Revue littéraire - La Critique admirative

Revue littéraire - La Critique admirative
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 933-944).
REVUE LITTÉRAIRE

LA CRITIQUE ADMIRATIVE
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT[1]

Une méthode jadis adoptée et restée longtemps en faveur consistait à orner le bas des pages des livres classiques de notes admiratives : « Belle pensée… Expression saisissante… C’est ici le dernier effort de l’éloquence… » Elle est aujourd’hui tout à fait démodée. Les livres de nos écoliers s’enflent de commentaires qui ont toute l’aridité, toute la subtilité, et toute l’incertitude de l’érudition. Ce nouveau système a aussitôt porté ses fruits. Il contribue puissamment à mettre les jeunes gens en garde contre ces textes qu’on hérisse d’explications, au lieu d’en souligner l’intérêt et d’en faire ressortir les « beautés » propres à séduire l’imagination et qui parlent au cœur. Ce qu’on devrait éveiller d’abord chez les jeunes gens, ce sont les facultés d’enthousiasme : ce langage de l’admiration est celui qu’ils sont faits pour comprendre et qui s’harmonise avec la nature de leurs sentimens. Mais nous ne nous adressons qu’à leur intelligence, nous ne développons chez eux que l’esprit critique ; après quoi, et lorsque nous en avons fait d’arides raisonneurs, incapables d’élan et rebelles à l’idéal, nous nous affligeons. Triste jeunesse, soupirons-nous, si peu jeune, sans ardeur et sans foi, qui ergote, qui chicane quand elle devrait se laisser prendre par les entrailles ! Nous avons raison. Nous oublions seulement de prendre pour nous la part de responsabilité qui nous revient. Ce n’est pas la jeunesse qui change : elle a toujours le même âge. Ce qui change ce sont les leçons qu’on lui donne. Il y a des éducateurs maladroits. Et il y en a de funestes.

Mais cette méthode, que nous regrettons de voir bannir de l’enseignement, est-elle recevable en critique ? Ou n’est-elle pas au contraire exclusive de l’idée elle-même de la critique ? La « critique admirative » compte chez nous plus de partisans qu’on ne croit. Elle en a parmi les auteurs, très persuadés que devant eux les attitudes les plus prosternées sont aussi les plus convenables et que le rôle de donneur d’encens est précisément celui qui sied au critique. Elle en a dans le public, dont la paresse se plaît aux opinions sans nuances, et qui n’aime ni qu’on rabatte ses engouemens ni qu’on le dérange dans la célébration du culte. Il y a d’ailleurs dans le parti pris de l’admiration une apparence de noblesse, un semblant de largeur, un je ne sais quoi de généreux et qui ne sent pas son pédant. On se refuse à ramener à la mesure commune ceux qui, par leur génie, échappent à cette mesure. On se ferme les yeux, afin de ne pas voir les faiblesses, les lacunes, les défauts chez ceux de qui les belles qualités nous ravissent ; et peut-être, en effet, ne les voit-on pas, car l’enthousiasme est un état violent. En revanche le critique qui continue de se posséder, qui n’abdique ni sa raison ni son goût, celui-là donne de lui-même une opinion défavorable : il est mal vu. Ses meilleurs amis croient devoir l’avertir. « Libre à vous, si cela vous amuse, de vous empêcher d’avoir du plaisir. Mais pourquoi nous retirer nos admirations ? A quoi bon nous montrer que la statue a des pieds d’argile ? Quand nous sommes transportés d’aise et ravis hors de nous-mêmes, de quelle matière êtes-vous donc fait pour rester de sang-froid ? Cette froideur, c’est ce qu’il n’y a pas moyen de vous pardonner. Vous ne vous échauffez jamais. Vous ne laissez jamais paraître d’émotion. Vous ne vibrez pas. Vous tenez à rester maître de vous et à conserver ce que vous prenez pour la netteté et la justesse de l’esprit et qui n’en est que la sécheresse. La sécheresse ! voilà votre défaut. C’est un défaut plus grave que vous ne pensez, car il vous empêche de comprendre ce qui est vraiment grand. Involontairement vous rapetissez les œuvres et les hommes. N’y aurait-il pas dans votre cas un peu d’envie ?… » Nous essaierons de montrer par l’exemple d’un livre, qui n’est d’ailleurs pas sans mérite, ce que vaut en soi la critique admirative, et à quels résultats aboutit une critique dont l’admiration est le principe et le moyen.

Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de Chateaubriand connaissent l’excellent travail que M. l’abbé Pailhès consacrait naguère à Mme de Chateaubriand. M. Pailhès nous a remis en mémoire ce fait, généralement oublié, qu’il y a eu une Mme de Chateaubriand. Il s’est fait l’éditeur de ses notes et de ses, lettres ; il nous a fourni des documens qui nous permettent de retrouver ou de deviner sa physionomie ; c’en est assez pour qu’il ait droit à notre reconnaissance. Introduit par Mme de Chateaubriand dans la société du grand écrivain, M. Pailhès en est devenu l’un des familiers. Mais le moyen d’entrer dans l’intimité de l’auteur du Génie du Christianisme sans en subir la séduction et sans être entraîné dans le rayonnement de sa gloire ? C’est quand il s’agit de Chateaubriand que l’admiration devient une religion. M. Pailhès en est l’un des dévots. Il a la foi. Il la confesse dans son nouveau volume : Chateaubriand, sa femme et ses amis. Ce livre est un acte d’adoration ; c’est, par ailleurs, une œuvre de représailles. Il s’y exhale une de ces colères impétueuses et vigoureuses qui ne s’épuisent pas en s’exprimant, mais que cinq cents pages aident seulement à prendre une plus complète conscience d’elles-mêmes. Car un sacrilège a été commis. Un impie a profané le temple. Un homme s’est rencontré qui a porté sur l’idole ses mains profanes. C’est Sainte-Beuve, pour l’appeler par son nom. Depuis plus de quarante ans qu’il a publié son livre de diffamation et de scandale, aucune réclamation sérieuse ne s’est élevée. Même on a lâchement adopté ses conclusions, et on a pris l’habitude de voir Chateaubriand à travers l’image qu’il en a tracée. Il était temps que M. Pailhès vînt faire entendre sa protestation indignée et crier, comme il le fait en propres termes : « Honte à Sainte-Beuve ! » Encore craint-il de n’avoir pas trouvé des expressions assez fortes, et d’être resté inférieur à sa tâche. Ce n’est pas qu’il ait manqué de bonne volonté, mais plutôt peut-être du talent nécessaire. Il y eût fallu la touche du maître. Chateaubriand était seul capable de venger Chateaubriand. Ah ! s’il avait pu sortir de sa tombe ! « A quelle immortalité de mépris, à quelle sublimité d’infamie, par un de ces mots puissans dont il avait le secret, il eût voué, il eût cloué Sainte-Beuve ! » A la violence des termes on reconnaît l’exaltation du dévot : les colères pieuses ont volontiers recours à ce vocabulaire enflammé.

A quoi se réduit pourtant l’infamie de Sainte-Beuve ? Il avait connu personnellement Chateaubriand ; il avait surtout recueilli sur lui beaucoup de témoignages ; il avait beaucoup de choses à dire. Néanmoins Chateaubriand vieillissait, oublié des générations nouvelles, qui sont ingrates par nature ; quelques amis s’associant à l’œuvre menée avec tant de délicatesse et de dévouement par Mme Récamier, s’ingéniaient à lui masquer la vérité et entretenaient autour de lui l’illusion d’une gloire toujours jeune. Sainte-Beuve ne voulut pas déjouer cette conspiration. Il attendit la mort de Chateaubriand. Mais alors il lui sembla qu’il avait repris ses droits et que l’auteur de tant de beaux livres appartenant sans doute à l’histoire, il pouvait le discuter librement. Il s’appliqua à détacher le masque du grand acteur, à découvrir la physionomie véritable, à retrouver dans l’œuvre les traits du caractère de l’homme. A-t-il d’ailleurs apporté dans cette enquête quelque malice, et, si l’on y tient, quelque malignité ? L’important est qu’il ait vu juste. Or on s’est beaucoup occupé de Chateaubriand en ces dernières années. Les études biographiques ou littéraires se sont multipliées. Il se peut qu’elles diffèrent par le ton et par l’accent de celle de Sainte-Beuve. Elles n’ont sur aucun point essentiel réformé son jugement.

Il y a des chances pour que le Chateaubriand de Sainte-Beuve continue de prévaloir contre celui de M. Pailhès. Au reste voici ce portrait vraiment inédit. L’idée qui en a dirigé la composition est fort simple : c’est que tous les reproches qu’on a coutume d’adresser à Chateaubriand sont inventions pures et calomnies noires. On se le représente, comme les héros de ses livres, en proie aux extrémités d’une nature ardente et insatiable, inassouvie et lasse, dévoré par un ennui continuel, cherchant dans les orages de la passion, dans l’agitation des voyages ou dans celle de la politique, une distraction qui lui échappe sans cesse, à charge à lui-même et aux autres. On l’imagine encore infatué de lui-même, soucieux de l’effet qu’il produit, les yeux fixés sur la galerie, avide de l’adulation et gâté par elle. Légende que tout cela ! Le Chateaubriand de la réalité vécue, celui auquel il faut revenir est tout différent. Il est essentiellement bon enfant, bon garçon, aimant à rire, d’un commerce agréable et facile. Tels sont les traits sous lesquels nous le dépeint à plusieurs reprises le « bon » Joubert. « Je serais fort aise, écrit celui-ci en 1804, que vous le voyiez ici pour juger de quelle incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité de vie et de mœurs, et au milieu de tout cela, de quelle inépuisable gaieté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable… Sa femme et lui me paraissent ici dans leur véritable élément. Quant à lui sa vie est pour moi un spectacle, un sujet de contemplation ; elle m’offre vraiment un modèle… Ce sont deux aimables enfans, sans compter que le garçon est en outre un homme de génie. » Il y a plusieurs remarques dont le nouveau biographe ne s’est pas avisé : c’est que Chateaubriand n’a pas trouvé tout de suite l’attitude où il devait se figer et qu’on n’atteint pas du premier coup à la perfection d’un genre ; c’est qu’il n’est pas d’existence si concertée qui n’ait ses heures de détente ; et c’est aussi que le « bon » Joubert était à un rare degré dépourvu de pénétration morale, comme d’ailleurs ses maximes le prouvent surabondamment.

Mais Chateaubriand ne peut avoir de défauts ; il ne peut avoir commis de fautes ; c’est encore le « bon » Joubert qui en témoigne : « Il me paraît inévitable qu’un tel homme fasse des étourderies ; il ne me paraît pas possible qu’il fasse des fautes graves. » Chateaubriand n’est pas poseur ; il n’est pas égoïste, il n’est pas orgueilleux, du moins au sens vulgaire de ces mots ; tout au plus peut-on noter chez lui une fierté légitime et une juste préoccupation de lui-même. Et je crois bien que personne encore ne s’était avisé de célébrer les vertus conjugales de René. M. Pailhès va jusque-là. C’est même où tend l’effort principal de sa démonstration, et c’est la thèse de son livre. Si ses amis adorèrent ce bon garçon, d’autre part il rendit sa femme fort heureuse. Les années les plus brillantes, qui vont de la publication du Génie à celle de l’Itinéraire, années où l’écrivain est en pleine possession de lui-même, où il multiplie les chefs-d’œuvre, où sa célébrité qui ne cesse de grandir lui est attestée par toutes les formes du succès, sont aussi des années de pures joies domestiques que ne trouble aucun orage et qu’aucune ombre n’effarouche. Le ménage s’est installé à la Vallée-aux-Loups. « Aulnay, c’était le bon temps ! » On travaille, on reçoit quelques amis, on jardine, on fait ensemble des visites dans les châteaux voisins. « Je voudrais mettre dans une lumière d’évidence, écrit M. Pailhès, ces années de retraite, de travail, de vie intérieure, de paix et de bonheur. » Plus tard les liens ne firent que se resserrer et l’entente ne devint que plus harmonieuse. M. de Chateaubriand a passé décidément personnage politique ; les dangers plus ou moins imaginaires que lui fait courir son humeur batailleuse font éprouver à la vicomtesse toutes sortes d’émotions : en revanche il lui prodigue les soins de la plus attentive sollicitude : « Le bon Chat est à la messe : j’ai peur quelquefois de le voir s’envoler vers le ciel ; car, en vérité, il est trop parfait pour habiter cette mauvaise terre et trop pur pour être atteint par la mort. Quels soins il m’a prodigués pendant ma maladie ! Quelle patience ! quelle douceur ! » C’est aussi bien ce Chateaubriand prêta s’envoler vers le ciel et mûr pour la béatification, que nous présente M. Pailhès. — Les saints dont on confectionne les statues dans la rue Saint-Sulpice ont un air bien sage, un teint rosé, des cheveux peignés avec soin. Mais on ne les a jamais donnés ni pour faire l’illusion de la vie ni pour être ressemblans.

Vous demandez-vous ce que l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe eût pensé de ce portrait, et s’il se fût reconnu dans ce Chateaubriand bon enfant, bon jeune homme et bon homme ? S’il revenait parmi nous, comme se plaît à l’imaginer M. Pailhès, pour surveiller sa gloire et soigner sa bibliographie, je craindrais qu’il ne trouvât « un de ces mots puissans dont il avait le secret » pour en accabler son panégyriste trop bien intentionné. Il aurait horreur de tant de vertus dans lesquelles on embourgeoise le sire de Combourg. C’était bien la peine d’avoir fait jadis sa confession publique ! Car il est pourtant difficile d’oublier que Chateaubriand a parlé de lui-même avec une certaine abondance. Il s’est gardé d’apporter dans ses aveux le cynisme d’un Rousseau ; il a apprêté l’attitude dans laquelle il voulait paraître aux yeux de la postérité ; néanmoins il a été véridique, il nous a fourni tous les élémens d’un portrait définitif ; il a dit tout ce que nous avions besoin de savoir, et un peu plus que nous ne lui en demandions. « J’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. » Cette âme de Chateaubriand est devenue l’âme de plusieurs générations d’hommes. Cette maladie sacrée a été celle de toute une époque et s’est communiquée à une grande littérature. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’en rechercher les origines. Chateaubriand a été pour la religion chrétienne un apologiste assez différent de celui que Pascal méditait d’être en son temps. C’est cette différence qu’il importe d’expliquer, et non pas seulement par la différence des temps, mais par les traits du caractère d’un individu.

Le premier trait est celui qui, au surplus, a frappé tous les biographes et qu’ils se sont appliqués à faire saillir, depuis Sainte-Beuve, qui appelle René, d’une expression si heureuse, « un épicurien à l’imagination catholique », jusqu’à M. de Vogüé qui analysait ici même, avec autant de pénétration que d’éloquence, cette « âme de désir ». C’est à l’époque de l’éveil des sens et sous cette influence que Chateaubriand crée la sylphide irréelle qu’il pare des charmes de toutes les femmes de chair qu’il a pu entrevoir. « Tout devint passion chez moi en attendant l’âge des passions. » Cet âge pour lui s’est prolongé fort tard. A la date de 1832, par un soir d’orage, se trouvant dans une chambre d’auberge à Altorf, il gémit ou il halette : « Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? As-tu pitié de moi ?… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux ; caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre. Qu’ils rembrunissent sous tes baisers… » C’est là un genre de confidences dont nous nous serions bien passés, mais dont nous sommes tout de même forcés de tenir compte. Il y a dans René du don Juan : cela explique en partie sa séduction, mais aussi l’espèce particulière de sa tristesse.

Cette tristesse que Chateaubriand a fait rentrer dans la littérature, c’est par elle qu’il a élargi l’âme moderne, renouvelé la sensibilité, rouvert les sources de la poésie. Suivant sa belle expression, la vie, sans le chagrin qui la rend grave, n’est qu’un hochet d’enfant ; et de même une œuvre littéraire qui ne sonne pas douloureusement n’est qu’un jeu puéril. Mais il y a bien des sortes de tristesse. Celle de Chateaubriand n’est le résultat ni d’une conception générale, ni d’une déduction logique, ni d’aucun raisonnement. Elle n’a pas la sérénité qu’y apportent les vrais croyans, résignés à ne demander à ce monde aucune de ses joies ; elle n’a pas l’âpreté qui vient de ce qu’on a jugé la vie mauvaise, les cieux fermés et qu’on jette l’anathème à toute la nature ; elle n’est pas faite de pitié et ne s’attendrit pas sur l’universelle misère. Elle n’est que la conséquence d’une sorte de continuelle déception. C’est la condition elle-même du désir que l’intensité avec laquelle il aspire à son objet lui soit une souffrance, et que cet objet à peine possédé ne lui laisse que la lassitude et le dégoût. Il est mobile et changeant, enfiévré encore par la sensation de la fuite irrémédiable du temps. Car il n’éclaire que quelques années, laissant les autres décolorées et vides de tout ce qui n’est pas le regret. Ce regret s’avive de la pensée que le festin auquel vous n’êtes plus convié reste servi pour de plus jeunes. « De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les goûte à vos côtés et qui vous regarde dédaigneusement vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. » Telle est cette tristesse, rançon du plaisir, née de l’impossibilité de prolonger et de fixer de courtes joies.

L’égoïsme n’est pas moins essentiel à cette âme ; force est bien de prendre le mot dans son sens vulgaire, attendu qu’on ne lui en connaît pas d’autre. René ne rapporte tout qu’à lui seul : dans la gloire, dans l’art, dans l’action, dans l’amour il ne recherche que sa propre satisfaction ; il est incapable de se détacher de lui-même, de s’oublier et de se donner. Mme de Duras disait : « M. de Chateaubriand ne gâte pas ses amis. J’ai peur qu’il ne soit un peu gâté par leur dévouement. » Ceux qui lui étaient le plus passionnément attachés, il les désolait par des caprices et des violences dont il ne se repentait que quand il n’en était plus temps. « Je n’ai cessé, avoue-t-il, de me reprocher les inégalités dont j’ai pu affliger des cœurs qui m’étaient dévoués. » Il a souhaité non pas tant d’aimer que d’être aimé : source nouvelle de doute et de tourment. « Quant à l’intérêt dont j’ai paru être l’objet, je n’ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l’éclat des hautes positions littéraires ou politiques n’était pas l’enveloppe qui m’attirait des empressemens. » Non plus que les gens, il n’aime pas les choses pour elles-mêmes. « Je ne m’intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres… Mon grand défaut c’est de n’être enivré de rien ; je serais meilleur si je pouvais prendre à quelque chose. » Pour n’avoir pas su se déprendre de soi il n’a pu atteindre ce qui fait le prix de la vie. C’est dans le sacrifice de soi qu’on trouve le repos, dans le dévouement à un être ou à une idée.

Ajoutez une vanité qui, poussée à ce degré d’exaspération, devient une torture intolérable. On parle de l’orgueil de Chateaubriand. Mais l’orgueil est une force et un gage de sécurité. Il est une certitude, et, dans la conscience que nous avons de la valeur de notre œuvre et de l’efficacité de notre effort, il nous garantit contre l’indifférence ou l’injustice de ceux qui n’en aperçoivent pas d’abord la portée. La vanité est tout le contraire ; elle nous réduit à attendre de l’approbation d’autrui le secours que nous ne trouvons pas en nous-mêmes. Chateaubriand a toujours douté de lui, non par modestie, mais plutôt par coquetterie. Il doute de son talent et partant de sa gloire. « Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais bien y croire, mais qu’au fond je n’y crois pas, et c’est là mon mal : car si une fois il pouvait m’entrer dans l’esprit que je suis un chef-d’œuvre de la nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. » Cela fait qu’il a eu plus qu’aucun autre besoin de l’amitié. Il lui doit un peu de son talent, puisqu’il a sur les conseils de Fontanes recommencé et corrigé des chapitres entiers de ses livres ; il lui doit surtout de n’avoir pas connu toutes les amertumes du déclin.

Ce qu’il y a de puéril dans cette vanité n’apparaît pas si on n’envisage dans Chateaubriand que l’écrivain ; il a rendu à la littérature de ce siècle tant de services et il y tient par sa durable influence une si grande place qu’il ne peut s’en être exagéré lui-même l’importance. Tout change si on considère son rôle politique, dont le défaut et le vice secret est d’avoir été trop continûment un rôle. Je n’ignore pas la noblesse qu’il y a dans cette attitude de courtisan du malheur. Je ne nie pas la sincérité des sentimens d’honneur qui ont dicté sa conduite. Mais que d’apprêt mêlé à cette sincérité, que de pompe théâtrale, quel souci de l’effet ! C’est le brusque retour, à la nouvelle de la fuite de Louis XVI ; c’est la démission, après l’assassinat du duc d’Enghien ; c’est la retraite au moment où la royauté légitime prenant le chemin de l’exil, le conseiller mal écouté ne cesse d’en être l’inutile Cassandre que pour en devenir le Jérémie. Surtout quelle disproportion entre la valeur qu’il prête à ses paroles et à ses actes et leur efficacité réelle ! Au temps de l’Empire, il est à peu près seul à prendre au sérieux son opposition ; mais il est vrai qu’il la prend au tragique. Lorsqu’il vient d’envoyer sa démission de chargé d’affaires dans le Valais, il s’attend avec ses amis à être pour le moins fusillé. « La chose cependant se passa le plus tranquillement du monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire : C’est bon ! » Après le fameux article : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire… » l’audace du journaliste est punie d’un exil à quelques lieues de Paris : on lui laissa tout le temps de s’installer : ce n’était qu’une villégiature. Celui qui persécuta avec tant de brutalité Mme de Staël se contentait de sourire des velléités belliqueuses du paladin. Au Salon de peinture, devant le portrait peint par Girodet, « Chateaubriand, remarque-t-il, a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée. » Il sollicite pour lui les faveurs de l’Institut qui avait oublié, dans son rapport sur les prix décennaux, le Génie du christianisme, « ouvrage dont on a beaucoup parlé et qui est à la septième ou huitième édition. » Non seulement il ne s’oppose pas à son élection à l’Académie, mais il la patronne. Le nouvel académicien l’en remercie de la façon qu’on sait. « M. Daru porta à Saint-Cloud le discours, est-il dit dans les Mémoires. Bonaparte déclara que s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut et m’aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie. » Il se contenta d’interdire la lecture d’un discours composé avec l’intention évidente de le braver. Cependant Chateaubriand composait sa fameuse brochure : De Buonaparte et des Bourbons. « La nuit je m’enfermais à clef : je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table ; je couchais entre ces deux muses. » Le jour, c’était Mme de Chateaubriand qui portait et cachait sur elle le compromettant manuscrit. Une fois qu’elle avait cru l’égarer, elle s’évanouit dans le jardin des Tuileries et il fallut la ramener chez elle. — Chateaubriand n’était pas arrivé à faire peur à Napoléon ; il n’arriva pas davantage à convaincre les Bourbons de l’étendue des services qu’il leur rendait. Ce n’est pas faute qu’il les leur rappelât. C’était lui, à l’entendre, qui avait rendu possible le retour de Louis XVIII et préparé l’avènement de Charles X. « Ma brochure ayant pour titre : Le Roi est mort, vive le Roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Buonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. » C’était lui qui par « sa » guerre d’Espagne, avait réconcilié le drapeau blanc avec la victoire. Mais on le récompensait mal de ses peines. Les ministres étaient d’avis que si peut-être on ne pouvait gouverner sans lui, on ne pouvait davantage gouverner avec lui. On l’éloignait dans des ambassades somptueuses, afin d’être, à distance, moins « fatigué de son bruit. »

Il est clair qu’un tel homme n’était fait ni pour l’intimité, ni surtout pour celle du foyer. Il le savait. « Je n’avais aucune des qualités du mari. » Pourquoi donc s’est-il marié, ou laissé marier ? Pour une raison qui n’a rien que de fort simple et facile à comprendre. « Il s’agissait de me trouver de l’argent pour rejoindre les princes… On me maria afin de me procurer le moyen de m’aller faire tuer au soutien d’une cause que je n’aimais pas… Mlle de La vigne était blanche, délicate et fort jolie : elle laissait pendre comme un enfant de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs. » Le chevalier a épousé de beaux cheveux blonds et une belle dot ; il a fait un mariage d’argent ; cela s’était déjà fait, cela s’est fait depuis, mais n’a jamais passé pour très chevaleresque. Il se trouva que cette fortune s’évanouit subitement et ne vint jamais aux mains de Chateaubriand. Il n’eut pas la mauvaise grâce de faire un crime à sa femme de cette déconvenue ; mais il oublia aussi complètement que possible celle qu’il appellera par la suite et justement « sa jeune veuve ». C’est au point qu’en Angleterre mistress Ives lui propose sa fille en mariage. « Arrêtez ! m’écriai-je, je suis marié. » Elle tomba évanouie… Délaissée aussitôt que mariée, la vicomtesse de Chateaubriand était retournée en Bretagne. Arrêtée comme femme d’émigré, et jetée dans les prisons de Rennes, sa captivité dura jusqu’au 9 thermidor. Elle n’avait été rendue à la liberté que pour se trouver seule, dans un état voisin de la misère, réduite à la compagnie tyrannique et fantasque de Lucile, désormais malade et dans un état voisin « de la folie de Rousseau. » Cependant Chateaubriand est devenu célèbre ; au retour d’un voyage d’affaires dans le Midi il revient à Paris pour y suivre l’affaire de sa nomination à un poste diplomatique. Il passa en Bretagne pour voir sa femme et resta bien vingt-quatre heures auprès d’elle. Il fut convenu qu’elle le rejoindrait à Rome. C’est Mme de Beaumont qui vint l’y retrouver. Après la mort de Mme de Beaumont, le principal obstacle à une réunion entre les deux époux disparaissait ; de tous côtés on poussait Chateaubriand à se rapprocher de sa femme, on faisait valoir toute sorte de raisons de convenance, de décorum, de situation sociale : « Votre avis sur une personne qui m’est unie est bon, répond-il à Fontanes. Je l’ai apprécié et il y a longtemps que j’y pense. Mme de Beaumont en mourant me l’a donné elle-même. Mais je ne puis m’y résoudre actuellement et je vous prie même de ne m’en plus parler. » Son parti enfin pris, il tâche encore de gagner du temps. « J’aspire au moment où je pourrai jouir encore de quelques heures de liberté, puisqu’il faut renoncer au fond de la chose. Bon Dieu ! comme j’étais peu fait pour cela ! Quel pauvre oiseau prisonnier je suis ! » La réunion eut lieu en février 1804. Le ménage habite rue de Miromesnil : Mme de Custine s’installe presque à la porte. Quelques billets qu’adresse Mme de Chateaubriand à l’ami Clausel de Coussergues permettent de juger de l’état de son esprit à cette époque : « Venez, je vous en prie, de bonne heure ce soir. M. de Chateaubriand sera sorti : je pourrai vous raconter mille choses qui me tourmentent… M. de Chateaubriand est à la campagne. Vous ferez une belle charité de venir dîner avec moi. Vous consoleriez une affligée… Venez donc dîner avec moi. Je suis seule et malade… Venez donc dîner avec moi. Je suis seule encore, et nous sommes dans un temps où l’on rêve bien noir dans la solitude. » En 1806, Chateaubriand voguait vers l’Orient où il allait chercher de la gloire pour se faire aimer de Mme de Mouchy. Mme de Chateaubriand fut onze mois sans nouvelles de son mari. A la Vallée-aux-Loups la nécessité même rend Chateaubriand plus sédentaire, sinon plus attentif. Il est des journées terriblement longues. « Comment oser dire que je m’ennuie à Val-de-Loup avec M. de Chateaubriand ? Je me ferais arracher les yeux par une dizaine de femmes et le cœur même, si après un tel aveu elles me soupçonnaient d’en avoir un. » L’ennui se gagne.

C’est toujours un emploi difficile à tenir que celui de femme d’un grand homme, ou simplement d’un artiste, d’un écrivain, d’un orateur, de quiconque recherche par-dessus tout l’applaudissement public. Nous ne le conseillons à aucune femme soucieuse de sa tranquillité et de son bonheur. La situation était particulièrement délicate dans le cas qui nous occupe. Nous savons assez bien comment Mme de Chateaubriand joua son rôle, et quelle attitude elle observa vis-à-vis du monde. Mais quelle fut exactement la nuance des sentimens qu’elle éprouva pour son mari ? Quel travail s’était fait en elle pendant les longues années de l’abandon ? Sur quelles bases eut lieu la réconciliation ? Les infidélités qui suivirent firent-elles plus saigner ce cœur aimant ou contribuèrent-elles davantage à accentuer les côtés de froideur de cette âme raisonnable et grave ? Cette figure de Mme de Chateaubriand, malgré les documens qu’on a publiés, n’apparaît pas en plein jour et reste énigmatique. Dans le drame de sa vie intérieure il y a un coin de mystère qui restera sans doute impénétrable. Car elle n’est pas l’épouse résignée qui s’efface, ni la victime qui trouve dans sa propre immolation une sorte d’âpre jouissance ; elle est pieuse plutôt que dévote, et la charité n’a rempli que les dernières années de sa vie. Elle est d’humeur vive, capricieuse, d’une indépendance toute bretonne. « C’est aussi une tête que celle-là… », disait d’elle Chateaubriand. Intelligente et perspicace, elle ne s’est fait aucune illusion et ne pouvait s’en faire. Elle n’a rien ignoré. Mais elle a caché sa blessure. Elle n’a ni fatigué son mari de sa jalousie, ni, semble-t-il, elle ne l’a accablé de son pardon. Pourtant elle n’a pas cessé de l’aimer passionnément. Faut-il croire qu’elle l’avait jugé et qu’elle le traita comme un enfant qui avait besoin qu’on le protégeât contre lui-même ? C’est de ce service que son mari la remercie dans le bel hommage qu’il lui a rendu : « Je dois une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme dont l’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect sinon la force des devoirs. » Il lui semble qu’en retour il l’a assez mal payée. « Mme de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d’un commerce moins facile… Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d’une affection qui ne s’est jamais démentie ? » Il se compare et il ne lui semble pas que la comparaison tourne à son avantage. En tout cas ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut se placer quand on veut admirer Chateaubriand… Qu’en pense M. Pailhès ? Il est d’avis qu’il ne faut pas juger l’auteur du Génie du Christianisme « au poids du sanctuaire. » C’est la théorie elle-même des deux morales. Ah ! monsieur l’abbé !

Nous espérons avoir fait toucher du doigt les résultats qu’on peut attendre de l’admiration prise comme unique principe directeur dans les affaires de la critique littéraire : nous en aurions eu bien plus à dire si au lieu de la littérature nous en avions suivi les effets dans l’histoire. Nous avons montré à quelles conclusions elle amène un homme de goût et d’érudition, d’esprit cultivé, de conscience droite, un lettré et un chrétien. C’est une maîtresse d’erreur. On commence par mettre l’idole dans une sphère à part, en dehors des conditions de l’humanité. On se refuse à apercevoir chez celui qui tout de même est l’un de nous, les traits par où il peut nous être comparé. On en fait ainsi un être sans réalité dont l’œuvre et l’action deviennent inintelligibles. On fausse pour son usage toutes les notions. On humilie devant lui tous les principes. C’est ce à quoi une critique, qui a conscience de son devoir, ne se résigne pas. Est-ce à dire qu’il ne faille voir dans la critique qu’un instrument de chicane et un procédé de dénigrement ? Non sans doute et nous ne sommes guère disposé à admettre que celui qui fait métier de juger des choses de l’esprit puisse se passer d’admirer et d’aimer. Il doit avoir un sentiment très vif de ce qui est beau, éprouver profondément l’attrait de ce qui est grand. La sympathie est à la base de l’intelligence. Pour notre part, nous sommes infiniment sensible au prestige de cette belle figure de Chateaubriand qui domine et éclaire tout le siècle. Nous aimerions, si nous ne cherchions que notre plaisir, à nous y abandonner, sans l’analyser et sans le discuter. Apparemment rien n’est plus agréable et plus commode, si d’ailleurs rien n’est aussi plus dangereux. Mais l’œuvre propre du critique commence au moment précis où il fait effort pour échapper à cette séduction qu’exerce le génie et pour se ressaisir. Les grands hommes, ou ceux qui se prennent pour tels, n’ont que trop de penchant à se faire cette illusion que leur caprice est supérieur à toute règle et défie tout jugement. Le public les y encourage par sa complaisance. C’est pourquoi il est nécessaire qu’on vienne leur rappeler, au nom du goût parfois et d’autres fois au nom de la morale, que leurs fantaisies ne prévalent pas contre l’ordre commun, et que le génie lui-même n’élève pas ses privilégiés au-dessus de lois qui n’ont de valeur que parce que leur valeur est universelle.


RENE DOUMIC.

  1. Chateaubriand, sa femme et ses amis, par M. G. Pailhès, 1 vol. in-8o ; chez Féret (Bordeaux).