Revue littéraire - L’Opéra et la Tragédie au XVIIe siècle

Revue littéraire - L’Opéra et la Tragédie au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 445-456).
REVUE LITTERAIRE

L'OPERA ET LA TRAGEDIE AU XVIIe SIECLE

L’une des dernières thèses soutenues en Sorbonne a obtenu un succès un peu différent de celui qui de coutume est réservé à ces exercices généralement austères. Les chroniqueurs ont appris à tout Paris que le piano vient de faire son apparition dans la salle où l’on sacre les docteurs ; les musiciens ont constaté avec plaisir que rien n’est à l’abri de leur envahissement ; tout le monde a fort approuvé que la Faculté se décidât à sacrifier aux grâces décentes. La musique adoucit les mœurs. Cela est d’un bon augure en ce temps d’examens où la férocité des juges fait couler les larmes de tant de mères !… Cette thèse, que son auteur, M. Romain Rolland, a brillamment « accompagnée », est une Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti[1]. Elle contient de consciencieuses recherches sur les origines de l’opéra en Italie, en Allemagne, en France, en Angleterre et sur les premiers compositeurs. Que valent au point de vue de la musique les théories, les opinions et les appréciations de M. Rolland ? Ce n’est pas à moi qu’il appartient ici de le dire. Je n’ai pas à prendre parti pour ou contre le genre lui-même de l’opéra, non plus qu’à discuter la théorie wagnérienne de l’union de tous les arts. Je n’examinerai pas davantage la question de savoir si « Lully a contribué à fourvoyer la musique française depuis deux siècles. » Ces sujets spéciaux exigent la compétence des professeurs du Conservatoire ou de ceux de la Sorbonne. Mais le sujet du travail de M. Rolland intéresse, en partie du moins, l’histoire de la littérature. L’opéra, au temps de ses débuts, est en France un genre littéraire. Corneille, Molière, l’ont aidé à se former ; La Fontaine a ébauché deux opéras, si Racine a failli en écrire un et si Boileau s’en est tenu au prologue ; Thomas Corneille et surtout Quinault ont composé des drames lyriques qui cent années plus tard n’avaient pas lassé l’admiration de Voltaire. Tous les écrivains au XVIIe siècle se sont préoccupés de la fortune de ce genre nouveau, et ils ont deviné qu’elle ne serait pas sans action sur le destin des genres voisins. Il y a donc lieu d’examiner quelles influences ont amené l’établissement chez nous de l’opéra, de quels élémens il s’est formé, à quelles tendances il donnait satisfaction. L’étude de la tragédie en sera éclairée d’autant : l’histoire de la constitution et des succès de l’opéra est un chapitre indispensable de l’histoire de la décadence de notre tragédie classique.

L’opéra, c’est-à-dire le mélange de la poésie, de la musique et de la danse, existait depuis la fin du XVIe siècle en Italie. C’est de là qu’il nous est venu en droite ligne. C’est là que l’Italien Mazarin l’a été chercher pour nous l’imposer. On sait la ténacité que Mazarin apportait dans ses entreprises et qui le faisait triompher à la longue de toutes les résistances. Cette même opiniâtreté qu’il avait maintes fois fait servir à des causes meilleures, il la mit à introduire chez nous un genre qui était pour lui national. Dès 1645 il fait venir Giacomo Torelli décorateur machiniste que le duc de Parme consentit à céder, il mande le maître de ballets du grand-duc de Toscane Giovanni-Battista Balbi, lequel quitta Florence en poste pour arriver plus promptement en France. Les deux maîtres italiens organisèrent une représentation entièrement conforme au système des Feste teatrali adopté dans les cours d’Italie. On y joua la Finta Pazza de Giulio Strozzi, musique de Francesco Sacrati. Une partie de la pièce était encore déclamée. L’Orfeo de Luigi Rossi, qui fut représenté le 2 mars 1647 au Palais-Royal, dans la salle où Richelieu avait fait jouer Mirame, est tout à fait un opéra. Cette « tragi-comédie en musique et vers italiens, avec changemens de théâtre et autres inventions jusqu’alors inconnues en France, » se composait, suivant un chroniqueur du temps, « d’entrées magnifiques et d’une continuelle musique d’instrumens et de voix ; et tous les personnages chantoient avec un perpétuel ravyssement des auditeurs, ne sçachant lequel admirer le plus, ou la beauté des inventions, ou la grâce et la voix de ceux qui les récitoient, ou la magnificence de leurs habits. » En 1654, nouvelle représentation d’une œuvre italienne, les Nozze di Peleo e Teti, du compositeur Carlo Caproli. Le succès fut grand. La Gazette affirme que « la France n’est pas moins obligée de ces beaux divertissemens à Son Éminence, qui fait venir de si excellens hommes d’Italie, que du bon succès de nos affaires. » Néanmoins il est douteux que l’opéra italien eût réussi à se faire accepter chez nous, si les voies ne lui eussent été frayées par ailleurs, et s’il n’eût trouvé, dans des genres déjà en possession de la faveur publique, un cadre tout prêt.

Le ballet de cour fut, dans l’affaire, le grand coupable. Lui aussi, il nous était venu d’Italie, d’où Catherine de Médicis l’apporta dans ses bagages. Depuis les règnes de Charles IX et de Henri III, le ballet ne cesse de progresser. Il s’épanouit sous Henri IV. Le Béarnais aimait follement la danse ; Sully ne l’aimait guère moins. Il s’était fait construire à l’Arsenal une salle de danse, et d’Aubigné nous le représente dirigeant un ballet, avec sa calotte sur la tête et un gros bâton à la main. Louis XIII « dansait assez bien un ballet » ; il composa celui de la Merlaison. Richelieu se sert du ballet pour traduire des idées de politique : ballet des quatre Monarchies chrétiennes, de la Prospérité des armes de France, qu’il est plus aisé de terminer les différends par la Religion que par les Armes. Mazarin y déploie une magnificence inouïe. Louis XIV, jeune, bien fait, aimant le plaisir, la flatterie et les beaux costumes, consacre à la danse dix-huit années de sa vie. C’est alors que le ballet atteint à sa perfection. Profitant du progrès du goût il devient plus délicat et plus ingénieux. Benserade en fait un genre littéraire. Un passage d’une lettre de Mme de Sévigné nous fait assez connaître en quelle estime les contemporains tenaient l’auteur de Cassandre et du Ballet des Muses. Furetière s’étant permis de ne pas l’admirer, « je trouve, écrit-elle, que l’auteur fait voir clairement qu’il n’est ni du monde ni de la cour, et que son goût est d’une pédanterie qu’on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de certaines choses qu’on n’entend jamais, quand on ne les entend pas d’abord ; on ne fait pas entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des ballets de Benserade et des fables de La Fontaine. » Le rapprochement est significatif : Mme de Sévigné, dont on a vanté souvent l’indépendance d’esprit, est admirable pour être l’écho de son entourage et le reflet de l’opinion d’autrui. Aussi bien pour les sujets qui sont empruntés à la mythologie, pour la morale faite d’une continuelle exhortation à aimer, pour la gracieuse banalité des vers, comme pour la mise en scène et le rôle assigné à la musique et à la danse, déjà le ballet de Benserade ressemble à s’y méprendre à un opéra de Quinault.

Le voisinage du ballet ne pouvait manquer d’être dangereux pour la tragédie elle-même. On le vit bien lorsque Corneille, en 1650, donna son Andromède. Il s’y faisait du ciel à la terre et de la terre au ciel un va-et-vient merveilleux. C’était le soleil enlevant Melpomène, Vénus apparaissant dans une étoile, Éole descendant avec huit vents, dont quatre sont à ses deux côtés, en sorte toutefois que les deux plus proches sont portés sur le même nuage que lui et les deux plus éloignés sont comme volans en l’air tout contre ce même nuage, Andromède emportée par les vents, les Néréides émergeant des flots, Neptune sur son char que traînent deux chevaux marins, Junon sur le sien que tirent deux paons, et enfin Persée sur le cheval Pégase qui fait au milieu de l’air un « caracol admirable ». Voilà de belles choses ! L’honneur, ainsi que le reconnaît modestement Corneille, en revenait surtout au sieur Torelli. Pour ce qui est de la musique, le poète s’est efforcé de la réduire à la portion congrue : « Je ne l’ai employée qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui les empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs. » Cet homme assurément aime peu la musique. Il la relègue aux endroits où elle est dans l’impossibilité de nuire. Il ne prévoit pas qu’une fois entrée dans le drame, et du coin où on la confine, elle va déborder sur tout l’ensemble. Il croit, dans sa grande naïveté, qu’on fait au musicien sa place et qu’il y reste. Au surplus, il est un peu honteux d’avoir plié son génie à une pareille besogne. Il s’excuse de n’avoir semé dans ses tragédies qu’un petit nombre de « beaux vers ». Il avoue que « cette pièce n’est que pour les yeux. » Il reviendra à la charge en 1660 avec la Toison d’Or jouée au château de Neufbourg chez le marquis de Sourdéac qui avait fait les machines, en 1671 avec Psyché, tragédie-ballet. C’est qu’il est difficile de résister à la mode ; c’est que Corneille ne déteste pas le succès et qu’il est d’avis, comme Molière, que la grande règle est de plaire.

De même que Corneille avait ouvert la tragédie au ballet, Molière va le faire entrer dans la comédie. Un hasard l’y amena. Il voulait donner un ballet avec les Fâcheux, « et comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellens, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entr’actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits ; de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie. » Le temps manqua pour fondre parfaitement les deux arts. Dans la Princesse d’Élide, la partie musicale est déjà mieux rattachée à l’action. Le prologue de l’Amour médecin montre la Comédie tendant la main à la Musique et au Ballet :


Quittons, quittons notre vaine querelle ;
Ne nous disputons point nos talens tour à tour.


Il suffit de rappeler Mélicerte, la Pastorale comique, le Sicilien. Et je n’ai garde de reprocher à Molière d’avoir suivi le goût d’une cour frivole et de lui avoir offert le genre d’amusemens qu’elle réclamait. Je le plains seulement que la nécessité l’ait contraint, étant Molière, à devenir en outre un Benserade supérieur.

Il restait à trouver le ton, la couleur, l’esprit et le style du genre de poème qui s’accommoderait avec la musique et les machines. Car le drame musical peut revêtir toutes les formes. Il peut être héroïque ou religieux aussi bien qu’amoureux et profane. Mais on voit bien quelles influences présidaient à la naissance de l’opéra. Il n’allait pas donner chez nous satisfaction à un instinct national, à un besoin généralement répandu ; nos grands parens n’avaient pas pour la musique cette passion qu’on a réussi à nous inculquer à force d’importations étrangères et, je pense aussi, par suite de l’exaspération de notre sensibilité et du détraquement de nos nerfs. « Il n’y avait pas un seul homme dans le pays, dit Voltaire, qui sût faire un trio ou jouer passablement du violon. » Le goût de l’opéra est au XVIIe siècle une forme de la manie de l’exotisme. Il rallie tous les « snobs » de l’époque. Il se fait jour dans la période du nouveau règne où l’on est le plus enfiévré de plaisir. Il sévit tout particulièrement parmi les femmes. Dans une petite comédie, d’ailleurs insipide, Saint-Évremond met en scène une jeune fille que la passion de l’opéra a rendue folle, mais, comme vous l’entendez bien, folle à enfermer. Il indique les phases successives par où le mal a passé chez la pauvrette : « Les Astrées lui avaient donné la fantaisie d’être bergère ; les romans lui avaient inspiré le désir des aventures, et ce que nous voyons aujourd’hui est l’ouvrage des opéras. » C’est cela même, et telle est précisément la filiation de l’opéra. Il continue la littérature romanesque et la poésie de salon. Une cour galante, le monde élégant, les femmes et les marquis, tous les doucereux et les enjoués, ceux qui préfèrent le « vain plaisir » aux jouissances de l’esprit, ceux qui ne demandent à l’art que de les amuser, tels sont ceux pour qui se prépare et au gré de qui se façonne le divertissement de l’opéra. C’est le triomphe de l’influence mondaine. Ceux-là ne peuvent déjà plus supporter ni l’héroïsme de Corneille, suranné et qui les fait sourire, ni la fantaisie de Molière, qu’ils trouvent triviale. Ce sont les mêmes qui feront à Racine mie guerre implacable et ne lui pardonneront pas d’avoir exprimé la vérité de la nature humaine. Ils ne veulent rien que de factice, ils n’admettent rien que de conventionnel, ils ne goûtent rien que de fade. C’est pourquoi ils applaudissent à l’art de Quinault, dans lequel ils se reconnaissent. Les tragédies de celui-ci sont faites à leur ressemblance et à leur mesure : elles sont l’expression même du goût de la société. L’Astrate, auquel il ne manque pour braver les critiques mêmes de Boileau que d’avoir été mis en musique, est de 1663. Désormais l’opéra a son librettiste ; il a trouvé la nature des sentimens qu’il exprimera et la langue qui lui convient. Telles sont les complicités qui nous acheminaient à adopter l’imitation pure et simple de l’opéra italien. Du ballet de Benserade combiné avec la tragédie de Quinault, sous l’influence d’un italianisme décadent et sous la poussée de la frivolité mondaine, s’est formé chez nous l’opéra. Comme il arrive, ses véritables fondateurs, ceux qui l’implantèrent en France ne sont pas ceux qui en avaient tenté les premiers essais. Quinault s’obstinait dans la tragédie, faute d’avoir trouvé pour son « lyrisme » le véritable débouché. Lully n’eut pas de lui-même l’idée qu’on pût adapter la musique au vers français. Rendons au malheureux Perrin et à l’infortuné Gambert l’honneur qui leur appartient. Ce sont eux qui, en 1669, obtiennent un privilège pour la fondation d’une Académie de musique, et qui font représenter le 19 mars 1671 Pomone, pastorale en cinq actes et un prologue. Ils s’étaient associé Sourdéac pour les machines et Chaperon pour la partie financière. Pourquoi n’eurent-ils pas tout le succès que méritaient leur bonne volonté et leurs talens ? Gambert possédait, au témoignage de Saint-Evremond, « un des plus beaux génies du monde pour la musique, le plus entendu et le plus naturel. » Il avait le goût le plus louable pour les mots qui ne veulent rien dire : « Nanete, Brunete ; Feuillage, Bocage ; Bergère, Fougère ; Oiseaux et Rameaux, touchaient particulièrement son génie. » De son côté, Perrin n’était pas dépourvu démérite. Il avait débuté dans la poésie en chantant dans des « pièces folastres » divers insectes, tels que la puce, le moucheron et le ver à soie, et continué par une traduction de l’Enéide où il montrait le héros virgilien « travesty de l’habit non pas d’un barbare… mais d’un cavalier françois, avec la pompe des plumes et des clinquans. » Ce sont des titres. Par malheur il céda au légitime désir de s’enrichir en épousant une vieille femme. Ce fut pour lui l’origine de beaucoup de désagrémens, et pour les débuts mêmes de l’opéra la cause de certaines entraves. Sourdéac doit être remercié pour avoir tenté de supplanter les Italiens dans l’art de la machinerie. C’était un original, s’il faut croire ce qu’en dit Tallemant : « Il se fait courre par ses païsans comme on court un cerf et dit que c’est pour faire exercice ; il a de l’inclination aux méchaniques : il travaille de la main admirablement : il n’y a pas un meilleur serrurier au monde. » Voltaire se porte garant qu’il n’était pas complètement fou. Ce qui est certain c’est qu’il se ruina. L’association tomba en pleine déconfiture. Elle avait seulement préparé les voies à des joueurs plus heureux, ou à des combattans mieux armés pour la lutte. C’est alors que Lully entre en scène. Baptiste était surtout réputé pour son talent de danseur. Il avait déployé dans le rôle du Muphti du Bourgeois gentilhomme une verve étourdissante. C’était un parfait baladin, et qui avait su entrer dans la faveur du Roi aussi avant que l’autre Baptiste, surnommé Molière. Il reprit le privilège de Perrin. Il était âpre au gain, d’une déloyauté insigne, d’humeur à la fois souple et tyrannique, au demeurant vraiment artiste. Italien d’origine, façonné au goût français, il acclimata chez nous l’opéra florentin. Quinault est pour lui le plus docile des collaborateurs. Inaugurée en 1672 par les Fêtes de l’Amour et de Bacchus et Cadmus et Hermione, l’œuvre commune se continua par une série ininterrompue de succès jusqu’au Roland (1685) dont une scène, celle où le héros apprend par des bergers dansans l’infidélité d’Angélique, passa pour une merveille de l’art, et jusqu’à Armide (1686), le chef-d’œuvre, et dont le cinquième acte fut considéré comme un des plus beaux efforts du génie humain.

Tel qu’il nous apparaît dans ces modèles du genre, l’opéra consiste essentiellement dans l’emploi du merveilleux au théâtre. Quinault met à contribution la mythologie, la fable, l’épopée antique et moderne, le paganisme et la sorcellerie. Il y ajoute l’allégorie. La Discorde, la Haine, la Victoire, les Jeux, les Ris et les Plaisirs se mêlent aux fées et aux lutins, aux dieux de fleuves, aux divinités célestes, terrestres, infernales, dans la plus incohérente des mascarades. Les Métamorphoses d’Ovide lui fournissent la plupart de ses sujets ; il emprunte les autres à l’Arioste (Roland), au Tasse (Armide) et même à une vague tradition des romans de chevalerie (Amadis). Peu importent d’ailleurs les sources où il a puisé et les souvenirs qu’évoquent les aventures et les personnages qu’il met en scène. Pour lui la différence des temps et des pays, des climats et des civilisations n’existe pas. Ce n’est pas lui qui s’inquiéterait, comme un Corneille, de savoir si Andromède fut « blanche » ou « basanée ». Mystères de la vieille Égypte, claires légendes de la Grèce, prouesses héroïques du moyen âge, tout se confond dans une même teinte neutre, sous un vernis uniforme. — L’amour est l’unique ressort du drame, comme il est l’unique mobile des personnages et le thème unique du dialogue et de la déclamation. On sait assez de quels conseils est faite la morale amoureuse de Quinault : c’est une continuelle invitation à aimer, à profiter de la jeunesse, à suivre l’instinct en dépit des empêcheurs de s’aimer à la ronde.


Hélas, petits oiseaux, que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux !


Il est difficile de dissimuler plus de grossièreté sous plus de préciosité. Quand Boileau parlait de ces « lieux communs de morale lubrique, » il s’exprimait à son habitude avec une franchise ingénue, mais l’expression qu’il employait n’était pas trop forte. Encore si Quinault était un peintre de la passion ou seulement un poète de la tendresse ! L’art peut profiter de ce que la morale condamne. Si même il avait célébré le plaisir ! Mais l’amour tel qu’il le comprend, toujours charmant et souriant, agréable jusque dans ses tourmens, délicieux dans ses émotions légères et à fleur d’âme, n’est que la galanterie la plus fade et la plus « dégoûtante ». Dans cette abondance de vers de mesure inégale et de médiocrité pareille où s’épanche la verve facile de l’auteur, il n’y a pas l’apparence d’un sentiment vrai. On a coutume, depuis le siècle dernier, d’en appeler de l’arrêt de Boileau, et de prononcer que s’il faiblit dans le drame, Quinault a excellé dans le style lyrique. Je choisis à dessein un couplet auquel Voltaire ne craint pas de décerner l’épithète de sublime : c’est le chœur des suivans de Pluton dans Alceste. Le poète, traduit à sa manière un des thèmes les plus riches de la poésie lyrique et l’un de ceux qui ont arraché au désespoir les cris les plus magnifiques : la nécessité de la mort inévitable.


Tout mortel doit ici paraître.
On ne peut naître
Que pour mourir.
De cent maux le trépas délivre.
Qui cherche à vivre
Cherche à souffrir.
Venez tous sur nos sombres bords :
Le repos qu’on désire
Ne tient son empire
Que dans le séjour des morts.
Chacun vient ici prendre place.
Sans cesse on y passe,
Jamais on n’en sort.


C’est du lyrisme de mirliton. L’œuvre d’Eugène Scribe fourmille de beautés pareilles qu’on se refuse assez ordinairement à y admirer. Peu importe d’ailleurs, puisque le musicien est chargé de réparer les défaillances du poète, et puisque, à défaut de l’un et de l’autre, on peut toujours compter sur le machiniste. Le livret de Phaéton est un des plus pauvres que Quinault ait écrits ; mais on voit dans cet opéra Protée sortir de la mer conduisant les troupeaux de Neptune et accompagné d’une troupe de dieux marins dont une partie fait un concert d’instrumens et l’autre partie danse ; plus loin il se transforme en lion, en arbre, en monstre marin, en fontaine et en flamme ; les portes du temple d’Isis s’ouvrent, et ce lieu qui avait paru magnifique n’est plus qu’un gouffre effroyable qui vomit des flammes et d’où sortent des furies et des fantômes terribles qui menacent et écartent l’assemblée ; enfin Phaéton assis sur le char du Soleil s’élève sur l’horizon ; la Terre consumée apparaît et supplie Jupiter ; la foudre tombe, le héros est précipité du haut des cieux. Cela explique suffisamment que Phaéton ait enchanté le public au point que huit mois de représentation satisfirent à peine sa curiosité. On comprend la mauvaise humeur de tous ceux qui au XVIIe siècle représentent le bon goût et défendent la tradition. Ils ont beau faire leurs réserves et mettre hors de cause Lully dont ils ne contestent pas le génie ; ils déplorent le succès de l’opéra. Le genre, tel qu’ils le voient réalisé, leur paraît exécrable. Ils en dénoncent presque tous l’absurdité et se plaignent de l’insurmontable ennui qu’il leur cause. Boileau en flétrit la morale. La Fontaine en raille les prestiges imparfaits :


Souvent au plus beau char le contrepoids résiste ;
Un dieu pend à la corde et crie au machiniste ;
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du ciel au milieu de l’enfer.


Si d’ailleurs il goûte séparément les trois genres de la comédie, du ballet, du concert, il lui semble qu’ils ne peuvent en s’unissant que se nuire. Tel est aussi l’avis de Saint-Evremond dans sa curieuse Lettre sur les opéras : « Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un opéra, je vous dirai que c’est un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Il conclut sans ambages : « Une sottise chargée de musique, de danse, de machines, de décorations, est une sottise magnifique, mais c’est toujours une sottise. » Parmi les grands écrivains, La Bruyère est le seul qui incline à l’indulgence. Sans doute, comme les autres, il s’ennuie à l’opéra ; mais ce n’est pas que le genre soit par lui-même condamnable, c’est que l’exécution y est encore très insuffisante. « On voit bien que l’opéra est l’ébauche d’un grand spectacle : il en donne l’idée. » Cette idée est tout près de lui agréer. La Bruyère va jusqu’à se déclarer franchement, sinon en faveur de l’opéra, du moins contre ses adversaires : « C’est prendre le change et cultiver un mauvais goût que de dire comme l’on fait que la machine n’est qu’un amusement d’enfans et qui ne convient qu’aux marionnettes ; elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux… Le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. » Je devine bien chez le moraliste soucieux d’originalité le désir de se singulariser et de porter le poids de son opinion du côté où on ne s’attendait pas à la trouver. Mais surtout La Bruyère écrit dans les dernières années du siècle. En plus d’un endroit sa critique est en avance sur celle de son temps. C’est déjà un goût nouveau qui s’annonce.

« Ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable de former l’esprit. » C’est Saint-Évremond qui parle ainsi. Il faut avouer qu’on ne pouvait apercevoir le danger avec plus de clairvoyance et le signaler avec plus de bonheur d’expression. Les difficultés créées à la tragédie par l’opéra, voilà ce qui est capital. Les deux genres se touchaient de trop près pour ne pas exercer l’un sur l’autre de continuelles réactions. De plus, en développant dans le public certaines exigences l’opéra allait forcer la tragédie à dévier de sa route. Pour saisir la réalité de cette influence il n’est pas besoin de s’adresser, comme on le fait ordinairement, aux écrivains de second ordre, et de montrer qu’un Crébillon ou un Lagrange-Chancel entendent l’amour précisément à la façon de Quinault. L’exemple de Racine est d’une bien autre portée. On a pu discerner jusque dans Phèdre l’influence d’un art rival[2]. Elle éclate avec évidence dans Esther et Athalie. Les contemporains ne se trompaient qu’à demi quand ils allaient annonçant avec Dangeau que Racine travaillait à un opéra dont le sujet était Esther et Assuérus. Dans Athalie il ne suffit pas de montrer la place faite aux chœurs, l’importance donnée au décor et à la figuration, le changement à vue du dernier acte ; c’est le drame tout entier qui est imprégné de lyrisme, c’est l’action elle-même qui est « merveilleuse », le principal ou le seul acteur étant la toute-puissance divine qui change les volontés, égare les esprits, dirige les événemens vers une catastrophe marquée de toute éternité. Comme il est un poète de génie, Racine remonte de Quinault à Sophocle et retrouve la véritable tradition de la tragédie antique dont l’opéra n’était qu’une déviation ou une contrefaçon. Il n’en reste pas moins qu’il s’écarte sensiblement du système qui était celui de la tragédie classique, et qu’il y apporte des beautés d’un ordre qu’elle ne comportait pas. Pour lutter contre l’opéra, un Racine peut lui emprunter ses propres instrumens et en tirer des effets imprévus. Mais c’est ce qu’il est seul capable de faire. Les autres, afin de soutenir une trop rude concurrence, mettront au service de la tragédie des ressources qui chaque fois en altèrent davantage la pureté. Ils y feront entrer tour à tour le romanesque, la terreur, la sensiblerie, l’extraordinaire, le pittoresque. C’est dire qu’ils déferont peu à peu l’œuvre de Corneille et de Racine.

En fait, le principe même de l’opéra est en contradiction avec le principe de la tragédie. Quand M. Romain Rolland nous dit que « d’elle-même la tragédie française marchait vers l’opéra », je ne sais trop comment il l’entend ; ou plutôt la façon dont il s’explique prouve que l’idée qu’il se fait de la tragédie est à peu près celle qu’en ont jadis accréditée les romantiques. « Ses dialogues balancés, dit-il, ses périodes cadencées, ses phrases qui se répondent, ses nobles proportions, la logique de son développement, se prêtaient naturellement à l’eurythmie musicale. L’opéra devait être l’expression parfaite du style Louis XIV. Ce génie de noblesse et de dignité calme, qui répugne à l’imprévu et se plaît à retrouver dans ses œuvres et ses spectacles la paix de sa raison ; qui fait voir les passions au travers des yeux de l’artiste ; ce génie en un mot qui met son idéal dans l’ordre plus que dans la liberté et qui tend peu à peu à chercher la beauté dans la forme de la pensée même, devait se satisfaire dans l’opéra de Lully qui n’est, si je puis dire, qu’une tragédie de la forme. » Cela n’est guère précis, mais semble encore moins juste. Loin que l’opéra fût l’aboutissement de la tragédie, il en était la négation.

C’est bien la raison, en effet, qui préside à tout le système de la tragédie et qui lui dicte celles mêmes de ses règles qu’on a taxées d’être le plus arbitraires et le plus audacieusement conventionnelles. Si le poète est tenu de resserrer sa pièce dans les vingt-quatre heures, c’est afin de moins choquer la vraisemblance, et si on lui impose l’unité de heu c’est qu’aussi bien l’intérêt ne s’attache pas au changement du décor, mais au spectacle changeant des sentimens. La raison qui détermine la conduite de la pièce dirige également l’auteur dans l’étude qu’il fait de la passion. Ses personnages se connaissent, s’analysent, discutent avec eux-mêmes, et s’ils ne résistent pas toujours à l’impulsion du désir, s’ils succombent à la violence de l’instinct, encore savent-ils qu’ils y succombent. On ne laisse aux événemens que la moindre place. Tout se fait par des causes intérieures. C’est par là que la volonté s’éprouve, que les caractères se dessinent, et de là qu’une morale se dégage. — L’opéra est, par définition, un perpétuel défi jeté à la raison. C’est ici le domaine de l’imprévu ; les merveilles les plus invraisemblables marquent le triomphe de l’artiste qui cherche d’abord à provoquer la surprise. Tout dépend des causes extérieures. Partant, pas de psychologie. La volonté n’a rien à faire dans un monde où la face des choses est soudainement changée par l’intervention d’un dieu, à moins que ce ne soit par la baguette d’une magicienne. Les caractères perdent toute consistance dans ce domaine des vaines apparences. Même, comment parler encore de caractères et de sentimens à propos de personnages qui n’ont aucun rapport avec notre humanité ? « Le merveilleux visible n’aurait-il pas banni tout intérêt de la scène lyrique ? demande Grimm dans son article de l’Encyclopédie. Un dieu peut étonner, il peut paraître grand et redoutable ; mais peut-il intéresser ? Son caractère de divinité ne rompt-il pas toute espèce de liaison et de rapport entre lui et moi ? » — Aussi l’intérêt se déplace. Il s’attache à tout ce que la tragédie avait pris soin de bannir comme étant de qualité inférieure. L’opéra réalise et présente sous forme matérielle ce que la tragédie reléguait dans le récit. Nous assistons au « songe » qui vient hanter le sommeil du héros endormi. Ce n’est plus dans une métaphore, c’est sur la scène, grâce à une machine ingénieuse que la croupe des monstres se recourbe en replis tortueux. La curiosité seule est éveillée. Le regard est amusé, l’oreille est charmée. À mesure que nous nous abandonnons à ce charme enveloppant de la musique, l’esprit perd davantage la maîtrise de soi, l’énergie se dissout comme à un contact voluptueux ; du cerveau l’émotion est descendue dans cette partie de nous-même où ne pénètre pas l’analyse, dans la région des sentimens obscurs, inconsciens, qui confine au monde de la sensation. — Telle est exactement la différence. Le plaisir de la tragédie était tout intellectuel ; le plaisir de l’opéra est presque uniquement sensuel.

L’auteur de l’Histoire de l’opéra nous promet qu’il nous montrera quelque jour comment au XVIIIe siècle la tragédie s’est transformée sous l’action de l’opéra. Pour compléter son étude, il devra la pousser jusqu’au moment où la tragédie devient le drame romantique. Entre les influences qui ont amené la constitution du drame de Victor Hugo, on en a signalé plusieurs qu’on a été chercher fort loin ; je ne sais si aucune autre a été plus réelle que l’influence voisine de l’opéra. Le drame concentré autour de l’aventure amoureuse des deux « premiers rôles, » l’amour empruntant aux harmonies de toute la nature son orchestration, l’impulsion remplaçant l’activité réfléchie, l’action des causes extérieures se substituant à la volonté, l’invraisemblance des événemens le disputant à l’absurdité des sentimens, la raison abdiquant devant la musique des vers, la somptuosité de la mise en scène, la séduction du décor et du costume, — c’est Hernani et c’est Ruy Blas. En sorte que si l’opéra a tué la tragédie, ç’a été pour installer à sa place une forme de théâtre à qui il ne manquait que d’être viable. Et enfin si le drame en vers est aujourd’hui chez nous un genre mort, et qu’en ces derniers temps on s’est vainement essayé à ranimer, la faute n’en est-elle pas au voisinage trop redoutable de l’opéra ? Les poètes ont beau prodiguer l’éclat des images, l’image la plus colorée semble terne auprès de la vision elle-même de l’objet. La sonorité des rimes ne s’entend plus auprès du tapage de l’orchestre. Tel est, au point de vue littéraire, le bilan de l’opéra. Sans avoir provoqué chez nous aucune œuvre de quelque valeur il a été pour les autres genres dramatiques le pire dissolvant. La valeur musicale des œuvres que nous lui devons a-t-elle été d’ailleurs une suffisante compensation ? Je n’ai pas qualité pour le décider. Je me borne à remarquer qu’on est en droit d’exiger beaucoup de lui en songeant à ce que valait ce qu’il nous a fait perdre.


RENE DOUMIC.

  1. Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, par M. Romain Rolland, docteur ès lettres. 1 vol., chez Thorin. — Cf. Nuitter, les Origines de l’opéra français (Plon) et Fournel, les Contemporains de Molière (Didot).
  2. Cf. Brunetière, les Époques du théâtre français, VII.