Revue littéraire - L’un de nos Morts, André Lafon

Revue littéraire - L’un de nos Morts, André Lafon
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

L’UN DE NOS MORTS : ANDRÉ LAFON[1]

Mélancolique et noble destinée d’un jeune homme : un don charmant de poésie, les vertus simples du labeur quotidien, la récompense, un peu de gloire déjà, puis, à trente ans, la mort. Il y a, dans l’histoire courte d’André Lafon, de brusques événemens, des sautes de bonheur et de malheur qui font un singulier contraste avec la douceur calme de son âme et avec son talent tout uni. Je l’ai connu ; c’était un grand garçon qui souriait sans gaieté, qui ne montrait pas non plus de tristesse, et qui semblait se contenter des jours, quels qu’ils fussent, comme s’il n’avait point espéré davantage et comme s’il ne redoutait rien ici-bas, même la pauvreté, qu’il endura facilement. Son premier roman lui valut des admirateurs, un « grand prix de littérature, » et des objections. Tant de bruit ne le troubla guère. Il continua sa vie modeste de répétiteur dans une école religieuse. On le rencontrait, les jeudis, conduisant le long des avenues, sous les arbres, à Neuilly, la promenade des élèves. Il rêvait son deuxième roman, — le roman d’une jeune fille après celui d’un petit collégien ; — et il mit deux ans à l’écrire. Il le publia au mois de juin de l’année dernière, six semaines avant la guerre. Il fut soldat ; et il n’eut pas la chance d’aller au feu. Mais il était encore à son dépôt, lorsque le prit la maladie. Il est mort à l’hôpital militaire, sans désespoir, avec la même patience qui avait été son art et son habitude.

A peine son œuvre est-elle commencée : il était si jeune et il ne se hâtait pas. Ses livres sont imparfaits ; et il le savait, sans chagrin. Ni l’Elève Gilles ne mérite le nom de chef-d’œuvre, ni la Maison sur la rive ne marque beaucoup plus de maîtrise. Je ne sais pas et je crois impossible de deviner le tour que cette pensée allait prendre, les ressources dont elle eût disposé bientôt, l’épanouissement qui l’attendait. Tout cela tombe dans le vain mystère. Mais André Lafon laisse après lui une esquisse jolie, élégante, et de laquelle se dégagent finement les lignes principales de sa méditation, de son espoir et de sa volonté. Ou bien, il préludait ; et la phrase de sa mélodie n’a pu se développer : du moins, les notes que nous avons entendues demeurent dans notre mémoire. Notes pures, qui n’ont pas vibré fortement, qui n’offensaient pas le silence, qui ne l’ont pas interrompu et qui naissaient de lui comme d’un cristal à peine touché.

La Maison pauvre, intitulée « poème, » est plutôt un recueil de poèmes. Ils ne dépendent pas les uns des autres. Pourtant, ils se réunissent bien ; et, dans leur suite, on aperçoit les divers momens d’une aubaine qui s’est évanouie : d’abord, la solitude ; puis une tendresse ; et puis, la tendresse partie, la résignation se fait, parmi des prières. Ce sont les poèmes d’une saison, d’une ou deux années. Un drame du cœur ? Non ; et, ici comme dans les romans d’André Lafon, nul drame : une très discrète douleur, et sage ! Des journées se succèdent, celles-ci porteuses de joie, celles-là de regret, les unes et les autres sans tumulte. Elles défilent paisiblement, ne se bousculent pas et, devenues des souvenirs, se rangent dans le même ordre où elles sont arrivées, où elles ont été accueillies. André Lafon a composé de même ses romans. Il ne préparait pas ses épisodes et ne veillait point à les faire éclater. Il ne machinait pas la vie : il l’acceptait avec humilité.

Dès ce petit volume de la Maison pauvre, il est tel que plus tard. Il aura plus tard une conscience plus nette, je ne veux pas dire, de sa philosophie, mais du sentiment auquel il s’abandonne et de la croyance à laquelle il confie son aventure. La croyance et le sentiment sont dans ses premiers vers, mêlés à quelques influences de récente littérature, à du Verlaine par endroits, et à du Francis Jammes très souvent. Peu importe ! et André Lafon n’était point assez habile pour imiter le mieux du monde la savante ingénuité de Sagesse et de Clara d’Ellébeuse. Sa vraie ingénuité le préserva. Il n’évita pas toujours le style pittoresque de son temps ; et il écrivait, à l’occasion :


Le soir tombe ; la route allonge un geste pâle…


Ce n’est rien ; et, lors de son adolescence, il lui aurait fallu, pour ne jamais pécher contre la simplicité, plus de rouerie. L’émotion le débarrasse de toute coquetterie empruntée ; il n’a plus besoin de personne. Ainsi, un jour, il suit, dans la campagne, les chemins bordés de haies ; le soir gagne, la nuit menace et la campagne est si déserte qu’elle multiplie, élargit la solitude où vous êtes. Vous souhaitez qu’une voix chante ou parle et, amicale, humaine en tout cas, éveille un écho à votre douleur, un écho pareil à une réponse…


S’il ne se peut qu’un chant résonne et que l’on passe
Et que je n’aille plus si seul, faites qu’un toit
Pauvre montre à mes yeux, mon Dieu, sa vitre claire
Et qu’aux soirs orageux et trop lourds à la terre,
L’on m’ouvre si je frappe et si je dis : C’est moi !


Ces vers frissonnent bien. Les meilleurs vers de la Maison pauvre sont de cette qualité, ne répandent pas des flots d’harmonie, ne répandent pas d’éloquence et, avec peu de mots, évoquent une délicate inquiétude du cœur, désir d’intimité tranquille, peur de tout incident qui dérange la paix de l’heure, amour de l’ombre où l’on dirait qu’on est mieux à l’abri. L’ombre, aucun poète ne l’a mieux aimée et n’a mieux peint ses nuances, ses mouvemens, ses manières de s’allonger aux poutres, des plafonds, de se tapir aux angles des murs, aux coins des meubles, de guetter les objets, de les approcher, de les envelopper, de les ensevelir, de les abolir et de leur enseigner peu à peu le dernier devoir de disparaître. Avant cela, il y a les précieux instans de la lumière diminuée, de l’adieu qu’elle vous donne…


Du jour demeure pris au neigeux amandier…


Enfin la nuit permet qu’on ne sache plus si l’on a souffert. Mais la nuit parfois tarde tant à venir


Qu’il semble que le cri des martinets l’apeure.


Et vienne l’autre nuit, sans réveil, que Dieu accorde !… Chaque soir vous l’a doucement annoncée.

Un poème de la Maison pauvre est un souvenir d’enfance, — délicieux de justesse, — et qui nous révèle l’enfant qu’a été ce poète ; il nous achemine au roman de l’Élève Gilles.


Le souper s’achevait lentement, sans lumière,
Dans l’ombre qu’apportaient les soirs déjà plus courts ;
L’aïeul parlait longtemps des vendanges dernières,
Vidait son verre, et puis s’accoudait. Dans la cour,

La fenêtre laissait ouïr la voix connue
De la fille du paysan qui ramenait
La vache dont l’entrave de bois lourd traînait.
Silencieux soudain devant la nuit venue,
Chacun, fixant un point invisible, songeait…


(Un vers charmant, puis un vers si mauvais ; et « fixer » qui n’a jamais voulu dire « regarder. » C’est grand dommage ! )


Et moi qu’on oubliait sur la chaise trop haute,
Sans rêve intérieur où fuir le soir tombant,
Je cherchais, n’ayant pas de remords, quelle faute
Faisait que, chaque face ainsi se dérobant,
On me laissât tout seul en proie à ce qui ôte,
Dans l’ombre, la parole et la vie aux enfans.


Les rimes ne sont pas toutes également bonnes ; et André Lafon, qui n’écrivait point en vers libres, avait adopté, malheureusement, l’usage de ses contemporains : il prenait, sans méthode et selon ses commodités, des libertés. C’est grand dommage ! Mais enfin, dans ce poème, que de sensibilité exquise ; et aussi que de soumission ! Cette alarme perpétuelle, tant de facilité à souffrir ; et une sérénité volontaire, une sagesse de l’esprit dominant le trouble du cœur : voilà le caractère de l’élève Gilles et de l’auteur, qui lui ressemble.


Je dis que l’auteur ressemble à son héros. Pareillement, je notais qu’André Lafon, jusqu’avant la guerre, était répétiteur dans une école près de Paris, et qu’il était pauvre… D’un vivant, on n’ose connaître que les livres ; et, sans trop d’embarras, on traite un peu autrement un mort. Est-ce familiarité indiscrète ? Non. Mais le vivant, pour se faire comprendre mieux, est là, et n’a qu’à parler, à écrire. Le mort, on veut l’aider. Les circonstances de la vie qu’il a menée l’excuseraient et, cette fois, l’honorent grandement et, en tout cas, donnent à sa pensée, à son œuvre, une signification plus vraie. Je crois aussi que les œuvres les plus parfaites, les pensées les plus souveraines se passent aisément d’un tel commentaire. L’écrivain les a menées à un état de réalité complète : et elles se passent de lui désormais. Il n’en est pas de même des essais que laisse en mourant un jeune homme.

Au surplus, l’analogie d’André Lafon et de son élève Gilles, André Lafon nous invitait à ne pas l’ignorer. « Vous qui vous pencherez sur ces pages, avec l’émoi d’y revoir, parmi tant de choses mortes, des figures jadis connues, ne soyez point étonnée de trouver l’enfant qui se raconte si peu semblable à votre souvenir. Mais rappelez-vous ses silences et sachez ce que vous dérobèrent un masque pâlot et des regards qui fuyaient l’interrogation du vôtre. »

L’Élève Gilles, c’est tout uniment le récit de la onzième année d’un enfant. Et, cet enfant, l’auteur ne l’a pas doué d’un singulier génie, d’aptitudes extraordinaires. Il n’en a pas fait une rareté surprenante. Ce petit garçon, vous le verriez parmi d’autres et ne le distingueriez pas sur-le-champ de tous les autres. Cependant il a une âme et, par-là, se distingue, lui, de tous les autres, qui ont aussi leurs âmes, chacun la sienne. Or, la particularité d’une âme est un prodige familier. Sans le dire, l’auteur de l’Élève Gilles nous le montre à merveille. Son livre a cette poésie, de nous rendre attentifs à une vérité de tous les jours, étonnante et que nous n’examinons pas.

Gilles demeure chez son père et sa mère, dans une petite ville. Mais, un matin d’hiver, il apprend que sa mère va le conduire chez une grand’tante, aux soins de qui on le confie d’habitude pour les semaines les plus chaudes de l’été. Cette brusque nouvelle, sans le bouleverser, le surprend. Pourquoi ce changement ? Il se le demande ; puis il renonce à chercher ce qui lui échappe. Tant de choses seraient de nature à le déconcerter, en ce monde, qu’il accepte sans trop de curiosité les faits et leur accorde son obéissance. Avant de partir, il ne voit pas son père. Au déjeuner, son père n’a point paru, étant las, prenant du repos. La veille au soir, pendant le dîner, comme son père était présent, Gilles s’appliquait à se bien tenir. Cette contrainte eut pour conséquence une maladresse : il renversa son verre et fit sur la nappe une longue tache d’eau rougie. Son père eut un sursaut, pâlit, se leva et s’enferma dans le salon, où il se mit à jouer une sonate qu’il étudiait depuis longtemps. Et Gilles s’en va donc. Sa mère l’accompagne. Sa grand’tante, avec une servante qui s’appelle Segonde, habite un petit domaine de La Grangère. L’existence est là paisible. Gilles ne regrette pas du tout la société bizarre de son père. Il regrette sa mère, cruellement. Après l’avoir amené, elle est retournée chez elle. De temps en temps, elle vient le voir ; mais, vite, il faut qu’elle s’en aille. Un soir, elle lui a bordé son lit ; le lendemain, quand il se réveille, elle est partie. Des chagrins succèdent ainsi à des joies. Et Gilles raconte les chagrins et les joies : il insiste peu et dit à demi-mot ce qu’il éprouve amèrement. Il a observé que sa tante et sa mère, causant devant lui, ont un langage évasif : par momens, les yeux font des questions ou des réponses, les yeux et non pas les lèvres ; questions ou réponses que les deux dames comprennent et qu’il n’essaye pas de comprendre. Il n’essaye pas de comprendre son père, qui l’a traité bien étrangement quelquefois, lui touchant de la main les cheveux, ayant l’air un instant de l’aimer, puis l’écartant avec vivacité, d’une voix suppliante. Ce qu’il sait de son père, le voici : son père ne peut supporter aucun bruit, que le bruit de la musique. Lui, de son côté, ne peut vivre sans faire aucun bruit jamais. Il constate cela, Gilles, cette incompatibilité de son père et de lui. Le séjour de la Grangère, en somme, arrangerait tout, si l’absence de sa mère ne lui désolait son plaisir. Mais il s’installe, en définitive, dans le sort qui lui est échu.

Il s’attendait que sa mère le reprît avec elle bientôt. Non ; et on le met au collège. Il ne sera plus ce petit garçon choyé : il sera l’élève Gilles. Mais il s’installera encore, et sans trop de difficulté, non sans souffrances, dans un monde imprévu. Nous aimons Gilles, pour l’aisance, ou plutôt la docilité avec laquelle il s’accoutume. Et, de sa part, ce n’est ni mollesse, ni indifférence. Nul être n’a été plus frémissant. Seulement, il ne se révolte pas : à toute minute, on sent qu’il n’avait point espéré d’autres chances ; alors, il n’a point à se désespérer.

Gilles au collège : André Lafon s’est plu à la peinture de ce collège et de ce collégien. Il l’a faite avec lenteur et minutie ; peut-être avec trop de minutie et de lenteur. Cette partie de son roman n’évite pas toujours le péril d’être un peu ennuyeuse. Mais aussi la dextérité de plusieurs écrivains célèbres nous a gâtés, si je ne me trompe. Ceux-là, très obligeans, savent ce que désire et supporte notre futilité. Ils nous amusent mieux. André Lafon, dénué d’une telle malice, compte que nous aimons Gilles et souhaitons de savoir comment vit ce petit garçon. La vie du collège n’est pas fertile en incidens. Monotone, elle se déroule avec la patience que nous attribuons à une horloge, laquelle ne passe point un seul des battemens à elle assignés. La longueur du temps, il ne fallait pas l’omettre. Et, avec bonne foi, André Lafon ne l’a point omise. La longueur du temps, c’est toute l’enfance. Plus tard, on croit que l’enfance a été rapide : elle ne l’était pas. Et c’est dans la longueur du temps, comme dans une quiétude un peu morne, que se forment les âmes, qu’elles prennent leurs plis.

Gilles n’est pas le meilleur élève de sa classe, ni le moins bon. Dans la cour, pendant les récréations, il n’accomplit pas des exploits de force ou d’agilité. Il admire ceux de ses camarades qui, plus robustes ou ingénieux, acquièrent quelque prestige. Il s’éprend de la gentillesse de l’un, de la diablerie d’un autre. Mais il n’est pas guindé, souffreteux ; il n’est pas un enfant martyr. Malheureux ? oui, obscurément. Il le serait davantage, s’il savait avec plus d’exactitude qu’il l’est et s’il comparait ses hasards à quelque chimère. Il vit : et c’est résoudre tous les problèmes, que de vivre : les résoudre, ou bien les éluder.

Il y a, dans l’aventure de Gilles, une calamité : son père est fou. À cause de la folie de son père, que soigne sa mère, on l’a écarté, enfermé dans ce collège, privé des tendresses qui feraient ses délices. Il court et il joue, il rit et il pleure pour des billevesées : il n’aurait qu’à pleurer, et pour la seule calamité de son destin, la folie de son père. L’ignore-t-il ? On ne lui a rien dit. Et lui-même n’a-t-il rien aperçu ? Presque rien. Cependant, des mots chuchotés viennent à ses oreilles… Mais sait-il ce qu’est un fou ? Le professeur a lu à ses élèves l’anecdote de Charles VI dans la forêt du Mans. Gilles va deviner ; il devine déjà et, aussitôt, éloigne la vision terrible. Enfin, son père se pendra… Et des journées, encore des journées défileront, après lesquelles, vacances finies, il devra rentrer au collège. Alors, l’idée de rentrer au collège lui sera une sorte d’épouvante, pire que tout le reste, parce qu’il se figurera que sa mère se sépare de lui plus volontiers qu’il ne la quitte. Or, il entend sa mère et sa tante qui causent à demi-voix. Sa mère dit qu’elle veut cacher à Gilles les larmes que le départ de Gilles lui fait répandre ; et elle ajoute : « Plus tard, il comprendra que j’aurais mieux aimé le garder près de moi ; il est tout ce qui me rattache à la vie… » C’est bien ; et Gilles peut partir. Il possède et il tient ses résolutions de consentement.

Consentir à la vie, à son exigence, voire à son caprice : le roman de l’Élève Gilles ne formule pas ce précepte ; mais, pour ainsi parler, le précepte émane du roman. L’auteur n’a pas commis la faute de nous présenter un petit garçon comme un apôtre de morale. Tout simplement, il a montré, dans son Gilles, comment on vit sans rébellion vaine et comment la vie elle-même vous seconde, en vous guérissant chaque jour ses blessures de chaque jour, si vous suivez son enseignement, qui n’est que de patience.


Après l’histoire d’un écolier, voici, dans la Maison sur la rive, l’histoire d’une jeune fille. Et l’on dirait qu’avant de se risquer parmi toutes les complications des âmes qui, ayant vécu davantage, ont plus embrouillé leurs désirs, leurs volontés et leurs remords, André Lafon, prudent, essayait son regard à examiner des âmes claires encore et anodines. Sans doute aussi avait-il le goût de la grâce jeune.

Sa jeune fille de la Maison sur la rive, il l’a placée dans le même paysage que Gilles, dans une petite ville au bord d’un fleuve. Elle est pieuse et bonne. Elle vient de lire le journal de « cette bonne demoiselle de Guérin ; » et aussitôt il lui semble qu’un voile se déchire, qu’elle voit plus nettement les êtres et les choses, qu’elle voit mieux son père et sa mère, qu’elle a un sentiment plus précis d’elle-même. Elle achète un cahier : elle y notera « les événemens quotidiens de sa vie. » Elle ne se fait pas d’illusion : il y aura peu d’événemens. Ne nous faisons pas d’illusion : elle écrira beaucoup, cependant.

Cette forme d’un journal, pour un roman, s’il faut l’avouer, je le redoute. L’auteur choisira entre deux inconvéniens : ou bien, négligeant la vérité d’un tel journal, il ne songera guère à son roman ; ou bien le roman sera perdu dans le journal. André Lafon, pour ainsi dire, a choisi les deux inconvéniens. Il n’a pas sacrifié tout le bavardage de son héroïne ; et le roman gouverne le bavardage, de telle sorte que la fabrication difficile de ce petit ouvrage est souvent un peu trop manifeste. « Après deux visites que nous fîmes chez des voisins, et le temps se trouvant assez beau, nous sommes sorties, ma mère et moi, comme nous le faisons à peu près chaque dimanche et plus fréquemment dans la belle saison… » Oui, c’est ainsi probablement que doit écrire, en s’appliquant, une petite personne bien douée, qui vient de terminer ses études et qui connaît les élégances du passé défini. L’auteur s’amuse à imiter ce style virginal. Mais il a du tact, et il sent que les innocences de cette manière ne tarderaient pas à nous ennuyer. Alors, il change de manière. « Quelques fenêtres dont les volets n’étaient pas encore tirés laissaient voir, dans la clarté de la lampe, un intérieur, des fronts penchés… » Cela, qui est parfait, ce n’est plus la petite personne qui l’a écrit, mais André Lafon. L’auteur et son héroïne collaborent avec politesse : l’auteur se retire, quand l’héroïne a une phrase toute prête ; et, à mesure que nous avançons dans notre lecture, l’héroïne se fatigue, l’auteur la remplace presque toujours.

La ville provinciale où demeure Lucile serait calme à ravir sans la politique. Mais, comme une autre, elle a ses énergumènes ; non pas des révolutionnaires forcenés : les énergumènes d’aujourd’hui, gens posés, munis d’autorité municipale et qui font de l’anticléricalisme, en quelque sorte, administrativement. L’église est en mauvais état, menace ruine et réclame des réparations. Certes, le maire ne commandera point qu’on la répare ; plutôt, il empêchera les travaux, content, si des pierres tombent de la voûte, d’avoir à observer que Dieu assomme ses fidèles. Pour Lucile, c’est un grand chagrin. Peut-être, songe-t-elle, l’année ne finira-t-elle pas, que l’église ne soit fermée !… Que faire ? et, pour sauver une sainte architecture, que peuvent deux pauvres chrétiennes ?… Ah ! Dieu se sert, s’il lui plaît, d’une enfant comme de l’instrument de ses décisions… « Comme je m’offrirais volontiers ! m’écriai-je. » Pour le moment, Dieu ne paraît pas avoir besoin de Lucile. Et elle fait des visites avec sa mère ; elle regarde, en se promenant, les sites, les horizons. Puis, le soir, dans sa chambre, elle essaye de peindre, sur son cahier, le visage des gens et le visage de la nature. Son père est un propriétaire de vignobles. Seulement, il aime mieux l’histoire et les archives. Il a négligé ses vignobles, qui ne rendent plus grand’chose. Un voisin, M. Ongrand, lui, obtient des résultats magnifiques. M. Ongrand, l’on s’en doute, a un fils. Eh bien ! si Lucile épousait Christophe Ongrand, les deux domaines, réunis et exploités avec un soin pareil, seraient une fortune : et les parens de Lucile n’auraient plus à craindre la pauvreté, qui les guette, ne nous le dissimulons pas. L’ennui, c’est que Lucile n’aime pas Christophe Ongrand ; — ne l’aime pas, quel mot ! — l’idée d’être un jour la femme de Christophe Ongrand ne la tente pas : voilà ce qu’elle sait d’abord de ses sentimens. Quelques semaines plus tard, elle sait pourquoi : elle aime un autre jeune homme, un ami d’enfance, un garçon chimérique au point qu’il fait de la peinture et qu’il refuse toute profession sérieuse. « Comment douterais-je encore ? J’ai cru défaillir, pour l’avoir aperçu tout à coup en ouvrant la fenêtre. Il traversait la place ; le bruit lui fit lever les yeux. Devant son regard et l’air affable dont il m’a saluée, je n’ai même pas pu sourire ; mais mon cœur s’est ouvert délicieusement, et après l’avoir regardé s’éloigner, je me suis laissée choir sur ma chaise… » Le lendemain : « Je l’ai revu, et non plus au passage, mais chez lui, où nous sommes allées cet après-midi. Quand il m’est apparu dans le jardin où, depuis quelques minutes, sa mère nous promenait autour de la pelouse, tout mon sang a reflué vers ses demeures profondes… » Aymon Lheureux fait de la peinture : si ce n’est pas raisonnable, ce n’est pas un crime non plus. Il faut que Lucile épouse Aymon !… Laissons-la. On la presse d’épouser Christophe, Ongrand. Son père insiste : pourquoi refuserait-elle ce parti excellent et la filiale satisfaction de sauver sa famille ?… Nous détestons Christophe. Lucile ne le déteste pas : elle réfléchit. Sauver sa famille ; en outre, sauver l’église : car les Ongrand, fort influens, sauraient bien tenir tête au maire anticlérical, si Lucile les en priait et, pour les en prier, avait les argumens d’une belle-fille et d’une épouse.

Lucile épousera Christophe Ongrand, malgré nos vœux, malgré les siens. Quel sacrifice ! Elle le disait : « Comme je m’offrirais volontiers !… » Se sacrifie-t-elle ? A vrai dire, non ; et elle n’est point une victime. Elle a lu Eugénie de Guérin : c’est la seule folie de sa jeunesse. Elle ne se sacrifie pas. Elle a médité : elle a vu que son mariage avec Christophe Ongrand, qu’elle ne hait point, convenait à sa famille, convenait à l’église et convenait à elle-même. Un peintre, un artiste : elle a eu la certitude de n’être pas née pour épouser ce frivole. Aymon le lui reprochera : « Vous vous mariez… » Elle répondra : « Il est des destinées qui ne doivent pas se joindre… » Et elle pensera défaillir, d’avoir si bien dit la franche vérité. Elle écrira sur son cahier : « Aymon, je ne crains pas que persiste votre regret de ce qui pouvait être et ne sera pas… Rappelez-vous le jour où vous m’avez énuméré, tant en musique et poésie qu’en peinture, les noms de ceux-là que vous appelez vos dieux et qui, en effet, ne semblent pas avoir été créés pour la terre, tant leur vie quotidienne y fut malheureuse et gênée. Vous n’espériez rien tant que de leur ressembler, bien que votre modestie vous défendit d’y prétendre… » En somme, elle a compris que Michel-Ange n’eût pas été un mari pour elle, ni elle une femme pour cet homme de génie. Et l’honnête désir de calmer les craintes économiques de son père a compté parmi les motifs de sa détermination ; la pieuse espérance de conserver l’église, également. Ce qui l’a persuadée, c’est l’accord si harmonieux de tous les divers motifs. Une sorte d’instinct secret la guide : le meilleur instinct, la volonté d’obéir à sa destinée.

Il m’a fallu omettre, dans cette analyse, la quantité des fins détails qui rendent si jolie la Maison sur la rive. Menus détails, qu’André Lafon sut disposer avec goût : les scrupules de Lucile, son hésitation, l’incertitude où elle cherche son chemin sans se perdre, le trouble chaste de son amour, sa mélancolie, ses consolations, de ferveur. Lucile, entre les héroïnes des romans, est une véritable jeune fille, non pas une femme inachevée, de même que l’enfant Gilles est un véritable enfant, non pas un petit homme trop court. Lucile et Gilles ont leur univers, où ils vivent complètement.


Si maintenant nous cherchons la signification de ces récits, prenons garde aussi qu’André Lafon ne fait pas le prêcheur de morale. Nous l’en féliciterons, ne croyant pas que les romans soient destinés à l’édification des multitudes. Imaginer des êtres, un enfant, une jeune fille, imaginer leurs entours et les placer dans une réalité où ils remuent naturellement : ce plaisir suffisait à l’auteur de l’Élève Gilles et de la Maison sur la rive. Mais toute vie, réelle ou inventée, contient une philosophie. Et l’écrivain n’est qu’un étourdi, s’il ne se dégage pas de ses fictions une pensée, quand la vie, à laquelle nous empruntons nos rêves, ses images, est déjà toute pleine de pensée, bonne à cueillir.

Gilles et Lucile, disais-je, cet enfant et cette jeune fille, ont leur univers. André Lafon nous invite à songer que chacun de nous, semblablement, a son univers, qui n’est pas l’immensité, qui n’est pas l’éternité. Notre univers, connaissons-le ; et nous serons en état de familiarité avec lui. Si nous avons l’impression d’y être comme des étrangers, probablement nous sommes-nous trompés d’univers. Et alors, nous voilà en péril de vagabondage : rentrons chez nous. Vagabondage et erreur sont deux mots analogues. La vérité est le contraire de l’erreur et du vagabondage. Ce qui préserve Gilles et Lucile, c’est la simplicité avec laquelle l’un et l’autre, modestes et intelligens, reçoivent le conseil de leur univers et n’essayent pas de s’échapper hors de là.

Cette philosophie ou, si l’on veut, cette opinion sur la vie, on la trouverait, plus ou moins nettement exprimée, dans les œuvres de plusieurs poètes ou romanciers contemporains d’André Lafon. Je ne dis pas que ce soit la philosophie de toute une jeunesse ; du moins beaucoup de jeunes gens ont-ils ramené à cette pensée humble et sage les ambitions idéologiques de leurs aînés.

Leurs aînés ne se fussent pas contentés d’un si étroit horizon, que l’on resserre encore, comme les murs d’une chambre ou d’une chapelle. Leurs aînés, nous le savons bien, furent très hardis et aventureux. Chercheurs d’absolu et coureurs d’idées, on les a vus aller très loin ; jamais ils n’allaient assez loin pour satisfaire leur étonnante curiosité. Ces deux générations littéraires se caractérisent par l’attrait que la première a subi de la part des idées et par la méfiance où la seconde s’est tenue à l’égard des idées. La première était métaphysicienne ; la seconde serait positiviste, si plutôt elle ne demandait à la certitude religieuse la sécurité de l’esprit. Nous avons assisté à une réaction très vive d’une époque française contre les tentatives de sa devancière. Poignant débat, que consacre la formidable épreuve de la guerre. Qui a raison ? L’avenir le dira ; ou bien, il donnera raison tantôt à ceux-ci, tantôt à ceux-là : et il continuera la querelle indéfinie dû rêve et de la réalité. Toujours est-il qu’à l’approche de la guerre, — réalité la plus impérieuse et violente, — la jeunesse qui devait en recevoir le choc brutal était devenue, comme par un pressentiment, réaliste. Son réalisme, ne le confondons pas avec la sombre poésie qui fut jadis à la mode : son réalisme, c’est l’estimation rigoureuse des faits authentiques, des conditions et des limites de l’activité.

Son réalisme, d’ailleurs, elle l’a orné de poésie. On se tromperait si on le croyait petit ou médiocre. Il y a déjà de la fierté dans le refus qu’elle oppose avec tant de force à tant de chimères. On a dit que Socrate avait ramené la philosophie du ciel sur la terre : sa doctrine a-t-elle moins de beauté que les nuageux systèmes des subtils Ioniens ou Éléates et que la plaisanterie ravissante des Sophistes ?… Refuser les chimères : acte d’abnégation ; et l’abnégation n’est-elle pas une poésie ?

Les écrivains dont je parle ont trouvé le symbole de leur sagesse dans la province, dans les petites villes où la vie se confine bien. Certes, on avait décrit la province, avant eux. Mais alors on en décrivait surtout le pittoresque et, j’allais dire, l’exotisme. Paris était le modèle ; et on notait, avec esprit, les singulières différences de la province. La plupart des romans provinciaux que nous lisions naguère étaient, en quelque façon, des satires bienveillantes, souriantes parfois, et attendries volontiers : des satires pourtant. Les mœurs de la province, nos romanciers les plus indulgens les peignaient un peu comme les philosophes du XVIIIe siècle peignirent les mœurs des bons et vertueux sauvages. La province d’André Lafon et de ses amis n’est pas du tout pittoresque ni exotique : elle est l’ensemble des coutumes et des devoirs au milieu desquels il convient que vivent et s’accommodent à l’existence l’enfant Gilles et la jeune fille Lucile. Appelons province nos coutumes et nos devoirs : la signification morale des deux romans d’André Lafon nous sera parfaitement claire.

La jeune littérature qui, à la veille de la guerre, commençait de fleurir, comment s’épanouira-t-elle ? Combien sont morts, de ceux qui la cultivaient et qui, de leur talent, favorisaient sa belle venue ! Qui les remplacera ?… Et, s’il est mort du génie, dans les tranchées profondes, — du génie inconnu de lui-même et qui n’avait pas encore de nom, — le cours de l’avenir ne sera pas ce qui était probable. Ce qui devait être, nous ne le saurons pas. Les grands hasards sont déchaînés ; ou bien, gouvernés par le mystère, ils préparent dans le chaos les lendemains énigmatiques. Souvenons-nous des jeunes morts.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La Maison sur la rive (Perrin, éditeur.) Du même auteur, Poèmes provinciaux (édition du Beffroi) ; La maison pauvre, poème (Bibliothèque du Temps présent) ; L’élève Gilles, roman (Perrin, éditeur).