Revue littéraire - La Fureur de l’inédit

Revue littéraire - La Fureur de l’inédit
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 693-705).
REVUE LITTÉRAIRE

LA FUREUR DES INÉDITS.

« Il ne se passe pas de jour sans qu’on nous annonce une découverte; chacun veut faire la sienne, chacun s’en vante et fait valoir sa marchandise sans contrôle. On attribue une importance et une valeur littéraire disproportionnée à des pages jusqu’ici inconnues. On est fier de simples trouvailles curieuses, — quand elles le sont, — qui n’exigent aucune méditation, aucun effort d’esprit, mais seulement la peine d’aller et de ramasser... Et les papiers de Conrart sont devenus une mine de gloire. » Ainsi s’exprimait Sainte-Beuve, il y a déjà plus d’un quart de siècle, déplorant l’envahissement d’une vaine et fausse érudition dans le domaine des lettres, ou même de l’histoire ; et nous ne doutons pas que, s’il avait à refaire aujourd’hui ces lignes, ayant vu tout ce que nous avons vu, bien loin d’en rien rabattre, il ne se fit une obligation de les récrire plus fortes. Car c’est vraiment depuis lors que la manie du document, jusque-là contenue dans les limites au moins de la passion, a paru dégénérer positivement en fureur. Les papiers de Conrart n’ont pas cessé d’être une mine de gloire; seulement il s’y en est joint beaucoup d’autres; et ce ne sont plus des Victor Cousin qui les ont exploités. L’un, cependant, s’est fait presque une réputation pour avoir en sa vie découvert un autographe incertain de Molière; l’autre, plus habile ou plus heureux, pour avoir publié de faux inédits de Bossuet. Si jamais ils retrouvaient les comptes de la blanchisseuse de Pascal ou du perruquier de Racine, ils passeraient certainement Sainte-Beuve. Science et conscience, finesse du goût, sûreté du tact, art de choisir, art de composer, imagination du style, bonheur de l’expression, esprit ou grâce, éloquence ou force, tout ce qui s’est jadis nommé du nom de talent, ou de génie même, est-il en effet quelque chose de tout cela qui compte aux yeux d’un déchiffreur de textes ou d’un publicateur d’inédits ? Et l’opinion, qu’ils ont déjà plus d’à moitié pervertie, semble devoir bientôt partager leur avis.

Ce n’est pas, à la vérité, que les documens inédits ne puissent quelquefois, en littérature comme en histoire, servir de quelque chose. Des comptes de ménage n’ont pas laissé d’ère utiles aux biographes de Voltaire, et nous avons vu jusqu’à des parties d’apothicaire tenir assez bien leur place dans l’histoire de la vie et des, œuvres de Molière. Quoique je ne sois pas sûr, après cela, que les conclusions que l’on en a tirées n’eussent pu l’être tout aussi bien d’ailleurs, j’accorderai donc qu’un document inédit ne manque pas toujours d’intérêt. Je dirai plus : on se résignerait même, et l’on subirait volontiers ce débordement de paperasses s’il n’y avait rien autre chose à faire, et que nos érudits, avant de procéder à ces inventaires d’archives, nous eussent donné tout ce que nous sommes en droit d’attendre et d’exiger d’eux. Mais tant s’en faut que nous en soyons là ! Et quand cette chasser aux inédits n’aurait eu d’autres inconvéniens dans le passé, comme quand elle ne présenterait d’autres dangers dans l’avenir, que de détourner, je ne dis pas encore la critique, mais l’érudition elle-même de la véritable voie de ses recherches, on conviendra peut-être que c’en serait assez pour donner à réfléchir.

Qui croira par exemple, pour ne parler ici que du seul XVIIIe siècle, que nous n’avons encore, en 1883, une bonne édition ni de Voltaire ni de Rousseau ? j’entends une édition critique, sans tant de « variantes » ni de « commentaires, » mais conforme au texte de l’auteur, et contenant au moins, sous une forme ou sous une autre, tout ce que l’on peut désirer, tout ce que nous aurions besoin de savoir de la composition, de l’impression, de la publication des principaux ouvrages de Voltaire et de Rousseau. Je ne dis rien de Buffon. C’est tout simplement une pitié que le désordre et la confusion des éditions que nous avons de l’Histoire naturelle. Je crois que l’on a prétendu les tenir au courant de la science. Autant vouloir faire profiter des découvertes de M. Maspero le style du Discours sur l’histoire universelle, et le texte de l’Essai sur les mœurs des travaux de M. Max Müller ! Qui nous donnera cependant ces éditions ? Les érudits soutiendront-ils que ce n’est pas leur affaire ? ou contesteront-ils peut-être le besoin que l’on en aurait ? C’est qu’alors ils n’ont pas beaucoup pratiqué le Rousseau de Musset-Pathay, qui passe pour le meilleur, ni le Voltaire de Beuchot, qui d’ailleurs est à peu près tout ce qu’il pouvait être il y a cinquante ans. Il est possible aussi qu’ils n’aient jamais lu de Voltaire et de Rousseau que ce qu’ils en récitaient quand ils étaient au collège.

Si nous n’avons pas des Œuvres de Voltaire l’édition que nous souhaiterions, nous avons au moins, pour y suppléer, dans une certaine mesure, les huit volumes de M. Desnoiresterres, une des meilleures biographies qu’il y ait; et nous aurons bientôt, dans les trois volumes de M. Bengesco, si nous en jugeons par le premier, une excellente Bibliographie de Voltaire. Mais c’est tout, ou à peu près tout. Nous n’avons pas de biographie de Montesquieu, car le livre de M. Louis Vian, qui passe pour en tenir lieu, ne saurait exactement servir, nous l’avons déjà dit, qu’à celui qui voudra le refaire. Nous n’en avons pas de Rousseau, ou du moins, celles que nous en avons sont à celle qu’il nous faudrait ce qu’est la Vie de Voltaire, de Condorcet, au livre de M. Desnoiresterres. Les Allemands en ont, ils en ont même plusieurs, et les Anglais aussi. Nous n’en avons pas non plus de Diderot. Les Allemands en ont une en deux volumes, deux gros volumes, signés du nom de Karl Rosenkranz, l’un des derniers hégéliens, qui n’a pas jugé que la tâche fût au-dessous d’un philosophe. Les Anglais en ont une, en deux volumes également, et signée du nom de l’un des plus remarquables publicistes de l’Angleterre contemporaine. M. John Morley. Nous, en France, dans la patrie de Diderot, nous en sommes réduits au volume de « Monsieur Naigeon. » Sont-ce encore là peut-être de ces travaux que dédaigneraient nos érudits? travaux trop laborieux, d’un caractère encore trop littéraire, travaux enfin où les idées générales, et ce que Sainte-Beuve appelait l’aperçu risquerait de prendre trop de place? Il en est d’autres, alors, qu’ils nous doivent, et dont on ne voit pas pourtant qu’ils s’acquittent davantage : à défaut d’éditions des œuvres et de biographies des hommes, c’est affaire aux érudits de nous donner des Lexiques de la langue.

Il y en a quelques-uns : il n’y en a pas assez. Il y a un Lexique de la langue de Corneille; il y en a même deux; nous n’en demandons pas un troisième; il n’y en a pas de la langue de Pascal. Nous n’en avons pas non plus de la langue de Bossuet; nous n’en avons pas de la langue de Voltaire. S’il se trouve que nous en ayons un de la langue de Racine, et de la langue de La Bruyère, c’est un hasard heureux; parce que Racine et La Bruyère figurent dans la belle collection des Grands Écrivains de la France. Nous en voudrions davantage. Il nous en faudrait de la langue de Fénelon, si cauteleuse, il nous en faudrait, de la langue de Rousseau, si neuve à tant d’égards. Mais il nous en faudrait surtout de la langue de tant d’écrivains secondaires, — de Balzac et de Voiture, de Regnard et de Marivaux, — témoins si précieux des révolutions du style. Et de qui relève la besogne, sinon des érudits ? Et si ce n’est pas eux qui s’y attellent, ce sera donc encore quelque professeur allemand? Ils ont réduit leurs prétentions à dresser l’inventaire de l’histoire de la littérature nationale. Nous le voulons bien. Voilà donc des pièces capitales dont le manque s’y fait chaque jour sentir; et voilà des travaux dont l’achèvement importerait un peu plus à l’objet qu’ils poursuivent, que le point de savoir à quel endroit précis d’une rue de Paris est né Molière, ou même si c’est sa vraie mâchoire que possède le musée de Cluny.

Remarquez, en effet, que, dans cette brève énumération, nous ne réclamons d’eux aucun travail qui ne soit strictement de la compétence qu’ils se sont eux-mêmes assignée. Nous ne leur demandons, dans un siècle d’érudition, que de faire œuvre d’érudits. Mais nous disons seulement, qu’ici comme en tout, il conviendrait de commencer par le gros de l’ouvrage, et que peut-être ce n’est pas le temps de publier leurs petits papiers quand on aurait ailleurs, pour des travaux plus utiles, un pressant besoin de leur zèle. Et nous ajoutons même que s’ils l’employaient, ce zèle si... brouillon, et ce temps si savamment perdu, rien qu’à lire seulement les écrivains qu’ils commentent, ce serait autant de gagné. Car, tandis qu’avec cette apparente ardeur de dévoûment à la science, qui n’est au fond que du dilettantisme, — et, chez quelques-uns, de la paresse, — on remue les paperasses pour y découvrir de l’inédit, ce sont les écrivains, tels que nous les avons sous la main, dans les éditions de leurs œuvres, que nous négligeons, je ne dis pas de lire, mais de feuilleter seulement. Eh ! oui, le document inédit, nous savons comment cela se traite ! A peine est-il besoin « d’aller » soi-même, et de « ramasser; » il suffit d’avoir à ses gages un copiste fidèle. Et dans le cas où, comme il arrive quelquefois, on pousse le scrupule jusqu’à faire sa besogne de ses propres mains, je soutiens, pour prendre un exemple déterminé, qu’il n’y a pas de comparaison entre ce que coûterait de temps, de travail, de fatigue même, si je l’ose dire, une lecture approfondie des œuvres de Bossuet, et ce qu’en coûte effectivement la collation d’une douzaine de ses Sermons choisis; à plus forte raison, la transcription de ce qu’il est demeuré, de ce qu’il demeure encore d’inédit parmi ses papiers de la Bibliothèque nationale.

Si je nomme ici Bossuet de préférence, on n’ignore pas sans doute pourquoi. C’est qu’il est arrivé déjà maintes fois, et tout récemment encore, à nos laborieux chercheurs, de nous présenter sous le nom de Bossuet des fragmens inédits qui n’avaient, en vérité, qu’un tort : celui de ne pas être inédits quand ils étaient de Bossuet, ou de ne pas être de Bossuet quand ils étaient inédits. Donnons-nous à ce propos le spectacle, instructif de notre ignorance. L’un de ces heureux chercheurs, M. Louis-Auguste Ménard, publie un beau matin, comme vers inédits, trois ou quatre cents vers de Bossuet, imprimés depuis quinze ou seize ans dans toutes les bonnes éditions des Œuvres. Il se passe plus de huit jours avant que quelqu’un s’avise d’en faire l’observation; et pendant ces huit jours, ce que l’on met en discussion, c’est l’authenticité des vers ! Un ou deux mois plus tard, encouragé sans doute par ce premier succès, M. Ménard nous révèle comme fables de La Fontaine six Contes galans de la dernière médiocrité. Trois ou quatre personnes se trouvent aussitôt pour nous apprendre que ces Fables, imprimées depuis deux cent douze ou treize ans, sont, en réalité, de l’illustre Mme de Villedieu. Quoi donc! les œuvres de Mme de Villedieu, Manlius et Nitétis, les Aventures grenadines et les Mémoires du sérail nous seraient plus connues que les œuvres mêmes de Bossuet? Vous n’y êtes pas. Mais tandis que, pour connaître les œuvres de Bossuet, il faut sinon les avoir lues, du moins les avoir parcourues, il y a vingt moyens, à l’usage des érudits, et, sans les avoir jamais lues, pour savoir quelles sont les œuvres de Mme de Villedieu. Quand M. Ménard voudra désormais publier des vers in dits, je l’engage tout d’abord à consulter au moins la Bibliothèque française du consciencieux abbé Goujet.

Ce que je sais bien, pour ma part, c’est que je ne retourne presque pas une fois aux imprimés du vieux temps sans y retrouver, par hasard, tout à fait par hasard, quelques-uns de ces inédits autour desquels nous voyons mener si grand fracas. Il y a quelque temps, c’était, par exemple, une grossièreté de Diderot, dont M. Eugène Asse, dans une livraison du Cabinet historique, nous avait fait les honneurs comme d’une découverte, que je retrouvais étalée tout au long, par le beau milieu d’un article de l’Encyclopédie. M. Ménard n’avait assez lu ni Bossuet, ni la Bibliothèque française; M. Eugène Asse n’avait assez lu ni l’Encyclopédie, ni même la dernière édition des œuvres de Diderot. Plus récemment encore, feuilletant innocemment l’Histoire littéraire des femmes françaises, de l’abbé de La Porte, c’était une lettre à Rousseau, signée de la marquise de Saint-Chamond, dont j’aurais bien juré que M. Streckeisen-Moultou, dans son Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, avait été le premier éditeur. J’aurais eu tort. M. Eugène Asse n’avait pas assez lu Diderot, ni l’Encyclopédie; je n’avais pas assez lu l’Histoire des femmes françaises, ni même l’Année littéraire, car c’est là que l’abbé de La Porte avait pris cette lettre. Autre tâche que je prendrai la liberté de recommander à nos érudits. Quand, en fait d’inventaires, ils auront dressé celui de tout ce qui s’est imprimé, quand ils auront exactement analysé tout ce qui s’est publié, quand ils en auront surtout comme extrait la substance, alors, et alors seulement, qu’ils publient leurs documens inédits. Et j’ose dire, ou même prédire, ce dépouillement une fois achevé, que l’on sera étonné comme il y a peu d’inédits qu’il soit vraiment utile de mettre au jour, comme ils nous ont, après tout, rendu peu de services, et comme ils nous ont finalement appris peu de choses!

Soyons de bon compte. Où sont donc, depuis tantôt quatre-vingts ou cent ans, les rares services que les publicateurs d’inédits aient rendus aux lettres françaises? Tout le monde en parle et les vante; peu de gens pourraient les nommer. Mettant à part, en effet, tout ce qui ne pouvait absolument pas s’imprimer du vivant des auteurs, comme les Mémoires de Saint-Simon, comme la Correspondance de Mme du Deffand, commit les Confessions de Rousseau, je ne vois guère que la publication des vers d’André Chénier, celle de la Religieuse, du Neveu de Rameau, des Salons de Diderot, et enfin la restitution selon sa teneur authentique, — ou à peu près, — du texte des Pensées de Pascal, qui constituent un profit net et un enrichissement durable. Certes, c’est quelque chose, et c’est même beaucoup. Aussi ne chicanerai-je pas sur les mots et ne demanderai-je pas si ce sont vraiment là ce que l’on appelle des inédits. J’en aurais bien le droit cependant, puisque c’étaient autant de pièces, comme on sait, destinées pour l’impression, et qui n’ont manqué de paraître du vivant de leurs auteurs que par des circonstances indépendantes de leur volonté. Mais, quant au reste, y compris ce que l’on a débrouillé de « variantes » parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, pour les Sermons de Bossuet, et jusqu’à tel ramassis de vieilles anecdotes que l’on nous rapportait, il y a trois ou quatre ans, du fond de la Russie, sous le titre de Sottisier de Voltaire, j’ose dire naïvement que le second ne valait pas le prix exorbitant que d’intelligens libraires l’ont fait payer aux amateurs de livres, ni même les premières ce qu’il en a coûté d’ingrat labeur pour les déchiffrer. On devine là-dessus le cas que je ferais d’un poème inédit du brillant Delille, ou d’un ouvrage manuscrit du mélancolique Thomas. Il ne paraît pas, à la vérité, que les Delille et les Thomas, d’ordinaire, laissent derrière eux grand chose d’inimprimé.

Si maintenant il arrive quelquefois que la modestie d’un auteur a tenté de nous dérober la connaissance d’un chef-d’œuvre, il faut bien savoir que la même Providence, ou la même fortune, qui ne souffre pas que les grandes actions demeurent ensevelies dans les ténèbres, ne permet pas non plus qu’il ne se trouve pas, pour nous rendre ce chef-d’œuvre inconnu, quelque exécuteur testamentaire intelligent, ou encore, ce qui est bien plus sûr, quelque besogneux et avide héritier. On l’a dit, et on ne saurait trop le répéter: s’il n’est question que de valeur littéraire, ce qui demeure inédit, c’est proprement qu’il ne valait pas la peine d’être édité: Je suis convaincu, pour ma part, que si jamais les descendans de Montesquieu consentirent à livrer à la curiosité publique ce qu’ils détiennent encore des papiers de l’illustre auteur de l’Esprit des lois, on n’y retrouverait guère que les matériaux, à peine dégrossis, des œuvres que Montesquieu a publiées de son vivant. L’homme qui fît lui-même imprimer son Temple de Gnide ne m’est pas suspect, comme il le disait familièrement dans ses lettres, de n’avoir pas « vidé son sac » à ses contemporains. Je dis également sans hésiter que, si de la volumineuse collection des papiers de Rousseau qui se trouvent à la bibliothèque de Neufchâtel, il y aurait sans doute à tirer les plus précieux renseignemens pour une nouvelle édition de ses Œuvres, ce serait une trahison envers la mémoire du citoyen de Genève que de donner au public tout ce qu’il s’y trouve d’ébauches de toute sorte, et comme de pièces à l’état brut encore. Un homme qui comprenait lui-même dans le plan de ses Œuvres complètes jusqu’à sa traduction, du premier livre des Histoires de Tacite et de l’Apocolokyntosis de Sénèque, a sans doute eu ses raisons d’en écarter les Amours de Claire et de Marcellin, ou sa pièce inachevée d’Arlequin amoureux malgré lui. La belle affaire là-dessus, la révélation neuve, et le grand service rendu que de nous prouver, en les imprimant, que Montesquieu, quand il lisait Polybe ou Denys d’Halicarnasse, prenait des notes ; ou encore que l’autre, quand il méditait son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, essayait plusieurs expressions de sa pensée avant que de s’arrêter à la définitive!

Ajouterai-je qu’au surplus, pour un écrivain dont on regrette à bon droit l’œuvre perdue, — cette traduction de Lucrèce, par exemple, que l’on prétend que Molière aurait faite, et qui peut-être n’était pas très bonne, — il y en a vingt, et je dis des plus grands, que l’on souhaiterait de pouvoir respectueusement. réduira au quart, au tiers, à la moitié d’eux-mêmes? Est-ce que vraiment une tragédie telle que Tite et Bérénice, est-ce qu’une tragi-comédie telle que Don Garde de Navarre, est-ce qu’une comédie telle que le Florentin importent à la gloire de Corneille, de Molière, de La Fontaine? ou au plaisir de leurs lecteurs? ou à l’histoire de la littérature française? Mais je les tiendrais quittes encore, celui-ci de la Captivité de Saint-Male, et du Poème sur le quinquina; celui-là de Mélicerte et d’e la Princesse d’Élide ; le premier enfin de Clitandre et de Pertharite; et, le faisant, je croirais m’être montré tout aussi jaloux de leur gloire que pas un, de ceux qui ne font peut-être profession de les admirer même dans leurs défaillances que pour se dispenser de les lire? Jusque dans les ouvrages les plus courts de notre littérature, jusque dans ceux qui ne rempliraient pas un demi-volume de nos jours, jusque dans les Maximes de La Rochefoucauld, on réussirait encore à découvrir quelques lignes qu’il eût aussi bien fait d’en retrancher, comme quand, par exemple, sous des formes à peine différentes, il y répète quatre, cinq et six fois la même chose. Malheureusement, s’ils comptent parmi nous quelques admirateurs sincères, ces grands hommes y comptent encore bien plus d’adorateurs superstitieux, qui, d’autant qu’ils les comprennent moins, s’évertuent à faire croire qu’ils les sentiraient davantage. Ainsi se font les apothéoses : ce n’y sont pas les taches qui disparaissent dans le rayonnement de la gloire, mais bien les verrues elles-mêmes qui s’y transforment en signes de beauté.

Cependant, des verrues sont des verrues, et des notes sont des notes, c’est-à-dire, fussent-elles signées de Bossuet ou de Voltaire, de Montesquieu ou de Rousseau, des indications, des ébauches, les «membres épars » de l’orateur ou de l’écrivain, des commencemens de pensée ou d’expression; mais rien de complet, rien d’achevé, rien de définitif, puisqu’enfin l’écrivain n’a pas cru devoir les donner au public; et quelque chose même souvent qu’il avait condamné, puisque c’est sous une autre forme, dans ses Œuvres connues, qu’il a voulu nous le livrer. N’y aurait-il pas peut-être plus d’indiscrétion que de respect à lui soustraire ainsi ce qu’il prétendait nous cacher? et, comme certains dévots avec leur Dieu, sous prétexte de l’honorer, ne serait-ce pas en user avec lui d’une familiarité choquante? Il ne faut pas douter que Pascal eût été plus satisfait de l’ancienne édition des Pensées, — de l’édition de Nicole et de M. de Roannez, — que de la meilleure de celles qui l’ont depuis remplacée. Car, assurément moins conforme au texte même du fameux manuscrit, elle l’était bien plus à la vraie pensée de Pascal; moins complète, elle était cependant bien plus sincère; et, moins critique enfin, elle allait certainement bien plus droit au but que Pascal s’était proposé. Aussi, trois hommes en ce siècle ont admirablement parlé de Pascal : Alexandre Vinet, Sainte-Beuve, et, plus près de nous, M. Ernest Havet; on pourrait presque dire qu’ils se sont tous les trois médiocrement souciés des corrections apportées par M. Faugère, en 1844, à l’ancien texte. Mais deux hommes, à ma connaissance, en ont moins bien parlé : Victor Cousin, jadis, et plus récemment le dernier éditeur des Pensées, M. Auguste Molinier; ce sont eux cependant, Victor Cousin d’après M. Faugère, et M. Molinier, grâce à une longue et laborieuse étude, qui ont le mieux connu le texte de Pascal.

Cette affaire vous prouve que le moindre inconvénient de ces publications n’est pas de venir substituer à des vérités anciennes des erreurs nouvelles, et fausser parfois, en même temps que le caractère des œuvres et des hommes, toute l’histoire d’une grande littérature. On en vient de voir un premier exemple; il ne sera pas inutile d’en citer un second. Le jour donc où Victor Cousin, les mains pleines de « notes » et de « documens inédits, » récrivant le célèbre Mémoire de Rœderer sur la Société polie, et n’y mettant rien de plus, au total, que l’accent de sa fougueuse éloquence, conçut cette étrange pensée de réhabiliter les précieuses dans la précieuse personne de Madeleine de Scudéri, ce jour-là, c’est toute l’histoire littéraire du siècle qu’il brouilla d’un coup, et, s’il faut en juger par ce que nous voyons, en dépit des vives protestations qu’opposa pourtant Sainte-Beuve, il se passera peut être bien des années encore avant que nous rétablissions là-contre les droits de la vérité vraie. Si cependant Victor Cousin avait trouvé moins de choses dans les papiers de Conrart, il eût n)oins hardiment donné dans cette fâcheuse erreur; s’il n’y avait pas découvert une clé d’un ou deux des plus insupportables romans qu’il y ait au mon e, il eût moins admiré le Cyrus et la Clélie; s’il n’y avait pas rencontré tant de détails insignifians sur tant d’illustres inconnus, il eût moins délibérément essayé de les faire revivre. C’eût été tant pis pour lui,-— qui n’a fait nulle part preuve de plus de talent, — mais c’eût été tant mieux pour l’histoire de la littérature! Je veux dire qu’il n’eût pas exposé la plupart de ceux qui le suivirent à se méprendre sur l’époque de la perfection de l’art classique; et qu’il n’eût pas surtout, en diminuant les distances, rapprochant les degrés, et confondant les mérites, égalé dans l’éloge, et, pour autant qu’il était en lui, dans la gloire, la platitude même avec le génie.

Et que l’on ne dise pas qu’il n’eût dépendu que de lui d’éviter l’écueil ! Non, c’est justement là le malheur; et l’écueil est de ceux, quand une fois on a commis l’imprudence d’y gouverner, qu’il ne dépend plus de personne d’éviter. Ce que l’on apprend de plus clair, à consulter les « notes » qu’un grand écrivain a laissées, c’est trop souvent à ne plus sentir le prix de ce qu’il a lui-même achevé. Les Sermons de Bossuet ne nous ont presque servi qu’à nous rendre insensibles à tout ce que les Oraisons funèbres ont de beautés par-dessus celles des Sermons. Pareillement, quand la critique ne se propose plus de plus noble ambition que de « renouveler » les sujets à force de « documens inédits, » elle en arrive bientôt à ne plus discerner la valeur de ces documens, pourvu seulement qu’ils soient inédits. Omne ignotum pro magnifico est: tout ce qui n’est pas imprimé lui devient un chef-d’œuvre. Au milieu de ses « notes » elle perd le sentiment des ensembles, au milieu de ses « documens » le sentiment des rapports, et finalement le sentiment de l’art. Elle se fait invinciblement un système, de « préférer en tout les matériaux à l’œuvre, » comme disait Sainte-Beuve, « l’échafaudage au monument; » sa curiosité pervertie semble même devenir particulièrement sympathique aux manifestations de la sottise ; et ne trouvant déjà plus le bon Chapelain si ridicule, il faut espérer qu’elle se demandera quelque jour si Pradon n’est pas une victime de Racine qu’il serait temps enfin de venger de l’injuste indifférence de ses contemporains, — d’après des documens inédits.

A Dieu ne plaise que nous soyons jamais de cette école ! S’il faut absolument « renouveler » les sujets, il y en a d’autres moyens. Lisons un peu plus d’abord, lisons surtout plus consciencieusement. Comme il y a eu de tout temps des gens qui n’avaient pas besoin d’être de qualité pour savoir tout sans avoir rien appris, il y a eu de tout temps des critiques aussi qui n’avaient pas même besoin de talent pour parler de tout sans avoir rien lu. Je crains que l’érudition contemporaine, avec ses procédés et ses méthodes, n’en ait abondamment multiplié l’espèce. On veut des documens nouveaux : que l’on se dise donc bien tout d’abord que ce qui est imprimé depuis cent ans seulement est à peu près à notre égard comme s’il était inédit, et que, pour préciser davantage, il y aurait des « trouvailles » à faire dans la Correspondance de Grimm, dans l’Année littéraire de Fréron, dans le Journal encyclopédique de P. Rousseau, des trouvailles non moins curieuses que pas une de celles que l’on puisse faire dans les manuscrits de nos bibliothèques. Allons plus loin encore. Quiconque lira seulement Voltaire, et le lira consciencieusement, y trouvera sûrement encore de quoi renouveler le sujet; à plus forte raison, quiconque lirait Bossuet ou Fénelon, lesquels sont d’abord moins lus, et dont les leçons, ensuite, sont moins vivantes parmi nous que les leçons de Voltaire. Il a presque suffi à M. Désiré Nisard de lire nos grands écrivains pour écrire cette classique Histoire de la littérature française, dont la beauté d’ordonnance et la rare perfection de forme ont découragé ceux-là mêmes qui, sentant bien qu’il y manque quelque chose, eussent été tentés de la recommencer. Je n’ai pas vu que M. Nisard y eût fait grand emploi de documens inédits.

Si ce n’est pas assez de lire, d’approfondir les œuvres, d’en recevoir l’impression directe, et de n’en rien dire que l’on n’en ait pensé par soi-même, il y a un autre moyen de renouveler les sujets, qui est de les étudier dans l’histoire autant qu’en eux-mêmes, de les suivre à travers les révolutions du goût, d’en épuiser enfin la diversité d’aspects, et, par le souci du détail caractéristique, d’y introduire en quelque sorte l’animation de la vie. C’est ce qu’a fait Sainte-Beuve, par exemple, dans cet admirable Port-Royal que l’on apprécie davantage, au rebours de tant d’autres œuvres, à mesure que soi-même on acquiert une connaissance plus précise et plus détaillée du sujet. Mais lui non plus n’y a pas eu besoin de tant de documens inédits. Ou du moins, il a su s’en servir, ne les aller chercher qu’à mesure qu’il les lui fallait, pour confirmer un pressentiment qu’il avait, ou même le contredire, rarement ou jamais pour lui suggérer des idées, et bien moins encore pour y découvrir d’insignes platitudes à métamorphoser en chefs-d’œuvre. A l’homme qui nous donnera, sur le XVIIIe siècle, un livre qui soutienne, fût-ce de loin, la comparaison de celui de Sainte-Beuve, au prix du même désordre, de la même complexité, du même fouillis, je lui garantis hardiment qu’il aura rendu plus de services aux lettres et à l’histoire de la littérature, qu’aucun de ceux qui nous apporteraient demain ma nouveau Candide ou une seconde Héloïse.

Rien ne s’opposera d’ailleurs, s’il en est capable, à ce qu’il ordonne plus fortement, plus savamment son sujet, et c’est encore ici, par l’ampleur de la composition et l’originalité de la construction, un nouveau moyen de le renouveler. Car si l’on peut étudier les sujets en eux-mêmes, et pour eux-mêmes, on peut aussi les étudier dans les rapports qu’ils soutiennent avec d’autres sujets. Ni la littérature, en effet, ni l’art, ne sont en dehors de la vie, mais plutôt ils sont par excellence des manifestations de la vie. Entre la littérature d’un âge ou d’une race, et les autres parties de la civilisation de cette race ou de cet âge, il y a donc des liaisons, tout un système de communications et d’échanges, une solidarité qui fait de chacune de ces parties ce que la science appelle une fonction de l’ensemble. On peut se proposer, dans les monumens d’un art ou d’une littérature, de ressaisir les témoignages de cette solidarité. Les drames de Shakspeare deviennent alors comme un vaste miroir où se réfléchit toute la civilisation de l’Angleterre du XVIe siècle, et les tragédies de Racine une fidèle image de l’esprit français au temps de Louis XIV. L’histoire de la littérature et l’histoire des mœurs s’illuminent ainsi l’une l’autre d’une lumière toute nouvelle, si nouvelle en vérité, que même en Angleterre, avec tout ce qu’elle trahit de parti-pris et d’esprit de système, l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine aura fait presque révolution. Je serais curieux d’apprendre le besoin que M. Taine y a eu de documens inédits.

La vérité, c’est qu’à voir les choses comme elles sont, on a été dupe, dans cette recherche acharnée de l’inédit, d’une confusion fâcheuse entre les procédés de l’histoire proprement dite et ceux de l’histoire littéraire ou de l’histoire de la littérature. Non pas, certes, que dans ce débordement d’inédits tout ait été profit pour l’histoire elle-même, et que, si de grands gains ont été faits, de grandes perles ne pourraient pas bien les avoir compensés. Qui voudrait par exemple, éplucher, je dis le catalogue même de la collection des Documens inédits ou celui des publications de la Société de l’histoire de France, y noterait plus d’un volume que l’on eût tout aussi bien fait de ne pas mettre au jour. On pourrait encore examiner la question de savoir si, sous le prodigieux amas de ces publications, après avoir quelque temps lutté, les facultés maîtresses de l’historien : — l’art de peindre, l’art de composer, l’art de généraliser, — n’ont pas fini par succomber, au pire détriment des intérêts de l’histoire. Et je ne regarderais pas enfin à me demander si vraiment, dans ce siècle où nous sommes, dans les années surtout qui viennent de s’écouler, on a, tout compte fait, à l’aide de ces documens, déchiffré tant d’énigmes, résolu tant de problèmes, et vidé tant de questions historiques? Car j’admire, pour moi, l’extrême modestie de certains historiens quand ils ont l’air de croire que s’ils renouvellent l’histoire des Origines de la France contemporaine, c’est au moyen de ce qu’ils ont découvert de pièces ignorées dans les cartons des archives. Mais plutôt j’aurais quelque tendance à croire que, sans pièces inédites ni documens nouveaux, leur œuvre, étant signée d’eux, serait encore ce qu’elle est, et tout ce qu’elle est.

Admettons cependant, pour aujourd’hui, qu’il n’y ait ni ne puisse y avoir en histoire abus du document inédit; il n’en demeurera pas moins vrai que l’histoire n’est pas la littérature. On peut bien concevoir, à la rigueur, qu’un fait, jusqu’alors demeuré dans l’ombre et remis en lumière par un chercheur heureux, vienne brusquement faire le jour sur un point discuté de la politique de Louis XIV ou de Guillaume III ; on ne peut pas concevoir qu’un chef-d’œuvre à retrouver vienne brusquement faire déchoir la comédie de Molière ou le drame de Shakspeare de la hauteur de gloire où l’admiration des siècles a placé Tartufe et Othello. On peut concevoir encore que des Mémoires secrets ou des Correspondances diplomatiques, restés jusqu’alors inconnus, nous révèlent tout à coup le secret d’une manœuvre de Louvois ou d’une intrigue de Bolingbroke; on ne peut pas concevoir qu’une lettre même de Swift ou qu’un document émané de Voltaire modifient jamais l’idée que nous nous faisions des Voyages de Gulliver ou de Zadig et de Micromégas. On peut concevoir enfin que des papiers d’état, jusqu’alors mystérieusement enfermés sous une triple serrure, dans l’archive des chancelleries, nous apprennent les raisons positives d’une résolution de Frédéric le Grand ou d’une décision de Marie-Thérèse ; mais on ne peut pas concevoir qu’un sophisme inédit de Jean-Jacques ou de Diderot réussisse à prévaloir contre ce que contiennent de gravé pour l’éternité le Contrat social ou le Supplément au voyage de Bougainville. Il n’y a pas de littérature occulte. Toutes ces œuvres sont ce qu’elles sont; une fois parties de la main de leurs auteurs, elles vivent, elles grandissent, elles se développent en dehors et indépendamment d’eux, et il n’appartient de modifier le jugement que l’on en porte qu’à la diversité des esprits qui s’appliquent successivement à leur interprétation.

Voilà l’objet propre de la critique : interpréter les œuvres, et à mesure qu’elles vivent plus longtemps, trouver des raisons plus profondes pour expliquer cette vitalité. Il y a désœuvrés qui survivent à leurs auteurs; il y en a qui meurent avec eux; il y en a même à qui leurs auteurs survivent. Il y en a qui ne durent pas au-delà du siècle qui les a vues naître; il y en a qui durent plus longtemps que la langue même qu’elles ont parlée. Pourquoi cela? C’est le problème à résoudre, et qui n’est jamais résolu, ni ne le sera sans doute jamais puisqu’à chaque génération d’hommes il se pose en des termes nouveaux, et, pour tout homme de cette génération qui l’aborde, en des termes sensiblement différens. J’exprime aujourd’hui sur l’œuvre qui vient de paraître un avis consciencieusement motivé; nul ne sait ni ne peut savoir ce qu’il vaudra demain; cela dépend uniquement de ce que l’œuvre pourra durer au-delà de moi qui la juge et de l’artiste qui l’a faite; et si même ni lui ni moi ne nous sommes trompés, l’avenir découvrira dans cette œuvre ce que je n’y ai pas pu voir et ce que l’artiste n’a pas pu vouloir y mettre, c’est-à-dire tout ce que le temps écoulé y aura lentement ajouté de valeur. Ce serait le cas de reprendre ici la fameuse comparaison de Stendhal : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet admiré a de nouvelles perfections. » Ainsi, chaque siècle qui passe sur un chef-d’œuvre, sans en avoir altéré l’air d’éternelle jeunesse, donne au siècle qui suit cent raisons nouvelles d’y reconnaître de nouvelles beautés. C’est lui, et ce n’est plus lui. Ce n’est plus lui, car il s’est comme enrichi de tout ce que ses admirateurs y ont trouvé que n’avaient pas vu ses contemporains ; mais c’est bien lui, pourtant, puisque l’on n’y a rien mis que ce qu’une expérience plus longue et plus diverse a prouvé qu’il contenait en effet. — On ne voit pas bien ce qu’ont à faire, en tout cela, les documens inédits.

Ce que nous disons là, quelque lecteur s’avisera peut-être que nous l’avons dit déjà plus d’une fois. En effet ; — si ce n’étaient pas les mêmes mots, c’étaient bien, en somme, les mêmes choses. J’espère au moins que l’on ne s’en prendra qu’aux publicateurs d’inédits. Aussi longtemps qu’ils continuent de détourner envers une ingrate érudition des forces qui trouveraient ailleurs un plus naturel, un plus utile, un plus glorieux emploi d’elles-mêmes, aussi longtemps nous ne pouvons pas, nous non plus, discontinuer de nous en plaindre, et de travailler à faire que le public s’en plaigne avec nous. C’est donc leur faute si nous nous répétons, et pas du tout la nôtre. Et puis songez un peu, si nous devions enfin réussir à la vingtième fois, quel remords nous aurions de nous être arrêté justement à la dix-neuvième ! Il ne s’agit que de savoir si la question elle-même vaut l’obstination que nous mettons à la traiter. Nous le croyons, pour notre part et nous venons d’essayer de le montrer : quelques services que les publicateurs d’inédits aient rendus à la cause des lettres, ils leur ont fait sans doute plus de mal encore que de bien. Et c’est pourquoi, bien loin de nous excuser de redire les mêmes choses, nous ne craindrons pas, comme on parle au palais, d’aggraver notre situation en déclarant que nous ne savons pas si nous ne les redirons pas encore : « Mon Dieu, Pierrot, faisait Charlotte, tu me dis toujours la même chose ; » et Pierrot lui répondait : « Je te dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose, et si ce n’était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose ; » et Pierrot n’était point si sot, car je crois bien qu’il dut finir par persuader Charlotte.


F. BRUNETIERE.