Revue littéraire - L’Enseignement du Latin et la Littérature française

Revue littéraire - L’Enseignement du Latin et la Littérature française
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 924-934).
REVUE LITTERAIRE

L'ENSEIGNEMENT DU LATIN ET LA LITTERATURE FRANCAISE

La question des études grecques et latines et de la part qu’il convient de leur faire dans l’enseignement, est l’une de celles qui en ces derniers temps ont le plus divisé les esprits et qui les passionnent le plus justement. C’est qu’en effet, et personne ne s’y trompe, elle n’intéresse pas seulement la discipline intérieure des collèges, mais elle est grosse de conséquences, et la réponse qu’on y apporte diffère suivant l’idée qu’on se fait du rôle de l’éducation, idée qui dépend elle-même de la façon dont on conçoit l’avenir de notre société. Cela fait la difficulté du problème que trop d’élémens, et de nature trop complexe, y sont engagés. Or voici que la question nous revient sous une forme quelque peu nouvelle et qui en tout cas a l’avantage d’être bien circonscrite et précise. Le Conseil supérieur de l’instruction publique, au cours de sa prochaine session, examinera un projet de réforme de la licence ès lettres, et il décidera si la dissertation latine doit être maintenue comme exercice obligatoire. À ce propos, le directeur du Journal des Débats a imaginé de provoquer de la part des membres de l’Académie française une sorte de plébiscite. Il les invite à faire connaître au public comment à leur avis on apprend à écrire en français, et à citer à l’appui de leur opinion leur propre exemple. D’ailleurs il ne doute pas qu’ils n’aient tous les quarante réfléchi sur le sujet, et que chacun d’eux ne soit un maître de la langue… Est-il vrai que, pour apprendre le latin, il faille s’exercer à disserter ou à discourir en latin ? Est-il vrai d’autre part que, pour bien écrire en français, il soit nécessaire de savoir le latin ? Tels sont en substance les deux points sur lesquels porte la consultation. M. Jules Lemaître a déjà repris la question à son compte, et, nettement partisan du maintien des études classiques, il a donné à l’appui de son opinion des argumens très forts. Nous voudrions rechercher à notre tour en quoi le maintien ou la suppression de ces études, et plus spécialement de l’étude du latin, intéresse l’avenir de notre littérature. Peut-être y aurait-il lieu de se demander d’abord s’il n’est pas utile ou même indispensable, que les jeunes gens s’exercent à écrire dans une langue autre que leur langue maternelle. Certes il convient qu’ils prennent de bonne heure l’habitude de composer, de donner forme à leurs idées, de les exprimer et de les développer en français. Mais ils ne peuvent encore se rendre compte de la valeur des mois. Le premier qui se présente à leur esprit est le bienvenu, aussitôt accueilli. Ils deviennent ainsi peu à peu incapables de tout travail de recherche et de comparaison ; ils s’accoutument à une sorte de facilité banale et sans choix : or écrire, cela consiste précisément à choisir entre les mots. Ce travail de recherche s’impose à qui est obligé de puiser dans un vocabulaire qui ne lui est pas familier. En courant après l’expression qui lui échappe, en faisant appel à ses souvenirs, en empruntant à ses lectures, ce que le jeune homme apprend, c’est cet art d’écrire difficilement qui est tout l’art d’écrire. On objecte qu’il arriverait au même résultat en se bornant à faire des thèmes dont on voit assez l’utilité immédiate, et sans se condamner à des exercices qui l’obligent à penser en latin. Mais le thème n’enseigne que l’équivalence des tournures et des mots ; il ne laisse à l’imagination aucune liberté, à l’esprit aucune initiative ; et d’ailleurs, si nous éprouvons de la difficulté à penser dans une langue qui n’est pas la nôtre, cela même est profitable et contribue à donner à l’esprit de la souplesse et de la vigueur. On dit encore qu’on pourrait attendre d’une langue vivante les mêmes avantages et qu’il suffirait de faire écrire les écoliers en allemand ou en anglais. Mais c’est là justement ce qui est en cause, et nous sommes ainsi ramenés à la question du latin.

Et d’abord pour apprendre le latin, est-il nécessaire d’écrire en latin ? La réponse ne fait pas doute. Il suffit de raisonner par analogie avec les langues étrangères. Apprendre une langue étrangère, c’est apprendre à la parler. Tout le monde est ici d’accord et il n’y a pas deux méthodes. Voulez-vous savoir l’allemand ou l’anglais ? exercez-vous à la conversation, passez, si vous le pouvez, la frontière ou le détroit, respirez l’air du pays ; alors seulement vous pourrez comprendre un article de journal ou la page d’un écrivain, saisir les finesses de l’un et goûter les beautés de l’autre. C’est d’après ce principe qu’on avait essayé, dans les écoles du moyen âge et dans l’ancienne Université, de maintenir le latin comme une langue vivante et qui continuait d’être parlée soit par les maîtres dans leur enseignement, soit par les élèves dans leurs conversations. Le système apparemment présentait plus d’inconvéniens que d’avantages. On ne |ressuscite pas une langue morte. Mais quand les langues ne se parlent plus, ce qu’on peut faire, en guise de les parler, c’est de les écrire. — Au surplus l’expérience scolaire est ici assez significative. Si les meilleurs élèves des lycées, après des années qu’on a passées à leur enseigner le grec, à leur faire apprendre la grammaire, expliquer les auteurs et traduire les textes les plus remarquables, restent tout de même de si pauvres hellénistes, cela vient en partie de ce qu’ils n’écrivent pas en grec. Ce qui s’est passé en ces derniers temps pour le latin est d’une force de démonstration encore plus éloquente. Car on parle de l’affaiblissement des études latines ; et on n’a pas tort, quoiqu’on exagère. Aussi bien serait-il juste de se demander d’où procède ce fâcheux affaiblissement. La cause n’en est pas dans l’extension donnée à l’étude des autres matières du programme : sciences, histoire, géographie, dont on ne voit pas que les élèves sortent mieux pourvus que par le passé. Le temps réservé aux études latines est amplement suffisant. Ce sont les méthodes qui sont défectueuses, celles qui introduites depuis tantôt quinze ans par des réformateurs bien intentionnés et soucieux de relever l’enseignement des langues classiques l’ont amené à l’état où nous le voyons. Sous prétexte de rendre cet enseignement plus scientifique, on l’a surtout rendu plus rebutant. La part faite aux exercices écrits a été diminuée au profit de l’explication des textes. Le vers latin a succombé sous les épigrammes dont on l’avait criblé. La composition en prose s’est trouvée être frappée du même coup. Supprimée pour les examens du baccalauréat, elle ne figure plus qu’aux examens supérieurs de la licence et de l’École normale ; et, s’il faut en croire les examinateurs, elle y fait assez mauvaise figure. C’est bien pourquoi on parle aujourd’hui de la supprimer. Nul doute que cette suppression ne contribue à accélérer le mouvement commencé. Ce dont il s’agit c’est bien d’un affaiblissement des études latines en France ; et quelques-uns s’en réjouiront qui rêvent de les voir disparaître. Mais en renonçant au latin, c’est à l’intelligence même de notre langue et au maintien de notre tradition littéraire que nous renoncerions, et c’est donc tout l’avenir de l’esprit français qui se trouverait compromis.

Car est-il besoin de redire que le français n’est dans son fond que le latin lui-même ? C’est le latin, non celui de Virgile et de Cicéron, mais celui du peuple, des soldats et des marchands, qui transplanté sous notre ciel a continué d’y vivre, et qui, aujourd’hui encore, ne fait que développer la force de son principe intérieur. En sorte qu’on a beau faire, on peut déclarer que l’usage populaire est la seule autorité en matière de langage et que les crocheteurs du Port-au-Foin doivent être nos maîtres à parler ; l’homme du peuple en France parle latin comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir et par impossibilité de faire autrement. — Mais en outre, sur ce latin populaire qui est devenu lu français, une influence n’a cessé de s’exercer, celle du latin littéraire. La tradition chez nous n’en a été jamais interrompue. Avant la Renaissance le latin est la langue unique de l’Église et de la scolastique. A partir de la Renaissance les écrivains français sont des érudits, et ceux mêmes qui font effort pour réagir contre le travail de formation savante qui s’accomplit dans la langue contribuent pour leur part à charger le vocabulaire de mots empruntés au latin. Rabelais a beau se moquer de l’écolier limousin, et Ronsard n’être pas coupable des baroques transcriptions de mots dont on l’a longtemps accusé, ils ont l’un et l’autre un vocabulaire tout latin. On se tromperait d’ailleurs si l’on croyait qu’après le XVIe siècle ce mode de formation soit tombé en désuétude ou même que le mouvement se soit ralenti. Dans son livre sur la Formation des mots nouveaux, M. Darmesteter écrivait naguère : « De nos jours, quoi que nous puissions faire, la formation latine est entrée si profondément dans la langue commune qu’on ne peut tenter de la combattre ou de la rejeter[1]. » Et, prenant les premières lignes d’un article de revue, il y constatait que les mots, pour plus de la moitié, n’y étaient pas français d’origine. Les historiens de notre langue ont sans doute raison de déplorer cette introduction violente de mots qui, n’ayant pas été d’abord travaillés suivant les lois de l’accent, sont de véritables monstres dans l’organisme de notre idiome. Il n’en est pas moins vrai que ces mots, consacrés par l’usage de trois siècles et par l’exemple des grands écrivains, s’imposent à nous et viennent d’eux-mêmes sous notre plume. On ne conçoit pas qu’il soit possible de s’en passer, et nul ne propose de les bannir. — C’est donc de deux façons et à un double titre que le français procède du latin. Soit qu’ils aient conservé leur physionomie première ou qu’ils se soient lentement déformés, les mots de notre langue sont latins d’origine. Or, pour écrire correctement une langue, il faut d’abord savoir le sens des mots, la nuance exacte de l’idée ou l’espèce particulière de l’image qui y est contenue. Et sans doute l’étude de l’étymologie serait ici d’un grand secours ; même elle suppléerait à la connaissance du latin, s’il n’était plus juste de dire qu’elle la suppose.

Ce qui est vrai du vocabulaire ne s’applique pas moins exactement à la syntaxe. Nombre de tournures nous sont venues directement du latin. Nos textes foisonnent de tours de phrase qui seraient autant d’énigmes indéchiffrables pour qui ne pourrait mettre en regard le tour latin correspondant. Quand Malherbe écrit : « Sept ou huit princes… avec tant d’autres seigneurs couverts et découverts, avoir fait une partie et l’avoir si mal jouée, cela nous apprend bien qu’il y a d’autres mains que celles des hommes[2] ; » ou quand Bossuet écrit : « C’est une passion violente à laquelle, quand nous nous sommes laissé dominer longtemps, nous sommes bien aises de croire qu’elle est invincible[3], » ce sont des exemples de latinismes dont on pourrait indéfiniment prolonger la liste. Mais la période française elle-même, telle qu’elle se déroule chez nos écrivains du XVIIe siècle, qui ne sait qu’elle a été calquée sur la période latine ? Elle est dans les premières années du siècle trop longue, trop embarrassée, et par là même obscure. Puis s’étant éclaircie et simplifiée, elle devient pour la pensée le seul moyen qu’elle ait de s’exprimer complètement, en conservant le lien logique et l’ordre de subordination des idées. Peu à peu elle se désorganise, elle se morcelle ; le sentiment s’en est perdu. À la grande phrase savamment ordonnée du XVIIe siècle, le siècle qui suit substitue des séries de petites phrases où l’on se contente de juxtaposer les idées sans plus se soucier de mettre chacune à son plan. C’est à tout prendre une perte pour la langue. C’est en ce sens que J.-J. Rousseau lui a rendu service en restaurant dans sa prose oratoire la période qu’il a léguée à Chateaubriand et qu’ont reprise après lui les poètes lyriques de ce siècle. Mais la période étant une application de l’esprit de synthèse qui en quelque manière contrarie l’esprit analytique de notre langue, elle aura tôt fait de lasser ceux qui n’y auront pas été initiés pour l’avoir constamment rencontrée dans leurs lectures latines.

En fait, il y a toujours eu intime union entre le développement du latinisme et l’état de notre langue. Rien qu’à voir la physionomie du langage, on peut être renseigné sur les variations qu’a subies chez nous la culture latine. Je remarque d’abord que c’est du jour seulement où il s’est mis à l’école des Latins que le français est devenu capable de porter une littérature. Car on reproche aux écrivains du XVIe siècle leur pédantisme, on les accuse d’être venus déranger la langue dans son développement normal et nous imposer une littérature d’imitation. Le fait est qu’ils n’ont pris la place de personne, et qu’avant eux, la langue française, quelles qu’en pussent être les qualités de souplesse et de naïveté, attendait encore le moment de devenir une langue littéraire. — Puis on a constaté qu’il y a, dans l’histoire d’une littérature, des époques où tout le monde écrit bien. Le XVIIe siècle est chez nous cette époque où ceux qui n’ont dans le style ni originalité ni éclat écrivent du moins purement. C’est aussi le temps où les études classiques sont le plus florissantes. Elles déclinent au siècle suivant. Et si l’on voulait savoir en effet à quelle époque on a en France le plus mal écrit, il n’y aurait pas à hésiter, et c’est cette seconde moitié du XVIIIe siècle qu’il faudrait indiquer en y ajoutant toutefois les premières années du nôtre. C’est alors que tout souci se perd de la composition des phrases et du choix des mots. C’est alors que l’emploi des termes les plus vagues, les plus décolorés et les plus constamment impropres aboutit à faire de la langue française ce jargon que parlent alors presque tous les écrivains de second ordre, et dont on ne retrouve que trop de traces chez les grands écrivains, à l’exception du seul Voltaire. — Nous assistons aujourd’hui à un autre travail de déformation de la langue, dont il est juste de faire honneur à des écrivains médiocrement pourvus d’éducation classique. La langue, qui avait conservé son intégrité chez les poètes parnassiens et chez les premiers représentans du roman réaliste, a commencé d’être entamée par les théoriciens de l’impressionnisme et de l’écriture artiste ; elle continue de l’être par les décadens et par les écrivains des jeunes revues, dont quelques-uns sont influencés par leur connaissance des littératures étrangères et les autres ne relèvent que de leur ignorance. Ils réclament le droit de torturer la langue à leur fantaisie, et ils nous assurent qu’ils auront contribué à enrichir la langue précisément de ces tours que nous leur reprochons. Mais ils se trompent. Car une langue n’est pas cette chose amorphe que chacun pourrait façonner à son gré. Elle enferme les mots dans des cadres formés d’avance : c’est la syntaxe, à laquelle nul n’a le droit de toucher et qu’ont dû respecter les plus hardis novateurs. Rabelais, l’un des plus grands inventeurs de mots que nous ayons, n’a eu que la syntaxe de tout le monde. Victor Hugo a fait de même. C’est lui qui avait raison quand il disait :


Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe.


ou c’était Théophile Gautier, qui aimait à répéter : « Le tout est d’avoir une bonne syntaxe. »

On cite l’exemple des femmes, qui ne savent ni le grec ni le latin, et longtemps même ont été peu instruites, ce qui n’a pas empêché quelques-unes d’entre elles d’être de bons, voire de grands écrivains. L’exemple n’est pas tout à fait probant, puisque les femmes écrivains ont vécu dans l’intimité et subi l’influence d’hommes tout imprégnés de culture classique. Même Mme de Sévigné lisait Tacite dans le texte, et il faut croire qu’elle l’entendait. Ménage avait enseigné le latin à Mlle de Lavergne, et on sait qu’il lui déclarait son amour en cette langue. Mais encore faudrait-il voir à quoi se réduisent les écrits des femmes et quels droits elles ont au titre d’écrivains. Elles excellent dans la correspondance, et leurs lettres ont un naturel, une vivacité, une aisance où n’atteignent presque jamais les lettres des hommes. C’est qu’en effet elles triomphent dans la conversation ; elles en ont fait si bien leur propriété que là où il n’y a pas de femmes, on disserte ou on discourt, on plaisante ou on ricane, mais on ne cause pas. C’est leur conversation que nous retrouvons dans leurs lettres ; et ici, tout ce qui dans un livre serait un défaut, l’abandon, le laisser aller, la négligence, l’outrance et la subtilité sont autant de qualités. Elles écrivent des romans qui valent par la passion et par le sentiment plus que par les mérites d’art. Mais ce qui leur manque justement, c’est le sens de l’art ; ce dont elles sont incapables, c’est de ce travail qui aboutit adonner à la pensée sa forme définitive. Cela est vrai des plus remarquables d’entre elles. Le style de la Princesse de Clèves ne vaut que par sa lucidité transparente. La phrase de George Sand se déroule avec une abondance uniforme et verbeuse qui en fait tout le charme. Pour ce qui est de Mme de Staël, autant elle a eu dans l’esprit de hardiesse, de vigueur et de précision, autant son style est lâche et diffus, tombant maintes fois dans la plus regrettable incorrection. Si nous voulions, au lieu de nous en tenir à ces réputations éclatantes, nous engager plus avant dans l’étude de la littérature féminine, il nous suffirait de quelques citations pour paraître avoir trop facilement raison. Je n’en excepterais même pas les écrits de ce temps où, suivant le mot de P.-L. Courier, la moindre femmelette écrivait mieux que les hommes n’ont fait depuis. J’en appelle à ceux qui ont quelque expérience du style de Mlle de Scudéry ou qui ont subi celui de Mlle de Montpensier. Si l’on venait à perdre les écrits des femmes, à coup sûr on aurait perdu tout un côté original et charmant de notre littérature : on n’aurait perdu ni un livre, ni une page qui fasse date dans l’histoire de la langue.

Les femmes parlent bien ou mal suivant qu’elles entendent parler autour d’elles. En outre elles ont sur le progrès de la langue une action réelle, et dont on peut aisément voir en quel sens elle s’exerce. Si elles lui ont rendu jadis un inappréciable service en l’épurant et en bannissant de la conversation des honnêtes gens et du style des auteurs les termes grossiers, cela même n’a pas été sans danger. Leur délicatesse fait qu’elles sont toujours en défiance à l’égard du mot propre : cela conduit insensiblement à énerver la langue. Leur goût est pour le raffiné et pour le précieux : c’est contre leur influence qu’ont dû réagir tous nos grands écrivains, et, en dépit de Molière et de Boileau, cette influence s’est retrouvée assez forte à la fin du siècle pour gâter Fontenelle avec Fléchier et Massillon et pour faire d’abord du futur auteur de l’Esprit des Lois celui des Lettres persanes. Elles aiment d’instinct tout ce qui est nouveau, et quand elles ne suffisent pas à faire la mode, elles veulent du moins s’en emparer afin de l’exagérer. C’est grâce à elles que de tout temps les néologismes ont fait leur chemin. Elles se sont empressées jadis d’accueillir les termes italiens ou espagnols qui, étant termes du bel air, trouvaient par là un moyen suffisant de leur plaire. Elles acceptent aujourd’hui avec la même complaisance et répandent les mots empruntés à l’anglais. Toute locution nouvelle, pourvu qu’elle ne soit pas choquante, trouve fortune auprès d’elles. Ajoutez qu’il y a une sorte d’argot dont elles sont les ouvrières industrieuses : c’est l’argot mondain, la langue des salons, qui n’est pareille ni d’une année à l’autre ni d’un salon à un autre salon. On voit ce que pourrait devenir la langue si rien n’y venait contre-balancer l’action des femmes : abandonnée à toutes les influences, infiltrations de l’étranger, modes d’un jour, déformations de toute sorte, et changeant sans cesse, elle serait dans un écoulement perpétuel. La rattacher à ses origines est le plus sûr moyen pour la fixer.

Nous nous sommes restreints jusqu’ici à montrer l’étroite dépendance de notre vocabulaire et de notre syntaxe [par rapport au latin. Mais il y a dans une langue autre chose que des mots et les lois d’après lesquelles s’agencent ces mots. Ou plutôt sous les mots et dans les tours, ce qui vit c’est l’esprit même d’une race. Passant de la langue à la littérature, il ne nous sera que trop aisé de montrer que l’esprit latin a véritablement façonné toute notre littérature.

Peut-être conviendrait-il d’écarter d’abord quelques écrivains qui chez nous appartiennent plutôt à la culture grecque. Le nombre n’en est pas si grand et ils se distinguent tous par des traits nettement caractérisés. Leur exemple nous servira au surplus pour établir quelle empreinte laisse sur l’esprit le commerce avec une de ces grandes littératures antiques. Au XVIe siècle, Montaigne et Calvin sont latins, mais Rabelais et Amyot sont tout pleins d’hellénisme. Ce que Rabelais a emprunté aux Grecs, ou peut-être ce qui fait qu’il est de leur famille, c’est d’abord la fécondité et si l’on peut dire l’énergie plastique de son imagination. Lui seul chez nous a eu ce don de créer des mythes, et lui seul a ressuscité la fantaisie d’Aristophane. On a coutume de louer l’abondance de son style ; on en admirerait plus justement encore la variété. Celui-là sait prendre tous les tons, donner une expression et une forme à tous les aspects de la vie. Pour ce qui est d’Amyot, sa phrase nonchalante est en contraste avec celle des écrivains de la même époque : telle en est la liberté d’allures et tel le charme qu’elle en arrive à donner au style du rhéteur grec un air de bonhomie. Au XVIIe siècle si Corneille est Romain, Racine est Grec ; et sans doute l’influence de l’hellénisme ne se traduit pas seulement chez lui par la pureté du goût, par le fondu des nuances dans le style ou par l’harmonie qu’il est arrivé à mettre entre tant d’élémens disparates dont est faite sa tragédie. Mais s’il a su faire parler si naïvement la passion, et retrouver sous toutes les corrections et les retouches, celles des usages et celles de la religion, la nature, n’est-ce pas parce que cet élève des jansénistes s’était mis aussi à l’école des Grecs, de ceux-là seuls qui ont traduit dans leur art la vérité de la nature dégagée de tout ce qui est pour la fausser ou pour la masquer ? Bossuet est Romain, mais Fénelon est Grec ; et jamais on ne saura trop louer la grâce insinuante, la souplesse et la perfection de son art. Au XVIIIe siècle, alors que la poésie se mourait d’élégance convenue et d’emphatique solennité, il suffit à André Chénier d’avoir retrouvé, par instinct de naissance, par affinité d’esprit et parti pris d’études, la tradition de l’hellénisme, pour ranimer du coup cette poésie languissante et cette langue anémiée. C’est ainsi que, pour avoir pénétré le sens de l’antiquité grecque, ces privilégiés ont pu mettre dans leur œuvre personnelle des qualités de naturel et d’aisance, de liberté et de vie, où on les reconnaît tout de suite.

Pour ce qui est de l’élément latin, on voudrait pouvoir l’isoler de l’élément français, afin d’apprécier quel a été son apport dans notre littérature. Mais à vrai dire, depuis que nous avons une littérature, jamais elle ne s’est développée en dehors du latinisme. On peut consulter la liste de nos grands écrivains, il n’en est pas un qui soit resté étranger à l’antiquité. Au XVIIIe siècle les irréguliers eux-mêmes et les indépendans ont d’abord subi la discipline classique. Ceux qui se piquent de n’être pas des écrivains ont d’abord appris chez les anciens l’art d’écrire. Retz est capable d’improviser des citations de Cicéron ; et Saint-Simon au besoin retrouve dans sa mémoire un vocabulaire assez bien fourni pour haranguer en latin. Au XVIIIe siècle qu’est-ce qu’un Marivaux, un Sedaine, ou Beaumarchais lui-même, en comparaison de Montesquieu, de Buffon, de Diderot ou de Voltaire ? J-J. Rousseau apostrophe la grande âme de Fabricius. Les hommes de la Révolution ne sont que trop pleins de l’antiquité, dont ils parodient le costume et le langage en même temps que les institutions. Le XIXe siècle commençant est marqué par un effort vigoureux pour secouer le joug de l’antiquité. Mme de Staël nous révèle les littératures étrangères ; le romantisme prétend reprendre racine dans le moyen âge ; c’est au nom de Shakspeare que se fait la révolution au théâtre ; Lamartine invoque Byron, et on reproche à Musset de l’imiter de trop près. Moyen âge chevaleresque, idéal germanique et anglo-saxon, c’est sur quoi on a compté pour nous délivrer des Grecs et des Romains. Et il est exact que vers ce temps on a enfin brisé des formes surannées et qui entravaient la liberté de notre imagination. On a cessé de croire qu’il fallût continuer à composer des tragédies dans les trois unités, faire des épopées ornées de mythologie, et mettre des discours dans les livres d’histoire. Mais cherchez un peu ce qu’il y a d’allemand ou d’anglais dans la littérature romantique, et si par hasard il y aurait quelque chose de shakspearien dans le drame de Victor Hugo. Au contraire, Hugo est profondément et presque uniquement latin. Michelet, avec tant d’autres qu’on n’aurait que la peine de citer, avait fait de brillantes études classiques. Taine fut normalien, et Renan sulpicien. Et les académiciens d’aujourd’hui, puisque c’est à eux que la question est déférée, combien en trouverons-nous qui n’aient point reçu la culture latine ? MM. Meilhac et Halévy ne renieront certes pas l’antiquité à laquelle ils doivent la Belle Hélène. M. François Coppée ne contestera pas qu’il ait passé par le collège, puisqu’il se vante, chaque fois qu’il préside une distribution de prix, d’y avoir été un élève déplorable. Et quant aux autres, ils pourront bien prétendre, s’ils en ont envie, qu’ils ne doivent rien aux premiers enseignemens qu’ils ont reçus, et même qu’ils ne doivent tout qu’à leur propre génie : il n’en reste pas moins qu’à leur insu cet enseignement les a pénétrés, et, qu’infidèles ou honteux, ils sont tout de même les disciples des anciens. En fait, et étant donné qu’il n’y a pas chez nous de littérature populaire, nous n’avons que deux sortes d’écrivains : les écrivains lettrés, qui sont de formation gréco-latine, et les illettrés qui sont en dehors de la littérature.

En France, ni la langue ni la littérature ne sont nées d’elles-mêmes. L’étude de notre langue et de notre littérature ne saurait donc se suffire. Elle a besoin d’être éclairée par une autre. C’est ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Toute la question est là. — En voyant d’ailleurs ce qui a résulté de la collaboration de l’esprit latin avec l’esprit français nous n’avons rien à regretter. Et s’ils ont pu se fondre dans une si intime harmonie, c’est apparemment qu’il y avait entre le génie des deux races une étroite parenté. Les qualités qu’on retrouve à travers toute notre littérature et dont nous nous faisons justement honneur sont aussi bien des qualités latines. C’est d’abord la prédilection pour une forme nettement arrêtée, faisant contraste avec la tendance qu’ont les littératures du Nord, depuis l’allemande jusqu’à la Scandinave, à laisser flotter les contours de la pensée. C’est le besoin de marquer dans l’expression de la pensée l’ordre et l’enchaînement logiques, tandis qu’ailleurs le lien logique est fréquemment brisé, et qu’au lieu de développer et de prouver une idée on se contente de la suggérer. C’est le goût de ce qui est général, tandis que les littératures du Nord sont individualistes. Et c’est enfin une certaine pente moralisatrice grâce à laquelle nous ne nous contentons pas volontiers qu’une œuvre d’art soit seulement une œuvre d’art réalisant un type de beauté, mais nous voulons en outre qu’elle serve à réaliser quelqu’une de ces idées sur lesquelles vit la société des hommes.

Nous oublions trop aujourd’hui que nos véritables affinités sont avec les races néo-latines. Nous devons beaucoup à l’Italie et à l’Espagne, si peut-être d’ailleurs elles nous doivent davantage. C’est par l’Italie qu’ont pénétré chez nous les idées de la Renaissance, et par elle que nous est revenu le sentiment de l’art. C’est en Espagne que Corneille a trouvé les initiateurs de son génie, Sénèque et Lucain avant Guilhem de Castro. Et l’auteur de Gil Blas, celui du Barbier de Séville et celui de Hernani n’ont pas eu tort de regarder vers la frontière des Pyrénées. Mais nous ne songeons plus qu’à ouvrir la porte toute grande aux influences du Nord. Notre philosophie nous vient d’Allemagne, pour la partie qui n’est pas anglaise. Aux romans anglais, on a adjoint les romans russes, avec quel enthousiasme et quelle fureur de zèle, chacun le sait ! C’est en Norvège que nous allons chercher des modèles pour notre théâtre. Même tendance en art, dans la musique aussi bien que dans la peinture. Et sans doute il faut applaudir à ce mouvement de curiosité, grâce auquel un temps viendra où rien de la pensée européenne ne nous sera étranger ; mais encore ne devons-nous pas permettre que notre génie national ait à souffrir de cette invasion. Il y a là un danger qu’on ne saurait nier, et que quelques-uns ont senti. Il s’est fondé tout récemment une Revue hispanique, destinée à rétablir des rapports intellectuels avec nos voisins d’Espagne. Des préoccupations de même nature ont amené la création d’une Société d’Études italiennes, destinée à raviver chez nous le goût d’une littérature avec laquelle toute notre société polie fut pendant deux siècles familière, et qui nous est aujourd’hui profondément inconnue. De pareilles tentatives répondent au besoin qui s’impose aux littératures d’origine latine d’organiser, en quelque manière, l’union pour la résistance ; mais il est clair que le moment serait mal choisi pour supprimer ou même pour affaiblir chez nous l’étude du latin.

Telle est, en effet, la question qui est engagée dans cette question pédagogique : ce n’est rien de moins que celle de l’intégrité de notre génie. Il s’agit de savoir si la tradition, qui, en dépit des influences venues de toutes parts, du changement des mœurs et des révolutions, s’est maintenue jusqu’aujourd’hui, sera brusquement interrompue. C’est ce qui arriverait le jour où le latin, chez nous, ne serait plus enseignent pareillement le jour où l’étude en serait réservée à une petite élite, comme celle de l’hébreu et du sanscrit. Il nous faudrait aussitôt renoncer à tout notre patrimoine littéraire ; la langue et les idées, tout chez nos grands écrivains nous deviendrait aussi bien incompréhensible. Corneille et Bossuet nous paraîtraient plus surannés que ne paraissent actuellement Froissart et Jean de Meung. Une page de Voltaire, des vers de Hugo, devraient être traduits comme un texte étranger. Que résulterait-il d’ailleurs de cette scission avec tout notre passé littéraire ? On ne peut même l’imaginer, attendu que le développement normal d’une littérature est fait de ce qui du passé survit dans le présent et prépare l’avenir.

Toutes ces raisons font que si la suppression des études latines en France nous paraîtrait une faute sans excuse, à vrai dire nous ne craignons pas qu’elle soit jamais un fait accompli. On n’a pas attendu la date d’aujourd’hui pour gémir sur la vanité de la culture classique, et il n’a pas manqué de réformateurs pour déclarer qu’elle n’était plus en rapport avec les besoins de l’esprit moderne. A de certaines heures de notre histoire, ces études ont été supprimées temporairement. Après quoi on s’est hâté de les rétablir, frappé qu’on a été de la nécessité de les conserver comme base et fondement indispensable de notre propre littérature. La conclusion s’impose. C’est que si ces études doivent être conservées, on doit pareillement souhaiter qu’elles soient le plus florissantes qu’il se pourra, et chercher par tous les moyens à réveiller le goût des élèves.et le zèle des maîtres. Ce qui serait le plus fâcheux, ce serait, en les laissant subsister, de faire peser sur elles une sorte de discrédit. La suppression de la composition latine serait interprétée en ce sens. Et c’est pourquoi les membres du Conseil supérieur hésiteront sans doute à s’y résigner ; car s’il est juste de maintenir l’enseignement du latin, c’est à condition de ne pas renoncer, l’un après l’autre, à tous les moyens dont on dispose pour l’enseigner.


RENE DOUMIC.

  1. P. 273.
  2. Malherbe, IV, 54.
  3. Bossuet, Efficacité de la pénitence, 1re partie. — Cf., pour les exemples, l’excellente Grammaire historique de la langue française, par M. Ferdinand Brunot.