Revue littéraire - La « Royauté » de Mme Geoffrin

Revue littéraire - La « Royauté » de Mme Geoffrin
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 917-928).
REVUE LITTERAIRE

LA « ROYAUTE » DE MADAME GEOFFRIN


On imagine volontiers qu’il y a du mystère dans la façon dont se font les réputations et que la disproportion qu’on observe entre le mérite des gens et leur célébrité doit tenir à de certaines causes enveloppées et obscures. C’est se mettre en frais d’imagination. Les choses se passent beaucoup plus simplement, grâce à la docilité merveilleuse de ce qu’on appelle : l’opinion. Le public, celui de la postérité comme celui des contemporains, est de complexion paresseuse et d’humeur confiante. Il croit sur leur parole tous ceux qui ont trouvé le moyen de se faire entendre de lui. Panégyristes ou calomniateurs, nous ne leur demandons que d’avoir un peu d’adresse avec un ton d’assurance, et d’enfler la voix. Le XVIIIe siècle est tout plein de ces réputations fabriquées par les intéressés. Celle de Mme Geoffrin est du nombre. Les encyclopédistes ont prodigué l’encens à leur bienfaitrice : ils l’ont payée de ses libéralités par leurs flagorneries. Et nous ne songeons guère à les blâmer de n’avoir pas été des ingrats. Mais il se trouve que leur témoignage a été reçu sans contrôle. On a répété d’après eux que le salon de la rue Saint-Honoré, éclipsant tous les autres, aurait, par un mélange unique du raffinement avec la hardiesse et des élégances mondaines avec la profondeur philosophique, offert pendant vingt-cinq années l’expression la plus achevée de l’esprit français. Tel est encore le point de vue auquel se place le dernier biographe de Mme Geoffrin, M. Pierre de Ségur, dans le volume qu’il publie sous ce titre significatif : le Royaume de la rue Saint-Honoré[1]. Le livre est d’une lecture tout à fait agréable, et il contient quelques renseignemens nouveaux. Nous nous en servirons pour retrouver la réalité sous les hyperboles, et remettre les choses au point.

Certes, la brillante destinée de Mme Geoffrin soulève un problème ; mais ce n’est pas celui qu’on a coutume de poser à son sujet. On s’étonne ordinairement et on admire qu’une femme qui n’avait ni une grande naissance, ni, au début du moins, une grande fortune, ni une intelligence au-dessus de la moyenne, ni affabilité, ni culture d’esprit, ni esprit, ait pu grouper autour d’elle et y retenir une élite d’artistes et d’écrivains. Or, le succès du salon de Mme Geoffrin s’explique assez aisément et sans qu’il soit besoin de prêter à celle qui y présidait des dons exceptionnels et une virtuosité incomparable dans un art difficile. Ce qui a fait la force de Mme Geoffrin comme maîtresse de maison, c’est qu’elle s’est donnée tout entière à son salon, qu’il a été fait la grande affaire de sa vie et son unique passion. Elle n’a pas aimé : elle n’a eu pour son mari et pour sa fille qu’une affection calme et voisine de l’indifférence ; on ne lui a pas connu d’amans. Elle n’a eu aucune espèce de coquetterie ; elle ne s’est souciée ni de paraître belle, ni de paraître jeune, s’étant bien avant l’âge installée dans un rôle de vieille femme. Elle n’a pas prétendu à briller par ses bons mots. Elle n’a aimé ni le faste, ni la toilette, ni le jeu, ni les voyages, ni la campagne. Elle n’a eu pour les lettres mêmes qu’un goût médiocre. Mais elle voulait réunir chez elle des littérateurs. Elle a déployé à cet effet toutes les ressources d’une nature active, énergique, bien pourvue des qualités proprement administratives. On sait quelles merveilles peut opérer la volonté dirigée avec méthode et tendue vers un but ardemment poursuivi. Ce que Mme Geoffrin réservait d’ailleurs à ses hôtes, ce n’étaient pas seulement les vains plaisirs d’une causerie ailée. Ceux-ci trouvaient chez elle des avantages solides et de plus d’une sorte. D’abord elle les soutenait amplement de sa bourse. Elle entretenait Marmontel, meublait Diderot, faisait des rentes à D’Alembert, à Thomas, à Morellet, à Mlle de Lespinasse. Les fonds venant à manquer pour la publication de l’Encyclopédie, Mme Geoffrin s’engage pour cent mille écus. Ce salon est une banque où l’on prête sans intérêts. Outre ces services matériels, Mme Geoffrin en a rendu d’autres à ses amis et qui ne sont pas moins appréciables. Au moment où s’ouvre son salon, ceux qui vont former l’armée des encyclopédistes sont encore isolés, étrangers ou hostiles les uns aux autres, peu connus ou peu appréciés du public. Ils se sont groupés chez Mme Geoffrin ; ils ont trouvé chez elle un centre de réunion où ils ont appris à se rapprocher, à se supporter, à faire cause et œuvre communes. Ils s’y sont disciplinés. Amie de la décence et de la mesure, la maîtresse de maison les a empêchés de heurter trop brusquement le pouvoir et l’opinion, et elle les a préservés contre le danger de se perdre par leur impatience. Au moment où se ferme son salon, la grande bataille du siècle est livrée, l’armée peut se débander, comme elle le fit en effet, s’abandonner à ses instincts de violence et à son goût pour les propos licencieux. L’utilité que les philosophes retiraient des réunions de Mme Geoffrin saute aux yeux ; aussi est-il oiseux de rechercher pourquoi ils fréquentaient chez elle.

Mais il y a une autre question qui par elle-même est plus piquante et dont l’étude est plus instructive : c’est la question de savoir comment il se fait que Mme Geoffrin ait échappé au ridicule qui atteint chez nous toute femme tenant bureau d’esprit. Ni la marquise de Rambouillet, ni la marquise de Lambert n’y ont échappé, en dépit de leurs mérites incontestables, pas plus que Mlle de Scudéry ou Mme Cornuel. Depuis le temps des Précieuses ridicules jusqu’à celui du Monde où l’on s’ennuie, une même tradition se continue en pays gaulois. Que ce soit affaire de préjugé et qu’il entre dans ce préjugé beaucoup de jalousie, de vulgarité et de bassesse d’âme, je ne le conteste pas, mais aussi n’ai-je pas à l’examiner. Il me suffit que le préjugé existe et qu’en dépit du changement des mœurs il ait conservé jusqu’aujourd’hui toute sa force. Comment se fait-il que ce préjugé épargne la seule Mme Geoffrin, alors que chez nulle autre ne s’accusent avec un relief plus frappant les travers dénoncés une fois pour toutes par la plaisanterie de Molière ?

Sans doute Mme Geoffrin n’est pas une femme savante, étant réputée au contraire pour son ignorance, et elle ne s’embarrasse guère des règles de Vaugelas, n’ayant jamais réussi à posséder un minimum d’orthographe ; mais elle est bourgeoise comme Philaminte. Que la petite-fille de Mme Chemineau, la fille de Pierre Rodet, la femme de M. Geoffrin ait eu les sentimens de sa condition, cela n’est pas surprenant. Le bourgeoisisme lui-même des sentimens n’est pas un défaut, pourvu qu’il ne dépasse pas certaines limites et qu’il admette quelque mélange. Mme Geoffrin a toutes les qualités, toutes les imperfections, toutes les manies d’une bourgeoise conforme au type et qui remplit sa définition. La raison, réduite au sens commun, est chez elle la faculté dominante, qui se subordonne toutes les autres et donne à ses vertus mêmes leur nuance spéciale ; en sorte qu’elle peut être bonne sans avoir de sensibilité, généreuse sans manquer à l’ordre et à l’économie. Elle a réglé sa vie d’avance et par étapes, et elle s’est assigné pour fin le bonheur. Ce désir du bonheur a chez elle la force et l’âpreté d’un besoin. Et je veux bien qu’il ne se confonde pas avec l’égoïsme, mais il arrive qu’il y ressemble. « Mme Geoffrin à le tic de détester tous les malheureux, écrit Galiani, car elle ne veut pas l’être, pas même par le spectacle du malheur d’autrui… » Ce bonheur, elle le fait résider dans la tranquillité : elle craint toutes les aventures, celles du cœur et celles de l’esprit ; elle redoute les opinions tranchées, a en horreur les mauvaises têtes et fuit le scandale. Elle entend qu’on ménage le gouvernement, qui reste le gouvernement et mérite donc d’être respecté, même quand il a tort. Tant pis pour ceux qui oublient que la Bastille est, elle aussi, une institution établie. Marmontel est emprisonné pour des vers qui d’ailleurs ne sont pas de lui et il se voit retirer le privilège du Mercure ; Mme Geoffrin lui en garde rancune. Mais voici qu’il se fait censurer pour son Bélisaire : il s’ensuivit plus qu’un refroidissement, presque une rupture, et une invitation à déloger de l’hôtel où il avait sa chambre. Ce bon sens pratique donne à Mme Geoffrin de la clairvoyance, un juste sentiment de la réalité, de l’adresse à démêler les sentimens, de la décision dans le jugement des caractères. Elle le sait et même elle s’en vante : « Je ne troquerais pour rien au monde la connaissance profonde que j’ai des hommes. » Sans être aussi profonde que se l’imaginait Mme Geoffrin, cette clairvoyance était véritable, à condition toutefois de s’exercer dans un ordre d’idées et dans un cercle de personnes convenablement restreint. Le tort de Mme Geoffrin fut de regarder parfois fort au-delà de son salon. C’est elle qui, écrivant au roi de Pologne, quelques années, il est vrai, avant le premier partage, résume ainsi son opinion sur Catherine II : « Réellement, c’est une femme charmante. » C’est sur le compte de Frédéric II qu’elle prononce cet arrêt sans appel : « On n’en parlera plus dans cinquante ans. » On cite d’elle des mots qui ont plus de justesse, mais qui sont tous pareillement dépourvus d’élégance et de grâce. C’est même un cas intéressant et digne de remarque que celui d’une femme célèbre et bonne, et dont on ne cite pas une pensée délicate. En revanche, elle est fameuse par ses boutades et ses bourrades, par ses brusqueries jusque dans l’obligeance, par ses trivialités dans la bonne humeur, mais surtout, comme il est naturel, dans la mauvaise. Son goût de régenter les gens se complétait par le plaisir qu’elle trouvait à les gronder. Incapable de résister à cette « humeur grondeuse », elle grondait les souverains eux-mêmes, ce qui lui valut d’être rappelée au sentiment des distances. Curieuse des affaires d’autrui, elle s’en informe et s’en mêle avec un zèle qui va jusqu’à l’indiscrétion. Franche jusqu’à la brutalité, il lui arrive de manquer de tact, d’une façon qui étonne de la part d’une habile maîtresse de maison et qui aussi bien à ce degré est rare. Chargée auprès de Rulhière d’une négociation difficile, elle lui proposa aussitôt de l’argent, et n’obtenant pas de réponse, se hâta d’ajouter : « En voulez-vous davantage ? » Elle dit à Suard : « Quand on n’a pas d’argent, on ne doit pas avoir de fierté. » Des mots de ce genre sont regrettables, attendu qu’ils ne dénotent pas seulement une dérogation aux convenances et usages du monde. Mais on ne les reprochait pas à Mme Geoffrin ; car, en dépit de sa rudesse à morigéner ses amis et de sa mollesse à les défendre, on la savait sans méchanceté. On ne s’étonnait pas davantage que le commerce de la société polie n’eût pas chez elle atténué les saillies trop vives du caractère. Mme Geoffrin n’était pas de celles qui s’assimilent à un milieu nouveau. Quand la nature se marque en traits si fortement accentués, en essayant de la corriger on n’arriverait qu’à la gâter.

Pendant de longues années Mme Geoffrin mena l’existence cossue et modeste des bourgeoises d’autrefois ; son mari lui savait gré du bonheur solide qu’il lui devait. Mais Mme Geoffrin n’aurait été ni la bourgeoise qu’elle était, ni une femme de son temps, si elle n’avait eu le désir de s’élever. Elle allait chez sa voisine Mme de Tencin, intrigante qui finissait en précieuse ; l’ambition lui vint de recueillir sa succession. C’est alors que l’intérieur de M. Geoffrin va devenir précisément celui du bonhomme Chrysale. Le pauvre homme essaya bien de s’opposer à l’invasion des beaux esprits. Il résista, mais avec plus de violence que de continuité. Finalement, ayant reconnu qu’il n’était pas le plus fort et que de son côté n’était pas la toute-puissance, il se résigna, sauva ce qu’il put en surveillant la dépense, assista aux dîners et se borna à ne pas desserrer les dents au milieu de conversations dont l’allure l’effarouchait et le bruit l’assourdissait. C’est jusqu’où alla l’effort de son mécontentement : il eut l’énergie de bouder. On tâche aujourd’hui de « réhabiliter » M. Geoffrin. On proteste contre la réputation de sottise que lui ont faite les hôtes de sa femme. On montre qu’il était non seulement très estimable, mais entendu en affaires hardi même dans les spéculations et que c’est lui qui apporta la fortune. Tout cela est exact, et il n’est pas douteux que les philosophes ne se soient vengés de sa sourde hostilité en forgeant contre lui ces plaisanteries énormes qui depuis n’ont cessé de traîner partout. Et pourtant on ne parviendra pas à ramener vers lui la sympathie que lui mériteraient ses vertus. C’est que nous n’admettons pas qu’un homme se réduise, dans sa propre maison à ce rôle de comparse, disposant les menus pour des convives qu’il subit faute de savoir les éloigner. Force nous est de laisser M. Geoffrin dans cette attitude humiliée à laquelle il s’est lui-même condamné. Nous voudrions le plaindre : nous n’arrivons qu’à le prendre en pitié.

Bourgeoise, Mme Geoffrin l’est encore à la manière, non pas du tout de Mme Jourdain, comme on l’a dit, mais de M. Jourdain lui-même, le bourgeois gentilhomme. Il se peut qu’elle ait, lors de son veuvage, refusé la main et la « belle jambe » d’un épouseur titré ; elle y eut peu de mérite : elle avait passé la cinquantaine, et elle était déjà célèbre. Les contemporains s’accordent à noter chez elle cette gloriole des relations aristocratiques. « Rien ne la flattait plus que son commerce avec les grands[2]. » Grands seigneurs, étrangers de distinction, candidats au trône, roitelets, princes et principicules ont défilé dans son salon, ou pour le moins sont de ses amis. Seul le roi de Prusse n’a pas trouvé le chemin de son cœur : elle lui reproche d’avoir des vices et une vilaine figure. Cela même gênait un peu les habitués de son salon dont on sait « l’intérêt tendre » qu’ils prenaient « aux succès du roi de Prusse, consternés quand il avait fait quelque perte et radieux quand il avait battu les armées d’Autriche ». Ils en étaient quittes pour aller aux Tuileries s’asseoir au pied d’un arbre dans la grande allée et se livrer en plein air à l’enthousiasme que leur inspirait leur « cher Frédéric[3]. » À cette exception près, Mme Geoffrin professe pour les souverains étrangers justement le même culte que leur rendaient ses amis les philosophes. Nous avons un peu de peine aujourd’hui à comprendre ce plaisir dévot que goûtaient les Grimm, les Diderot, les Voltaire à contempler des personnes régnantes, à jouir de leur présence, à causer, à correspondre avec elles ; la cause en est peut-être à la différence des temps ou peut-être à notre manque de philosophie. Mme Geoffrin est en correspondance avec Catherine II et prend au pied de la lettre le titre de « bonne amie » que lui donne la souveraine ; elle s’en prévaut pour tracer à la tsarine un plan de conduite ; c’était exagérer le zèle.

Pour ce qui est du roi de Pologne, elle est sa « Maman » et éprouve réellement à son endroit tous les sentimens que comporte cette métaphore. Si l’on veut trouver chez Mme Geoffrin l’accent maternel, ce n’est pas dans ses tièdes rapports avec sa fille, Mme de la Ferté-Imbault, qu’il faut l’aller chercher, c’est dans les lettres qu’elle adresse à son « enfant » royal. Elle l’a connu tout jeune à Paris, a payé ses dettes et réglé le compte de ses fredaines. A la nouvelle de son élection, elle déborde de joie. Il n’est pas exact que Stanislas-Auguste lui ait écrit la phrase fameuse : « Maman, votre fils est roi » ; pareil à tous les mots historiques, ce mot n’a jamais été prononcé. Mais c’est bien Mme Geoffrin qui écrit : « Mon cher fils, mon cher roi, mon cher Stanislas-Auguste, vous voilà trois personnes en une seule. Vous êtes ma Trinité. Imaginez, s’il vous est possible, mon transport de joie à la réception de cette divine lettre datée du 9 septembre. Je vous ai cru notre bon Henri IV, et moi je me suis vue Sully. » L’expression, pour emphatique qu’elle puisse paraître, ne dépassait pas la pensée de Mme Geoffrin. Elle se voyait en effet dans le rôle d’une sorte de premier ministre, investie de la confiance du roi, le représentant à l’étranger, ayant qualité pour donner des nouvelles sûres des choses de Pologne, recevant les hommages des nobles Polonais de passage à Paris. De là son courroux sitôt qu’on empiète sur les attributions qu’elle s’est elle-même octroyées. Un sieur de la Marche se présente au ministère des Affaires étrangères comme chargé d’une mission par le gouvernement polonais. Quel est cet intrus ? Un nommé Louis, architecte, se donne pour être l’agent de Stanislas-Auguste. Pour le coup Mme Geoffrin se fâche tout net. « J’ennuierai Votre Majesté peut-être jusqu’à l’impatience ; pour moi, je suis bien sûre que cela me ferait cet effet si je reparlais de cette espèce. J’ai vidé mon sac dans les premiers momens de ma colère et je ne le remplirai plus de cette ordure. » Louis est un ingrat, un intrigant, un insolent, c’est un coquin, c’est un faquin, quoi encore ? Ce sont ainsi, au moindre déplaisir, d’aigres reproches, des allusions directes sous forme de maximes générales, une affectation de respect et l’emploi comique de formules cérémonieuses. On ne saurait trop admirer la bonhomie charmante avec laquelle le prince accueillait les incartades de cette maternité grondeuse.

Il fallait faire éclater aux yeux de l’Europe entière cette intimité d’une bourgeoise avec un roi. Ce fut la raison déterminante du fameux voyage en Pologne. L’idée première de ce voyage vint de Mme Geoffrin, non du roi. Stanislas-Auguste se borne à ne pas s’opposer trop ouvertement à un projet qu’il devine cher au cœur de sa vieille amie ; mais il en souligne les inconvéniens : le déplacement est considérable, Mme Geoffrin est âgée, elle n’est jamais sortie de Paris, elle est habituée au luxe ; et d’ailleurs que de tristesses lui réserve le spectacle d’un royaume dont l’horizon est déjà si sombre ! Ce qui prouve bien les difficultés de l’entreprise, c’est que les préparatifs de la voyageuse n’occupèrent pas moins de dix-huit mois. Mais son parti était pris. Elle passa six semaines à Varsovie ; comme le roi l’avait prévu, elle y trouva de grands sujets de mécontentement : elle s’en plaignait encore, deux ans après, dans certaine « lettre terrible ». Ce voyage avait été une déception. Pourquoi s’en être allée chercher une déception si loin ? Cependant cette visite lointaine ne devait être inutile ni à Mme Geoffrin, ni à son salon. Elle avait été acclamée sur la route, elle avait reçu une hospitalité royale. De même que le nom de Voltaire n’eut tout son prestige dans l’Europe du XVIIIe siècle qu’après le séjour à la cour de Frédéric, de même c’est après le voyage en Pologne que la gloire de Mme Geoffrin atteint son apogée.

Il est temps de pénétrer dans le salon de la rue Saint-Honoré et de discerner le caractère des réunions qui s’y tiennent. Défendons-nous d’abord d’un premier mouvement de surprise, si nous n’y rencontrons presque aucun des grands acteurs du siècle. Mme Geoffrin s’est brouillée avec Montesquieu ; Voltaire ne songe à elle que lorsqu’il a un service à lui demander. Au surplus, elle appréciait peu Voltaire, qu’elle trouvait par trop fou, et quand il s’agit en 1771 de lui élever une statue par souscription, elle fut d’avis qu’il suffisait bien d’un buste. Elle tient Diderot pour une pauvre tête et Rousseau pour une « âme très noire. » Restent les seconds emplois et les utilités. Ils y sont au complet. Ils s’appellent Thomas et Raynal, Bernard et l’abbé de Voisenon, Burigny et Dortous de Mairan, Helvétius et D’Holbach. Veut-on savoir quel était le ton de leurs entretiens, et en croirons-nous Horace Walpole ? « Vraiment, écrit-il en 1775, vous serez dégoûté de cette dernière maison dans laquelle se rendent tous les prétendus beaux esprits et faux savans et où l’on est en général très impertinent et dogmatique. » Mais Walpole est un témoin suspect, gagné à la concurrence et passé au parti de celle que Mme Geoffrin qualifie de « méchante bête ». Choqué de l’allure guindée de ces conversations, il leur fait tort de leur frivolité. Et n’apercevons-nous pas, pour les égayer, Marmontel en train de « sacrifier aux grâces », Galiani mimant ses contes avec une gesticulation d’arlequin, tantôt lançant sa perruque et tantôt rattrapant son soulier, D’Alembert en veine de facéties bouffonnes, et divertissant le cercle par son talent pour les imitations, et enfin la seule muse admise à ces dîners d’où l’élément féminin était soigneusement exclu, Mlle de Lespinasse, « l’imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. » Quoi qu’il en soit, ce sont les littérateurs qui donnent le ton : et cela est fâcheux. Les gentilshommes ne sont ici que pour écouter et regarder : ils viennent voir, par manière de curiosité, des gens de lettres groupés en bouquet. Ce rôle de spectateurs est bien celui où les relègue un Morellet : « Les gens du monde… sentent trop bien le vide des conversations communes pour ne pas rechercher avec quelque empressement la société des hommes à talens et des gens de lettres qui, ayant fait de la culture des arts ou des sciences l’occupation de leur vie, ont nécessairement un plus grand fonds d’idées et des principes de goût plus assurés… La maison de Mme Geoffrin leur offrait cette sorte de plaisir. » Et voilà, dans toute sa sottise, l’infatuation de l’homme de lettres tel que le XVIIIe siècle nous l’a fait, tel que le XIXe nous le conservera. A de certains jours, on donnée des représentations. « Il n’arrivait d’aucun pays ni prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir Mme Geoffrin, n’eussent l’ambition d’être invités à l’un de nos dîners et ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C’était singulièrement ces jours-là que Mme Geoffrin déployait tous les charmes de son esprit et nous disait : Soyons aimables[4]. » C’est une troupe avec un imprésario.

Et c’est une coterie. Une coterie est d’abord une association en vue de l’admiration mutuelle et de la congratulation réciproque. Aux complimens dont Mme Geoffrin régale la vanité de ses hôtes, ceux-ci ripostent par des louanges dont il semble que l’outrance aurait dû gâter la saveur. Marmontel, voulant expliquer « l’enthousiasme universel » que soulève le voyage en Pologne, loue Mme Geoffrin de son goût pour les lettres et les arts, des agrémens qu’elle répand dans la société, et il ajoute : « Votre âme seule vous a rendue célèbre et respectable aux nations. Son activité bienfaisante, sa sensibilité, sa droiture, le sentiment délicat dont elle est douée pour saisir en toutes choses le vrai, le juste et l’honnête, voilà ce qu’on chérit, ce qu’on révère en vous. Les souverains ne se disputent les avantages de vous avoir pour amie, que parce qu’ils trouvent en vous la vertu et la vérité ornées des grâces de la nature. » Une autre se fût divertie de ce pathos : Mme Geoffrin remercia de la « lettre charmante. » Quand il s’agit de flatterie, c’est toujours à Voltaire que reste la palme. « Votre voyage, dit-il simplement, doit être en France une grande époque pour tous ceux qui pensent. » C’est la trouvaille du génie. — Le second trait où se reconnaît l’esprit de coterie est son intolérance. Un certain abbé de Guasco publie des lettres familières de Montesquieu qui contiennent des passages désobligeans à l’adresse de Mme Geoffrin. Elle fait supprimer l’édition. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les partisans de toutes les libertés comprenaient la liberté de la presse. Palissot fait représenter sa comédie des Philosophes. Nous n’aimons guère le genre de la comédie à clé et nous n’admettons en aucun cas les personnalités au théâtre : encore faut-il avouer que pour reconnaître Mme Geoffrin dans le personnage d’une femme auteur, il fallait quelque bonne volonté. Profitant de ses relations avec M. de Sartine, Mme Geoffrin fit par la suite interdire deux autres pièces du même auteur : le Satirique et l’Homme dangereux. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les ennemis de la tyrannie comprenaient les rapports de la littérature et de la police. — Aussi bien y aurait-il de l’injustice à reprocher à Mme Geoffrin l’intolérance de ses amis, puisque, elle-même, elle eut à en souffrir et qu’elle faillit en être la victime.

C’est à quoi se réduit en effet la « royauté » de Mme Geoffrin. Étrange royaume où la souveraine est prisonnière ! Sans doute le fameux : « Voilà qui est bien, » empêche les propos d’être trop libres, les opinions d’être trop tranchées et les théories de s’étaler avec trop d’insistance ; mais c’est en cela seulement et de cette façon tout extérieure que Mme Geoffrin gouverne les conversations auxquelles elle assiste et dont au demeurant le sens et la portée lui échappent. A peine serait-il exagéré de soutenir qu’elle ne comprit rien à ce qui se disait chez elle. C’est que tout de même elle manquait un peu trop de préparation. Elle ne se douta jamais qu’on forgeât sous ses yeux et avec ses deniers une machine de guerre contre tout ce qu’elle respectait. Elle ne soupçonna pas à quelle œuvre travaillaient les habitués de son salon. C’est qu’elle ne les avait pas choisis : elle les avait recueillis par voie de succession ; après quoi l’héritage s’était développé entre ses mains ; peu à peu tous étaient venus, l’un amenant l’autre. Nous assistons alors à ce spectacle, qui n’est pas unique, mais qui est toujours curieux, d’une maîtresse de maison n’ayant pas une idée en commun avec les gens qu’elle reçoit. A défaut d’idées, et si l’on trouve le mot trop fort, Mme Geoffrin a des habitudes d’esprit qu’elle doit à ses origines, à son éducation, au premier milieu où elle a vécu : elle tient pour l’ordre, la paix, la tradition, l’autorité. Autant dire que sur tous les points essentiels elle est en opposition avec ses amis ; donc elle cédera sur tous les points et battra en retraite devant « son monde ». Elle ne sait que trop combien il est ombrageux et elle s’ingénie à des compromis pour ménager sa susceptibilité : « Pour être bien avec le ciel sans être mal avec son monde, elle s’était fait une espèce de dévotion clandestine : elle allait à la messe comme on va en bonne fortune ; elle avait un appartement dans un couvent de religieuses et une tribune à l’église des Capucins, mais avec autant de mystère que les femmes galantes de ce temps-là avaient des petites maisons. » Si encore les philosophes avaient voilé de quelques formes leur mainmise et prise de possession. Mais il faudrait ne pas les connaître. Ils disent « nos dîners » ; même, sur la fin, ce fut Mlle de Lespinasse qui dressa la liste des conviés, décidant qui on admettrait, qui on écarterait. Ce sont proprement les hôtes s’installant aux lieu et place des gens de la maison, parlant en maîtres, et faisant la loi comme c’est l’usage en pays conquis.

Cette situation éclata dans les derniers temps de la vie de Mme Geoffrin et donna lieu à des scènes d’un comique révoltant. Sans être dévote, Mme Geoffrin mettait tout au moins au nombre des bienséances la soumission aux règles de l’Église. Elle avait fait confesser Fontenelle et Mairan ; elle entendait mourir de la même façon convenable ; ou peut-être les approches de la fin avaient-elles ravivé dans son âme des souvenirs de l’ancienne piété. Elle avait suivi les exercices du jubilé de 1776 ; elle prit froid dans l’église, et fut frappée au retour d’une attaque de paralysie à la suite de laquelle elle se remit à peu près et vécut encore une année. Ce n’était plus l’heure des dîners de philosophes ; le temps était venu où des convives doivent s’effacer devant des parens, devant une fille. La fille de Mme Geoffrin a été terriblement calomniée, on devine par qui. Aussi faut-il savoir beaucoup de gré à M. de Ségur d’avoir remis en son jour cette figure de femme honnête et frivole à la mode du siècle dernier. Mme de la Ferté-Imbault s’installa dans la chambre de sa mère : elle y vit arriver D’Alembert et ses amis que l’accident de Mme Geoffrin avait mis en veine de propos contre la religion. Congédié une première fois, D’Alembert revint, ayant promis d’être décent. C’était pour ne plus bouger et garder la malade à vue. Il fallut le mettre à la porte. Il essaya de rentrer de force : on dut lui barrer le passage. De s’être assis à la table d’une maîtresse de maison et d’avoir puisé dans sa bourse, cela ne vous confère pas le droit d’assiéger son chevet de malade. C’est ce qu’on ne put jamais faire comprendre à ce mathématicien. Il lui sembla au contraire qu’on avait indignement porté atteinte aux plus sacrés de ses droits. Il lit retentir l’air de ses protestations. Tantôt il s’apitoyait avec un pathétique de mélodrame sur « cette femme mourante qui laissait vainement échapper des plaintes de l’avoir perdu » ; ce qui d’ailleurs était tout à fait contraire à la vérité, Mme Geoffrin ayant pleinement approuvé la conduite de sa fille. Tantôt il se répandait en injures : « Mme de la Ferté-Imbault, vendue à la cabale dévote dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis, à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celles du roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. » On reconnaît ce vocabulaire. Ce fut dans tout le parti un tolle contre cette « vilaine fille », ainsi que l’appelait le vénérable Turgot. Et le tapage que menèrent les philosophes prouva bien que la maison leur appartenait.

Au lendemain de la mort de Mme Geoffrin les gens de lettres négligeront pour la plupart d’assister au convoi de celle chez qui on ne dînait plus ; mais ils eurent soin d’arranger une réputation qui importait à la leur. Le reproche de pédantisme se murmurait : on l’étouffa sous la clameur des admirations. Morellet, Thomas, D’Alembert composèrent des oraisons funèbres. Ces trois panégyriques, auxquels il faut joindre celui que rédigea Marmontel au cours de ses Mémoires, sont restés la source de l’histoire de Mme Geoffrin. L’article de Sainte-Beuve est écrit avec leurs expressions. D’autres ont copié l’article de Sainte-Beuve. L’opinion s’est établie fortement, et l’on s’est fait un devoir d’appliquer dans une même matière deux poids et deux mesures. Si les grandes dames du XVIIe siècle accueillent chez elles des littérateurs, quand il y a quelque nouveauté à cela et quelque mérite, ce sont des précieuses et d’insupportables pédantes ; mais si les bourgeoises du XVIIIe, dans une pensée d’ambition, installent chez elles une académie, ce sont des mères de l’Église et il faut célébrer leur culte sur les autels de l’esprit humain. Si Chrysale s’emporte contre les femmes qui s’occupent d’astronomie, c’est un interprète du bon sens ; mais si M. Geoffrin désapprouve les femmes qui patronnent la philosophie, c’est un sot. Si Philaminte réclame contre la grossièreté du langage, Philaminte est une prude ; mais elle mérite d’être louée si elle fait servir le bon ton de sa maison aux intérêts de l’Encyclopédie. Si Molière attaque la marquise de Rambouillet, il est un représentant de la tradition française ; mais si Palissot raille Mme Geoffrin, c’est un calomniateur qu’il faut accabler de tous les mépris et mettre dans l’impossibilité de nuire… Il en sera ainsi tant que nous nous bornerons à souscrire aux opinions que les écrivains du dernier siècle nous ont livrées toutes faites. Mais pour peu qu’on y veuille regarder, c’est merveille comme on voit se dissiper le prestige de tant de fanfaronnades. Ainsi pour ce salon tant vanté. De loin il semblait que ce fût un royaume : de près ce n’est qu’un bureau d’esprit, — ouvrant sur un bureau de bienfaisance.


RENE DOUMIC.

  1. M. Pierre de Ségur, Le Royaume de la rue Saint-Honoré, 1 vol. in-8o Calmann Levy). — Cf. Tornézy, Un bureau d’esprit au XVIIIe siècle (Lecène et Oudin) et le comte Ch. de Mouy. Stanislas-Auguste et Mme Geoffrin (Plon).
  2. Marmontel. Mémoires, ch. VI.
  3. Morellet, Mémoires, ch. IV.
  4. Marmontel, Mémoires.