Revue littéraire - La Casuistique dans le roman

Revue littéraire - La Casuistique dans le roman
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 453-464).
REVUE LITTERAIRE

LA CASUISTIQUE DANS LE ROMAN

I. Récits andalous, par don Juan Valera ; Paris, 1879, Calmann Lévy. — II. Le Commandeur Mendoza, par don Juan Valera ; Paris, 1881, Ghio.

L’homme d’esprit, — diplomate, conseiller d’état, député, sénateur, un peu ministre même, académicien, traducteur, journaliste, critique, poète et enfin romancier, — dont nous venons d’écrire le nom, n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la Revue. Certainement, ils se souviennent, ou, si par hasard ils l’avaient oublié, ce nous serait un devoir, avant tout de leur rappeler qu’il y a quelques années[1] un de nos collaborateurs, Louis-Lande, qui depuis, en des circonstances mystérieuses, a payé de sa vie l’intérêt d’ardente curiosité qu’il portait aux choses d’Espagne, leur avait présenté l’auteur de Pépita Jimenès . Ce récit de mœurs était le début de don Juan Valera dans le roman, d’autant plus digne d’être signalé que les romans de mœurs ne passent pas pour nombreux en Espagne et que, parmi leur petit nombre, quand on en a distingué cinq ou six qui méritent l’honneur de franchir les monts, il semble que ce soit déjà beaucoup. Les réputations littéraires ne s’élèvent plus sur ce fondement dans la patrie de Cervantes. Il y aurait même lieu d’examiner, à ce propos, pourquoi, depuis tantôt une centaine d’années, et tandis que toutes les variétés du roman pullulent en Angleterre, en France, en Russie même, il est des pays, au contraire, — l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne plus particulièrement, — où le genre, en dépit du talent et de la bonne volonté de quelques-uns, n’a tracé que de maigres racines et ne paraît décidément pas vouloir s’acclimater. Nous avons vingt occasions de retrouver l’Allemagne et l’Italie. Ici, la grandiloquence naturelle à la langue espagnole a peut-être exercé quelque influence. Et lorsque, par exemple, dès les premières pages, on tombe sur une description de ce goût déclamatoire : —« La mélancolie de cette vallée n’est pas la mélancolie profonde et glaciale que l’on respire dans les bois d’Ecosse, mais une mélancolie qu’illuminent les rayons furtifs de ce resplendissant soleil de Grenade, toujours brillant, dans le ciel dépouillé, du feu dont le regard s’allume dans l’ardeur de la passion, ou encore, semblable au sourire de la volupté sur les lèvres de la bacchante, mélancolie au sein de laquelle les amers souvenirs du désenchantement s’endorment sous les ailes diaprées de mille riantes espérances[2], » — on peut au moins se prendre à douter que ce magnifique et retentissant vocabulaire daigne descendre à l’expression de ces sentimens moyens, de ces détails familiers, de ces menues descriptions qui sont pourtant l’âme même du roman de mœurs. Hâtons-nous de dire que ce passage n’est pas emprunté de don Juan Valera. Mais plutôt, l’originalité de l’auteur de Pépita Jimenès et des Illusions de don Faustino serait une simplicité savante, autant du moins qu’il nous soit permis d’en juger au travers, non pas même d’une traduction, mais d’une adaptation.

L’opinion commune, je le sais, des auteurs que l’on adapte, et des romanciers particulièrement, c’est qu’à les traiter de la sorte, on les mutile. Ils estiment que l’adaptateur, pour délicatement qu’il opère, leur fait tort du meilleur d’eux-mêmes. On a remarqué que, toutes les fois que l’on proposait à un romancier de retoucher quelque chose à son œuvre, c’était justement le plus bel endroit qu’on lui demandait de gâter. Tant il est vrai que la critique est aveugle ! A plus forte raison, si l’adaptateur s’avise de retrancher toute une scène, pouvez-vous être sûr, non-seulement qu’au gré de l’auteur c’était infailliblement la meilleure, mais encore qu’elle était la scène capitale, je veux dire la scène où s’acheminait, comme vers un but marqué, tout ce qui la précède, et d’où conséquemment tout ce qui la suit découlait, comme de sa source. L’adaptateur, presque toujours, a raison : quelquefois, cependant, l’auteur n’a pas tout à fait tort. Je ne doute pas qu’ici, par exemple, en allégeant son original d’un surcroît de détails, l’adaptateur des Illusions de don Faustino n’ait rendu service à don Juan Valera. Deux volumes, à ce qu’on nous apprend, et chargés de métaphysique, pour conter les malheurs en amour de l’héritier ruiné d’une noble famille, il nous semble que ce devait être un peu beaucoup. Tandis que, dans l’adaptation, le récit, réduit aux bornes d’environ deux cents pages, — quoiqu’il y ait quelques mailles rompues du tissu de l’intrigue et quoique les événemens y aillent un peu à la débandade, — marche au moins d’une allure vive et d’un air de bonne humeur alerte. Nous n’en dirons pas tout à fait autant du Commandeur Mendoza, plus récemment traduit par M. Albert Savine. Si c’est fidèle, et nous n’avons aucune raison, d’en douter, c’est bien long, et ce n’est si long certainement que parce que c’est trop fidèle.

Ce qui n’empêche pas qu’après avoir loué de son infidélité même l’adaptateur des Illusions de don Faustino, nous allons louer maintenant le traducteur du Commandeur Mendoza de sa fidélité. On n’est pas, je pense, plus accommodant. C’est qu’il faut distinguer parmi les œuvres d’un écrivain, et surtout d’un poète ou d’un romancier, les œuvres qui sont vraiment significatives et celles qui ne le sont pas. Il y a des romans de facturé qui font très agréablement passer une heure ou deux, voisins d’une espèce de perfection commune et banale de leur genre, mais qui pourraient être au surplus signés de tout le monde. On les lit donc, on en conserve plus ou moins longtemps le souvenir, on finit toujours par les oublier. Manquer de défauts, c’est manquer d’originalité. Il y en a d’autres au contraire qui sont mal faits, si l’on veut, où l’on trouve, sans y chercher malice, à reprendre et blâmer autant ou plus qu’à louer, mais qui n’en sont pas moins marqués au signe de l’originalité personnelle et qui portent profondément empreinte la griffe de quelqu’un. Il serait facile ici, sous prétexte de donner des exemples, de saisir obliquement l’occasion de louer tel de nos romanciers français contemporains aux dépens de tel autre. Contentons-nous de notre auteur espagnol. Les Illusions de don Faustino sont un roman de la première espèce ; mais un roman de la seconde, c’est le Commandeur Mendoza. Poussons la déduction jusqu’au bout. S’il ne s’agit que de faire une lecture et de vous procurer une distraction sans fatigue, ne prenez pas le Commandeur Mendoza, lisez les Illusions de don Faustino. Vous y trouverez de la bonne humeur, — ce qui, par parenthèse, ne se rencontre plus que trop rarement dans le roman français, — un ou deux grains de satire, de très curieux détails de mœurs, de spirituelles esquisses de la vie de province en Espagne, deux ou trois études enfin de coquettes, un peu minces peut-être de psychologie, indiquées plutôt que creusées, mais intéressantes et surtout bien vivantes. D’ailleurs, le livre une fois fermé, vous ne serez pas autrement inquiet de savoir quel est l’homme qui se cache derrière l’auteur, et vous pourrez passer à une autre lecture. Mais, au contraire, si, comme j’ose l’espérer, vous estimez qu’il n’y a pas, qu’il ne doit pas y avoir de vrai plaisir de l’esprit sans un peu d’instruction qui s’y mêle ; si vous croyez qu’un romancier peut donner à penser ; si vous êtes curieux enfin de connaître don Juan Valera, mais de le connaître par ce qu’il y a dans son œuvre de personnel et d’original, alors vous lirez le Commandeur Mendoza. Vous y apprendrez du nouveau : ce que c’est que la casuistique, l’usage que le romancier peut en faire, ce que vaut enfin comme instrument d’analyse psychologique cette science tant décriée. Je ne voudrais pas généraliser trop hardiment, mais pourtant, en relevant dans la préface du traducteur ce qu’il nous dit d’un roman de Pedro de Alarcon, — el Escandalo, — comme en nous remémorant aussi des renseignemens glanés un peu de toutes parts, je suis tenté de croire qu’il y a là, dans cet emploi de la casuistique, en même temps qu’un trait qui caractérise la manière de don Juan Valera, un trait qui pourrait bien caractériser aussi le roman espagnol contemporain. Ce qui se conçoit. L’Espagne a trop longtemps été la terre d’élection des casuistes et de la casuistique pour que l’on ne s’en aperçoive pas encore aujourd’hui, de loin en loin, et jusque dans l’œuvre de ses romanciers. Car il y a toujours, heureusement, parmi chaque génération d’hommes, quelques représentans de toutes les générations qui l’ont précédée dans l’histoire. C’est ce qui fait la variété de l’art, le plaisir de la conversation, et la consolation de la vie.

On ne saurait dire si le mot de casuistique nous est devenu, depuis les Provinciales, plus ridicule ou plus odieux. Seulement, la casuistique, au vrai, n’est rien ou presque rien de ce qu’il nous plaît d’entendre sous le mot. On la définit, d’ordinaire, par une simplification quelque peu perfide, comme une composition scandaleuse entre le devoir et l’intérêt. Votre devoir est d’agir d’une façon prévue par la morale ; votre intérêt est d’agir d’une façon contradictoire suggérée par la circonstance : la casuistique serait l’art de trouver un biais qui tranquillisât la conscience sur l’accomplissement du devoir en donnant à l’intérêt toute liberté de courir à son assouvissement. Mais ce n’est pas là la casuistique : ce n’en est que la corruption. La vraie casuistique est l’approfondissement et la codification des motifs qui doivent régler la conduite dans les cas, si nombreux et si difficiles, où le devoir se trouve en conflit, non du tout avec l’intérêt, mais avec le devoir lui-même. Je ne sais comment agir parce que, dans l’enchevêtrement des circonstances données, de quelque manière que j’agisse, il me paraît que je vais transgresser une obligation formelle ; voilà le cas de conscience : mais il doit y avoir un principe de distinction et des raisons de subordonner, dans l’espèce, la transgression de l’une de ces obligations à l’exécution de l’autre ; quel est ce principe, et comment l’appliquer ? voilà toute la casuistique. Ceux-là seuls en peuvent contester les titres qui, par une grâce toute personnelle d’insensibilité morale, n’ont jamais douté d’eux-mêmes, ni jamais senti, sous la leçon de l’expérience, que la vie de ce monde ne laissait pas d’être parfois une chose assez compliquée. J’en prendrai précisément pour exemple la question que s’est posée l’auteur du Commandeur Mendoza.

Un brave gentilhomme, don Fadrique Lopez de Mendoza, retiré du service, est venu se fixer, pour y achever paisiblement ses jours, dans son village natal de Villabermeja. Les souvenirs de sa vie d’aventures, les longues conversations avec ces compagnons d’enfance, la société du père Jacinto, dominicain, son ancien précepteur ou plutôt maître d’école, suffisent à remplir son existence, agréablement. Quand il est fatigué de vivre au village, il va passer quelques jours à la ville voisine, chez don José, son frère, où le babillage, les caresses, les cheveux blonds et les yeux bleus de doña Lucia, sa nièce, égaient ce fonds de misanthropie qu’un philosophe, — et le commandeur est un philosophe, — ne manque guère à rapporter de ses lointains voyages. L’enfant, un jour, lui confie un gros secret. doña Clara, l’une de ses amies, aime don Carlos et elle en est aimée ; par malheur, les parens ne veulent pas entendre parler de don Carlos, ou plutôt ne savent rien de l’amour qu’il a pour leur fille ; ils la destinent à don Casimiro de Solis, vieillard insignifiant, cacochyme, laid, ni riche, ni pauvre, et de plus leur cousin. C’est ici le problème. Si doña Blanca de Roldan, qui est une bonne mère, veut pourtant marier sa fille à don Casimiro, c’est que sa fille n’est pas la fille de don Valentin de Roldan. doña Clara est née d’un adultère. La malheureuse mère, dévorée depuis vingt ans par un remords inexpiable de l’unique faute qu’elle ait commise, a, dans la solitude, imaginé ce bizarre, cruel, et odieux moyen de réparation. Car, don Casimiro de Solis serait l’héritier naturel de don Valentin de Roldan, si doña Clara n’existait pas ; mais si l’on marie la jeune fille à don Casimiro, cette fortune, que sa mère ne veut pas qu’elle vole, ne retournerait-elle pas, sans bruit, et sans scandale, où elle devait légitimement aller ? Le lecteur voudra bien n’accuser que nous de l’apparence mélodramatique de ces combinaisons. Elles n’ont rien que de naturel dans le roman de l’auteur espagnol. Analyser, comme on dit, un roman, c’est, presque toujours, trahir le romancier. Il faut mettre devant ce qui est derrière, détruire l’ordonnance de l’œuvre, abréger, resserrer, écourter, mutiler, si bien que ce procédé qu’on croirait le plus fidèle, est au contraire le plus trompeur, et c’est pourquoi nous y répugnons. Il y a des occasions pourtant où l’on n’en peut guère employer un autre. C’en était une ici.

Je demande maintenant aux ennemis jurés de la casuistique s’il s’agit d’un conflit entre le devoir et l’intérêt, ou d’un conflit entre un devoir el un autre devoir. Quel est le devoir d’une femme que les circonstances ont placée dans le cas de doña Blanca de Roldan ? Devra-t-elle après vingt ans déclarer elle-même sa faute à son mari ? Pourquoi ? dans l’intérêt de qui ? sous l’obligation de quel devoir ? Car enfin, ce sont des lois d’ordre public, et non pas le caprice individuel, qui règlent la transmission des héritages. Supposons que don Valentin de Roldan, ayant reçu les aveux de sa femme, veuille ôter sa fortune à doña Clara ; l’événement n’ira pas sans scandale. Il faudra qu’il réclame, en quelque sorte, la reconnaissance publique de son déshonneur ? Il faudra, d’autre part, que doña Clara perde le respect de sa mère ? Si c’est un devoir que d’expier sa faute, et si la confession de la faute est le commencement de l’expiation, est-ce un devoir aussi que de faire supporter à ce mari trop confiant l’extrême conséquence du crime ? en est-ce un encore que d’en faire peser la responsabilité sur l’enfant innocente ? en est-ce un enfin que de rompre, entre ce père qui croit être père et cette fille qui croit être sa fille, les liens que le temps, l’habitude, l’affection ont noués ? Et pas n’est question de dire : « Il fallait… » ou « il eût fallu… » Sans doute, il eût fallu ne pas commettre la faute, et il fallait, l’ayant commise, en provoquer soi-même le châtiment, ou se l’infliger ; mais ces maximes austères, qui sont belles dans les livres, ne sont bonnes aussi que dans le domaine de la spéculation métaphysique. En fait, quinze ou vingt ans sont passés depuis lors : les situations sont ce qu’elles sont : peu importe ce qu’elles auraient pu être, puisqu’elles ne le sont pas. Nous ne pouvons pas détacher de la chaîne de notre existence les jours que nous avons vécus. Chacun de nous, en chaque temps, est bien obligé d’accepter, de prendre, de subir la vie telle qu’il se l’est à lui-même arrangée. Ce n’est pas à vingt ans en arrière de l’heure qui sonne qu’on peut aller chercher les élémens de la résolution prochaine. Ce qui est fait est fait. Le tout est de suspendre ou de détourner les conséquences que l’on est encore à temps de détourner ou de suspendre. Et dans le cas que nous propose ici le romancier, je ne crois pas que celui-là fût un misérable sophiste, encore moins un corrupteur de la morale, qui trouverait le moyen, en ménageant, je ne dis pas les intérêts, je dis les droits de tous, de trancher les difficultés et de nous montrer où est le devoir.

On dira peut-être qu’après tout de telles situations sont rares ? Je vous demande pardon : mais elles sont très communes. Si vous voulez considérer d’un peu près ce que, dans le langage du monde, on appelle des situations fausses, vous verrez aisément que toutes, ou presque toutes, elles aboutissent tôt ou tard, à des conflits de ce genre. C’est même la définition d’une situation fausse : une situation où l’on se trouve presque à chaque instant sous la nécessité de transgresser ou de négliger un devoir pour en remplir un autre. Mais, après tout, qu’est-il besoin de supposer des situations fausses ? Vous ne voulez pas d’exemples dramatiques ou romanesques ? J’en invoquerai donc des plus vulgaires. Vous avez de lourdes dettes et une famille nombreuse à soutenir : que ce soient des dettes contractées par vous ou à vous léguées par les circonstances, il n’importe : je vous défie bien de ne pas chercher une composition entre le devoir de payer ces dettes et le devoir de nourrir votre famille, tous deux également clairs, stricts et catégoriques. Superposez maintenant quelques autres devoirs à ceux-ci : comme le devoir de courir au foyer de l’épidémie si vous êtes médecin, le devoir d’aller prendre la fièvre jaune à la Martinique ou la dysenterie en Cochinchine si vous êtes marin, le devoir d’aller vous faire casser quelque part la tête, si vous êtes militaire : vous conviendrez qu’il peut résulter, a un moment donné, de cet entre-croisement d’obligations, qui ne s’ajoutent pas seulement, mais qui se contrarient les unes les autres, de douloureuses complications, et que pour les dénouer ce n’est pas trop d’une sensibilité morale très délicate, soutenue d’un jugement droit, et d’une expérience étendue de la vie. J’avoue que je voudrais un peu plus de cette casuistique dans un roman français et je ne crois pas qu’aucun lecteur s’en plaignît.

Il est vrai qu’il nous faudrait commencer par perdre de certaines habitudes qui nous sont invétérées. Le romancier espagnol a posé son problème, et nous venons d’essayer de montrer la difficulté de la situation. Mais, Français que nous sommes, je veux dire admirateurs des beautés rectilignes de la logique bien plus que des finesses et des délicatesses de la psychologie, nous aurions promptement résolu le cas de conscience de doña Blanca de Roldan d’une façon simple, élégante et hardie, — en le niant. « Car, auraient dit les uns, de quoi s’embarrasse-t-elle ? Vous venez vous-même de le dire ; ce qui est fait est fait ; cette femme est folle ; si elle se repent, qu’elle se punisse ; ou, si le courage lui manque, eh bien ! qu’elle étouffe ses remords ! » Et les autres : « Il est impossible qu’une femme qui a trompé son mari n’ait pas pris, depuis vingt ans, son parti de l’avoir trompé ; ses remords ne sont qu’une grimace ; et sa dévotion, bien loin de la relever à nos yeux, est justement ce qui l’achève ; nous aimons qu’on soit ce qu’on est. » Ceux-ci sont les pharisiens ; les premiers étaient les sceptiques. Et l’auteur espagnol leur répond : Vous vous trompez ; cette femme était avant sa faute non-seulement une dévote, mais une sainte, et depuis sa faute, précisément parce que c’était une sainte, c’est une créature qui souffre et qui ne cessera de souffrir qu’en cessant de vivre. Bien plus, elle souffrait jusque dans sa faute. « Une seule femme au monde m’a vraiment aimé, dit son complice, d’un amour ardent et coupable. Je l’aimai aussi, — pour mon malheur ! car elle avait une humeur de tous les diables. Nous nous adorions, et l’histoire de nos amours ne fut qu’une succession de querelles quotidiennes… Elle avait été une sainte, on continuait à la croire telle, car nous étions extrêmement prudens. Au fond de sa conscience troublée, dans le plus profond de son cœur, orgueilleux et fanatique à la fois, elle était honteuse d’avoir humilié devant moi sa fierté, d’avoir cédé à mes désirs : elle était épouvantée et pleine d’horreur d’avoir quitté pour moi le bon chemin, d’avoir, pour moi, offensé son Dieu et violé ses devoirs. Tout cela, peut-être sans bien s’en rendre compte, elle voulait me le faire payer, car elle méjugeait très coupable. Ce que j’ai eu à subir d’elle n’a pas de nom. » N’est-il pas vrai que la plupart de nos romanciers, rencontrant une telle femme et la mettant en scène, ils n’eussent pu se tenir de railler eux-mêmes ce mélange de dévotion et d’amour et de nous donner à douter, chacun selon sa philosophie particulière, de la sincérité de cette dévotion ou de l’ardeur de cet amour ? Mais ils eussent eu tort. Nous voulons trop simplifier. La nature humaine est plus riche en contrastes que nous ne le croyons. Il y a là deux sentimens en lutte, également sincères, également irrésistibles, également forts, dont aucun ne peut parvenir à triompher de l’autre, qui déchirent le cœur où ils se combattent ; et, — nous espérons que le lecteur partagera notre opinion, — d’avoir suivi pendant tout un roman ce caractère si complexe, comme aussi, nous le montrant à vingt ans de distance du crime, d’avoir si exactement mesuré l’étendue des ravages accomplis par le remords dans cette âme naturellement fière, orgueilleuse, insolente même, ce n’est pas un mince mérite à l’auteur du Commandeur Mendoza.

Si ce caractère est espagnol, je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir. On abuse aujourd’hui de ce semblant d’explication. On dit : Ce caractère est bien espagnol, et cette façon de voir est bien anglaise ; j’en connais qui ne sont pour ainsi dire pas sortis de leur village et qui déclarent hardiment : Voici des mœurs furieusement chinoises et voilà des paysages prodigieusement sénégalais. On ne s’aperçoit pas que c’est s’arrêter à la surface des choses et proclamer modestement que ce que l’on n’a pas pu réduire à ses élémens doit être irréductible. Mais moi, qui ne connais ni le Sénégal ni la Chine, j’aime mieux croire que ce caractère, tout espagnol qu’il soit, ne laisse pas d’être humain, et c’est ici que la casuistique devient de la psychologie.

Il y a des natures grossières, qui n’ont que faire des distinctions de la casuistique ; elles obéissent à l’impulsion de la machine ; elles vont, naïvement sans hésitation comme sans remords, où leurs désirs les poussent ; elles suivent ce qu’on a nommé d’un mot honnête leur tempérament, et convaincues de l’infaillibilité de leurs sens, elles ne s’imaginent pas qu’on puisse être coupable ou répréhensible seulement, dès que l’on cède à la nature. N’essayez pas de le leur faire entendre : elles auraient beau le vouloir qu’elles ne vous comprendraient pas. Les Manon Lescaut et les Emma Bovary sont de cette famille. On dit d’un mot qu’elles manquent de sens moral. Cependant il y a, d’autre part, des âmes délicates, qui ne sont pas plus que les autres à l’abri de la tentation, ou même de la faute, dont « les désirs peuvent courir plus vite que leur honneur » et dont « les passions peuvent être plus ardentes que leur foi[3], » mais qui ne se parent point de leur faute et qui ne s’enorgueillissent pas d’avoir cédé à la tentation. C’est précisément pour elles que l’on a inventé la casuistique. Elles en sont la cause occasionnelle, comme eût dit Malebranche, et Leibniz pourrait ajouter qu’elles en sont la raison suffisante. Il ne s’agit pas d’endormir dans la sécurité d’une fausse paix le remords de leur conscience ; il s’agit de les empêcher de réparer une faute par une autre faute et d’aggraver le mal en essayant de l’expier. Car c’est communément ce qu’elles font dès qu’elles sont livrées à leur seule inspiration. C’est ce que fait doña Blanca, quand elle veut sacrifier sa propre fille à l’ardeur dont elle brûle d’effacer à jamais les conséquences d’un premier crime. Elle cherche, en mariant sa fille à l’héritier naturel de la fortune des Roldan, un apaisement qu’elle ne trouvera pas, et, tout entière à la pensée de la réparation, elle ne voit pas, elle ne sent pas qu’en travaillant ainsi de ses mains au malheur de sa fille elle ajoute le crime de la mère au crime de l’épouse. Mais remarquez bien qu’il n’y a pas plus égoïsme ici, dans l’erreur de cette mère aveuglée, qu’il n’y avait hypocrisie tout à l’heure dans le fait de l’épouse recouvrant d’un impénétrable orgueil le secret de sa faute. Où il y a dessein de réparer sa faute, et de quelque principe que ce dessein procède, que ce soit du besoin d’étouffer le remords, ou de compenser le préjudice, ou de payer la faute, on peut se tromper sur les moyens, mais il n’y a pas égoïsme. Tout de même, il n’y a pas hypocrisie là où l’éternel secret dans lequel on ensevelit la faute et la perpétuité de l’humiliation intérieure empêchent le coupable de retourner à sa faute et lui servent de défense toujours active contre l’assaut de la tentation. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous empêcher d’éprouver pour une telle femme, comme tous ceux qui l’entourent, une sympathie profonde, parce qu’elle souffre et parce que le principe de sa souffrance est justement la beauté morale de sa nature. Elle a trompé son mari, c’est vrai ; elle a fait le supplice de son amant, c’est vrai ; elle va faire le malheur de sa fille, c’est encore vrai. Mais pourtant nous ne pouvons guère nous défendre de la plaindre et d’avoir pour elle une compassion où il se mêle presque autant d’estime que de pitié. C’est qu’éclairés par la lumière de la casuistique, nous avons vu dans cette âme, et que, l’erreur d’un seul mais irréparable moment exceptée, nous n’y avons rien trouvé que de généreux et de noble.

Le lecteur a deviné peut-être que l’amant de doña Blanca n’était autre que don Fadrique de Mendoza. C’est lui le vrai père de doña Clara. Autre cas de conscience encore : il veut sauver son enfant du mariage dont on la menace, et qui niera que ce soit un devoir pour lui ? Mais d’épargner l’honneur de la mère en même temps que l’affection de l’enfant pour cette mère, qui niera que c’en soit un autre ? Et de ne pas permettre que sa fille, à lui, soit l’héritière illégitime de la fortune des Roldan, n’accorderez-vous pas que c’en soit un troisième ? Ici encore est-ce entre le devoir et l’intérêt que le conflit s’élève, ou si c’est entre le devoir et le devoir ? Je ne pense pas qu’il y ait deux réponses. Don Fadrique s’avise, pour sortir d’embarras, d’un curieux expédient. Sa fortune par hasard est à peu près égale à la fortune des Roldan. S’il pouvait, de manière ou d’autre, la faire passer aux mains de don Casimiro, l’époux qu’on destine à l’enfant ? Si doña Blanca, de son côté, consentait à cette espèce de substitution d’expiation ? Si l’on pouvait enfin atteindre ce résultat sans compromettre l’honneur de la mère, sans troubler la sécurité du mari, sans effleurer le respect de l’enfant pour sa mère, enfin, — car il faut tout calculer, — sans effaroucher la fierté de don Casimiro ? C’est ce que don Fadrique essaie de faire. Mais il est évident que ce n’est pas là une solution. Car, si sa fortune lui permet, de tenter cette voie de conciliation, c’est hasard, c’est rencontre, c’est concours inattendu de circonstances particulières. La réparation que poursuit doña Blanca ne peut pas dépendre, en bonne et saine morale, du chiffre plus ou moins élevé de réaux que possède présentement son amant d’autrefois. Elle le fait entendre au père Jacinto, qui s’est chargé de la négociation ; elle le dit à don Fadrique lui-même, qui s’est introduit chez elle presque par surprise, et dans une fort belle scène, dont je détache les imprécations finales, qui jetteront une lueur plus vive sur ce cas psychologique si curieux et si bien déduit : « Il n’est pas de moyen de séduction, il n’est pas de mensonge ni de tromperie, lui dit-elle, en lui rappelant le passé, seigneur don Fadrique, il n’est pas de flatteries ou de douces paroles, de sermens de me donner toute votre âme, que vous n’ayez employés pour vaincre mes refus. Et j’en vins jusqu’à désirer de me perdre pour vous sauver. Oui, j’en vins à rêver qu’au prix de ma chute, gagnant votre âme, je l’enlèverais à l’impiété où elle était plongée. Et j’eus cette folle illusion de croire que, si je tombais avec vous dans le péché, je vous relèverais pour vous entraîner avec moi dans la purification et dans la pénitence… J’étais aveugle… Vous ne cherchiez que la satisfaction d’un caprice et vous ne vouliez de moi qu’un triomphe d’amour-propre… Vous aviez cru qu’une fois vainqueur de mes refus, j’oublierais tout pour vous… Vous vous imaginiez que j’allais tuer en moi tout remords, toute honte, tout souvenir du devoir… Vous vous trompiez. Vous étiez maître de mon âme ; mais, comme dans un pays généreux et fier où le conquérant ne possède que le sol où son pied pose, vous ne me possédiez que quand je m’oubliais moi-même. En tout autre temps, je me levais contre vous, j’essayais d’expier ma faute par la pénitence, et je luttais pour reconquérir ma liberté… Vous qui ne cherchiez que joie et plaisir, vous vous êtes fatigué de lutter. Ainsi je fus délivrée de mon horrible esclavage. Dieu soit loué qui l’a voulu ainsi ! » La citation est un peu longue : je la crois caractéristique. Prenez un peu la peine, en effet, d’y démêler les nuances. Il n’y a pas à douter de la sincérité du sentiment. La chose est difficile à dire en français. Nous sommes toujours un peu Gaulois. N’est-il pas clair cependant que l’amour adultère de cette femme n’a pas altéré, ni seulement entamé, l’intégrité de sa dévotion ; et si la passion, par surprise, a été pour une fois la plus forte, ne sentons-nous pas qu’elle dit vrai quand elle reconnaît dans cette dévotion même, non pas certes la justification, ni l’excuse, mais l’explication de sa chute. C’est bizarre, mais c’est ainsi. Et j’en reviens toujours à ce point : nos romanciers, en général, ne savent pas assez ou ne veulent pas voir combien la nature humaine est complexe, et, pour mille raisons que ce n’est pas le temps d’énumérer, l’amas de contradictions et l’incompréhensible énigme que nous sommes.

On pense bien maintenant que la situation de don Fadrique et de doña Blanca, comme aussi la situation de tous les personnages dont le sort est lié à la résolution qu’ils prendront, ne peut se dénouer que par la mort de don Fadrique ou de doña Blanca. C’est doña Blanca que le romancier a sacrifiée. Vainement don Fadrique a trouvé le moyen de faire passer sa fortune à don Casimiro : nous savons que doña Blanca ne peut pas accepter ce sacrifice comme une suffisante expiation de son crime. Il faut que ce soit la mort qui vienne la délier du serment qu’elle s’est fait et, en fléchissant la dureté de son orgueil, réconcilier son repentir d’épouse avec son de voir de mère. Doña Clara épousera don Carlos et don Fadrique fera lui-même une fin en épousant doña Lucia, sa nièce. Voilà bien des mariages au dénoûment d’un roman un peu triste. Encore n’ai-je pas compté celui de don Casimiro de Solis avec Nicolasa Gorico. Visiblement, de la part du romancier, il y a quelque négligence dans ce dénoûment ou, si l’on aime mieux, quelque désir de bien finir et de prendre congé du lecteur sur d’agréables impressions.

Aussi bien ne faudrait-il pas croire que, dans ce roman même, il manque d’esprit ou de gaîté. Les amours de Nicolasa, par exemple, la jeune coquette de village, et de son Tomasuelo, le fils du maître forgeron, sont contées avec autant de bonne humeur que de juste observation. L’auteur des Illusions de don Faustino, mais surtout de Pépita Jimènès, excelle à peindre justement ces beautés de campagne, moitié dames, moitié villageoises, et quelques traits lui suffisent pour en graver le souvenir dans les mémoires. Une ironie légère qui ne blesse pas, une manière de dire alerte et dégagée, la plaisanterie d’un homme d’esprit qui raille volontiers les menus ridicules de ses personnages, sans cesser pour cela de les aimer et de s’intéresser à eux, si ce ne sont pas tout à fait les qualités d’un romancier de race, — au moins dans Pépita Jimenès et dans les Illusions de don Faustino, — ce sont les qualités d’un conteur aimable et facile qui se délasse d’occupations, je ne veux pas dire plus graves, ce qu’à Dieu ne plaise, mais réputées plus sérieuses, telles que de traduire de l’allemand ou de siéger aux cortès, en se jouant dans le récit de mœurs. On se sent comme conduit par un guide dont la culture d’esprit serait infiniment plus étendue que celle de ses personnages, l’expérience infiniment plus diverse, la portée d’intelligence enfin de beaucoup supérieure à son œuvre, et le roman sans doute en est moins roman, si je puis dire, mais l’homme n’en est que prisé davantage. Le Commandeur Mendoza, toutefois, est bien, dans tout le sens du mot, un véritable roman. Nous avons essayé de le montrer. Et comme roman par conséquent, les défauts qu’on y pourrait noter, quelques longueurs, de la subtilité, de la déclamation parfois, on en a vu des traits, — et le tout aggravé par la traduction un peu lourde, n’empêchent pas que ce soit, parmi les œuvres de don Juan Valera, l’œuvre significative. Il est vrai qu’il nous resterait à savoir ce que c’est qu’une Doña Luz, dont le traducteur du Commandeur Mendoza semble nous promettre, au nom d’un mystérieux inconnu, la traduction prochaine.

Quant à la question que nous avons cru pouvoir effleurer à l’occasion de ce roman, comme il importe que nul ne s’y méprenne, il ne sera peut-être pas mauvais d’ajouter que l’auteur n’est nullement ce qu’on appelle un romancier catholique, mais un très libre esprit, quoique très respectueux de la liberté des autres, probablement parce qu’il tient à la sienne. On pourrait prétendre, au surplus, non-seulement qu’un peu de casuistique ne saurait nuire au romancier, ni même à l’auteur dramatique, mais encore que la casuistique est l’âme même de l’art de représenter les passions. Voyez plutôt le roman anglais, depuis les romans de Richardson jusqu’à ceux de George Eliot, et repassez dans votre souvenir le répertoire du Théâtre-Français depuis le Cid, qui est un cas de conscience, et jusqu’à Daniel Rochat, qui est un autre cas de conscience. Ce qui est malheureusement vrai, c’est que la casuistique n’est à l’usage, comme nous l’avons fait observer, que des âmes délicates, et depuis quelques années, on paraît mieux aimer à peindre des natures grossières.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1875.
  2. Maria, por Rafaël Gago ; Madrid, 1881.
  3. …. my desires
    Run not before mine honour, nor my lusts
    Burn hotter than my faith.
    (Le Conte d’Hiver, IV, III.)