Revue littéraire - Deux Romans de Marcel Prévost
Ce n’est ni au poids, ni au mètre que s’apprécie un roman. Pourtant quand on voit qu’un auteur, tout en sachant combien le public est frivole et vite lassé, s’est donné la peine de mener à bout un ouvrage considérable par les dimensions mêmes, on est tout de suite disposé en sa faveur. Il n’est guère probable qu’il en eût tant écrit s’il n’avait rien à dire, et puisqu’il demande au lecteur un effort d’attention et de patience, c’est qu’il se sent en mesure de l’en récompenser. Lui, de son côté, il a « donné son effort ; » il a voulu une bonne fois montrer de quoi il est capable quand il s’applique, ce qu’il peut mettre dans un livre où il met tout son talent, et ce qu’il sait faire quand il fait de son mieux. Il n’est pas de plus sûr moyen pour dissiper tout malentendu et fixer l’opinion. C’est celui que vient de prendre M. Marcel Prévost, Il n’avait depuis quelque temps fait paraître aucun livre, et les lecteurs habitués à recevoir son romain annuel pouvaient se demander s’il les oubliait et à quoi il employait ses loisirs. Il les employait laborieusement. Il se présente à nous aujourd’hui avec deux romans, dont l’un, Frédérique[1], remplit cinq cents pages, et l’autre, Léa, n’occupe pas moins d’espace. Ces deux romans se font suite, en sorte que nous voyons mourir, dans le second, des personnages que nous avions rencontrés ou même que nous avions vus naître dans le premier. Les pages qui terminent Frédérique n’ont pas la valeur d’une conclusion et ne nous dispensent pas de lire Léa. De même les pages par où débute Léa ne sont qu’un résumé du roman précédent et ne nous dispensent pas de le lire. Il faut commencer par le commencement et aller jusqu’au bout, sans se permettre de distractions en route, sous peine de laisser passer des détails importans et de se gâter son plaisir. Cette fois, d’ailleurs, M, Marcel Prévost, — et nous ne saurions trop l’en féliciter, — s’est presque complètement interdit un moyen de succès dont certains lecteurs lui savaient gré, mais qui rendait un peu difficile l’analyse de ses livres. Nous sommes donc bien à l’aise pour rechercher quels sont, en dehors de cet élément d’intérêt, ceux qu’il a mis dans ce roman en deux parties, et qui ne peuvent manquer d’être nombreux, si nous en jugeons par les proportions de l’ouvrage.
D’après un procédé très usité et très légitime, M. Prévost a rattaché son roman à une question fort à la mode aujourd’hui : celle du féminisme. Ce n’est pas à dire qu’il ait à son tour abordé le problème ; mais il fait de fréquentes allusions à l’Eve future, à la femme nouvelle, à la « new woman dont parle Tennyson ». Même il a placé aux derniers chapitres de Frédérique un discours féministe qui, parait-il, enthousiasma l’auditoire à cause du son de voix de la femme qui le prononça et du magnétisme de son regard ; tant il est vrai que le succès d’un orateur est souvent indépendant de la valeur des choses qu’il débite ! Nous n’étions pas dans l’auditoire ; nous n’avons pas goûté la caresse de cette voix, nous n’avons pas subi le magnétisme de ce regard, nous gardons toute la liberté de notre esprit ; et rien ne nous empêche d’apercevoir la banalité des argumens de cette dame. Traiter une question ou du moins l’agiter dans un roman, c’est nous en apprendre quelque chose et l’envisager à un point de vue tant soit peu personnel et nouveau. M. Prévost ne l’a pas fait, apparemment parce qu’il ne l’a pas voulu. Après Frédérique et Léa, la question reste entière. Tout autre romancier, et M. Prévost comme un autre, s’il lui en prend fantaisie, peut s’en emparer. Peut-être alors aurons-nous l’occasion de la discuter. Aujourd’hui, ce n’en est pas le cas, et nous risquerions de nous détourner de notre objet, qui est de rechercher ce qui fait l’intérêt du roman de M. Prévost.
Quand nous disons le roman, nous faisons tort à M. Prévost : c’est les romans qu’il faut dire, car il y en a plus d’un, il y en a plus de deux, il y en a plus de dix, chacun formant un tout, et on peut raconter chacun d’eux sans empiéter sur les autres. Il y a d’abord le roman de Christine Legay. Cette Christine est la fille d’un pauvre diable de professeur libre : elle est jolie ; elle se laisse séduire par le fils d’un richissime banquier, le jeune d’Ubzac, qui lui a promis distraitement le mariage. Il n’y a guère de chances qu’un banquier richissime accepte pour belle-fille la fille du père Legay. M. d’Ubzac dote Christine et lui fait épouser un de ses commis, Constant Sûrier, employé au contentieux et phtisique. Maintenant Frédérique peut naître ; elle a un père légal. Christine subit Sûrier ; à de certains momens, elle l’aime ; elle a de lui une autre fille : Léa. C’est ici le romande la fille séduite. Il a été fait mille fois, et on ne peut, en bonne justice, exiger de l’auteur qui le refait pour la mille et unième fois de lui prêter un air de nouveauté. D’ailleurs, en nous exposant ce qui jadis s’était passé rue de la Sourdière dans l’humble logis de Christine Legay-Sûrier, M. Prévost n’a guère prétendu qu’à nous présenter un prologue. Et peut-être est-ce là que se trouveraient les meilleures pages du livre, celles où il tient le plus de réalité. — Il y a le roman de Pirnitz. Cette Hongroise a fondé dans le faubourg Saint-Charles à Paris une École des arts de la femme. L’argent est fourni par une demoiselle de Sainte-Parade, qui a une jolie aisance. Par malheur la vieille demoiselle s’est mise à spéculer ; après avoir dans diverses opérations réalisé des gains appréciables, d’un seul coup elle perd toute sa fortune et tombe paralysée. Il est inévitable que l’École des arts de la femme se ressente de la débâcle de celle qui la commanditait. Nous allons assister à des discussions d’argent. Que les discussions d’argent puissent être émouvantes et que les chiffres aient leur éloquence, cela n’est pas contestable. Le tout est de savoir faire parler les chiffres et de les dramatiser : des romans fameux le prouveraient surabondamment. Ou plutôt les chiffres nous passionnent quand nous nous passionnons pour les intérêts qu’ils représentent. Mais que l’École des arts de la femme prospère ou qu’elle mette la clé sous la porte, qu’elle fonctionne en liberté ou sous la tutelle du gouvernement, pour qui travaille en sous-main cette sournoise de Mlle Heurteau, nous ne voyons pas en quoi cela nous intéresse. Pareillement nous sommes indifférens à des calculs dont le pire résultat serait qu’on installât Mlle Heurteau à la tête de l’École des arts de la femme devenue école du gouvernement. « Cette somme de cinquante mille francs va nous manquer. — Par conséquent, vous n’avez qu’à déposer votre bilan et à passer la main. » — Tel n’est pas l’avis de Frédérique. Elle procède par voie d’économies. D’abord elle suspend les appointemens des maîtresses pour l’année courante : nous y consentons. Économie de huit mille quatre cents francs. Elle démontre que, sur les frais généraux indépendans du nombre des élèves, on peut épargner onze mille francs environ. Mais nous ne devons pas oublier qu’il y a pour la rentrée prochaine trente demandes d’élèves payantes à cinq cents francs. En portant le prix annuel à huit cents francs, nous gagnons environ trois cents francs par élève. « Si la moitié des postulantes accepte cette augmentation, nous voilà pourvues d’un bénéfice de cinq mille francs. Le déficit tombe à vingt-cinq mille francs. Or nous avons constitué un fonds de treize mille francs... » Cette page pourrait être poignante, si nous la lisions en bonne place dans un autre récit : ici elle n’est pas poignante. Au surplus cette partie mi-pédagogique, mi-financière, ne pouvait guère avoir d’attrait. Mais il fallait pour les fils du récit un lieu d’entre-croisement. L’École des arts de la femme est ce lieu. Quand les personnages d’un roman n’ont guère de raisons de se trouver ensemble, il faut bien qu’il y ait un endroit où ils soient forcés de se réunir et de se grouper.
Arrivons au roman de Frédérique et à celui de Léa. Frédérique, qui est la fille du jeune d’Ubzac, a de bonne heure connu le « secret de sa naissance, » un secret de polichinelle que Christine et Constant Sûrier ont maintes fois crié à tue-tête, toutes fenêtres ouvertes. Elle est décidée à ne pas se marier et à rester honnête. Le patron de l’usine où elle travaille, M. Duramberty, lui fait des propositions tendant à ce qu’elle devienne sa maîtresse : elle les repousse avec horreur. Toujours résolue à rester fille, elle passe en Angleterre où, le beau Georg s’étant épris de sa sœur Léa, elle en devient éperdûment jalouse. Revenue en France, elle se trouve de nouveau en présence de M. Duramberty, qui cette fois lui offre son nom avec sa main, et sa fortune avec une tendresse aussi respectueuse qu’ardente : elle écarte l’offre dédaigneusement. Et voilà une fille qui n’est pas facile à contenter ! On lui propose de l’épouser sans formalités de mairie : elle se fâche. On lui propose un amour avec mairie et garanti par le gouvernement : elle refuse. Elle ne veut pas se marier ; et elle empêche les autres de se marier. Elle ne veut ni aimer ni se laisser aimer ; et quand on porte ailleurs des soupirs qu’elle fait état de mépriser, elle souffre, elle se désole, elle se révolte. Sait-elle ce qu’elle veut ? Pour notre part, nous comprenons mal les mobiles qui la font agir. Cela est toujours désagréable.
Léa rencontra en Angleterre le beau Georg. Les deux jeunes gens font des promenades ensemble, deviennent amoureux l’un de l’autre. Fiançailles. Malentendu. Séparation. Après deux années, on se retrouve. Mais entre temps Léa, qui est la fille du phtisique Sûrier, a été atteinte du mal héréditaire. Transportée dans un hôpital londonien, elle y a dépéri, en proie à la consomption. Le plaisir de renouer avec son fiancé lui a rendu une apparence de santé. Une promenade sous l’orage amène une rechute qui va être mortelle. Mais alors, et si Léa meurt de la poitrine, c’est apparemment parce qu’elle est la fille d’un phtisique. Et nous ne voyons pas quelle est dans cette mort la part de responsabilité du féminisme. M. Prévost a décrit avec complaisance le séjour de Léa à l’hôpital, avec plus de complaisance encore l’agonie de ses dernières semaines, et il s’y est étendu avec tant de détails que nous en arrivons à souhaiter la mort de la pauvre fille, parce que nous savons que c’est le seul moyen pour que M. Prévost termine son livre. Il en arrive à nous rendre méchans. Nous devenons cruels à force d’impatience. Car sans doute cette poésie de la maladie fut goûtée jadis, au temps de Millevoye, ou peut-être encore à celui de Mürger. Mais comme ce temps-là semble loin de nous !
Le roman de la jeune poitrinaire nous avait jetés en pleine sensiblerie ; nous devons à celui de Geneviève Soubize de passer par les émotions dont est si friand le public de la Cour d’assises. Geneviève est hystérique. Elle a envie de tuer quelqu’un. C’est son idée. Elle s’arme d’un bistouri et sort afin de mettre son projet à exécution. Elle s’est d’abord mal adressée, frappant gauchement un solide gaillard qui l’a désarmée et violée. C’est à recommencer. Geneviève recommence au coin d’une rue, et cette fois obtient un plein succès. Elle étend son homme à terre : après quoi elle se laisse bien volontiers emmener en prison. Enquête, perquisition, visites à la détenue et aux juges. C’est ici l’occasion d’une scène d’un ragoût tout particulier. M. d’Ubzac, l’ancien amant de Christine, ayant fait une belle carrière dans la politique et la magistrature, Frédérique songe à obtenir sa protection pour la malheureuse hystérique et va le trouver à son cabinet en solliciteuse. Voilà donc, dans le sanctuaire même de la justice, la jeune fille pauvre en présence de l’homme riche et puissant qui lui a donné la vie et l’a ensuite abandonnée, l’orpheline en face du respectable séducteur de sa mère. Au moins cela ne se voit pas tous les jours, et une telle situation est bien faite pour étreindre les cœurs des personnes qui s’assemblent à l’Ambigu. — Faut-il maintenant conter par le menu l’histoire de Duyvecke Hespel, Flamande ? Elle épouse un ouvrier sculpteur, Rémineau, veuf avec un enfant. Elle est bientôt enceinte et, vu son excellente constitution, il y a tout lieu d’espérer que les choses se passeront normalement. Est-il nécessaire de résumer les autres romans réunis sous cette même couverture ? Ce que nous avons dit des principaux montre assez que ces romans ne valent pas par eux-mêmes et qu’il n’en faut pas chercher le mérite dans l’invention de la fable, trop peu différente de celles qu’on trouve depuis longtemps dans la circulation, et qui sont tombées dans le domaine public.
Le malheur est que M. Prévost n’a pas su les relier et leur faire prendre par le voisinage cette valeur qu’ils n’avaient pas isolément. C’est ce qui rend souvent si pénible la lecture de ce livre : c’est l’incapacité où a été l’auteur de mêler les intrigues dont il se compose, de fondre les épisodes. Il n’arrive pas à faire manœuvrer les personnages ensemble. Le récit s’éparpille, s’émiette, les divers incidens sont à peine cousus par un fil ténu et lâche et qui à chaque instant se brise. On s’arrête, on ne sait plus où on en est, on revient en arrière. L’auteur a fait tout ce qui était en son pouvoir afin de parer à cet inconvénient : il s’y est employé avec beaucoup de bonne volonté, et vraiment il n’y a pas de sa faute. Soupçonnant que nous pourrions bien avoir oublié, chemin faisant, des incidens qui n’avaient rien pour frapper notre imagination ou des personnages dont la physionomie ne s’imposait pas à l’attention, il saisit chaque occasion de les rappeler ; il résume les faits ; il intercale dans le récit des discours, des conversations, des fragmens de journaux ou de correspondances, des analyses de romans similaires qui sont là pour fixer nos idées et nous aider à comprendre. Il fait à travers son propre ouvrage le métier de cicérone. Il met des poteaux indicateurs. En dépit de ces efforts méritoires, mais vains, nous avons la même surprise chaque fois que brusquement nous sautons d’un épisode dans un autre. Nous étions avec Frédérique, nous voici avec Tinka ; nous étions avec Léa, nous voici avec Geneviève. « Tiens ! celle-là, que j’avais complètement oubliée ! Au fait, qu’est-ce donc qui lui était arrivé ? » Au moment où nous nous y attendions le moins, nous nous heurtons à un fragment de l’histoire de Duyvecke. « Bah ! elle n’est donc pas finie, l’histoire de Duyvecke ! » Sans crier gare, Daisy Craggs surgit. « Craggs ! Attendez donc, nous avons déjà quelqu’un de ce nom-là : Edith Craggs. Est-ce la même famille ?... » On ne saurait croire combien le plaisir est gâté par cette impression de décousu. Un romancier, — était-ce Eugène Sue, Emile Gaboriau ou Emile Richebourg ? — avait devant lui, enfilées dans une corde, des poupées représentant les bonshommes du livre qu’il était en train d’écrire ; et il les renversait à mesure, comme au jeu de massacre, afin de ne pas s’exposer à faire reparaître dans son récit tel dont il eût déjà conté la mort. Il semble que M. Prévost procède de même. Il fait avancer successivement chacun de ses personnages ; puis il lui règle son compte. Au surplus, que valent ces personnages ? c’est cela qui signifie, bien plutôt que la manière plus ou moins gauche, dont l’auteur s’y est pris pour nous les présenter. Vivent-ils ? Que ce soit d’ailleurs d’une vie copiée sur la réalité, ou d’une existence tout imaginaire, l’important est qu’ils vivent. Ont-ils une âme, un caractère bon ou mauvais, raisonnable ou absurde, mais bien à eux, une physionomie qui arrête notre attention, se grave dans notre esprit, s’imprime dans notre souvenir ? Tout est là.
Soucieux de donner aux figures une solidité et une profondeur auxquelles il paraît qu’on n’avait pas encore atteint, le roman contemporain s’aide de méthodes d’une justesse et d’une précision croissantes. L’ancienne méthode qui consistait à regarder autour de soi pour décrire ensuite ce qu’on avait vu est tout à fait abandonnée. Elle avait un grave inconvénient : elle supposait chez ceux qui l’employaient le don de l’observation. La science fournit seule des instrumens qui, même entre des mains expérimentées, conduisent à des résultats certains. Balzac avait le premier émis l’idée de rapprocher le roman de l’histoire naturelle. De nos jours, il n’est pas un débutant de lettres qui ne traite le roman par les méthodes de l’histoire naturelle. M. Zola ne connaissait qu’une loi : celle de l’hérédité ; il avait en elle une foi sans limites. M. Prévost, qui est très instruit, dispose de beaucoup plus de ressources. Il fait grand usage de la notion de race : « Deux races sont là en présence, aussi dissemblables que possible, malgré la parenté de sang et l’identité de la langue parlée. L’aînée, de père et mère irlandais, élevée à Galway jusqu’à dix-sept ans, est bien la fille celte aux vives allures, rêveuse et sceptique à la fois, désordonnée, spirituelle et charitable. Edith, née en Angleterre après l’émigration du père Craggs, compromis dans les ligues agraires, façonnée par une mère anglaise et protestante, est l’Anglo-Saxonne nette et raisonnable…» Il sait que le milieu influe sur l’être tout entier, et que le milieu, dans chaque pays, est constitué non seulement par l’atmosphère, le climat, la nature, mais encore par la tradition et la survivance du passé. Transportez dans le Midi un homme du Nord, il y prendra des goûts, des idées, une humeur différentes. Le fait a été maintes fois observé. C’est de l’histoire. M. Prévost sait qu’il y a des lois pour la psychologie, comme il y en a pour la mécanique, et il en parle avec une compétence que nous lui envions : « Qui démêlera les lois d’attirance des âmes, plus mystérieuses, mais aussi infaillibles que celles des mondes inertes ? Si nous jugeons surprenantes certaines rencontres d’êtres destinés à exercer les uns sur les autres une action puissante, n’est-ce pas seulement parce que nous ignorons, parce que nous oublions le nombre infiniment plus grand de vaines rencontres, de forces inutilisées, faute de réaction ? » Les phénomènes d’endosmose lui paraissent tout particulièrement curieux : « Par une sorte d’endosmose, les doctrines anarchistes, que les années apaisaient chez Daisy Craggs, s’infiltraient à mesure dans l’esprit de sa compagne. Voilà un savant appareil. Il s’agit de savoir à quoi il aura servi.
De tous les personnages, celui qu’il était sans doute surtout nécessaire de nous faire connaître, comprendre, aimer ou haïr, c’était celui de Romaine Pirnitz, l’apôtre, la sainte, celle qui dirige toute l’action, qui impose sa volonté à toutes les autres, qui groupe autour d’elle ces gens venus de points si différens et qui doivent être si étonnés de se rencontrer. On nous dit bien qu’elle est Slave, car il convient qu’une apôtre soit Slave ; mais d’ailleurs qui est-elle, d’où vient-elle, comment vit-elle ? Tout ce que nous savons, c’est qu’elle a le regard magnétique. Elle est laide, disgraciée, contrefaite, à peine femme, telle précisément que, dans les journaux amusans, les caricatures et les revues de fin d’année, on se plaît à nous représenter les apôtres du féminisme ; mais elle a un regard magnétique. Cela explique tout, que Mlle de Sainte-Parade donne son argent, que Frédérique donne sa confiance, et que Léa ne se marie pas. Il y a du mystère là dedans et cette puissance de deux yeux aimantés a en soi quelque chose qu’on eût jadis tenu pour diabolique. Et voilà justement le beau de la science : elle a remplacé le surnaturel par l’action des forces naturelles et le miracle par le magnétisme. — A part Romaine Pirnitz, tous les personnages sont confectionnés d’après des recettes connues, sur le type conventionnel. Voici une honnête jeune femme qui, par scrupule moral, a abandonné son mari et ses enfans. Vous devinez tout de suite qu’elle est Scandinave. En effet Tinka Ortsen est Scandinave, oh ! combien ! Car, depuis la Nora d’Ibsen, il est convenu qu’une Scandinave est par essence une épouse qui plante là son mari et ses enfans pour s’en aller n’importe où travailler à son perfectionnement moral. Voici Georg Ortsen. C’est l’homme du Nord, innocent comme un enfant, vierge à vingt-sept ans comme la neige de ses glaciers ; qu’il fasse un voyage en Italie, toute cette glace fondra sous les ardeurs du soleil méridional. Voici une Américaine : c’est le mouvement perpétuel ; une Irlandaise : c’est la conspiration en permanence. Voici une Londonienne. Elle est puritaine, distribue des tracts aux portefaix, cite les versets de la Bible, invoque lord Jésus (plaisanterie trop facile, puisque lord Jésus signifie : le seigneur Jésus, ce qui n’a rien de ridicule), déclare que tout va droit (drôlerie vulgaire, puisque l’équivalent français de ail right est : tout va bien) et demande aux gens s’ils sont « confortables ». C’est l’Anglaise suivant la formule. Mais à qui peut faire illusion un exotisme de cette qualité ?
Voulez-vous des types de chez nous ? Le professeur libre, coureur de cachets, sera un pauvre être sans défense, doux, vertueux, timide, effacé, absent de la vie : le banquier sera brillant, fastueux, insolent. Le magistrat sera cauteleux et prudent, la petite bourgeoise aura des goûts de grisette. L’usinier sera grand, large d’épaules, de carrure solide, de tempérament sanguin, avec une moustache très noire et des cheveux en brosse. Hardi dans ses entreprises, laborieux et ponctuel, il sera d’une probité professionnelle inattaquable. De complexion amoureuse avec des instincts de jouisseur, il traitera l’amour comme une affaire commerciale. Chacun de ces bonshommes, dessiné d’un trait sommaire, nous apparaît affublé d’une désignation qui ne varie pas, d’une épithète toujours la même, d’un attribut qui lui sert d’enseigne. Pirnitz a ses « yeux magnétiques, » Frédérique sa « beauté grave, » Léa son « visage romanesque, » Georg son air de « guerrier du paradis d’Odin frappé d’une blessure secrète, » Daisy Craggs a une « figure de bébé couperosé, » car elle est Irlandaise ; Duyvecke Hespel est grasse, blonde, avec des chairs blanches et des yeux placides, car elle est Flamande ; Mlle Heurteau a « quelque chose d’un peu fuyant dans le regard, d’un peu faux dans la voix, » car elle est le traître. Ainsi chez ces personnages jamais un trait, un geste, une expression ne révèle le mouvement parti de l’intérieur. Jamais rien de cette complexité et de ces surprises qui déconcertent et réjouissent l’observateur parce qu’elles sont le signe de la vie. Toujours ce qui est convenu, ce qui est attendu, ce qui est prévu, ce qui ne rate pas.
Surtout, ce qu’on ne peut passer à M. Prévost, c’est son style. Ce n’est pas que M. Prévost écrive mal. De très grands écrivains écrivaient mal, et on lui souhaiterait de mal écrire. Ce n’est pas non plus qu’il écrive bien. Sa prose est émaillée de demi-incorrections. « Les versets de tante Edith étaient pour elle une inexprimable gaieté… Il était plus beau, mais plus pareil à la beauté des autres hommes… Son tempérament paisible se résignait au célibat comme Pirnitz… Ce lui fut amer et pourtant fouetta son orgueil., etc. » Toutes incorrections qui passeraient difficilement pour des hardiesses. Ailleurs on rencontrera des êtres qui ont « subi la faiblesse de la moyenne humaine, « une fille qui « rappelle le caractère léger de sa mère avec quelque chose en plus, » une autre qui n’est pas « portée vers l’église, » comme on dit dans un certain monde qu’on est « porté sur sa bouche. » L’habitude du journalisme a acclimaté dans notre langue française, jadis si alerte, si vive, si précise, des façons de parler lourdes et épaisses, tout empâtées d’un jargon abstrait : « L’affreuse successivité de la vie humaine, oubliée de nous lorsque notre corps est plein de santé, affirmait sa réalité tragique... L’illumination de l’esprit coïncida avec réchauffement du cœur... L’essence même de l’œuvre entreprise par Pirnitz était inassimilable à l’esprit contemporain d’un faubourg de Paris... » Des réflexions éclatent : « On est craintif pour ce qu’on aime. » Parfois le tour interrogatif dénote l’angoisse de la pensée : « Qui dira jamais ?... Mais quel regard perspicace accoutumé au diagnostic des âmes ?... Quel mystère, inexprimable par des mots, cette ressemblance de deux êtres qui diffèrent par la taille, la figure, la nuance des cheveux et le pigment des prunelles, et dont cependant le passant le plus distrait dit avec assurance : ce sont des sœurs ! » La distinction de ce style n’empêche pas qu’il ne soit souvent déclamatoire. « Chaque fois qu’une telle chute s’accomplit dans une de ces grandes villes redoutables, Paris, Londres ou Berlin, il semble qu’un globule noir doit s’ajouter au nuage de soufre qui les menace. » Ce sont par momens des envolées de lyrisme. Après s’être longtemps refusée à Georg, Léa se donne enfin à lui. Ils s’appartiennent après s’être longtemps désirés. « Cette ère de solitude hostile prédite par le poète, les deux sexes à l’écart l’un de l’autre, se jetant un regard irrité, ils l’avaient traversée comme un désert. Puis, un jour, brisant les entraves, la Femme avait rejoint l’Homme, l’Épouse était montée vers l’Époux par un calvaire. Et, quand elle était tombée dans ses bras, elle était toute meurtrie, toute saignante des aspérités de la route... » Que de choses dans un baiser ! Ces élans de style sont rares. Ce qui est habituel ici ce sont les phrases toutes faites, les locations décolorées, les expressions usées et frustes comme l’effigie d’une pièce de monnaie qui a passé par toutes les mains. « Léa, bercée par la vitesse, s’abandonnait à une griserie délicieuse... Frédérique et Léa jetèrent sur les lieux environnans cet avide regard de la jeunesse qui boit les objets... Je voudrais imprégner ce papier de la fièvre qui me dévore... » Ne croyez pas au moins que je choisisse ces exemples et que je me livre à cette besogne facile et peu concluante qui consiste à extraire d’un millier de pages quelques perles ! C’est de perles que ce style manque le plus. Rien ne s’y détache sur la trame uniforme. Rien de personnel et de volontaire dans cette phrase amorphe. La phrase d’un écrivain a son accent, son rythme, son dessin. On aurait bien de la peine à indiquer quel est le dessin de la phrase de M. Prévost. La nature de ce style trahit justement tous les défauts qu’on est bien obligé de reprocher à M. Prévost.
Quoi ! Voici un auteur qui choisit un sujet encore neuf. Il s’essaie à capter une source d’études au moment où elle entre dans le roman. Et tout ce qu’il en tire, ce sont autant de vieilleries, de banales histoires d’adultère, d’assassinat, de phtisie, c’est un peuple de figurans toujours les mêmes et dont on retrouve dans toutes les exhibitions la mine indifférente et lasse. Il fait manœuvrer une quarantaine de personnages ; et dans le nombre il n’en est pas un que nous reconnaîtrions, si nous le rencontrions dans la rue. Jamais dans leur regard nous ne saisissons cette flamme qu’y allume la vie. Jamais dans l’analyse des sentimens une de ces petites trouvailles qui font réfléchir ou qui amusent. Jamais dans l’expression des idées une formule heureuse, ingénieuse, neuve. Jamais rien qui sorte de l’ordinaire, rien qui s’élève au-dessus du commun. Ensemble et détails sont noyés dans une même teinte de médiocrité grisâtre, recouverts d’une impitoyable couche de banalité. Si encore on trouvait pour s’y raccrocher quelque saillie, une erreur, une maladresse, une faute, quoi que ce fût, mais qui du moins eût le mérite d’exister ! Si on trouvait quelque chose d’irritant contre quoi on eût du moins la ressource de se fâcher. Mais non pas même ! Cela coule. Cela échappe. Cela fuit. On étend les mains : on a l’impression décevante de les avoir refermées sur des ombres. Ni par les idées, ni par les faits, ni par les descriptions qui sont quelconques, ni par les scènes qui sont sans mouvement, ni par les conversations qui sont sans imprévu, ni par l’analyse des sentimens, ni par le style, ces romans n’ont quelque valeur appréciable. On se demande alors : pourquoi est-ce que l’auteur a écrit toutes ces pages ? On reste confondu.
Car les débuts de M. Prévost ne faisaient pas prévoir qu’il dût arriver où nous le voyons aujourd’hui. Ses premiers livres avaient plu. Ni le Scorpion, ni la Confession d’un amant n’étaient des ouvrages négligeables. Ils ne témoignaient pas de beaucoup d’originalité : ce n’est jamais par l’originalité que M. Prévost s’est recommandé. Mais la facilité, l’adresse, la limpidité du style, la clarté de l’intelligence, les ressources d’un esprit avisé, ce sont encore des qualités très appréciables. Nous nous empressions à les reconnaître : nous nous plaisions à espérer qu’avec tout le talent qu’il semblait avoir, M. Prévost serait de force à justifier quelque jour une renommée un peu hâtive. Mais il n’est pas très rare que des auteurs qui ont une grande faculté d’assimilation et ce charme qui est celui de la jeunesse, obtiennent d’abord ce genre de succès. Lui aussi, M. Georges Ohnet l’avait connu, lors de ses débuts tout pleins de promesses. Peut-être M. Ohnet avait-il plus de rigueur, si M. Prévost avait plus de souplesse : il avait davantage le sens dramatique, si M. Prévost avait davantage le goût de l’analyse ; il avait plus d’invention, si M. Prévost semblait mieux doué pour l’observation : il était plus respectueux de la morale traditionnelle, si M. Prévost était d’allures plus libres, de tournure d’esprit plus moderne. Les années passent. L’auteur n’a pas cessé de produire ; même sa production est devenue plus abondante, plus régulière ; seulement, par un phénomène curieux à observer, elle s’est faite de plus en plus impersonnelle, elle s’est à mesure dépouillée de toute marque caractéristique, et, pour tout dire, elle est peu à peu sortie de la littérature.
En sortira-t-elle tout à fait ? ou y rentrera-t-elle quelque jour ? Cela dépend de M. Prévost. Il n’est pas nécessaire qu’un roman soit « de la littérature, » et même tels nous en ont donnés qui n’en étaient que trop. Nous ne parlons pas d’eux aujourd’hui ! Ce n’est pas de leur côté que penche M. Prévost, ni qu’il tombera. Nous craignons qu’il ne prenne son parti de fournir des romans de facture et de consommation à tant d’honnêtes gens qui n’exigent du romancier que d’occuper agréablement leurs loisirs. Les personnes sont peu nombreuses qui en lisant un livre y cherchent des jouissances d’art : elles forment une petite élite, qui dans le vaste ensemble social a bien peu d’importance. Mais si M. Prévost, comme nous l’avons cru, comme nous le croyons toujours, a quelquefois souhaité d’obtenir leur suffrage, elles ne le donneront sans doute ni à Frédérique ni à Léa ; et M. Prévost n’a que tout juste le temps de les ramener à lui. Un peu plus d’application en serait le moyen ; un peu plus d’attention sur soi-même ; un peu moins d’empressement à prendre la facilité pour de l’inspiration et des banalités scientifiques pour de l’observation. C’est ce que nous souhaitons à M. Marcel Prévost, et nous nous flattons encore de l’espérance qu’il n’a pour le pouvoir qu’à le vouloir.
RENE DOUMIC.
- ↑ Les Vierges fortes : Frédérique. Léa, par M. Marcel Prévost, 2 vol. (Lemerre).