Revue littéraire - L’Idéalisme dans le roman

Revue littéraire - L’Idéalisme dans le roman
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 215-225).
REVUE LITTÉRAIRE

L’IDEALISME DANS LE ROMAN.

Monsieur de Camors, nouvelle édition. Paris, 1885; Quantin. — Julia de Trécœur, nouvelle édition. Paris, 1885; Calmann Lévy.

La librairie Quantin, sous le titre de Bibliothèque des chefs-d’œuvre du roman contemporain, a commencé cet hiver même, par Madame Bovary, et continue par Monsieur de Camors, la publication d’une série d’environ quarante ou quarante-cinq romans qui tous, ou presque tous, — car on me permettra bien d’en excepter quelques-uns, ne fût-ce que le Lorgnon, par exemple, de Mme de Girardin, ou la Guerre du Nizam, de Méry, — ont fait quelque bruit dans le monde. C’est sans doute une occasion naturelle de les relire, si même ce n’en est une espèce d’obligation. Il est bon dès à présent que le siècle finissant s’occupe à dresser son inventaire, et parmi tant de « chefs-d’œuvre du roman contemporain » qu’il essuie lui-même, consciencieusement, d’opérer un premier triage. Il le peut, si seulement il le veut. La postérité, lente autrefois à venir, commence de bonne heure aujourd’hui pour les livres ; quinze ou vingt ans, qui sont toujours, comme l’on dit, un grand espace de, temps, valent un demi-siècle dans le nôtre; et le roman qui les a traversés sans y prendre de rides, si personne assurément n’oserait lui promettre une éternelle jeunesse, a du moins quelques chances de durer dans l’histoire de notre littérature. Je n’étonnerai personne, je pense, — et pas même les naturalistes, — si je dis tout de suite que Monsieur de Camors est de ceux-là. Julia de Trécœur, dont on vient aussi de nous donner une édition nouvelle, en est également.

Je n’ai pas l’intention, à ce propos, de tenter ici ce qu’on appelle une « étude » sur l’œuvre entière de M. Octave Feuillet. Pour qu’elle fût digne de l’œuvre et du romancier, il y faudrait plus de place que je n’en puis prendre. L’œuvre n’est pas volumineuse, mais elle est considérable ; et, quant au romancier, je ne saurais caractériser à mon gré les transformations successives de son talent sans écrire un chapitre entier de l’histoire littéraire de ce temps. Il j a deux hommes en effet dont je ne trouve pas que la critique ait exactement défini la situation toute personnelle dans ce siècle entre le romantisme finissant et le naturalisme naissant : l’un est l’auteur de Colomba, de la Vénus d’Ille, de Carmen, et l’autre est celui de la Petite Comtesse, de Monsieur de Camors, de Julia de Trécœur. En traitant des sujets plus particuliers, je veux dire d’un particularisme local ou d’une singularité psychologique plus marqués, personne, que je sache, non pas même Flaubert ou Stendhal, ne s’est montré dans l’exécution plus « réaliste » que Prosper Mérimée; mais personne, inversement, et tout en prenant ses sujets au cœur de la réalité vivante, n’a mieux su maintenir dans le roman les droits du « romanesque, » non pas même George Sand ou Jules Sandeau, que M. Octave Feuillet. Les naturalistes, et bien d’autres avec eux, s’y sont étrangement mépris. Car je ne veux pas croire qu’ils aient manqué de franchise, et, quand ils ont affecté de ne faire aucune différence entre Colomba, par exemple, et les Trois Mousquetaires, non plus qu’entre les Mémoires du Diable et Julia de Trécœur, je suis bien convaincu qu’ayant les yeux qu’ils ont, ils n’en voyaient aucune. Ce ne serait donc pas seulement faire œuvre de justice, mais aussi de charité, — s’il n’était de pires aveugles que ceux qui ne veulent point voir, — que d’essayer de leur apprendre à faire ce discernement nécessaire, et nous en tenterions volontiers l’aventure, si ce n’étaient les raisons que nous disions tout à l’heure. Mais nous pouvons du moins, avec Monsieur de Camors et Julia de Trécœur sous la main, leur montrer une fois ce que c’est que l’idéalisme dans l’art, dans le roman particulièrement, et que peut-être il diffère autant de ce qu’ils ont accoutumé d’entendre sous ce nom que de leur naturalisme même.

On peut dire que le premier point de l’esthétique idéaliste, c’est que l’art est fait pour plaire. On entend tout simplement par là que les hommes ne l’ont point inventé pour ajouter une raison de plus à toutes celles qu’ils pouvaient avoir de se plaindre de la vie. Cette vérité paraît évidente, ou, si l’on veut, banale. Si vous allez contempler un tableau, ce n’est pas habituellement pour vous procurer des sensations optiques désagréables : et si vous lisez un roman, ce n’est pas, d’ordinaire, avec le parti-pris ni le ferme propos de vous y ennuyer. On ne menace point non plus un enfant qui fait le méchant de le mener au musée du Louvre, et on ne punit point un écolier paresseux en lui donnant des romans à lire : l’Éducation sentimentale elle-même ou Bouvard et Pécuchet. Mais telle n’est pas, comme chacun sait, l’opinion de nos naturalistes. Je ne dirai point que, s’ils écrivent, c’est pour nous apprendre que la vie réelle est bien autrement plate, vulgaire et lamentable que nous ne l’avons jamais éprouvée, ou que s’ils font de la peinture, c’est pour nous faire voir que les plus déplaisantes colorations qu’il y ait dans la nature n’approchent pas de la crudité de celles qu’ils peuvent réaliser sur leur toile. Car, s’il en était ainsi, ce serait encore de l’idéalisme, de l’idéalisme à rebours, mais enfin de l’idéalisme, et la seule manière même qu’ils aient d’entendre l’idéalisme : plus laid ou plus beau que nature. Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas d’art, quelque sujet que l’on traite, s’il n’y a pas de charme, et que le charme, nulle part, ne se dégage de la seule imitation de la nature ou de la vie. Encore qu’il y en ait de meilleurs que les autres, pour des raisons que nous dirons, tous les sujets sont bons, s’ils sont traités selon leur convenance; mais ils ne sont traités selon cette convenance qu’autant qu’ils plaisent, et c’est même à ce signe, avant tout, qu’on le reconnaît. L’analyse d’un chef-d’œuvre est essentiellement l’analyse de l’espèce de plaisir qu’il nous a fait, et c’est la nature elle-même de ce plaisir qui le classe à un rang plus ou moins élevé dans l’histoire d’une littérature ou d’un art.

Je ne pense pas que personne, — et depuis qu’il a commencé d’écrire, c’est-à-dire depuis plus de trente ans, — ait eu cet art de plaire au même degré que l’auteur de Monsieur de Camors. Même s’il avait tous les défauts que le libéral M. Zola lui prête, et quelques autres encore, M. Feuillet n’en demeurerait pas moins ce qu’aucun naturaliste n’a jamais été ni ne sera jamais : l’un des habiles enchanteurs, — pour ne pas dire le plus habile, — que l’on puisse nommer dans le roman contemporain. Éminens, en effet, par d’autres qualités, je ne veux pas dire supérieurs, ni George Sand, qui n’est pas toujours divertissante à lire, ni Balzac, trop préoccupé de paraître profond, n’ont possédé comme lui ce don magique de la séduction. Et certes il convient de l’en louer, car il l’a chèrement payé. Si l’on n’a pas toujours aperçu, ni peut-être assez mis en lumière la réelle hardiesse des sujets où se complaît ordinairement l’observation de M. Feuillet, c’est que le prestige de l’exécution et le charme enveloppant de la manière, si je puis ainsi dire, en ont dissimulé la nature aux lecteurs superficiels. La Petite Comtesse, et Monsieur de Camors, et Julia de Trécœur, et l’Histoire d’une Parisienne, réduites à ce que la fable en a d’essentiel, sont cependant des données aussi scabreuses que pas une de celles que l’on aime à traiter de nos jours. Mais la force ne s’y étale point ni surtout l’effort ne s’y fait sentir, et comme le style en manque absolument de grossièreté, l’audace du conteur n’apparaît qu’à la réflexion, rétrospectivement, quand nous nous sommes repris, et que le charme est rompu.

Si personnel au poète ou au romancier que puisse être ce don de plaire et de séduire, et bien qu’il n’y en ait pas qui soient moins communicables, et par conséquent moins faciles à définir, il est pourtant permis d’en tenter l’analyse et d’essayer de le résoudre en ses divers élémens. Il semble donc évident, tout d’abord, que le choix même des personnages que l’on met en scène détermine à plus d’un égard la nature, et surtout la qualité du plaisir que nous éprouvons à les voir agir. Nous ne prendrons jamais, nous ne pourrons jamais prendre à Charles Bovary l’intérêt que nous prenons à M. de Camors, et bien moins encore à Catherine Maheu, la hercheuse de Germinal, l’intérêt que nous prenons à Julia de Trécœur. On en pourrait donner bien des raisons : que l’art est d’essence aristocratique, que nous souffrons assez du contact quotidien de la sottise et de la vulgarité pour n’être pas très curieux de les retrouver en peinture, et toutes les conséquences qu’il serait trop long d’en déduire : je me contenterai d’en indiquer une, et la meilleure à mes yeux. C’est que Charles Bovary, mais surtout Catherine Maheu, sont de pauvres sujets pour l’observateur; on en a trop vite et trop aisément touché le fond; leurs actions sont trop simples, et plus simples encore les mobiles qui les leur dictent. Mais, au contraire, à mesure que nous pénétrons plus avant dans la connaissance d’une Julia de Trécœur ou d’un M. de Camors, nous voyons, si je puis ainsi dire, des complications psychologiques surgir, nouvelles, et d’autant plus curieuses que, n’ayant eux-mêmes qu’à se regarder aimer, leur passion occupe de la sorte une plus grande part de leur existence. On ne professe pas, comme disent les naturalistes, que M. de Camors soit plus intéressant que Charles Bovary, parce qu’il est « mieux né; » mais on soutient qu’étant « mieux née, » Julia de Trécœur est ce que l’on appelle un plus beau sujet que Catherine Maheu. Car, d’abord, elle est plus compliquée de tout ce que l’éducation a comme superposé de sentimens acquis à sa nature première, et, ensuite, n’étant pas soumise à la dure nécessité du travail quotidien, la passion se développe plus librement chez elle, dans un milieu plus favorable, et plus conformément à sa logique intérieure. Avant donc de reprocher à l’auteur de Monsieur de Camors et de Julia de Trécœur de prendre ses modèles dans ce monde aristocratique où il aime en effet à les prendre, il faudrait s’être demandé quelles raisons, ou quel instinct, si l’on veut, a dirigé son choix. C’est ce que l’on néglige communément de faire. Mais cet instinct, c’est celui des lois mêmes de son art, ces raisons sont tirées de la nature des choses; et lui faire un grief du choix de ses personnages, à vrai dire, c’est lui en faire un d’avoir placé trop haut l’idéal de son art, ou mis à trop haut prix la gloire du romancier.

Car tout se tient, et, dans le roman, — de même que dans la tragédie, — le seul choix des personnages exige aussitôt des qualités particulières d’observation, comme des qualités aussi de style qui pourraient bien ne pas être à la portée du premier venu. « La bonne éducation, à l’égard des crimes, dit quelque part Stendhal, est de donner des remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance. » C’est fort mal dit, mais très bien pensé. L’éducation, la bonne éducation, nous apprend à nous connaître, ou du moins à nous observer, et, dans les occasions graves, à nous défier d’abord de nos résolutions. D’un homme à l’autre, en effet, ce n’est pas le premier mouvement qui diffère beaucoup, c’est le second ; et ce n’est pas le dernier qui fait la valeur des actes, mais c’est vraiment l’avant-dernier. Il se peut que les considérations de morale ou d’honneur mondain qui n’arrêteront pas les Emma Bovary n’arrêtent pas non plus les Julia de Trécœur; seulement les Julia de Trécœur, qui sont du monde, auront successivement éprouvé tout ce qu’il en coûte à les vaincre, et les Emma Bovary, qui n’en sont point, n’en auront été qu’à peine effleurées. La psychologie des premières sera donc aussi compliquée que la psychologie des secondes est sommaire ; et c’est comme si l’on disait que jusque dans la faute et jusque dans le crime les premières demeureront aussi dignes de pitié, pour ne pas dire de sympathie, mais surtout aussi séduisantes que les secondes le sont peu. C’est ici, pour le dire en passant, ce que les naturalistes appellent « l’immoralité corruptrice » des romans de M. Feuillet. Et en effet, à leurs yeux, les « remords prévus» dont parle Stendhal ne sont pas « un poids dans la balance. » M. de Camors est riche, il est noble, il est aimé ; « ses chevaux, ses équipages, son goût, sa toilette même font loi; » donc il est heureux; et son histoire leur apparaît comme l’apologie du vice triomphant et du crime vainqueur. Sont-ils de bonne foi? Ils oublieraient alors que certaines natures ne vivent pas uniquement de l’opinion des autres, mais un peu de l’estime d’elles-mêmes, et que, dans une âme bien située, le sentiment de l’indignité personnelle est de toutes les tortures la plus poignante et la plus cruelle. Mais leurs personnages n’ont point d’âme, ou, si par hasard ils s’en trouvent avoir une, incapables qu’ils sont, eux, de la pénétrer, ils commencent, pour les peindre, par la leur supprimer.

J’ai déjà fait observer plusieurs fois sur ce point comme le style, ordinairement si net et si ferme, du plus illustre d’entre eux, je veux dire Flaubert, faiblissait dans l’expression des vérités proprement psychologiques ou morales, ou, si l’on aime mieux, dès qu’il était question de décrire quelque autre chose que le contour, le relief tout extérieur et l’écorce des choses. C’est au contraire dans l’expression de ce que le sentiment a de plus subtil que triomphe le style, souple et fort, pénétrant et délié, de M. Feuillet. Et lui aussi, l’auteur de Monsieur de Camors et de Julia de Trécœur, il eût été, s’il l’eût voulu, un maître dans l’art secondaire de la description, comme le prouvent assez les délicats et poétiques paysages qu’il s’est ordinairement contenté d’indiquer d’un trait ! Il n’eût même dépendu que de lui de faire de l’esprit dans le roman, ce qui est une autre manière pour le romancier de briller lui-même aux dépens de son sujet. Mais il a mieux aimé s’interdire ces moyens de succès, devenus de nos jours trop faciles, et s’enfermer étroitement dans le domaine de l’observation morale. Tandis donc que les naturalistes, uniquement attentifs, si je puis ainsi dire, à la forme et à la couleur des choses, ne reconnaissaient en fait de sentiment que ce que leur style plastique en pouvait traduire dans l’ordre de la sensation, M. Feuillet, au contraire, de parti-pris, négligeait de noter les sensations qui ne se transformaient pas en sentimens, et de sentimens en principes d’action. C’est le secret du naturel à la fois et de la rare valeur littéraire de son style. Car la poésie, sans doute, a d’autres exigences, et peut-être aussi la prose oratoire; mais un style qui n’exprime que des faits et des sentimens, voilà le vrai style narratif, comme un style où l’auteur ne se laisse voir préoccupé que de ce qu’il veut dire, et jamais de la manière dont il le dit, voilà le style naturel. Dans ce siècle déclamatoire, où les plus grands n’ont manqué de rien tant que du sens de la mesure, M. Feuillet n’a jamais déclamé, si même on ne peut le soupçonner, au contraire, par un excès de discrétion et une coquetterie légère, d’affecter de baisser le ton quand les choses lui paraissent assez fortes, et assez éloquentes d’elles-mêmes.

Cette manière d’écrire pourrait à elle seule expliquer la puissance d’émotion qui caractérise les romans de M. Feuillet ; car il est certain que peu de romanciers, dans le siècle où nous sommes, nous ont tiré plus de larmes, et des larmes plus nobles, je veux dire qui nous fussent arrachées par des moyens plus légitimes. Or comme chacun s’en peut convaincre par sa propre expérience, dans la réalité de la vie, ce n’est pas sur le malheur d’autrui que nous pleurons, mais bien sur la transformation ou modification morale que le malheur opère en lui. C’est même pour cela que nous sommes toujours moins émus du spectacle lui-même que de la représentation ou du récit d’une grande infortune. On conçoit aussitôt de quelle ressource est, pour nous toucher et nous émouvoir jusqu’aux larmes, un style qui ne vise jamais à reproduire que ce que les actes eux-mêmes ont de plus intellectuel. Il nous met en quelque sorte à l’unisson des personnages, et nous souffrons, parce que nous sentons avec eux; nous mesurons dans chaque rencontre où ils s’offrent à nous ce que chacune de leurs résolutions leur coûte; ou, inversement, nous redoutons avec eux les conséquences prévues de leurs résolutions et de leurs actes. N’est-ce pas la condition même de la sympathie ? ce que l’on a si souvent réclamé de nos naturalistes? ce qu’ils nous ont donné si rarement? et j’ose dire que la faute n’en est pas plus à leur incapacité naturelle qu’au vice intérieur de leur esthétique.

Je trouve une autre explication de cette puissance d’émouvoir dans la manière aussi de composer de M. Feuillet. La plupart de ses romans, en effet, et je pense, la plupart aussi de ses drames sont formés de deux parties de longueur très inégale, dans la première desquelles il met proprement le roman, et, dans la seconde, le drame. Aussi des critiques se sont-ils rencontrés pour lui reprocher, les uns, la longueur de ses préparations, et les autres, la soudaineté de ses coups de théâtre. Ceux-ci, dans Monsieur de Camors, par exemple, ont jugé que les péripéties de la deuxième partie se précipitaient un peu trop brusquement les unes sur les autres, et ceux-là, dans la Petite Comtesse, ont pensé que la chute arrivait trop vite pour avoir tardé si longtemps. J’ai entendu dire les mêmes choses de la Veuve et de l’Histoire d’une Parisienne. Je ne suis, pour ma part, de l’avis des premiers ni des seconds. La longueur des préparations est nécessaire à l’émotion. Que le lecteur y veuille bien réfléchir. Qu’est-ce qui nous empêche d’être vivement émus du spectacle d’un accident comme nous en voyons arriver tous les jours? C’en est la soudaineté même et, par conséquent, le manque de préparation. Nous apprenons qu’un homme vient de se tuer, ou même, du haut d’un pont nous le voyons qui se jette à l’eau; j’aime sans doute à croire que nous nous y jetons à sa suite ou du moins que nous ne nous épargnons pas pour essayer de le sauver ; mais pour être vraiment ce qui s’appelle émus, il faut que nous sachions les raisons qui le poussaient au suicide, ce que valent ces raisons, et pourquoi ces raisons qui, la plupart, n’empêchent pas un autre homme de vivre, de bien vivre, et même d’être heureux, ont jeté tout à l’heure à l’eau celui que l’on vient d’en tirer. Le fait divers tenait en deux lignes, l’explication en pourrait remplir un volume; et le fait divers ne sort de l’ordinaire, il ne prend des droits à notre intérêt qu’autant que l’explication nous en est d’abord donnée. Les catastrophes sont toujours brusques; c’en est même la définition, si nous entendons bien le mot : un accident soudain qui termine brutalement les choses. Ce qui est long, ce sont les causes qui amènent les catastrophes, et si l’on veut que la représentation ou le récit de la catastrophe nous émeuve presque autant ou même quelquefois plus que celui qu’elle accable, il faut que nous sachions dans quelles parties de son être, dans quelles fibres de sa sensibilité morale elle le frappe, et, généralement, pour que nous le sachions, il faut qu’on nous le dise ou qu’on nous le montre. Car comment et pourquoi m’intéresserais-je au cinquième acte de Phèdre si je ne connais pas les quatre autres?

J’emploie cette comparaison à dessein. Toutes ces critiques en effet, et quelques autres encore, se ramènent à une seule que voici * c’est que les romans de M. Feuillet sont des romans tragiques, et la vie, telle que nous avons décrété qu’on la comprendrait à l’avenir, est plate, est vulgaire, est ridicule même, et comique tant que l’on voudra, mais non pas tragique. On me permettra de ne pas m’attarder à démontrer le contraire. Si l’humanité, par bonheur pour elle, ne vit pas dans une atmosphère constamment tragique, la tragédie cependant n’est pas non plus aussi rare dans l’humanité qu’on voudrait parfois nous le faire croire. Il se commet chaque jour des meurtres, et chaque jour notre journal nous est témoin que quelqu’un se suicide. Le suicide et le meurtre sont donc des dénoûmens aussi naturels de la vie que la diphtérie par exemple, ou que la fièvre typhoïde. Mais comme peut-être on pourrait dire qu’ils sont moins fréquens, et qu’il ne semble pas qu’ils tiennent dans la réalité la place qu’ils occupent dans les romans de M. Feuillet, c’est par d’autres raisons que je justifierai la préférence qu’il a toujours donnée, — comme Racine encore, — à ce moyen de dénoûment.

Dirai-je en premier lieu que le suicide a cet avantage d’être la vraie terminaison de ce que l’on appelle communément les situations sans issue? Car c’est alors que l’on pourrait crier à l’artifice et à l’invraisemblance, si le romancier, quand il ne sait plus lui-même par quels moyens dégager son héros des complications où il l’a embarrassé, le frappait subitement d’un coup d’apoplexie. Mais le suicide étant toujours un acte volontaire, et, — quoi qu’en puissent dire ceux qui l’appellent une lâcheté, — la plus haute manifestation de l’humaine volonté, le suicide est dans la logique des situations difficiles, si seulement on a su l’y mettre. Et puis, dirait M. Feuillet, et avec raison, que savez-vous si ce n’est pas justement la tragédie du suicide qui appelle ma curiosité d’artiste sur le roman de ses victimes? Voici par exemple Julia de Trécœur. Est-ce que vous croyez peut-être que le roman de ses amours m’intéresserait un seul instant s’il avait pour conclusion le bonheur bourgeois dans l’inceste? Ou voici M. de Frémeuse. Pouvez-vous supposer que j’eusse eu seulement l’idée de vous raconter son histoire, si le dénoûment en était un solide mariage avec cette jeune femme qu’il avait promis à un ami mourant d’empêcher de se remarier? Mais ce qui m’intéresse d’eux et de leur aventure, précisément, c’est la violence de passion qui les mène l’un et l’autre jusqu’au seuil même du crime. Ou plutôt, c’est le combat que se livrent en eux la passion et le devoir, l’honneur, si vous aimez mieux, et dont les péripéties ne me paraissent dignes d’être observées qu’autant qu’elles aboutissent à la catastrophe où ils ont péri. Une Julia de Trécœur devenue la maîtresse de son beau-père, ou un M. de Frémeuse tranquillement devenu le mari de la femme de son ami, seraient un plat coquin et une femme perdue, dont je ne fais pas métier de m’occuper. Qu’ils aillent figurer dans les romans naturalistes et dans ces études de mœurs qui ne décrivent que celles des laquais ! Mais c’est leur suicide qui leur donne une valeur à mes yeux, parce qu’en effet ce suicide est le témoignage éclatant de ce qu’ils ont su garder de pouvoir sur eux-mêmes jusque dans le paroxysme de la passion, et l’expression abrégée, si je puis ainsi dire, de tout ce qu’ils ont supporté de tortures intérieures et livré de combats douloureux avant que d’en venir à ce dénoûment. M. Feuillet pourrait ajouter que ce suicide est aussi ce qui les relève l’un et l’autre au regard de l’humaine morale. En effet, on admet, il est admis de tout temps que les pires erreurs de la passion portent avec elles une espèce d’excuse quand on y joue résolument sa vie. Il est vrai seulement qu’il faut avoir perdu pour avoir le droit d’invoquer cette excuse. C’en est une pourtant, et c’en est si bien une qu’il semble, en vérité, par instans que le génie de l’homme n’ait pas inventé la tragédie pour une autre raison que pour la faire valoir.

J’aurai sans doute achevé d’expliquer à quoi tient cette puissance d’émotion communicative, si je dis maintenant qu’à ces dons qui sont proprement de l’écrivain ou de l’artiste, M. Feuillet a joint ceux qui sont de l’auteur dramatique. Les grands et mémorables succès que l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre, de Montjoye, du Sphinx, à remportés depuis trente ans au théâtre me permettent ici de passer plus rapidement. Je me bornerai donc à dire que ce don consiste essentiellement dans une rapidité de coup d’œil qui permet de saisir d’abord où est le point vif du sujet que l’on traite, et dans une hardiesse ou une décision d’exécution qui ne recule devant aucun sacrifice nécessaire ou utile à mieux mettre ce point en lumière. Il y a un art, comme l’on dit, quand les personnages sont une fois posés et l’intrigue engagée, d’empêcher le spectateur ou le lecteur de reprendre haleine. Celui qui le connaît et qui sait s’en servir est un auteur dramatique. M. Feuillet l’a possédé. Je n’en voudrais d’autre preuve au besoin que les critiques elles-mêmes que l’on a dirigées autrefois contre Monsieur de Camors et que je rappelais tout à l’heure. Aurai-je établi qu’elles manquaient de fondement solide, et qu’il n’en doit demeurer que ce qu’elles contenaient implicitement d’éloge ?

Il est un dernier principe de l’esthétique idéaliste. C’est que, sans viser un but expressément marqué, les œuvres cependant ne doivent pas laisser, sinon de prouver, tout au moins de signifier quelque chose. Elles ne signifient généralement rien dans les écoles naturalistes, ou, s’il en est quelques-unes de plus significatives, elles n’expriment guère que le tempérament particulier de leur auteur, sa façon personnelle de voir plutôt que de penser, et sa conception involontaire, inconsciente, irraisonnée de la vie. C’est ce que je crois avoir une fois essayé de traduire en disant que l’idéalisme, — dans le roman comme ailleurs, — pourrait bien consister à avoir des idées, et, — réciproquement, — le naturalisme à n’en avoir pas. Ceux qui n’ont pas d’idées voudraient bien nous persuader que les idées sont inutiles, embarrassantes, nuisibles même,


Que nous sert cette queue ! Il faut qu’on se la coupe,
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra;


mais ceux qui en ont ne veulent pas écrire comme s’ils en manquaient, à cette seule fin de faire plaisir à ceux qui n’en ont pas ; — et voilà peut-être tout le débat. Quoi qu’il en soit, il y a toujours une idée dans les romans de M. Feuillet : l’Histoire d’une Parisienne ou la Veuve; et pour un peu je dirais une thèse, comme dans l’Histoire de Sybille et dans Monsieur de Camors. Que la thèse, après cela, prête à la controverse, il n’importe pas, ou il n’importe guère. Toujours est-il qu’elle communique au drame ou au roman qui la discute une valeur, un sens, une portée que ne sauraient avoir le drame ou le roman qui se bornent, comme l’on dit, à copier la nature. Mais je vais plus loin, et j’ajoute que si seulement la discussion ou la démonstration de la thèse n’ont rien coûté des qualités d’intérêt que l’on exige à bon droit du drame ou du roman, c’en est assez pour classer l’œuvre au premier rang de son genre. Sans le moindre appareil dialectique, sans le moindre étalage de philosophie, sans la moindre affectation enfin d’aucune sorte, M. Feuillet, dans la plupart de ses romans, a discuté quelques-unes des thèses les plus intéressantes que le roman puisse en effet traiter; et, pour ne le comparer ici qu’à lui-même, c’est ce qui met dans son œuvre, si fort au-dessus de Bellah, par exemple, et du Roman d’un jeune homme pauvre, l’Histoire de Sybille et Monsieur de Camors.

Oserai-je dire là-dessus qu’en choisissant dans la discussion de ces thèses le parti qu’il a pris, M. Feuillet a pris le meilleur qu’il fallait pour le plaisir de ses lecteurs et la valeur de ses romans? Aujourd’hui que vingt ans sont passés, il suffirait, pour s’en convaincre, après avoir relu Sybille, de relire à son tour Mademoiselle de la Quintinie, l’éloquente réplique, mais moins intéressante qu’éloquente, qu’y voulut faire ici même George Sand. J’ignore, ou plutôt je veux ignorer le genre d’éducation qui convient le mieux aux femmes ; mais, ce que je sais bien, c’est ce que les croyances mêmes de Sybille introduisent dans son histoire d’élémens d’intérêt romanesque. Et pareillement j’ignore ou je veux ignorer si nous sommes les maîtres ou les esclaves de nos passions ; mais, ce que je sais bien, c’est ce que la conviction qu’il est lui-même l’artisan de ses destinées donne de force dramatique au caractère de M. de Camors. Si la liberté n’était qu’une illusion pure, un rêve, selon le mot célèbre, que nous ferions les yeux ouverts, et si dans cette vie, par des chemins tracés d’avance, nous marchions, tant que nous sommes, à un but fatalement marqué, cependant il faudrait tâcher encore de faire croire le contraire aux poètes, de peur qu’en renonçant à nous peindre ces luttes et ces conflits de l’homme avec la destinée, qui sont l’âme même du drame, ils ne prononcent eux-mêmes la déchéance de leur art, ou sa mort, à vrai dire. Mais si les croyances religieuses, privées un jour de substance et de corps, ne devaient plus être, au regard de l’avenir, que l’expression ou le résumé, comme on l’a dit, de nos besoins supra-sensibles et la catégorie de l’idéal, ce serait les artistes qu’il faudrait charger d’en entretenir le culte et la mémoire ; car, que resterait-il de l’art s’il ne s’y mêlait quelque symbolisme, et s’il ne s’y glissait parfois un peu de mysticité même? Quelque opinion que l’on puisse avoir sur le fond des questions, et sur quelque solution probable que l’on oriente soi-même sa conduite, il faut donc avouer que si l’idéalisme était banni de partout ailleurs, et de la métaphysique même, il devrait demeurer encore le principe même et la fin de l’art.

C’est l’honneur de M. Feuillet que ses romans ne puissent être jugés à-leur vrai prix et mis à leur vraie place qu’autant que l’on remonte jusqu’à ces hautes questions de l’esthétique générale, et je serais heureux, si, comme je le souhaitais, j’avais pu montrer que c’est bien là ce qui jadis en a fait le premier succès, comme c’est aujourd’hui ce qui en fait la durable valeur. En m’y attachant particulièrement, j’ai dû d’ailleurs, comme je tiens à le répéter encore, abréger singulièrement ce qu’en toute autre occasion j’en aurais voulu dire. Il y a des qualités du romancier que je n’ai pas même indiquées. Telle est, entre autres, cette science ou cette expérience du monde et de la vie dont ses romans portent le témoignage et telle cette connaissance de l’éternel féminin, ou telle encore, dans le détail, cette aisance du dialogue, et tel ce don de l’ironie que l’on n’a pas peut-être assez loué. Tout le monde connaît de M. Feuillet des proverbes qui sont dignes de Marivaux; on ne paraît pas en goûter assez des pages qu’eût signées Le Sage. Mais chaque chose vient en son temps, l’auteur de la Veuve et de l’Histoire d’une Parisienne n’a pas dit son dernier mot, et en tout cas il est de ceux dont on peut aisément se promettre de reparler sans avoir à craindre de se répéter.


F. BRUNETIÈRE.