Revue littéraire - L’Eloquence de Fléchier

Revue littéraire - L’Eloquence de Fléchier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 213-224).
REVUE LITTERAIRE

L'ELOQUENCE DE FLECHIER

Fléchier orateur, par M. L’abbé Fabre. Paris, 1885 ; Perrin.

On ne lit pas beaucoup Fléchier, ses sermons ni même ses Oraisons funèbres, encore moins sa Vie du cardinal Commendon ou son Histoire de Théodose le Grand ; cependant sa réputation continue de survivre à ses œuvres, et depuis deux cents ans bientôt, ii demeure l’évêque de Nîmes, comme Bossuet l’évêque de Meaux, Fénelon l’archevêque de Cambrai, Massillon l’évêque de Clermont : à Nîmes, on l’appelle même le « Cygne » du pays, Considérable au XVIIe siècle, et, jusque vers le milieu du siècle suivant, presque égale à celle de Bossuet, cette réputation a décru lentement, puis elle s’est relevée de nos jours, quand la publication de ses spirituels Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, ramené l’attention sur Fléchier. Il semble bien que ce soit une marque de la valeur de l’homme, et la médiocrité ne connaît point de ces alternatives ; on n’a jamais hésité sur Pradon, par exemple, ou sur le père Bretonneau ; sitôt lus, sitôt jugés, et personne qui se soit avisé d’y contredire. — J’ai pris naguère occasion d’un livre intéressant, bien fait, un peu long peut-être, agréable pourtant à lire : la Jeunesse de Fléchier, par M. l’abbé Fabre, pour examiner sur quels fondemens reposait la réputation de l’évêque de Nîmes[1]. Je voudrais m’aider aujourd’hui d’un autre livre du même auteur : Flécher orateur, non moins consciencieux, mais plus diffus, trop complet, plus chargé de détails inutiles et surtout trop connus, pour étudier de plus près le personnage, la nature de son talent, et celle de son influence.

On ne juge ordinairement de Fléchier que sur ses Oraisons funèbres, et de ses Oraisons funèbres on ne connaît guère que celle de Turenne, pour l’avoir lue dans tous les Recueils de morceaux choisis. « Chose étrange ! dit à ce propos M. l’abbé Fabre, la postérité ne cesse de reprocher à Fléchier ses défauts : abus de l’esprit, fines antithèses, recherche de tours ingénieux et d’expressions nobles ou délicates, et, par une contradiction assez bizarre, elle n’a guère retenu de lui qu’un seul ouvrage, celui précisément où abondent le plus les imperfections dont elle se plaint. » C’est trop peu, M. l’abbé Fabre a raison de le dire, et raison de vouloir qu’à défaut de ses histoires ou de ses vers latins on y joigne la lecture au moins de quelques-uns des Panégyriques et de quelques-uns des Sermons de l’évêque de Nîmes. Fléchier d’ailleurs a-t-il vraiment « mieux compris que Bossuet et que Bourdaloue ce que demande le panégyrique des saints ? » c’est une question, et le biographe l’a peut-être un peu bien promptement et décisivement tranchée ; mais, ce qui paraît certain, c’est qu’au XVIIe siècle panégyriques et sermons, panégyriques surtout, firent autant pour la gloire de Fléchier que ses Oraisons funèbres. Cent ans plus tard, l’opinion des contemporains était celle encore de l’éditeur de Fléchier, le chanoine Ducreux. « Dans la carrière du panégyrique, dit-il, Fléchier ne trouva parmi ceux qui l’avaient précédé, même avec quelque succès pour leur temps, personne qu’il pût suivre et qu’il pût imiter. La route qu’il suivit, nul autre ne l’avait frayée avant lui ni même entrevue. » La critique sembla souscrire à l’admiration de l’honnête chanoine ; Laharpe mit les Panégyriques de l’évêque de Nîmes au-dessus de ceux de Bossuet et de Bourdaloue ; et il fut entendu que Bossuet l’avait emporté dans l’Oraison funèbre, Massillon dans le Sermon, mais Fléchier dans le Panégyrique. Heureux temps que celui où, dans des genres si voisins, pour ne pas dire si semblables, et réglés par les mêmes conditions, une critique si sûre savait si nettement distinguer des nuances si subtiles !

Laissons là les comparaisons. Aujourd’hui, le véritable intérêt des Panégyriques et des Sermons de Fléchier, c’est de nous être utiles, et même indispensables pour une exacte connaissance de la nature de son talent. On peut dire, en effet, que l’oraison funèbre est un genre d’apparat ; prêtre ou laïque, évêque ou académicien, ou peut dire que l’orateur s’y croit obligé, — je ne sais trop pour quelle raison, — d’appeler au secours de son éloquence toutes les ressources de la rhétorique ; et, soit enfin qu’il lui faille égaler la majesté d’un grand sujet ou, au contraire, dissimuler l’infertilité d’une petite matière, on peut dire qu’il y est toujours au-dessus ou au-dessous, et, en tous cas, hors de lui-même et de son naturel. Je n’en crois rien, s’il faut l’avouer ; mais, puisqu’on peut le dire, puisqu’on l’a dit, puisqu’on le répète, il suffit ; et, en ce qui regarde Fléchier, puisqu’il est effectivement emphatique, précieux et guindé dans l’oraison funèbre, lisons-le donc dans ses Semons et dans ses Panégyriques.

Je ne dirai point qu’il y est ceci, qu’il y est cela, mais, en deux mots, qu’il y est avant tout et surtout homme de lettres. On pouvait s’y attendre, si l’on se rappelle sa jeunesse et ses débuts. Bel esprit, formé à l’école du sieur de Richesource, puis à l’école des précieuses, et non pas les premières, mais leurs imitatrices, aussi mondain que pouvait l’être au dix-septième siècle un homme de sa naissance et de sa condition, avide de succès, doué d’ailleurs de très réelles qualités littéraires et d’infiniment d’esprit, prédestiné enfin, si jamais quelqu’un le fut, à célébrer l’hôtel de Rambouillet, la chambre bleue, l’incomparable Arthénice, Julie d’Angennes après sa mère, et le mari après la femme, le marquis après la marquise, le duc après la duchesse, les Montausier après les Rambouillet, Fléchier ne fut rien de plus ni de moins dans ses Sermons que ce qu’il avait été dans ses petits vers à Mlle Delavigne ou à Mlle Dupré, dans ses lettres à Mme ou à Mlle Deshoulières, ce qu’il est dans ses Mémoires sur les grands jours d’Auvergne : un homme du monde, un homme d’esprit, un homme de lettres.

C’est ce qui nous explique ici que, de tous nos grands prédicateurs, puisqu’il en est encore, il soit le seul qui ait lui-même imprimé ses Panégyriques et ses Sermons[2]. — Je ne parle pas des Oraisons funèbres : on en devait la publication, si je puis ainsi dire, à la famille du mort, et à l’honneur qu’elle vous avait fait de vous choisir pour le louer. — Massillon, dont le talent, d’ailleurs, et même le caractère ne sont pas sans quelque analogie avec le caractère et le talent de Fléchier, avait bien de sa main recopié ses Sermons, et non pas une fois, mais plusieurs, dit la légende ; il ne les avait pas publiés cependant ; et, tout en les préparant soigneusement pour l’impression, il n’avait pas voulu du moins qu’ils parussent de son vivant. Bourdaloue ne s’inquiéta seulement pas d’un pareil soin ; et, pour Bossuet, on sait dans quel état et à travers quelles vicissitudes les manuscrits de ses Sermons sont parvenus jusqu’à nous. Il n’y en a qu’un seul dont il ait surveillé l’impression ; c’est le Sermon sur l’unité de l’église, parce qu’il a toute la valeur d’un manifeste politique et d’une déclaration de l’église de France. Mais Fléchier publia les siens, et, non content de les publier, il y mit une longue Préface. Est-il rien, je le demande, qui sente plus l’homme de lettres, si ce n’est ce qu’il dit dans cette Préface même de quelques traits de satire qu’il a glissés dans ses Panégyriques « pour en ôter le dégoût d’une louange continue, et pour donner quelque sel à des discours qui sont ordinairement insipides ? » Insipides ! ô Bossuet, le panégyrique de saint Augustin, ou celui de saint Bernard, ou celui de sainte Thérèse ! et la bizarre idée que d’y vouloir « donner du sel ! » ou plutôt, et encore une fois, comme elle est bien d’un homme de lettres, préoccupé d’abord de plaire, d’instruire en amusant, et au besoin d’amuser sans instruire !

C’est un point délicat, et qu’il faut cependant toucher. En réalité, pas plus que le savant Huet, évêque d’Avranches, que je nomme de préférence parce qu’il fut de ses amis, Fléchier n’était né pour l’église. Il y entra par occasion plutôt que par vocation ou par choix, et comme il était d’ailleurs d’esprit sain et de conscience droite, personne plus honorablement que lui ne remplit les fonctions qu’il y exerça. Mais comparez encore ses débuts à ceux de Bossuet, de Bourdaloue, de Fénelon, de Massillon ; j’entends ses débuts dans la vie, et non pas dans la chaire. Vous n’y trouvez pas trace de ce je ne sais quoi d’impérieux qui, dès l’âge de seize ans, contre le gré de son père, faisait entrer Bourdaloue dans la compagnie de Jésus, ni rien non plus qui rappelle cette ardeur dont Fénelon se sentait enflammé quand il écrivait cette lettre célèbre sur les missions du Levant ; « Je vois déjà le schisme qui tombe, l’Orient et l’Occident qui se réunissent, et l’Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit… » M. l’abbé Fabre regrette qu’il y ait tant d’allusions aux auteurs profanes, mais si peu de citations de l’écriture et des pères dans les premiers morceaux de l’éloquence de Fléchier ; que celles que l’on y rencontre soient toujours si faiblement traduites, plus faiblement commentées ; qu’il s’y en trouve même d’inexactes ou d’erronées, d’interprétées à contresens ou de faites à faux. N’en serait-ce pas la vraie raison ? On ne devait guère employer le temps à méditer l’Écriture, dans le précieux salon de Mlle de Scudéri, non plus que dans la fastueuse maison des Caumartin ; et le ton, certes fort agréable, mais plutôt léger, des Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, nous assure aussi bien que le goût naturel de Fléchier ne l’y portait guère. La vocation n’y était pas. Et quelle explication plus simple encore de ce caractère mondain que M. l’abbé Fabre est bien obligé ! de noter dans les Sermons eux-mêmes de la maturité de Fléchier ? Si Fléchier ne prêche pas le dogme, s’il se borne à la morale, et, sans autrement parler de quelques complaisances, si ce qu’il aime surtout de la morale, c’en est les applications, où en effet il peut montrer toute sa connaissance des mines, des manèges, des vices qui sont ceux du monde, c’est qu’aucun décret, si je puis ainsi dire, ne l’avait appelé particulièrement à la prédication. Il faut donc se le représenter comme un très honnête homme, d’esprit modéré, de goûts simples, engagé par hasard dans l’église, n’ayant d’ailleurs aucun effort à faire pour accorder sa conscience avec ses devoirs d’évêque ou sa conduite avec sa foi ; mais qui, dans toute autre carrière, si sa condition, si sa fortune, si les circonstances l’eussent permis, apportant les mêmes qualités, eût obtenu le même succès, gagné les mêmes éloges et mérité le même respect. Et je ne crois pas rien dire, en le disant, qui puisse diminuer ce respect, mais seulement éclairer certains côtés de son caractère et de son talent, lesquels, sans cette supposition, nous demeureraient obscurs.

C’est, en effet, comme si je disais que tout ce que l’art peut mettre dans les genres où il s’est exercé, dans l’Oraison funèbre, dans le Sermon, dans le Panégyrique, Fléchier l’y a effectivement mis, et rien de l’accent, ou de l’âme, si l’on veut, qu’il n’y pouvait pas mettre. Il est correct, de cette correction supérieure, qui est le sens inné du génie de la langue, il est harmonieux, il est élégant, il est net ; sa phrase a du nombre, sa période a de l’ampleur, et, quoique les transitions y soient souvent faibles ou brusques, sa composition ne manque ni de clarté, ni de logique, ni parfois de grandeur. Un lui a reproché des antithèses ; mais ni dans Massillon, ni dans Bourdaloue les antithèses ne manquent, et, après tout, n’a-t-on pas pu prétendre que l’antithèse était le fond ou l’essence même de la prédication chrétienne ? On l’a repris sur cette préoccupation de la musique de la phrase, qui, en effet, ne le quitte guère ; mais ne serait-ce pas peut-être se méprendre sur les conditions de la parole publique ? On a enfin critiqué dans son style une recherche trop visible du choix de l’expression et de l’ingéniosité du tour ; et le reproche est mieux fondé. Mais tout cela ne serait rien, pour parler ici comme lui, si cela n’était tout dans ses Panégyriques ou dans ses Oraisons funèbres, et s’il n’y manquait, non pas le naturel, comme un l’a dit souvent, mais quelque chose de plus et de plus rare, à savoir cette ardeur de gagner des âmes qui est le principe et la source de l’éloquence souveraine de Bossuet, de la dialectique passionnée de Bourdaloue, de la sensibilité diffuse de Massillon. Voilà ce qu’il n’a pas, mais à aucun degré ; et voilà ce qui fait son évidente infériorité. Les autres, Bossuet et Bourdaloue surtout, sont d’abord de grands chrétiens ; il ne leur suffit pas de croire mais ils soient avec force et ils veulent que l’on croie avec eux et comme eux à l’éloquence, qui est un but et une fin pour Fléchier, n’est qu’un moyen pour eux ; ils ne songent jamais à eux-mêmes quand ils parlent, mais à leur auditoire, à leur « audience, » comme ils disent Et voilà ce qui fait aussi que l’on a tour à tour trop vanté ou trop abaissé l’éloquence de Fléchier, selon l’idée même que l’on se faisait de l’éloquence de la chaire. Mais nous, il nous devient facile de concilier les contradictions : l’éloquence de Fléchier est réelle, seulement ce n’est pas éloquence de la chaire. Essayons de marquer bien nettement la distinction.

Parce qu’il n’y a rien dans notre littérature française qui soit au-dessus des Oraisons funèbres de Bossuet, et peu de choses qui soient comparables aux Sermons de Bourdaloue, c’est-à-dire parce que les qualités littéraires s’en imposent à l’admiration de ceux mêmes qui d’ailleurs se sentent le moins disposés à penser comme Bossuet et Bourdaloue, l’habitude s’est établie d’en parler littérairement, comme on fait d’une tragédie de Racine ou d’une comédie de Molière, sur la forme, pour la forme, et sinon sans égard au fond, de moins en n’en considérant le fond qu’après la forme. Aimez-vous mieux d’autres comparaisons et tirées de moins loin ? Ou loue donc dans les Oraisons funèbres de Bossuet ou dans les Sermons de Bourdaloue, ce que l’on louerait aussi bien dans le Discours sur la couronne ou dans les Verrines, dans un discours de Mirabeau sur le Droit de paix et de guerre, ou dans un réquisitoire de Burke contre Warren Hastings. C’est la grandeur de la composition, c’est la beauté de l’ordonnance, c’est la splendeur de l’imagination, c’est la hardiesse du mouvement, c’est l’invention du style, c’est la véhémence de l’expression, c’est, en un mot, toute une rhétorique dont les procédés, s’ils ont à la tribune ou dans le prétoire quelque valeur par eux-mêmes, la perdent et n’en ont aucune dans la chaire chrétienne. Dans la chaire chrétienne, où il s’agit d’intéresser toutes les puissances de l’homme à la grande affaire du chrétien, qui est la conversion, et, par la conversion, le salut, toutes ces qualités ne valent qu’autant qu’elles sont un reflet, si je puis ainsi dire, ou une communication de la grandeur elle-même du christianisme. On ne les applique point par le dehors ; « comme l’or et les pierreries dont on orne et dont on enrichit les chasses où l’on entérine les reliques des saints, » elles doivent procéder du dedans ; on ne les détache point de leur fond, elles font corps avec lui. Et en ce sens le plus grand orateur chrétien n’est pas celui que la nature a le mieux doué pour l’éloquence, mais celui qui a eu de sa religion, de sa force et de la diversité des moyens qu’elle possède pour agir sur l’homme, la plus profonde intelligence. « Ne cherchons pas de vains ornemens au Dieu qui rejette l’éclat du monde. Si notre simplicité déplaît aux superbes, qu’ils sachent que nous craignons de leur plaire, que Jésus-Christ dédaigne leur faste insolent, et qu’il ne veut être connu que par les humbles. Abaissons-nous donc à ces humbles, et faisons-leur des prédications dont la bassesse tienne quelque chose de l’humiliation de la Croix. » Ainsi s’exprime Bossuet quand il veut louer l’Apôtre Paul, ce petit Juif, si méprisé, » dont la mine est aussi peu relevée que la parole est inculte, et le style aussi peu régulier que sa doctrine est dure à recevoir.

Appliquez maintenant ce principe, et servez-vous-en pour juger à leur tour les jugemens que l’on a portés sur nos grands sermonnaires. Laharpe a déclaré Bossuet « médiocre dans le sermon. » Ce n’est pas là seulement, comme on le croit d’ordinale, une erreur de goût, c’est une inintelligence réelle du christianisme. Il y a dans les Sermons de Bossuet une certaine rudesse, un sensible mépris des artifices de la rhétorique, une évidente négligence de tout ce qui ne ferait qu’embellir son discours et le rendrait plus régulier, mais non pas plus fort, ni plus chrétien ; et Laharpe ne croit s’étonner que de cette négligence ; mais, en réalité, il s’indigne de cette façon sommaire d’en user avec lui. Il veut lire un sermon de Bossuet comme il lit un pamphlet de Voltaire, en épicurien lettré, pour s’y plaire et non pas être choqué dans son philosophisme. La médiocrité de Bossuet consiste à s’être fait de l’éloquence de la chaire une idée plus conforme à celle de saint Paul qu’à celle de Laharpe. D’autres ont reproché à Bourdaloue l’excès de ses divisions, de ses subdivisions, et des redivisions de ses subdivisions, et, en effet, don abuse ou plutôt il en abuserait, s’il n’avait ses raisons, dont l’une des principales est de rendre son discours plus touchant, plus instructif aux plus humbles de ses auditeurs. Il ne prêche pas pour plaire à Mme de Sévigné, quoique peut-être il ne fût pas insensible à cette gloire, ni pour suivre « les usages des Grecs et des Romains, » comme l’eût voulu Voltaire, mais pour opposer les leçons du christianisme aux pratiques du monde, et il ne lui importe pas d’être loué dans les rhétoriques à venir, mais de convaincre ses auditeurs. C’est encore le reproche qui a tort ; et que l’on accepte ou non la religion de Bourdaloue, il faut s’en faire une idée juste, et s’il se peut, entière, avant de juger son éloquence. Au contraire, on loue Massillon dû n’avoir pas prêché le dogme et de n’avoir pas donné à la morale chrétienne « une dureté capable de la rendre odieuse. » En effet, il est certain que ses Sermons sont déjà des sermons laïques, et, comme tels, ce sont ceux que d’Alembert préfère à tous les autres. Je comprends sa préférence, mais je ne puis m’empêcher de songer que si la morale chrétienne n’était pas plus sévère ou « plus dure » que celle des philosophes nous n’aurions pas besoin de prédicateurs, ni même peut-être de religion. Massillon a trop donné à l’esprit de son siècle De même encore, lorsque Thomas admire dans Fléchier « l’art et l’harmonie d’Isocrate » avec la « tournure ingénieuse de Pline, » je ne suis pas si grand Grec, je l’avoue, que de pouvoir juger de la comparaison mais elle ne me paraît pourtant pas être de nature à convenablement caractériser un orateur chrétien. Je ne vois point, en effet ce que saint Antoine ou saint Benoit peuvent avoir de commun avec l’empereur Trajan, et, puisque les Panégyriques de Fléchier ressemblent à celui de Pline autant qu’on nous le dit, la même conclusion s’impose : ils sont donc très littéraires, et vraisemblablement moins chrétiens.

Et c’est bien l’impression qu’ils produisent : ils ne sont pas froids ni languissans, comme on l’a prétendu, mais, ainsi que ses belles Oraisons funèbres, celle de Lamoignon, celle de Montausier, celle de Turenne, parfaitement nobles et parfaitement polies, toutes ces compositions répondent à l’idée de leur genre, elles la remplissent même et l’égalent si l’on commence par la vider de tout ce qu’elle devrait contenir de chrétien. L’Oraison funèbre de Turenne est le chef-d’œuvre de l’oraison funèbre laïque, et le Panégyrique de sainte Madeleine, est un modèle en effet de panégyrique mondain. Ce que l’on y regrette uniquement, c’est une certaine chaleur de cœur, une ferveur de zèle, un feu caché qui devrait pénétrer et fondre ensemble, pour ainsi dire, toutes les parties du discours. L’orateur ne se livre jamais m jamais ne s’oublie lui-même ; le goût le lui défend, et il manquerait plutôt à tout qu’aux convenances de son auditoire ; il accepte ceux qui l’écoutent et ceux qui le liront pour juges : c’est un rhéteur et non pas un orateur chrétien. Mais les qualités littéraires y sont toutes ou presque toutes, supérieures peut-être à ce qu’elles sont dans les Panégyriques ou dans les Sermons mêmes de Massillon et de Bourdaloue. Car, ne nous y trompons pas : Massillon n’est pas plus élégant ni plus harmonieux que Fléchier, mais plus facile, plus abondant, moins étudié ; et Bourdaloue, s’il a certes de bien autres qualités, cependant il est doué d’une imagination moins vive, et certainement son style, toujours exact et judicieux, n’a pas l’éclat de celui de Fléchier. Mieux encore que cela : j’ose dire qu’il n’y a pas plus d’inversions, plus de comparaisons, plus de prosopopées, plus d’apostrophes, plus de prétentions et autres « figures » dans les Oraisons funèbres de Fléchier que dans celles de Bossuet ; seulement, dans Bossuet, pour les trouver il faut les y chercher, et, dans Fléchier, c’est ce qui brille aux yeux d’abord. Et c’est la supériorité de Bossuet, mais non pas une supériorité de l’ordre littéraire, ni même ce que l’on appelle communément, pour se dispenser d’approfondir davantage, une supériorité de génie, mais bien une supériorité d’intelligence de la religion, et, si je puis ainsi dire, un rapport plus étroit, plus intime, plus profond de la nature de Bossuet avec l’essence du christianisme. Les qualités de Fléchier, au contraire, sont faciles à détacher du genre où il les a exercées. Aussi le plus beau jour de sa vie publique fut-il sans doute celui de sa réception à l’Académie française. C’était le 12 janvier 1673, et les discours, tenus jusqu’alors à huis-clos, s’échangeaient pour la première fois à portes ouvertes : le succès de Fléchier fut si grand que Racine, que l’on recevait le même jour, en fut découragé au point de ne vouloir pas même faire imprimer son Remercîment.

Les qualités littéraires de l’éloquence de Fléchier suffiraient à expliquer l’estime que les grammairiens et les rhéteurs ont faite et font encore aujourd’hui de lui. Nul à ce point de vue ne l’a loué plus brillamment que Villemain et c’est à bon droit que M. l’abbé Fabre a placé ses conclusions sous l’autorité d’un tel nom. Une autre raison, cependant, plus matérielle, doit être ici donnée pour rendre compte de l’influence assez longue et très réelle que Fléchier a exercée sur la prose française. Il faut se rappeler que les Sermons de Bossuet ne parurent seulement, pour la première fois, qu’en 1772, ceux de Massillon en 1745, et ceux enfin de Bourdaloue en 1713 et 1714 : ceux de Fléchier avaient paru depuis 1696. Si l’on fait attention maintenant au caractère de beauté grave, et presque triste, qui distingue les Sermons de Bourdaloue, qui ne s’apprécie bien qu’à la longue, qui a fait de ce jésuite le prédicateur préféré des protestans, on voit que, pendant près d’un demi-siècle, les Panégyriques et les Sermons de Fléchier ont presque seuls représenté l’éloquence de la chaire au temps de Louis XIV. Fléchier s’est donc trouvé le maître des prédicateurs, et le maître si bien reconnu, que Massillon nous l’avons dit, procède effectivement de lui pour une large part, pour tout ce qu’il y a, dans sa propre éloquence de plus mondain et de plus littéraire. Ses qualités ou ses défauts sont ainsi devenus, pour plusieurs générations, les défauts ou les qualités mêmes, acceptés, reconnus et, en un mot, classiques de l’éloquence de la chaire. Et par une communication, ou, si l’on veut, une contagion toute naturelle, comme l’éloquence de la chaire avait fait presque amant que la tragédie française pour la gloire de notre littérature ; comme d’ailleurs c’était la plus brillante application qu’il y eût encore eu de la prose à des matières sérieuses, puisque ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Buffon, ni Rousseau n’avaient écrit ; comme enfin la prélature, jusqu’aux environs de 1750, dans une société très aristocratique, n’avait rien perdu de son prestige, il en résulta que les modèles de l’éloquence de la chaire devinrent pour les critiques les modèles mêmes de la’ prose française. Étant donné le caractère de l’éloquence de Massillon et de celle de Fléchier, l’Oraison funèbre de Turenne et le Petit Carême, on voit les conséquences, et comment la prose française en dévia du courant où l’avaient autrefois guidée Pascal et Bossuet, l’Histoire des variations et les Provinciales. « L’art de choisir les mots, l’emploi des tours heureux, des constructions savantes, enfin tous les secrets de l’élégance et de l’harmonie, » qui sont précisément coque Villemain a vanté dans Fléchier, allaient l’emporter sur le reste ; — le reste, c’est-à-dire le souci de convaincre et de prouver, qui peut-être est la seule raison qu’il y ait d’écrire en prose. Il ne devrait être permis qu’aux poètes seuls de composa pour ne non dire, et les seuls romanciers ont le droit de n’écrire que pour « raconter. »

Nous ne manquons pas aujourd’hui de stylistes ni de rhéteurs, mais on entend quelquefois aussi des écrivains se vanter d’écrire sans aucune préoccupation ni prétention littéraire. Ils n’ont pas tout à fait raison mais ils n’ont pas tout à fait tort ; et il faut seulement savoir ce qu’ils veulent dire. S’ils veulent dire, en effet, qu’ils ont écrit sans ordre au hasard de la pensée, sans égard à la constitution du sujet qu’ils traitent, en confondant le naturel avec la négligence et l’allure du désordre lui-même avec l’originalité, il est évident qu’ils ont tort, et le lecteur se passera bien que je prenne ici la peine de le démontrer. Mais s’ils voulaient dire peut-être qu’il a existé, qu’il existe un art de surfaire la pensée ; des « élégances » et des « secrets, » — un peu bien publics aujourd’hui, — pour faire illusion sur sa maigreur et sur sa pauvreté ; des « tours heureux » pour lui donner une valeur qu’elle n’aurait pas d’elle-même, des « constructions savantes » pour en envelopper le vide et la banalité ; et qu’il faut mépriser cet art, ils auraient raison et cent fois raison. En fait d’ « élégances » il n’y en a que de fausses, les tours heureux ne le sont qu’autant qu’on les rencontre sans les avoir cherchés ; et pour les constructions, elles sont toujours assez savantes quand elles accusent naturellement le contour et le relief de l’idée. Toute recherche de style est vaine qui n’a pas pour unique objet d’amener l’idée au dernier degré de netteté qu’elle puisse recevoir.

Cependant, comme dit Pascal, « toutes les fausses beautés que nous blâmons dans les rhéteurs ont des admirateurs, et en grand nombre, » et toute une école, dans l’histoire de notre littérature, s’est fait, se fait encore gloire de les imiter. On y professe que le style se surajoute à l’idée pour lui donner un prix qu’elle n’aurait pas sans lui ; qu’il y a des figures, cataloguées dans les rhétoriques sous des noms grecs, la catachrèse et la synecdoque, l’hypotypose et la prosopopée, dont l’objet serait d’embellir ou d’orner le discours et que, quand on a dit tout ce que l’on avait à dire, il reste à trouver une manière de le dire « qui ne s’attende point. ». Balzac, Voiture, Fléchier, La Rochefoucauld, Fontenelle, Massillon, Thomas, Rivarol, dans des genres différens, et chacun avec des qualités diverses, ont tour à tour été les représentans éminens de cette école, mais Massillon et Fléchier les plus considérés peut-être, d’autant que l’éloquence de la chaire s’élève au-dessus de la lettre familière ou de la nouvelle à la main et que naturelle nient on se délie moins de la préciosité d’un évêque. Les mécréans eux-mêmes, les mécréans surtout estiment qu’un évêque a d’autres affaires que d’arrondir des phrases et de hier des métaphores. Mais on voit qu’ils se trompent.

Dirai-je que cet art a sa raison d’être ? Il le faut bien, puisqu’il a sa tradition, comme l’on voit, et qu’elle s’est continuée jusqu’à nous. La rhétorique est une imitation en même temps qu’une corruption de l’éloquence : elle peut donc plaire à ce titre et réussir quelquefois à sa faire prendre pour elle ; un versificateur a souvent passé pour poète, comme Delille, et souvent un rhéteur pour un orateur, comme j’en connais trop pour en nommer un seul. Cette imitation a d’ailleurs ses difficultés, tous ceux qui s’y essaient n’y réussissent pas de la même manière ; c’est assez pour en faire un objet d’émulation parmi les hommes. Tous les épistoliers ne sont pas Balzac ou Voiture, tous les prédicateurs ne sont pas Massillon ou Fléchier. Certaines qualités de nature, une oreille délicate, un goût fin, une imagination vive, un sentiment heureux des ressources de la langue, une connaissance étendue du monde, y sont encore nécessaires. Et, pour être tout à fait juste, quand on veut mettre à leur rang les Oraisons funèbres de l’évêque de Nîmes ou le Petit Carême de l’évêque de Clermont, il faut se souvenir combien de prédicateurs ou même de prélats n’ont pas pu les écrire. Ajouterai-je, enfin, que cette rhétorique a son utilité ? Je le puis bien, si l’on y tient. Elle accroît donc, d’âge en âge, les ressources de la langue, et, de rhéteur en rhéteur, elle met à la disposition du véritable orateur un vocabulaire plus étendu, plus riche de mots et surtout de nuances, une syntaxe plus souple, plus docile, plus capable de plier sa rigidité première aux exigences nouvelles d’une pensée qui va toujours s’enrichissant, se compliquant, se subtilisant. Ne l’a-t-on pas vue quelquefois, en ne travaillant qu’à choquer des mots, en faire jaillir, à notre grande surprise, des commencemens ou des semblans d’idées ! Et, après cela, quand elle ne nous rendrait d’autre service que de nous préparer à une intelligence plus éclaircie des chefs-d’œuvre qu’elle imite, ne faudrait-il pas bien lui en savoir quelque gré ? Pour goûter Bossuet et Bourdaloue, il n’est pas bon seulement, il est utile nécessaire d’avoir la Massillon et Fléchier, et même de s’y être plu tout comme il est utile d’avoir ri à Regnard, franchement ri et beaucoup ri, pour bien comprendre Molière. Pascal, encore, le dit d’une façon plus vive s il dit que le froid est agréable… pour se chauffer. S’il n’y avait pas eu dans l’histoire de notre littérature une grande abondance de rhéteurs, il me semble effectivement que je connaîtrais moins le prix de l’éloquence, et c’est pourquoi, sans les aimer, je ne suis pas fâché qu’il y en ait.

Mais n’oublions pas que ce sont des rhéteurs, et qu’ils font de la rhétorique. Or c’est précisément ce que l’on pourrait bien avoir trop oublié quelquefois en parlant de Fléchier, et c’est, je crois l’expiration des alternatives que sa réputation a subies. Il y a deux manières de le lire, et deux manières de le juger : à ne le prendre que pour un rhéteur, il mérite en effet toutes les louanges que l’on en a faites, et même de plus vives ; c’est Pline, c’est Cicéron, c’est Isocrate, si vous le voulez ; mais à le prendre pour un orateur, et surtout pour un prédicateur chrétien, il en mérite moins, beaucoup moins. C’est la distinction que je ne trouve point assez nettement marquée dans le livre récent de M. l’abbé Fabre ; et c’est pourquoi j’ai tâché de la mettre bien en lumière. Car, d’une part, elle nous permet de reconnaître à Fléchier les qualités très réelles qui furent les siennes ; elle nous permet, d’autre part, de ne nous faire illusions sur aucun de ses défauts ; et elle nous aide à comprendre enfin pour quelles raisons Fléchier sera toujours un personnage intéressant dans l’histoire de la littérature française. A l’un des momens les plus intéressans de l’histoire de la langue et de l’esprit français il a été le représentant peut-être le plus éminent de ce que peuvent l’art, le travail, et l’ambition de réussir, dans un genre pour lequel il n’était point particulièrement né. C’est bien là quelque chose ? Sans partager pour l’évêque de Nîmes toute l’indulgente admiration de M. labbe Fabre, remercions-le donc sincèrement du temps et de la peine qu’il lui a consacrés. Disons même qu’il serait à souhaiter que de plus grands que Fléchier, dans notre histoire littéraire, eussent rencontré un pareil biographe. Avertissons-le seulement, « pour ôter comme dit Fléchier, le dégoût d’une louange continue, » et « donner quelque sel à un discours ordinairement insipide, » qu’il est temps maintenant de s’arrêter, que quatre forts volumes l’ont plus qu’acquitté de sa tâche, et qu’après avoir successivement écrit une Etude sur la correspondance de Fléchier avec Mme Deshoulières et sa fille deux volumes sur la Jeunesse de Fléchier, un autre enfin sur Fléchier orateur, ce serait trop d’en écrire un cinquième sur l’Episcopat de Fléchier, Je n’ai pas remarqué sans quelque inquiétude qu’à la six-cent-troisième page du présent livre Fléchier n’était pas encore mort


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez dans la Revue du 15 avril 1882, la Société précieuse au XVIIe siècle.
  2. Panégyriques et autres sermons précités par messire Esprit Fléchier. A Paris, chez Jean Anisson, directeur de l’imprimerie royale, 1696. Les sermons proprement dits sont précédés d’un court avertissement où Fléchier nous explique qu’il les a choisis, entre plusieurs autres, « soit à cause de la dignité des personnes à qui il a eu l’honneur d’annoncer quelques-unes de ces vérités, soit à cause de l’utilité des matières qui y sont traitées, soit enfin pour la singularité des sujets. » Il n’est peut-être pas indifférent d’ajouter que l’édition est fort belle.