Revue littéraire - L’influence allemande en France

André Beaunier
Revue littéraire - L’influence allemande en France
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

L’INFLUENCE ALLEMANDE EN FRANCE [1]

M. L. Reynaud avait donné, l’année de la guerre, une Histoire générale de l’influence française en Allemagne ; et voici, du même auteur, une histoire de l’Influence allemande en France au XVIIIe et au XIXe siècle. En réunissant les deux ouvrages, nous avons, pour les deux derniers siècles du moins, le compte ou le bilan des échanges intellectuels que les deux pays ont pu faire. Le premier volume était écrit dès avant la guerre : il est bien clairvoyant ; le second, si l’information de la guerre et de la victoire s’y trouve, garde pourtant une sérénité parfaite et la même impartialité que l’autre. Et la conclusion ? C’est que l’influence française en Allemagne a été bienfaisante ; l’influence allemande chez nous, profitable quelquefois, le plus souvent mauvaise, est toujours extrêmement périlleuse.

Bienfaisante, notre influence : les époques où la civilisation d’outre Rhin s’est le mieux développée sont, dit M. Reynaud, celles où l’Allemagne « a été le plus étroitement dépendante de nos mœurs et de nos idées. » Sans la France, l’Allemagne demeurait en barbarie ; et, quand elle secoue notre influence, elle retourne à une barbarie qui lui est naturelle.

Périlleuse, l’influence allemande : elle s’exerce à l’encontre de notre génie, lequel existe par lui-même ; et elle a risqué de l’obscurcir, de le détériorer, de l’anéantir.

Est-ce que l’influence allemande ne nous a point rendu quelques services, d’autre part ? Oui, répond M. Reynaud : « de même que les Invasions ont rajeuni notre peuple... » Cela, je n’en sais rien... « de même que la Réforme a approfondi son sentiment religieux... » Je n’en sais rien non plus... « cette troisième intervention de l’Allemagne a eu incontestablement son rôle bienfaisant. » M. Raynaud considère qu’au milieu du XVIIIe siècle, quand l’Allemagne intervint, notre civilisation s’était affaiblie. Alors : « L’influence allemande nous a donné ou rendu le sens du simple et du familier, et nous a remis en contact avec la nature. Elle a favorisé en nous l’éveil du sentiment lyrique. Plus tard, elle a refait notre éducation philosophique et nous a habitués à regarder derrière les phénomènes observables, à embrasser l’univers, l’infini. Elle est nécessaire pour expliquer un Chateaubriand et un Lamartine, bien qu’ils ne lui doivent pas tout ; et un Musset lui-même, un Gautier, un Flaubert en relèvent dans une certaine mesure. L’âme française a donc été considérablement élargie par la poésie, la sentimentalité et la spéculation germaniques... » Dans les sciences morales, nous devrions à l’influence allemande l’idée de « suivre le sourd travail » que font « les masses durant les siècles de l’histoire, l’idée aussi de ne pas omettre l’effet des « instincts à peine conscients » qui mènent les individus ; nous lui devrions « la compréhension de tout ce qui est populaire, primitif, involontaire » et « une notion plus exacte du déterminé, du nécessaire, dans l’évolution historique, et de la solidarité des phénomènes humains, de leur dépendance du milieu physique et moral. » Bref, « un Michelet, un Taine, un Renan seraient impensables... » impensables : il doit y avoir une faute d’impression... « dans une France qui n’eût pas été secondée par l’Allemagne ; peut-être aussi un Victor Hugo et un Leconte de Liste, et ce sont là de grands noms. Plus près de nous, l’influence allemande a remis en honneur, dans la philologie et l’histoire, les sévères méthodes que nous avions possédées autrefois, mais que nous avions laissé perdre ; et c’est elle qui a formé ces G. Paris, ces P. Meyer, ces d’Arbois de Jubainville, ces Monod, etc. , qui ont ressuscité tout notre passé. Dans l’archéologie et l’histoire de l’art, dans la géographie, l’économie politique, elle a été pour nous également une maîtresse des plus utiles. Partout où il s’agissait de sentir, de comprendre, d’interpréter le réel sous ses diverses formes, nous lui devons énormément. » Nous lui devons énormément, si nous lui devons tout cela. Mais je ne le crois pas.

Ce résumé a une ampleur où je crains de m’aventurer, de me perdre. Avons-nous appris de l’Allemagne à « sentir, comprendre et interpréter le réel sous ses diverses formes ? » Ces grands mots-là et un peu vagues, prêteraient à une discussion la plus vaine du monde. Sur quelques points, je contesterais volontiers l’opinion de M. Reynaud, qui me paraît trop généreux envers l’Allemagne.

Il veut bien dire que Lamartine et Chateaubriand « ne doivent pas tout » à l’influence allemande. A la bonne heure ! Mais que lui doivent-ils ? Et Victor Hugo, et Musset, et Gautier ? C’est une thèse aujourd’hui répandue que le romantisme français vient d’Allemagne. Les ennemis du romantisme ont trouvé ce moyen de dénigrer toute une époque magnifique de notre littérature ; et ils ne manquent ni d’entrain, ni d’éloquence. Au temps du romantisme, l’Allemagne était à la mode, mais oui ! comme, au temps du Cid, l’Espagne était à la mode. Le Cid est pourtant de chez nous : et, pareillement, notre romantisme est français : il l’est à merveille. L’Allemagne ne nous a point donné Chateaubriand, ni Lamartine : et qu’ils ne lui doivent pas tout ? il ne lui doivent rien ! Ni Hugo, ni Musset, ni Gautier ; car il ne faut compter pour rien ce qu’on remarque, en un petit nombre de leurs poèmes, et où l’on aperçoit cette mode que j’indiquais.

Il y a un excellent chapitre de M. Reynaud, intitulé : « Fantômes poétiques d’outre-Rhin », ces fantômes, ce sont Marguerite et Faust, la Mignon de Wilhelm Meister, la Lénore de Bürger, les héros et les héroïnes des Contes fantastiques, Hélène du second Faust. Et ces fantômes apparaissent dans quelques poèmes romantiques : on les voit aussi, en bronze et gracieusement démodés, sur des pendules de la Restauration ; de sorte que les Allemands, ces grands chapardeurs de pendules, ramenaient souvent au pays leurs filles, (Lénore, Marguerite ou Mignon. Ce n’est pas ça, le romantisme : c’est toute une poésie, et qui ne vint pas d’Allemagne, mais naquit bel et bien chez nous, y a fleuri et s’y est épanouie admirablement. M. Reynaud note « l’inaptitude de nos romantiques à saisir autre chose, dans les productions allemandes, que le côté pittoresque. » Ainsi, nous aurions Chateaubriand et Lamartine, nous aurions Victor Hugo, Musset, Gautier, nous aurions le romantisme, sans l’Allemagne. C’est tout ce que je voulais dire ; après cela, je ne nie pas que l’on ne reconnaisse par ci par là dans quelques œuvres romantiques, non les plus belles et durables, divers colifichets allemands.

Au milieu du siècle dernier, nos érudits, nos philosophes et historiens, ont fait grand cas de la science allemande et se sont dits élèves de l’Allemagne. L’influence allemande a « remis en honneur, » dit M. Reynaud, les méthodes que nous avions possédées, — que nous avions même inventées, — et que nous négligions depuis longtemps. C’est l’Allemagne qui a formé nos Gaston Paris, nos Paul Meyer, nos d’Arbois de Jubainville et nos Gabriel Monod. En d’autres termes, nos savants se sont mis à l’école de l’Allemagne ; mais pourquoi ne se sont-ils pas mis à l’école de la France ? Les méthodes que l’Allemagne leur enseigna venaient de chez nous ; et, pour en douter, — M. Reynaud, d’ailleurs, n’en doute pas, — il faudrait nier l’immense et intelligent labeur de nos bénédictins, par exemple. Il y avait, en France, et très anciennement, de grands érudits et, travaillant sous leur maîtrise, des équipes laborieuses qui abattaient de la besogne. Je ne crois pas que cette besogne ait jamais été interrompue chez nous et me demande si, à l’époque où nos jeunes savants allèrent prendre leurs leçons dans les universités allemandes, le vif anticléricalisme de 48 ne les engageait pas à préférer des Boches à des moines.

Puis, les savants que cite M. Reynaud, s’ils ont « ressuscité tout notre passé », ce ne fut pas à l’imitation des historiens allemands, lesquels sont, en masse, de grands artisans de mensonge. L’érudition d’outre-Rhin, disait Fustel de Coulanges, — et le disait ici même, il y a cinquante ans, — a toujours marché de concert avec les ambitions nationales, avec les convoitises ou les haines du peuple allemand : « Si le peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande, et que Rome est la capitale naturelle de l’empire germanique. » Voilà l’histoire à l’allemande : est-ce l’histoire de chez nous ?

Enfin, les savants que cite M. Reynaud, je ne dis pas qu’ils n’aient rien rapporté d’Allemagne. Les méthodes : mais elles venaient de chez nous. Quant aux idées et aux doctrines, la plupart de celles qu’ils ont rapportées d’Allemagne sont maintenant les plus discutées et réfutées. L’une de ces idées, et qui eut un succès prodigieux, consiste à rechercher et, faute de les trouver, à supposer les origines populaires de toute une littérature immense et prolifique. La Germanie étant, par un symbolisme très matin, Nature et Foule, étant le Peuple, ce qu’on donnait au peuple, aux foules inspirées et à la nature chantante, la Germanie le prenait comme sien. La Germanie utilisa le folklore et s’en servit comme d’un stratagème pour l’annexion de ce qui la tentait. L’origine populaire de nos épopées est aujourd’hui démentie ; et, généralement, on renonce à croire populaire une poésie anonyme.

En somme, parmi les cadeaux que nous aurait faits l’Allemagne, durant le dernier siècle, en voici trois dont je ne veux pas la remercier : le génie de nos poètes romantiques, les méthodes érudites qu’elle nous avait empruntées et une idée fausse parmi tant d’autres et, quelques-unes comme celle-ci, très sournoises. Les bienfaits de l’influence allemande, je les réduirais à peu de chose.

Un fait extrêmement remarquable est, dans le livre de M. Reynaud, la manière dont l’Allemagne, au XVIIIe siècle et au XIXe s’insinue chez nous. Quel étonnant travail de propagande et, en pleine paix, un travail de guerre !

En 1748, Melchior Grimm, de Ratisbonne, partait pour la France. Son maître Gottsched le charge d’une mission, qui est de révéler aux Parisiens la littérature allemande. Grimm a de l’entregent : bientôt, il connaît Rousseau, Diderot, d’Holbach ; il connaît tout le monde. Il publie dans le Mercure des lettres sur la littérature allemande qui font du bruit. Fréron, l’un des premiers convertis, écrivait : « Jusqu’ici, nous n’avions regardé les Allemands que comme un peuple tristement absorbé dans l’étude du droit et caché dans les antres obscurs de l’érudition ; cependant il est certain que cette nation a produit de tous temps quelques génies favorisés de la nature, qui ont su tirer de leur langue des sons sublimes et harmonieux. » Fréron le disait sur la foi de Melchior Grimm, et ne savait pas l’allemand. Les Français ne savaient pas l’allemand : Gottsched publie, en 1753, l’une à Strasbourg, l’autre à Paris, deux versions françaises de sa Sprachkunst : à Strasbourg, c’est Le maître allemand ; c’est, à Paris, La grammaire allemande de M. Gottsched. Cette grammaire, dit M. Reynaud, « marque le point de départ de l’étude régulière de l’allemand chez nous. » Il faut le noter : ce ne sont pas les Français qui vont en Allemagne chercher la littérature allemande : les Allemands la leur apportent, sans qu’on ait rien demandé ni à ce Gottsched ni à ce Grimm trop complaisants.

Après ce Gottsched et ce Grimm, voici un autre gaillard, nommé Junker, un « pangermaniste avant la lettre, » comme l’appelle M. Reynaud. Les deux autres sont des Allemands, celui-ci est bien un Boche. Il publie, en 1762, un Essai sur la poésie allemande, où il y a son insolence. Il commence par dénigrer notre littérature : il ne sait que penser des tragédies françaises, il ne comprend rien aux applaudissements qu’on leur accorde ; « j’y cherche du mouvement, des sentiments et des passions, dit-il, et je n’y trouve que de la galanterie, des récits et des sentences, » Il n’admet pas que des Allemands songent à imiter nos petits ouvrages, quand tous les écrivains allemands sont admirables, au jugement de ce Junker. En dix ans, depuis 1752, le ton de la propagande a bien changé. Gottsched et Grimm étaient modestes et polis ; Junker essaye de la manière forte. Un certain Sellius procédait semblablement et, pour offrir aux lecteurs français une traduction des Satires de Rabener, il écrivait une préface où il traitait fort mal l’esprit de chez nous. Là-dessus, Fréron lui-même se fâchait, signalait comme « gauches et basses » les impertinences de Sellius.

La propagande allemande, à ses débuts, tâtonnait, commettait maintes maladresses, quand Michel Huber vint la diriger. Ce Michel Huber ? « Un maître conciliateur, un véritable Père Tout-à-Tous. Ami des lumières, il parle, quand il le faut, le langage le plus religieux. Cosmopolite, il ne perd jamais de vue l’intérêt de sa patrie. Une merveille de synthèse allemande. La bouche en cœur, la main sur la conscience, sans cesse débordant de maximes édifiantes, il conduit d’une main très sûre les destinées de cette littérature teutonne dont il a résolu d’organiser le triomphe à Paris. » Et il travaille ! En 1766 paraissent les quatre volumes de son Choix de poésies allemandes. Il est beaucoup mieux avisé que Junker. Il n’insulte pas les Français ; voire, pour recommander un fabuliste de là-bas, il veut bien le comparer à notre La Fontaine. Il attribue un grand génie à tous ses compatriotes ; mais il ne montre point de jactance, il a une espèce de bonhomie. Son coup de maître fut de lancer Gessner. Et puis son coup de maître fut encore de s’emparer du Journal étranger, fondé naguère par un aventurier franco-allemand, ci-devant chambellan du margrave de Bayreuth. Le Journal étranger n’allait plus ; Michel Huber le fit aller : il eut ce journal pour y « prêcher, sous l’anonymat, l’admiration de tout ce qui était allemand, » pour y annoncer le déclin de notre littérature et l’avènement de la sienne et pour y insérer pendant la guerre de Sept ans des hymnes prussiens à l’honneur de Frédéric II, pour y mener enfin toute une campagne contre la France, chez nous.

Les traductions d’œuvres allemandes se multiplièrent, autour de lui et sans doute à son instigation. « Il vint un moment, dit M. Reynaud, où la littérature allemande, bien qu’à peine formée, jouit en France d’une véritable popularité. » Grimm écrivait, au mois de janvier 1762 : « La poésie et la littérature allemandes vont devenir à la mode à Paris comme l’était la littérature anglaise depuis quelques années... Cette révolution n’est pas la moins étrange de celles qu’on voit arriver. Si l’on avait parlé à Paris, il y a douze ans, d’un poète allemand, on aurait paru bien ridicule. Ce temps est bien changé. » Et, en 1768, Dorat, le gentil, le futile Dorat, dans son Idée de la poésie allemande, dessine le portrait de maintes jolies dames qui se donnent beaucoup de mal pour réussir à prononcer les noms difficiles des Schlegel, des Karsch, des Cronegk, des Klopstock, Il s’écrie : « O Germanie ! nos beaux jours sont évanouis, les tiens commencent. Tu renfermes dans ton sein tout ce qui élève un peuple au-dessus des autres, des mœurs, des talents et des vertus : ta simplicité se défend encore contre l’invasion du luxe, et notre frivolité dédaigneuse est forcée de rendre hommage aux grands hommes que tu produis. » Pauvre Dorat, l’une des premières dupes de l’imposture allemande ! Et cette image de la Germanie que ce pauvre Dorat ne sait pas refuser est déjà celle qui enchantera, au XIXe siècle, une quantité de jobards, la même au lendemain de Rosbach et à la veille de Sedan. Mais, quoi ! les propagandistes boches ont eu chez nous trop de facilités : quand Voltaire, dans ses Mémoires, fait un si grand éloge de Frédéric, c’est tout de suite après que nos soldats ont, dit-il, « jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres et surtout la tête, » à Rosbach ; dont il s’amuse. Et plus tard nos penseurs les plus fameux célébreront à l’envi la victoire prussienne de Sadowa.

Ce qu’on voit, dès ce commencement de l’influence allemande chez nous, c’est le caractère singulier qu’elle a, d’une entreprise bien menée, mais d’une entreprise. La Germanie nous envoyait ses colporteurs, ses camelots, ses divers charlatans et agents de propagande qui organisaient dans notre pays une mode allemande et fabriquaient de la germanophilie avec une impudente habileté. La littérature enveloppait la politique.

Un autre agent de l’Allemagne, et très digne d’attention, fut, à l’époque du Consulat, ce Villers, que l’on connaît comme l’annonciateur de Kant. C’est un Français, pour ainsi dire, Français de naissance, et qui se mit au service du voisin. Il s’appelait tout uniment Charles Villers et se faisait appeler M. de Villers. Sa fausse noblesse lui avait permis d’entrer à l’école d’artillerie de Metz, où il fallait que l’on fût noble, et lui donna l’occasion d’émigrer. En 1796, il était à Gœttingue ; il avait alors trente et un ans. A l’université de Gœttingue, on délestait la France, on dénonçait la corruption de la France comme la honte et le malheur du monde et l’on cultivait avec entrain le nationalisme du Sturm und Drang. Villers s’acclimata sans peine dans ce milieu de « teutonisme intégral. » Les Teutons de Gœttingue firent à ce jeune homme un grand accueil. Il rencontra une jeune fille, Dorothée Schlœzer, qui était docteur en philosophie et qui bientôt voulut lui enseigner l’allemand, lui révéler la littérature allemande et l’endoctriner à sa guise. Elle prit sur lui une influence décisive, par les stratagèmes d’amour. Elle épousa un négociant de Lubeck, M. de Rodde : ce mariage ne sépara point Villers et Dorothée ; Villers entra dans le ménage. Et Dorothée de Rodde, après Dorothée Schlœzer, lui serinait la Dramaturgie de Lessing. A quelques années de là on demandait à cette Dorothée un article sur Villers ; et elle répondit : « Je serais obligée de trop parler de moi-même, et cela je ne le puis, car j’ai eu véritablement une petite part à son initiation à la littérature allemande. Il y eut une époque où, comme ses compatriotes, il était très injuste. » La petite part que Dorothée avait eue à l’éducation de Villers ? elle en fît un Boche. Voici les idées de Villers après que Dorothée s’est occupée de lui, et telles que M. Reynaud les résume : « La littérature allemande, expression d’un peuple sérieux, profond, pur, honnête, savant, était très supérieure à la littérature française, où se trahissaient la légèreté, la dépravation et l’ignorance de notre société dégénérée. Cette supériorité qui, pour la poésie, s’incarnait en Klopstock, pour la philosophie en Kant, l’Allemagne la devait en dernière analyse au fait qu’elle était protestante, tandis que la France partageait la situation arriérée de tous les pays catholiques... » Voilà le fond de la doctrine ; et c’est la doctrine du Sturm und Drang : et c’est la pacotille de pensée que Villers, à l’instigation de sa chère et industrieuse Dorothée, va s’efforcer de répandre chez nous. Il publie à Metz en 1801 sa Philosophie de Kant ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, où il affichait l’intention de régénérer par l’idéologie allemande la France que la philosophie sensualiste avait corrompue.

Les philosophes de l’Institut le traitèrent comme il fallait. Il écrivit une brochure contre l’Institut, qu’il appela une « populace ameutée. » L’Institut répliqua. Et la querelle vint aux oreilles du Premier Consul, qui ordonna que ce Villers le renseignât promptement sur Kant et le kantisme, en quatre pages. Cet imbécile de Villers profita de ses quatre pages pour dénigrer la France et glorifier la Germanie. Bonaparte jeta au panier son factum. Villers s’en retourne donc au pays de Kant et de Dorothée ; il écrit à un ami d’Allemagne : « Je reviens du pays du charlatanisme et de la forfanterie. Mon premier soin, en remettant le pied sur la terre de la loyauté et de la véritable humanité, est de vous envoyer mon salut cordial. » Cependant, on lisait, à Paris, la Philosophie de Kant. Joubert en eut le souci tout l’été de l’année 1801. Joubert lisait aussi les Critiques, en traduction latine ; et, vers le 10 septembre, il écrivait à Mme de Beaumont : « Figurez-vous un latin allemand, dur comme des cailloux ; un homme qui accouche de ses idées sur son papier et qui n’y met jamais rien de net, de tout prêt et de tout lavé ; des œufs d’autruche qu’il faut casser avec sa tête et où, la plupart du temps, on ne trouve rien. Il faut qu’il y ait, entre l’esprit allemand et l’esprit français, la même différence qui s’est trouvée pendant toute la guerre entre les mouvements des soldats des deux nations. J’ai ouï dire et vous savez qu’un soldat français se remuait vingt fois dans le temps nécessaire à un soldat allemand pour se remuer une. Voilà notre homme. Un esprit français dirait en une ligne et en un mot ce qu’il dit à peine en un tome... » Mais, pour admirer Kant l’un des premiers, il y eut Sébastien Mercier ; d’ailleurs, il l’admirait et ne l’entendait pas beaucoup.

Lorsque le Concordat fut promulgué, les philosophes de l’Institut, fort mécontents, mirent au concours cette question : « Quelle a été l’influence de la Réformation de Luther sur la situation politique des différents Etats de l’Europe et sur les progrès des lumières ? » C’était afin de taquiner Bonaparte. Villers, à Lubeck, demeurait en compagnie de Dorothée, de Schlœzer et d’une troupe de professeurs très germains et très luthériens qui trouvèrent l’occasion bonne de houspiller la France catholique au profit de la Germanie luthérienne. On mit sans retard Villers à la besogne. On lui passa des fiches et des documents. On l’aida, on le sermonna. Heeren, l’historien de la Réforme, lui corrigeait de page en page ses bévues. En cinq mois, Villers eut achevé son mémoire. L’Institut reçut sept mémoires : cinq venaient d’Allemagne ; et Villers fut couronné par le même Institut, la même « populace ameutée » qu’il avait récemment méprisée avec tant de fierté allemande. Il vint à Paris. Les philosophes le complimentèrent ; el la classe d’Histoire et de Littérature le désigna comme l’un de ses correspondants étrangers. Il eut aussi sa récompense en Allemagne : pour faire honneur à son « incorruptible amour de la vérité, » l’université d’Iéna lui décerna le titre de docteur.

Je n’ai pas lu le mémoire de Villers ; c’est, dit M. Reynaud, tout un plaidoyer pour la Réforme ; et les arguments au petit bonheur. Villers utilise la théorie de la perfectibilité, que prônent les philosophes de chez nous : postérieur au catholicisme, le protestantisme vaut mieux. Les nations qui ont adopté la religion réformée sont les plus éclairées, prospères et vertueuses ; la science et la littérature s’y développent à merveille. Enfin le mémoire de Villers aboutit au panégyrique de l’Allemagne luthérienne.

Le Kant de Villers avait irrité l’Institut ; son Luther alla aux nues. Et l’Institut, c’est alors, et bien nettement, l’opposition déclarée à la politique de Bonaparte. L’on voit donc, cette fois, la propagande allemande s’insinuer à la faveur de la politique, la philosophie n’ayant pas donné ce qu’on attendait. La propagande allemande nous a guettés : et elle a profité des circonstances.

Que Villers soit un personnage de très petite valeur, c’est l’évidence. Mais ce qu’il faut observer, c’est l’astucieuse façon que les Allemands ont eue de l’acquérir et de l’employer. Ils l’ont acquis à leurs idées et à leur service, d’autant mieux qu’il était un fol ; et ils l’ont acquis par le moyen de cette Dorothée qui, ayant su toucher son cœur, ne l’a plus lâché. Elle le domina et, pour le garder, au profit de l’Allemagne, elle ne craignit pas de le séquestrer, sur le tard et quand il se fut émancipé de son amour. Elle l’avait, en quelque sorte, chambré dans une coterie de Luthériens allemands, à l’époque où il composait ce mémoire où il « identifiait la cause de l’Allemagne avec celle de la Réforme et gagnait ainsi à la première bien des sympathies, » où il secondait en France la séquelle des vieux révolutionnaires contre Bonaparte qui préparait la renaissance de notre pays.

Je suis persuadé que Mme de Staël eut sa bonne foi trompée, au temps où elle voyageait en Allemagne. Elle avait été mise en relations avec Villers par Jacobi. Le professeur Glaser écrivait à Villers : « Nous aurons fait une acquisition très précieuse sous tous les rapports, si vous réussissez à inspirer à Mme de Staël le goût de notre littérature. » Et le baron de Humboldt écrivait semblablement à Gœthe. Elle s’était brouillée avec Villers avant de partir pour l’Allemagne. Mais il y eut des Schlegel pour la séduire à maintes idées fausses. Pendant son voyage, ses lettres à Necker, publiées dans cette Revue par M. le comte d’Haussonville, et d’autres lettres où elle donne son impression toute fraîche sont très différentes de ce qu’on lit dans son livre de l’Allemagne. M. Reynaud le note justement.

Elle écrit, par exemple, au mois de novembre 1803 : « Arrêtée dans l’auberge d’une petite ville, j’ai été entendre un piano sévissant dans une chambre enfumée, où des vêtements de laine chauffaient sur un poêle de fer. Il me semble qu’il en est de même de tout : c’est un concert dans une chambre enfumée... » Lisons le livre : « Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs savent presque tous la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée du tabac, et d’entendre tout à coup le maître du logis improviser sur le clavecin. Les peuples naturellement musiciens reçoivent par l’harmonie des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettent pas de se procurer autrement. » Ce qui l’avait un peu dégoûtée l’attendrit. Pendant son voyage, elle se moquait de ces Allemands qui, au théâtre, attendent la fin d’un acte pour applaudir « comme on solde un compte » et qui « font crédit à leur enthousiasme. » Le livre : « Rien ne dérange l’imperturbable sérieux des Allemands ; c’est toujours dans son ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre et ils attendent, pour la blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie, » Ce qui était stupidité assez drôle devient un signe d’honnête conscience.

Qu’est-il arrivé, entre le moment où Mme de Staël voyait l’Allemagne et le moment oh elle a écrit son livre ? Elle a été chapitrée par de zélés apôtres du germanisme ; et, si intelligente qu’elle fût, si loyale aussi, comme elle était sensible à toutes les idées, elle a subi l’ascendant d’une nouvelle idéologie.

Pendant tout le dernier siècle, la propagande allemande s’est exercée en France avec une audace et une habileté, avec une aisance extraordinaire. Elle a fait ce qu’elle a voulu ; elle a réussi. L’admiration de l’Allemagne devint chez nous, par quelques maîtres éminents de la pensée française, un culte de latrie. L’admiration de l’Allemagne devint l’amour de l’Allemagne. Les avertissements n’ont rien empêché. Heine, dénonçant les torts et les menaces de la Germanie menteuse, Quinet lui adresse la supplication que voici : « O Heine, si vous aimez quelque chose, je vous demande à cause de moi merci pour ce qui vous reste encore de fleurs à sécher et de sources à tarir !... » Peu d’années après qu’il eut écrit cette jolie phrase et imprudente, Quinet lui-même s’aperçoit du danger qu’il a méconnu, il annonce qu’« un homme va sortir de la Prusse » et que nous sommes en péril de ce côté. Michelet lui écrit : « Votre brochure est violente et terrible ; elle m’a ôté le rire pour dix ans ! » Michelet demeura incrédule ; en 1855, à propos d’Utrich de Hutten, il sourit bonnement de « nos amusants teutomanes : race innocente de bons et véritables patriotes ! ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux, combien nous leur savons gré de ce grand cœur pour leur pays. » Telle fut alors notre confiance que l’Allemagne eut beau jeu : nous refusions de croire à ses manifestations de gallophobie. Enfin, j’ai honte à le dire, mais la France accordait à l’Allemagne une espèce de crédulité à la Boubouroche.

Quels ont été les résultats de l’influence allemande ? Ici où là fort inégaux. Elle a induit en erreur fréquente un Michelet, d’autres penseurs autour de lui. Elle a été, dans la philosophie, très importante ; elle a contribué à l’immense désordre des idées qui est l’un des caractères du siècle dernier. Je crois qu’elle a modifié la musique française. Je ne crois pas qu’elle ait sensiblement modifié notre littérature : voire, il me semble surprenant qu’elle l’ait si peu modifiée ou, à mon avis, ne l’ait pas du tout modifiée. « A première vue, dit M. Reynaud, les souvenirs de la poésie germanique apparaissent nombreux chez nos lyriques : il y en a chez Musset, chez Gautier, chez Hugo, chez Leconte de Liste, chez Banville. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit que ce sont des emprunts tout superficiels, quelques traits singuliers, des éléments de pittoresque, qui viennent prendre place dans des œuvres de second ou de troisième ordre ; une vision du Moyen-âge ici, de la Grèce là ailleurs du fantastique et du surnaturel bon marché : rien d’essentiel. En fait, notre grand lyrisme du XIXe siècle, celui des Lamartine, des Vigny, des Musset, des Hugo, dans ce qu’il a de profond et de durable, ne doit que fort peu de chose à l’Allemagne. » Ne lui doit véritablement rien. Et la littérature qui a suivi le romantisme : rien non plus.

Du reste, la propagande allemande avait d’autres visées que littéraires : des visées politiques ; cela, dès le début et constamment. Elle a utilisé la littérature à ses fins et, à vrai dire, s’est camouflée de littérature. Elle cherchait à nous faire adopter le mensonge d’une Germanie bien aimable. Ses poètes et divers écrivains qu’elle a si assidûment promulgués en notre pays étaient ceux qui nous présentaient une bonne Allemagne, douce, rêveuse, toute livrée à la musique, à la métaphysique et à l’indolente mélancolie, pendant que se casquait la Prusse. Elle nous a trompés de cette manière, avec une impudence qui n’eut d’égale que notre jobarderie : ce n’est pas drôle. A-t-elle atteint, comme on le dit, l’esprit français ? Non. Elle n’a trouvé de dupes, hélas ! que parmi nos hommes d’État et leurs conseillers, les philosophes de l’histoire et les penseurs trop vifs ou éloquents. Ce fut le grand dommage. Mais la littérature a fait une belle et simple résistance.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. L’influence allemande en France au XVIIIe et au XIXe siècle, par M. L. Reynaud (librairie Hachette). Voyez la Revue du 1er février 1915.