Revue littéraire - José-Maria de Heredia

Revue littéraire - José-Maria de Heredia
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 924-935).


REVUE LITTÉRAIRE


JOSÉ-MARIA DE HEREDIA



L’écrivain qui vient de disparaître a été salué d’un hommage unanime. Les querelles d’écoles se sont tues et chacun s’est efforcé de dire ce que les lettres doivent à l’un des hommes qui dans notre temps les ont le mieux servies. Ceux mêmes qui avaient le moins pénétré le sens de son œuvre, ont eu pourtant l’obscure notion que cette œuvre appelle le respect et se sont inclinés devant elle. Rien ne serait plus faux en effet que de voir uniquement dans l’auteur des Trophées, comme on l’a fait quelquefois, un écrivain amoureux des mots, épris de leur splendeur et de leur sonorité, et soucieux, sans plus, de les apparier pour produire des effets de couleur et d’harmonie. Et rien ne serait plus injuste que d’en louer la facture impeccable, au détriment de l’idée ou de l’émotion. Un pareil éloge est au rebours de la vérité, et, en rangeant le poète parmi les purs stylistes, il lui fait tort de la place originale qui lui revient dans l’histoire de notre poésie moderne. C’est celle qu’il importerait de fixer, mais dont on peut assurer qu’elle ne sera pas médiocre. Car, dès maintenant, ce mince recueil de vers est classé à l’égal des plus fameux. Et, s’il n’avait pas été composé, il manquerait un chaînon à la suite du développement poétique du XIXe siècle. Là seulement on trouve un certain idéal réalisé de façon absolue et amené à son plein aboutissement. L’œuvre de Heredia est sans doute le spécimen le plus accompli, le type achevé d’une certaine conception de la poésie : elle montre ce que peut donner en poésie l’union de la science et de l’art.

C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on a chance d’apercevoir cette œuvre sous son vrai jour ; et, en même temps, c’est le moyen de répondre à une question que ne peuvent manquer de se poser les historiens des lettres. Car nous sommes, depuis l’époque du romantisme, encore tout pénétrés de cette idée que le poète est, par définition : l’inspiré. D’où lui vient cette inspiration, comment se comporte-t-elle, et obéit-elle à d’autres lois qu’à celle de son caprice ? Il n’en sait rien. L’inconscience fait partie même de son génie. Et tout ce qui tend à éclairer et à régler cette puissance aveugle a pour effet de la diminuer ou de la supprimer. Réflexion, analyse, étude, autant d’ennemis irréconciliables de la poésie. L’esprit critique s’oppose à la faculté créatrice. Le poète, le romancier, le dramaturge doit être maître des événemens qu’il transforme à son gré et interprète à sa guise, et des mots dont il lui appartient de décréter la signification. Mais c’est un fait que notre monde moderne conquis à la science, en garde contre les inspirés et les prophètes, n’a confiance que dans les études minutieuses et lentes et dans la précision du savoir. Faut-il donc en conclure que la poésie doive en être peu à peu bannie, et qu’elle soit à la veille de disparaître ? Les Parnassiens ont été d’avis, au contraire, qu’on doit pouvoir dégager de ces habitudes de l’esprit moderne une poésie. La seule poésie romantique est condamnée à disparaître, mais au profit d’une autre plus conforme à notre esprit, et d’ailleurs d’un intérêt plus général. Or de tous les parnassiens c’est José-Maria de Heredia qui a appliqué la doctrine commune avec le plus de sûreté et d’imperturbable confiance, sans concession, sans mélange et sans défaillance.

Cette doctrine, telle il la formulait dans son discours de réception à l’Académie, en 1894, telle il l’appliquait déjà, près de trente années auparavant, dans ses vers insérés au Parnasse de 1866. Elle consiste avant tout dans une protestation contre le lyrisme personnel. « Ces confessions menteuses ou sincères révoltent en nous une pudeur profonde… La vraie poésie est dans la nature et dans l’humanité éternelles et non dans le cœur de l’homme d’un jour, quelque grand qu’il soit. Elle est essentiellement simple, antique, primitive, et, pour cela, vénérable. Depuis Homère elle n’a rien inventé, hormis quelques images neuves pour peindre ce qui a toujours été. Le poète est d’autant plus vraiment et largement humain, qu’il est plus impersonnel. D’ailleurs le moi, ce moi haïssable est-il plus nécessaire au drame intérieur qu’à la publique tragédie ? Racine est-il moins passionné pour avoir chanté, pleuré ou crié ses passions par la voix suave ou terrible de Bérénice. d’Achille, d’Hermione, de Mithridate et de Phèdre ? Non certes. Car le don le plus magnifique du poète est la puissance assurément divine qu’il a de créer à son image des êtres vivans et d’évoquer les ombres. » La poésie doit être impersonnelle, présenter à l’homme l’humanité sous ses aspects durables et dans la personne de ses représentans éminens ; et d’ailleurs, en évoquant des êtres distincts de lui, le poète pourra, aussi clairement que dans la plus explicite des confessions, nous découvrir toute son âme et nous révéler son originalité tout entière. C’est le premier point et on voit aisément les conséquences qu’il entraîne. Car, pour être plus sûr de ne rien nous livrer des aventures personnelles de sa sensibilité, le poète aura soin de s’échapper de son milieu, et de se reporter par l’imagination à travers les époques disparues. Cette poésie sera historique. Elle devra nous donner de chaque époque une image aussi exacte que possible. Et pour cela elle poursuivra par tous les moyens la perfection. Impersonnalité scientifique, perfection artistique, c’est ce qu’on veut dire quand on parle de l’union de la science et de l’art, et c’est le programme même que l’auteur, après l’avoir si nettement conçu, a eu le mérite de suivre et d’appliquer dans les Trophées.

Cette conception de la poésie, J.-M. de Heredia l’avait reçue d’un autre, et il ne se faisait pas faute d’en convenir. Leconte de Lisle a toujours été pour lui le maître, dans le sens complet et précis du mot, comme étaient les maîtres d’autrefois auprès de qui l’apprenti docile allait apprendre les traditions de l’art et les secrets du métier. Il lui a dédié les Trophées et n’a manqué aucune occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Ce dont il lui savait le plus de gré c’était d’avoir été pour ceux qui l’approchaient une sorte de professeur de poésie. Et lui-même s’efforçait de rendre aux jeunes gens un service analogue. Car il était aussi éloigné que possible de croire que l’Art poétique dût être bouleversé tous les dix ans. Au contraire il pensait que c’est un art essentiellement traditionnel, que nous bénéficions du travail fait sur les mots par tous ceux qui nous ont précédés, et que les jouissances que le rythme apporte à notre oreille sont les effets d’une longue habitude et d’un affinement progressif. Si différent qu’il pût être lui-même des poètes qui l’avaient immédiatement précédé, il savait les admirer et les aimer. Jamais plus magnifique portrait de Lamartine n’a été tracé que dans ce même Discours où J.-M. de Heredia fait, du poète, de l’orateur, du chef d’État, un héros qui manquait à la galerie des Trophées. Aux leçons de Leconte de Lisle, il faut joindre l’influence de Flaubert, dont on sait assez que le dogme favori était celui de l’impersonnalité de l’écrivain et que tous les préceptes revenaient à recommander le long effort et la sévérité pour soi-même. C’est par là qu’il rejoignait les classiques dont il disait un jour : « Quelle conscience ! Comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! Quel travail ! Quelles natures ! Comme ils se consultaient les uns les autres ! Comme ils savaient le latin ! Comme ils lisaient lentement ! » Il n’est pas un de tous ces traits dont on ne soit tenté de dire que Heredia ait fait son profit. Mais plus que l’auteur de Madame Bovary et plus que celui des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, il a réalisé ce principe qu’eux-mêmes lui avaient signalé. Flaubert est encore tout imprégné, et j’allais dire tout bouillonnant de romantisme. La colère retentit en éclats soudains chez Leconte de Lisle ; et sous l’effort qu’il fait pour se dompter, on sent toujours frémir la sensibilité. Rien de pareil chez Heredia, qui n’a jamais souffert du mal romantique et dont l’attitude, en face des chimères inventées par les hommes pour se tourmenter, a toujours été d’une hautaine sérénité.

Et il ne manque pas de gens parmi nous pour se recommander de la science et pour faire même un effort sincère afin d’en utiliser les notions. Mais ce qui leur fait cruellement défaut, c’est l’esprit scientifique. Ils ignorent qu’on ne s’improvise pas savant, que c’est affaire d’une longue préparation et d’une rigoureuse discipline. Heredia avait été élève de l’École des Chartes. Il était historien et philologue. Il était l’ami de Taine et de Gaston Paris. Il aimait la compagnie des érudits et se façonnait à leur conversation. C’était une partie de son apprentissage de poète. Car il avait compris que dans un temps où l’on ne peut plus exiger de nous la naïveté d’Homère, ce qui la remplace c’est la naïveté du savant. Celui-ci en effet se place en présence de l’objet, sans autre souci que de s’y soumettre. Tout son effort est d’apercevoir les choses en elles-mêmes, sans les altérer en y mêlant sa propre sensibilité, sans les déformer par quelque singularité de sa vision personnelle, et de les rendre telles qu’elles sont. Il ne les surfait pas, ni ne les arrange. Orner la vérité n’est-ce pas lui faire la pire des injures ? D’ailleurs il ne s’indigne ni ne s’irrite, ni ne s’apitoie, et s’assure que tout ce qui est humain possède en soi-même assez d’éloquence pour toucher le cœur des hommes.

C’est de cette manière que J.-M. de Heredia n’a cessé de procéder. Quelque sujet qu’il ait choisi, son premier soin est de l’étudier. Il ne plane pas au-dessus ; il s’installe à l’intérieur et au cœur même. Avant de tirer de l’antique mythologie les médaillons d’Hercule et les Centaures, d’Artémis et les Nymphes, il a commencé par faire de longues et de patientes recherches sur les vieux mythes. Il n’a pas lu seulement tous les poètes qui les ont interprétés à leur manière, mais il s’est enquis auprès des spécialistes ; il s’est efforcé d’en retrouver la signification profonde. Et c’est pourquoi les images par lesquelles il les traduit à son tour en prennent un éclat si solide et les mots nous paraissent enfermer tant de sens. Pour écrire le Naufragé ou la Prière du mort, il s’est informé de tous les rites funéraires des anciens et de cette terreur où ils étaient que le corps restât sans sépulture et l’ombre fût condamnée à errer et à gémir. S’agit-il d’évoquer Rome et les Barbares, il ne lui a pas suffi de relire les historiens, mais il a demandé aux monumens de lui apporter leur témoignage irrécusable. Dans le Samouraï et dans le Daïmio, il saura faire tenir tout le Japon aristocratique et guerrier. Veut-il nous montrer un artisan au travail, l’orfèvre ou l’émailleur ? il s’est enquis des procédés de leur art et de leurs chefs-d’œuvre. Il sait comment celui-ci manie le burin ou le ciseau et cet autre le marteau, le pinceau ou la lampe. Et s’il décrit une épée, soyez sûr qu’il n’omettra ni ne faussera aucun des ornemens qui décorent le pommeau ou la fusée :


Au pommeau de l’épée on lit : Calixte pape ;
La tiare, les clefs, la barque et le travail
Blasonnent en reliefs d’un somptueux travail
Le bœuf héréditaire armoyé sur la chape…


Tel est son constant dessein et sa volonté bien arrêtée : il ne parlera que de ce qu’il sait.

Aussi bien est-ce pour beaucoup, qui s’y perdent, un labeur décevant que celui de l’érudition, et d’autres n’y voient qu’un utile moyen de trompe-l’œil. Encore faut-il y apporter un esprit critique, et savoir démêler l’essentiel. C’est là qu’excelle l’auteur des Trophées. Il sait prendre dans chaque époque de l’histoire le trait qui en est significatif. Il a le respect du fait précis et du détail minutieux. Au besoin il l’exprimera par le terme technique, dût ce terme effaroucher le lecteur moins averti, et exiger de sa part un peu de l’effort auquel l’auteur lui-même s’est soumis. Mais il y a dans ces termes une vertu que rien ne saurait remplacer, puisque c’est celle de leur exactitude. Et le poète arrive ainsi à évoquer devant nous des tableaux qui sont, non pas les visions de sa fantaisie, mais des raccourcis d’histoire.

Voici les Grecs, épris de beauté, amoureux de la nature et tout enivrés de la joie de vivre ; le Romain, dur combattant, tenace et têtu, jusqu’au jour où l’austérité qui faisait sa force va se fondre au contact des voluptés asiatiques ; l’homme de la Renaissance, uniquement soucieux d’art et de vie ornée. Voici le calme de la retraite où le sage antique trouvait le bonheur dans la modération de ses vœux ; et voici cette fièvre de l’or qui pousse à la conquête des terres inconnues les modernes Argonautes. Ici brille la lumière intense qui incendie l’Orient et les Tropiques ; ici passe le sourire ou la mélancolie de nos ciels d’Anjou, de Bretagne. Chaque époque et chaque pays nous est montré sous sa couleur vraie, et non par des aspects généraux et vagues, mais par des traits particuliers qui l’individualisent. C’est une autre forme de la naïveté : la savante bonne foi.

Ainsi se trouve atteint le but que les romantiques s’étaient proposé, mais que, par leur faute, ils avaient manqué. Ils avaient beaucoup parlé de pittoresque et de couleur locale : et ils avaient voulu substituer, à l’étude toute classique de ce qui dure, la peinture de ce qui est relatif et changeant. Ils nous ont apporté le sens de l’histoire et celui de la couleur. Mais cette histoire ils ne se sont pas bornés à y transporter tous leurs partis pris, leurs sympathies et leurs colères ; ils ont cru qu’ils pouvaient l’inventer de toutes pièces. Cette couleur, ils ont pensé que ce devait être celle de leur imagination et de leurs rêves. Jamais ils n’ont avancé un fait qui ne fût erroné, une date qui ne fût fausse, un renseignement qui ne fût controuvé. Et la remarque s’applique aux plus grands d’entre eux, puisque nulle part elle ne se vérifie mieux que dans la Légende des siècles et dans les Orientales, Ils ont été les poètes de l’anachronisme et de l’a peu près, ce qui ne les a pas empêchés d’être par ailleurs de très grands poètes. Mais pour réaliser cette partie de leurs promesses, il leur a manqué la soumission et la docilité au vrai.

Est-ce à dire que la poésie impersonnelle nous dérobe la personnalité du poète ? Mais qui donc s’est peint dans son œuvre avec un relief plus intense et une plus frappante ressemblance que l’auteur des Trophées ? Celui-ci est, dans toute la force du terme, l’humaniste. Comment s’explique ce phénomène, et tient-il à quelque mystère de l’atavisme, je laisse à d’autres le soin d’en décider. Est-ce ici qu’il faut se rappeler l’ancêtre conquistador et mettre en ligne les qualités de la race latine semblable à elle-même à travers les pays et les temps ? Ce qui est certain, c’est que la patrie de son imagination n’était pas dans notre XIXe siècle. C’était un contemporain de Théocrite, de Virgile et d’Horace qui, en vivant parmi nous et revêtant quelques-unes de nos modernes habitudes de pensée, n’avait en rien modifié le caractère profond de sa nature. Une intime parenté faisait qu’en lisant les anciens, il avait la sensation d’être l’un d’eux. Et il les lisait souvent, les grecs aussi bien que les latins. Les poètes de l’Anthologie lui étaient familiers. C’était à peine les quitter que de fréquenter parmi les écrivains de la Renaissance et du XVIe siècle. Les poètes latins d’alors, les Bembo, les Sannazar, les Sadolet, les Ange Politien lui étaient familiers. Et ses ancêtres poétiques ce seront les poètes de la Pléiade et Ronsard, avant que ce ne soit André Chénier. Par là s’indiquent aussi bien les tendances de sa nature et les limites de son esprit. À coup sûr il est resté étranger à plus d’une des émotions qui font battre nos cœurs ou des inquiétudes qui tourmentent notre conscience. Mais aussi n’a-t-il pas cherché à les traduire. Il s’est contenté d’être un homme de la Renaissance. Il l’est par son culte de la beauté, par son profond sentiment de l’art, mais surtout par sa conception de la vie.

L’homme est pour lui le bel animal qui se déploie dans la plénitude de son activité et de son énergie. Il est tout près de la nature, et cette nature, maternelle et douce, lui tient toutes prêtes des sources d’infinies jouissances, afin qu’il y puise sans restriction et sans réserve. Elle a fait pour lui la pureté du ciel, la tiédeur de l’air et ses parfums, la grâce des êtres et des choses. Et l’homme en prenant possession de ce domaine a su en multiplier encore les attraits. Ambitieux et cupide, il y a décharné les convoitises, les rivalités, les guerres ; mais l’effort de la lutte ajoute au plaisir de vivre. C’est lui qui de son cerveau a fait jaillir l’art tout entier, et les jouissances de l’art surpassent toutes les autres. Donc respirer à large haleine, marcher d’un pas solide et conquérant, faire sonner sa voix, promener sur l’univers un regard émerveillé, jouir de tout ce qui est beau, et s’exalter dans la joie, c’est l’art de vivre. Sur cette joie de vivre ne passe qu’une ombre, celle que projette le terme inévitable. Mais ce terme est lointain, il est ignoré ; d’ailleurs pourquoi se révolter contre la loi du destin, et comment s’affliger parce que l’on partage le sort commun ?

Aussi les êtres que le poète a créés, ou plutôt les ombres qu’il a évoquées sont-elles reconnaissables à un même caractère. À travers toute cette épopée humaine on retrouve un même personnage qui la domine : c’est le héros. Ce héros, c’est d’abord, au sens antique et littéral, le demi-dieu. C’est Hercule le dompteur de monstres, Persée qui sur le cheval aux ailes de flammes emporte Andromède vers les régions de l’éther où les attend une place lumineuse. Puis c’est l’Imperator, celui qui s’enivrant de carnage, de bruit et de sang, savoure les triomphes de la force et sent tout son être décuplé par la victoire. C’est le conquérant qui réalise son rêve brutal, le fondateur de ville qui, en se survivant par l’œuvre qu’il a fondée, emporte ce succès plus qu’humain de prévaloir contre la brièveté de la vie. C’est aussi l’artiste qui emprisonne la forme dans un contour harmonieux et précis, et c’est le poète qui distribue à son gré l’immortalité. Ceux-là ont ce privilège de communier avec la beauté : ils ont un pouvoir que les autres hommes n’ont pas. Poètes ou conquérans, artistes ou capitaines, eux seuls méritent d’être comptés, parce qu’ils sont des exemplaires supérieurs de l’humanité : le genre humain tout entier ne vit que pour quelques hommes.

De même les seuls instans qui signifient dans l’histoire, ce sont les minutes héroïques. Le poète choisit dans toute la durée quelques-uns de ces momens, gros de l’avenir, où un grand destin s’achève, où un grand destin commence. Antoine lit dans les yeux de Cléopâtre sa prochaine défaite, et nous apercevons dans le heurt d’Actium la lutte de deux civilisations. Des artistes découvrent les merveilles de la beauté antique, et nous devinons la grande poussée de paganisme triomphant sous laquelle va sombrer l’idéal ascétique du moyen âge. Or, déjà commence la navigation des conquérans de l’Or, vers ces étoiles nouvelles qui brillent à l’aurore de la vie moderne… Sur ces instans choisis, qui résument en eux tout un passé, qui annoncent tout un avenir, le poète concentre une intense lumière, il les fait saillir comme des îlots brillans sur cet océan des âges aux flots monotones et gris.

Et pourtant ces héros, au moment que le poète les évoque, ce ne sont plus que des ombres quittant à son appel l’inexorable Érèbe et la Nuit ténébreuse. Ces grandes scènes de l’histoire se sont évanouies avec les drames qu’elles symbolisaient : elles ne sont plus qu’un vain souvenir dans la mémoire des hommes d’où quelque jour elles se seront complètement effacées. Des plus éclatantes victoires, c’est à peine s’il subsiste quelque trophée. Où s’élevaient naguère des villes populeuses, quelques ruines jonchent le sol, et le silence s’est emparé des plages jadis tumultueuses. Au seuil du livre, nous lisions ce sonnet de l’Oubli :

Le temple est en ruine au haut du promontoire
Et la mort a mêlé dans ce fauve terrain
Les déesses de marbre et les héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire…

La dernière page se ferme sur cette vision d’Un Marbre brisé :


La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes
Car dans ce bois inculte il chercherait en vain
La vierge qui versait le lait pur et le vin
Sur la terre au beau nom dont il marqua les bornes…


C’est entre ces deux images de ruine et de destruction que se déroule la série d’épisodes triomphans et glorieux dont nous venons d’avoir le spectacle. Car tout passe et tout meurt, et c’est un cimetière que l’histoire.

Ainsi de cette œuvre en fête se dégage une mélancolie. C’est la mélancolie de l’épicurien qui, au moment où il goûte le plaisir, s’attriste de sentir qu’il lui échappe. C’est la mélancolie de Lucrèce et de Virgile. Tandis que l’homme moderne ou s’élève à une pensée d’au delà de la terre, ou s’indigne contre l’atrocité du néant, le sage antique se retourne vers la nature, qui reverdit à chaque printemps, pour s’absorber dans son éternelle jeunesse. Ce sentiment du passé donne à l’œuvre de l’écrivain sa poésie, et c’est à cette impression dernière de tristesse que nous en mesurons la profondeur. Car, nous autres qui ne vivons que dans le présent, notre regard ne saisit que le jeu des apparences ; le poète, qui est à sa manière un philosophe et qui est dans le secret des dieux, atteint jusqu’aux lois. Il voit comment du chaos surgissent toutes les formes à l’appel de la Beauté, et comment elles périssent pour renaître ; et il suit, dans leur œuvre incessante et dans leur travail sans trêve,


Ces deux enfans divins, le Désir et la Mort.


Cette poésie qui ressuscite les grandes époques de l’humanité devait être une poésie plastique. Comme Gautier, comme Leconte de Lisle, et plus qu’aucun de ses compagnons du Parnasse, Heredia a l’imagination plastique. Son métier de poète, il le compare à celui du verrier, de l’enlumineur, de l’orfèvre ou du relieur. Qu’on se souvienne des pièces où Lamartine, Musset, et même Hugo énumèrent les thèmes qui se présentent à leur esprit et parmi lesquels va choisir leur fantaisie. C’est sous forme plastique qu’apparaissent tous les sujets à J.-M. de Heredia, et il va choisir entre ces « rêves d’émail : »


Peindrai-je Achille en pleurs près de Penthésilée,
Orphée ouvrant les bras vers l’épouse exilée
Sur la porte infernale aux infrangibles gonds ?…

La plupart de ces sonnets se composent en tableaux. Nous voyons courbé sur Cléopâtre l’ardent Imperator. Nous voyons l’amante, dans la Belle Viole, accoudée au balcon d’où elle suit la route qui a mené l’infidèle jusqu’en Italie. Nous voyons s’avancer la Dogaresse dans sa parure somptueuse et parmi son opulent cortège. Ceux qui n’évoquent pas à l’esprit l’idée d’un tableau, font songer à une statuette antique, à un bronze ou à un ivoire florentin. Il n’y a peut-être pas un de ces sonnets que ne puisse reproduire, par les moyens de son art, un peintre ou un ciseleur, s’il y en a plusieurs où le poète s’est appliqué à suivre exactement un modèle plastique. Et on n’y trouverait pas un détail qui ne s’adresse à la vue, ou tout au moins, qui, pour pénétrer jusqu’à l’âme, ne nous entre d’abord par les yeux.

D’autres parmi les poètes de la même école ont été plus sensibles à la forme, Heredia l’a été davantage à la couleur. De tous ceux qui ont peint avec des mots, c’est lui sans doute dont la palette a été le plus abondamment pourvue de tons riches et chauds. Chez lui tout brille et tout vibre. Il excelle à faire reluire les métaux, chatoyer les gemmes, resplendir les pourpres et sur toutes choses


Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.


Et de même la sonorité de ses vers est le plus souvent éclatante. C’est un orchestre où domineraient les cuivres, si parfois dans leur silence s’élève une note douce et tendre, pour dire la plainte de l’amante ou le soupir nostalgique de l’exilée. Heredia possédait comme personne les secrets du rythme et de la cadence. Il savait pourquoi un vers où domine telle consonance éveille au fond de nous un monde de sensations. Rien n’était laissé au hasard. Rien n’était inutile. Pas un mot qui ne fût pour l’ornement, ou une épithète pour l’effet. Pas un détail qui ne fût commandé par l’idée générale et l’âme même de la pièce. C’est le point où il faut toujours en’ revenir, si l’on veut apprécier justement cette œuvre qui, avant tout et d’abord, est belle de conscience.

C’est le même souci de perfection artistique qui a guidé J.-M. de Heredia dans le choix qu’il a fait de la forme du sonnet. Ce choix lui était indiqué par ses maîtres de la Renaissance, la Pléiade ayant recommandé l’usage de cette « plaisante invention italienne, » et Ronsard n’ayant jamais plus que dans quelques-uns de ses sonnets fait œuvre de maîtrise. Ce que l’auteur des Trophées aimait d’abord dans le sonnet, c’en était la difficulté, qui est pour le poète le meilleur stimulant ; et c’en était la brièveté qui force l’écrivain à condenser sa pensée, et lui interdit d’admettre aucun trait insignifiant, aucune expression médiocre. Encore est-il prudent de compter avec la faiblesse humaine, et il faut que la carrière soit courte, si l’on veut arriver jusqu’au bout sans défaillance. C’est enfin que grâce à la correspondance des quatrains et des tercets, à la disposition des rimes, et à la variété des combinaisons, le sonnet forme un véritable organisme, dont toutes les parties sont entre elles dans un rapport de dépendance : il réalise ainsi, à un rare degré, l’idée de l’œuvre d’art que les anciens comparaient à un être vivant. Mais le sonnet, au moment où l’a pris Heredia, n’était pas ce qu’il est devenu entre ses mains : il en a renouvelé l’emploi, il l’a élevé en dignité, et pour le faire servir à des fins dont on l’avait jusqu’alors jugé incapable, il a dû enrichir ses moyens d’expression. Mettre toute l’histoire du monde en sonnets eût semblé une entreprise folle, si elle n’eût été consacrée par le succès. La grande habileté ou la principale hardiesse du poète a consisté à modifier ce qu’on appelait jadis la « chute » du sonnet et justement à empêcher celui-ci de tomber au dernier vers. La remarque en appartient à M. Brunetière : tandis que jusqu’alors il était de règle que l’image placée au dernier vers terminât le sonnet en le résumant, le sonnet de Heredia s’ouvre au contraire sur de longues perspectives ; « le dernier vers, au lieu de borner l’horizon, l’ouvre, et soudain, sur les ailes de l’image, l’idée prenant son vol, s’empare de l’immensité. » C’est à la fin d’Antoine et Cléopâtre la mer immense où fuient les galères, et c’est à la fin des Conquérans, dans un ciel inconnu la montée des étoiles nouvelles. Mais d’autres exemples, moins souvent cités, ne sont pas moins significatifs. Les Centaures, en fuyant, voient la lune


Allonger derrière eux, suprême épouvantail,
La gigantesque horreur de l’ombre herculéenne


Et tandis que Persée et Andromède s’élèvent dans les airs,


Ils voient s’irradiant du Bélier au Verseau
Leurs constellations poindre dans l’azur sombre.


On multiplierait aisément les traits du même genre. Mais d’ailleurs si dans le cadre, malgré tout restreint, du sonnet, Heredia a pu faire tenir tant de choses et insérer de véritables tableaux d’histoire, on voit bien que la cause en est à ses habituelles qualités : la plénitude de l’expression, la précision évocatrice de chaque image, la valeur de chaque mot tout chargé de sens et de matière.

Si le sonnet convenait merveilleusement à ce rêve de perfection qui était celui de l’artiste, encore faut-il remarquer que Heredia ne s’est résigné à publier que quelques sonnets. Ce serait là dans notre époque de production abondante et trouble une espèce de défi, si ce n’était plutôt la leçon qui se dégage de cette œuvre de labeur patient et d’impitoyable sévérité. Comme les anciens et comme les classiques, le poète des Trophées est d’avis que tout ce qui n’atteint pas au souverain degré de rendu est comme s’il n’existait pas. Les meilleurs des écrivains de l’âge moderne, pour entendre autour de leurs noms le bruit d’applaudissemens plus nombreux, font au succès toute sorte de concessions : ils inclinent vers la littérature facile, tout en sachant bien qu’elle n’affrontera pas l’épreuve de la durée ; au surplus, ils s’en remettent au temps pour faire son départ dans une reuvre mêlée, rejeter le médiocre et ne garder que l’excellent. Mais ce qu’on peut craindre c’est qu’il ne rejette tout à la fois. Pour qu’une œuvre ait quelque chance de vivre, elle doit remplir deux conditions : l’une est qu’elle ne soit pas liée aux modes de sensibilité actuels et passagers, et l’autre est qu’elle n’ait pas été confiée à une. forme défectueuse. Une poésie qui joint à l’impersonnalité de la science la plasticité de l’art et à la précision de l’idée la perfection de la forme, a bien des chances de ne pas être caduque. Des plus grands poètes la postérité ne retient que quelques vers : c’est l’honneur du poète des Trophées d’avoir fait lui-même sur son œuvre un premier travail de critique et de choix, et d’avoir voulu n’être l’auteur que d’un petit nombre de vers, parmi lesquels il en est dont on peut dire, dès à présent, qu’ils dureront autant que la langue française.

René Doumic.