes d’armes. Il est pour elle surtout contre les gens d’Église, docteurs d’Université, clercs, inquisiteurs et autres pédans féroces. Tandis qu’il l’accompagne dans sa passion, « dans cet horrible procès où elle est torturée à la fois par des princes d’Église et des goujats d’armée, » il n’essaie plus d’affecter l’impassibilité : il s’emporte, il invective roi, conseillers, moines, et les parens mêmes de Jeanne, tous ceux qui, ayant profité d’elle, l’abandonnent si lâchement. Et lorsque arrive l’instant de l’agonie, sachant bien quelle est sur le lecteur la puissance de l’émotion contenue, ces pages, où il se garde de tout ce qui pourrait sembler mis pour l’effet, sont d’une rare intensité. C’était une sainte, et si ingénue, si charmante en sa naïveté juvénile, en son assurance rustique ! Comment ne pas s’incliner devant la « petite sainte ? » Mais aussi représentons-nous bien quel genre de secours un pays peut attendre d’une petite sainte, et n’allons pas croire ni qu’une petite sainte puisse concevoir l’idée du salut de l’État, ni qu’elle puisse, par aucune espèce de moyen, y travailler.

Jeanne ne pouvait rien, nous dit son biographe, et elle n’a rien fait. D’abord elle n’a pas chassé les Anglais. Il y en avait si peu d’Anglais en France ! Leur domination avait poussé si peu de racines ! Ils étaient à la veille de s’en aller. Jeanne a plutôt retardé leur départ en menant sacrer Charles VII à Reims, quand il eût été si facile, Orléans pris, de reprendre Paris, et quand il n’y avait qu’à le vouloir pour chasser les Anglais de Normandie ! Cette campagne du sacre, c’est l’œuvre propre de la Pucelle, et elle a été funeste… Le défaut de l’argumentation de M. Anatole France saute aux yeux. Parce que le pouvoir des Anglais résidait surtout dans la terreur qu’ils nous inspiraient, il en conclut que ce pouvoir n’était pas réel. Certes, les Anglais étaient en petit nombre ; mais avec ce petit nombre de combattans ils tenaient nos places fortes et mettaient en déroute nos soldats et nous imposaient des traités désastreux. Le découragement était complet dans nos rangs : on n’osait plus rien tenter. C’est une vérité reconnue que les peuples ne secouent jamais d’eux-mêmes l’oppression et que chasser l’envahisseur n’a jamais été leur œuvre impersonnelle et anonyme. Il faut que l’âme de la révolte prenne corps dans un individu, sous peine de s’évanouir impuissante et de se dissoudre dans les airs. Il faut que quelqu’un appelle le peuple à la lutte et le guide, et lui dénonce la faiblesse de l’adversaire. Ce fut très exactement la part de Jeanne d’Arc. La délivrance d’Orléans avait été le signe auquel tout le pays reconnut que la mission de Jeanne n’était pas une imposture. Ce premier. succès avait changé la face des choses. Mais il fallait prendre sur les Anglais un avantage décisif : c’est ici que la marche sur Reims s’imposait. Pour le contester, il faudrait ne se faire aucune espèce d’idée de la valeur et de la signification qui s’attachaient au sacre de nos Rois. Pour les gens du XVe siècle la royauté n’existe que grâce à son caractère mystique. Charles n’est encore que le dauphin ; la France est comme lui hésitante sur la légitimité de son droit. Il ne sera le Roi qu’en recevant l’onction du Seigneur. La cérémonie de Reims devait avoir et elle eut en effet un retentissement énorme dans tout le royaume comme dans toute la chrétienté. C’est ce que Jeanne avait aperçu, sans aucun doute possible, dans une clarté éblouissante.

Au surplus, M. France en convient à l’occasion. Il lui arrive d’exprimer sur ce point particulier, au cours de son ouvrage, une opinion à peu près exactement contraire à celle qu’il annonce dans sa Préface. « Peut-être que le voyage de Reims assura au parti français, à ces Armagnacs décriés pour leurs cruautés et leurs félonies, au petit roi de Bourges compromis dans un guet-apens infâme, des avantages plus grands, plus précieux que la conquête du comté du Maine et du duché de Normandie, et que l’assaut donné victorieusement à la première ville du royaume. En reprenant sans effusion de sang ses villes de Champagne et de France, le roi Charles se fit connaître à son avantage… En terminant cette campagne de négociations honnêtes et heureuses par les cérémonies augustes du sacre, il apparaissait tout à coup légitime et très saint roi de France. » Ces demi-contradictions abondent dans le livre de M. France ; mais elles ne doivent pas nous surprendre. Elles ne sont pas, chez lui, un effet de l’indécision de la pensée : elles font partie d’un système. M. France est de ceux qui estiment que la vérité jaillit du heurt des contraires ou qu’elle réside dans leur harmonie. Pour trouver sa véritable pensée, il faut la dégager d’affirmations parfois peu concordantes.

Débarrassée de ses voiles, atténuations et repentirs, cette pensée apparaît d’ailleurs très précise. Elle tient dans quelques mots : c’est que Jeanne fut un instrument. D’elle-même et de son initiative rien n’est parti. A quelque moment que ce soit, on s’est servi d’elle : ni le but, ni les moyens ne lui étaient connus. Elle allait, extatique et perdue dans son rêve, sans savoir où. Ceux qui l’ont dirigée n’ont pas été toujours les mêmes ; mais elle a toujours été dirigée. Cela depuis l’origine. Elle avait des visions : ce fut le point de départ, le fait initial ; aussitôt il se trouva un directeur pour s’en emparer et l’utiliser en vue de ses desseins. Ce directeur fut probablement un religieux… Cette hypothèse paraît à M. France la plus vraisemblable et cela suffit pour qu’il l’adopte, sans toutefois qu’il lui soit possible ni de la préciser, ni de l’appuyer sur aucun texte, ni de l’étayer d’aucun commencement de preuve. « On est porté à croire qu’elle avait subi certaines influences : c’est le cas de toutes les visionnaires : un directeur qu’on ne voit pas les mène. Il en dut être ainsi de Jeanne… Elle dut fréquenter des prêtres fidèles à la cause du dauphin Charles… « Qui est d’ailleurs cet « homme d’Église des bords de la Meuse » auquel le royaume de France dut son angélique défenseur ? Qui est ce religieux dont il faut nous résigner à ne jamais connaître le nom ? Quelles sont les « personnes pieuses » qui conduisent Jeanne chez le duc de Lorraine, après lui avoir dûment fait la leçon et qui, lors de la seconde visite à Vaucouleurs, prennent soin de rassurer la famille de la petite sainte ? Ni M. France, ni âme qui vive n’en a jamais rien su. — L’histoire n’a pas à tenir compte de si vagues allégations.

C’est la fantaisie de l’auteur que la mission de Jeanne ait été inventée par des religieux amis du royaume ou plutôt amis de la paix. De même il lui plaira que la visionnaire ait été ensuite employée par les gens du Roi. Ceux-ci auraient aussitôt compris quel parti on pouvait tirer d’un tel auxiliaire habilement mis en œuvre. Donc l’assemblée des docteurs de Poitiers s’empresse de décider que cette Pucelle est bien vraiment envoyée de Dieu et non du diable. On l’équipe, on lui donne une escorte, on la mentionne en belle place dans les bulletins de victoire. On n’a garde de la contrecarrer dans ses desseins : on préfère lui suggérer celui qui peut le mieux servir la cause du Roi et celle de Mgr Regnault de Chartres, archevêque de Reims : c’est à savoir qu’il faut mener le Roi à Reims… Cette justification de Charles VII et de son entourage est originale, à coup sûr, et elle serait intéressante si elle n’était purement gratuite. Elle n’a convaincu personne. L’un des érudits qui connaissent le mieux la question, M. Germain Lefèvre-Pontalis, le savant commentateur de la chronique de Morosini, écrit à ce sujet[2] : « Il n’en demeure pas moins que Charles VIÏ ne saisit rien du fait triomphant de Jeanne d’Arc, rien des chances immédiates, magnifiques et totales qu’elle lui offrait. Son maire du Palais, Regnault de Chartres… aveugle et dupe, ne cessa de contrecarrer l’élan qui poussait à l’action prompte, alors la seule vraie, la seule efficace, la seule intelligente. Dans toute la campagne de Reims, vers sa ville d’archevêque cependant, son rôle est singulier. A mi-route, devant Troyes indécise et barrant les chemins, il ne tint pas à lui qu’on ne tournât bride vers la bonne Loire. Lui et son groupe, son « équipe » si l’on veut, semblaient avoir horreur d’un royaume élargi, d’un royaume qui n’eût plus été le facile, l’exploitable, le commode royaume de Bourges. » C’est cette opinion qui, faute d’élémens nouveaux et jusqu’à plus ample informé, continuera de prévaloir.

Autant Jeanne était simple et innocente aux choses de la politique, autant son nouveau biographe la tient pour inhabile au fait de la guerre. Elle ignore tout du métier des armes, et comment s’y entendrait-elle ? Elle ne sait rien de la configuration de la France, et pour elle Orléans ou Babylone c’est tout un. Autant que la géographie elle ignore la stratégie et la tactique ; et ses saintes en savent exactement ce qu’elle-même en sait. A Patay elle est arrivée quand tout était fini. Toute sa tactique consistait à empêcher les hommes de blasphémer le Seigneur et de mener avec eux des ribaudes. Toute son habileté ne va qu’à foncer en avant et répéter : « N’ayez peur ! La ville est à vous. » Mais les villes ne se laissaient pas toujours prendre si docilement. On le vit bien au siège de la Charité, et pour une fois qu’on s’était rangé à l’avis de la Pucelle, on n’avait pas lieu de s’en applaudir. Aussi prenait-on le parti de ne jamais la consulter. On décidait de tout sans elle. Ce n’était pas elle qui menait les gens de guerre, comme elle se le figurait naïvement ; c’étaient les gens de guerre qui la menaient avec eux… Que la petite paysanne lorraine fût peu versée dans la stratégie, cela est trop facile à montrer. Pour ma part, j’ai toujours eu bien de la peine à abonder dans le sens de certains militaires qui ont voulu faire de la Pucelle un capitaine d’une science consommée. Mais cela est-il nécessaire pour lui faire honneur d’une part importante dans les opérations où elle a figuré ? Elle secouait l’inertie des gens de guerre. Elle les contraignait à aller de l’avant, malgré leur naturelle peur des coups et leur prudence professionnelle, Elle bousculait leur routine. Elle leur signalait le point sur lequel devait porter l’effort. Elle donnait le thème général de l’opération qu’il leur appartenait de faire exécuter. Il est rarement arrivé qu’elle se soit trompée.

A quoi donc s’est réduit, d’après M. Anatole France, le rôle de Jeanne d’Arc ? A un rôle de parade et de figuration, sans plus. Elle inspirait peur aux uns, confiance aux autres ; et il n’est pas besoin d’en chercher davantage. « A ceux qu’elle venait secourir, elle semblait une fille de Dieu ; à ceux qu’elle venait détruire, elle apparaissait comme un monstre horrible en forme de femme. Ce double aspect fit toute sa force : angélique pour les Français et diabolique pour les Anglais, elle se montrait aux uns et aux autres invincible et surnaturelle. » Donc on la promenait, inconsciente et abusée. On l’exhibait comme un épouvantail, ou comme un porte-bonheur. C’est la mascotte du XVe siècle.

À ce rôle de mannequin chanceux et de porte-bonheur inintelligent une autre eût pu être aussi propre qu’elle. Et il n’en manquait pas qu’on aurait à son défaut aussi utilement employées. Car notre admiration et notre gratitude ont fait du cas de la fille de Jacques d’Arc un phénomène unique ; mais son cas n’est pas isolé. Elle n’était pas la première à dire qu’elle avait des révélations sur le fait de la guerre : on en avait eu avant elle, on en eut après elle. Aux côtés mêmes de la Pucelle se trouvaient plusieurs saintes femmes qui menaient, ainsi que Jeanne, une vie singulière et communiquaient avec l’Eglise triomphante. La Pierronne voyait Dieu long vêtu d’une robe blanche avec une huque vermeille, Catherine de la Rochelle voyait une dame blanche habillée de drap d’or. Ces saintes femmes formaient, suivant l’expression plaisante de M. France, un « béguinage volant » que frère Richard gouvernait à son gré, essayant de les faire vivre en bonne intelligence et n’y réussissant pas toujours. Car il y avait des jalousies, des rivalités. Et M. France s’en égaie ! Et la figure de Jeanne est comme ternie par la médiocrité de ce vulgaire entourage !

L’ironie est un admirable agent de destruction. Elle fait à l’intérieur son travail de mine : où elle est entrée, rien ne semble changé, rien ne trahit son œuvre lente et sourde ; mais on s’aperçoit soudain qu’il ne reste plus rien. L’historien Du Haillan avait naguère composé un ouvrage destiné à prouver que Jeanne d’Arc n’a jamais existé. La conclusion à laquelle aboutit M. France est à peine moins décevante : il a tenu cette prestigieuse gageure de nous conter la mission de Jeanne d’Arc sans Jeanne d’Arc. C’est le défaut de l’œuvre, et c’en est l’enseignement. De toutes ses forces, M. Anatole France a tâché d’être l’historien sans prévention qui sait tout comprendre et tout dire ; mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que sa bonne volonté : c’était le pli longuement contracté du temps qu’il vivait dans la familiarité de M. Jérôme Coignard, de M. Bergeret et d’autres de ses amis intimes fort peu enclins à admettre le surnaturel. Ce voile philosophique, subtil et brillant, est resté continûment tendu entre l’historien de Jeanne et les faits qu’il nous conte. Il en est résulté un ouvrage étrange où M. France a mis tous les agrémens de son esprit et qui reste quand même aride. Peintre incomparable du décor et du costume, l’écrivain n’a pu atteindre jusqu’à l’âme : elle s’est dérobée à lui. Il a voulu éclairer la « naïve merveille » du XVe siècle, en y projetant toutes les lumières du XXe : en essayant de la faire moins merveilleuse, il ne l’a pas rendue plus intelligible. « Certains, dit-il quelque part, s’apercevaient que Jeanne n’était pas une femme différente des autres ; mais c’étaient des gens qui ne croyaient à rien et ces sortes de gens sont toujours en dehors du sentiment commun. » Ce qu’il importerait en effet de montrer, c’est en quoi Jeanne fut différente des autres ; c’est l’étude que nous avions espérée d’un si pénétrant moraliste ; c’est celle qu’il n’a pas su nous donner. Les visions de la sainteté sont comme les illuminations du génie : elles découvrent et elles créent l’avenir. Tel est ce « sentiment commun » auquel M. France a refusé de se rendre. Son livre est un livre « singulier, » qui, je le crains, n’ajoutera pas à la biographie de Jeanne d’Arc une contribution aussi importante qu’on l’eût souhaité, mais qui est infiniment intéressant en lui-même et pour l’histoire de l’esprit si curieux de M. Anatole France.


RENE DOUMIC.

  1. Anatole France, La vie de Jeanne d’Arc, 2 vol. in-8 (Calmann Lévy).
  2. Voyez l’Opinion du 22 février 1908.