Revue littéraire - Autour de Mme Récamier
On est d’abord un peu effrayé. En maniant les deux volumes que M. Herriot vient de consacrer à Mme Récamier, on se demande si l’hommage est tout à fait en rapport avec le mérite d’une personne célèbre surtout pour son charme et pour sa grâce. Comment peut-on en écrire si long sur une femme qui n’a jamais écrit ni vers, ni romans, ni même de maximes, et dont les lettres ne sont que d’insignifians billets ? Et le moyen de dire du nouveau sur elle, à moins de dire qu’elle ne fut pas coquette ? Qu’on se rassure. Dans cette étude sur Madame Récamier et ses amis[1], Mme Récamier elle-même tient assez peu de place, et l’attention est appelée surtout sur ses amis. Apparemment, il était très convenable qu’il en fût ainsi. Car, l’honneur de Mme Récamier étant d’avoir su être une parfaite maîtresse de maison, son rôle devait donc, ici encore, consister à faire centre au milieu de ses hôtes et à s’effacer pour les laisser paraître. M. Herriot en fait justement la remarque : « Mme Récamier n’a rien fait par elle-même de très considérable et de très important. Les lettres qu’elle a écrites sont beaucoup moins nombreuses et beaucoup pou-moins intéressantes que celles qui lui ont été adressées. Son histoire est le fil léger qui relie bien des histoires. Pour parler d’elle d’une façon qui mérite quelque attention, il faut faire intervenir Mme de Staël ou Benjamin Constant ou Chateaubriand. » Or M. Herriot a eu entre les mains un’ grand nombre de documens inédits : il a eu la bonne fortune de pouvoir puiser largement dans d’importantes archives particulières : il en a rapporté des pièces qui ne sont pas toutes de même valeur, mais dont quelques-unes au moins sont très intéressantes : ce sont des lettres de Mme de Staël, de Chateaubriand, de Ballanche, de Mathieu et d’Adrien de Montmorency et de plusieurs autres parmi les plus fameux correspondans de Mme Récamier. Il les publie en les reliant pur une sorte de récit continu qui suit les Souvenirs et Correspondance de Mme Récamier publiés, il y a un peu moins de cinquante ans, par sa nièce Mme Lenormant, les complète et les rectifie en plus d’un endroit. Nous accompagnons ainsi Mme Récamier à travers ses diverses fortunes, depuis le brillant hôtel de la rue du Mont-Blanc jusqu’au modeste appartement de l’Abbaye au Bois. Nous la voyons tour à tour fêtée sous le Directoire, persécutée sous l’Empire, adulée sous la Restauration, pour la retrouver, vieillie et cent fois plus aimable, dans les années qui suivent 1830. Confiant dans l’intérêt des documens qu’il produit, l’auteur de ces deux volumes s’est le plus souvent borné à les encadrer. Il semble s’être défendu de faire œuvre personnelle. Il n’a voulu être que l’heureux chercheur qui nous fait partager le plaisir de ses trouvailles. Il nous convie à feuilleter avec lui ces lettres dont il a touché avec émotion le papier jauni. Et il suffit en effet que ces lettres précisent plusieurs points de biographie, qu’elles éclairent certains aspects du caractère de ceux qui les ont écrites. Nous nous bornerons, à notre tour, à en mettre sous les yeux du lecteur les passages les plus curieux.
Aucune femme n’a eu plus d’amis que Mme Récamier ; ce qui est remarquable, c’est qu’ils avaient tous souhaité d’être pour elle quelque chose de plus. C’était son art de convertir en amitiés ces passions qu’elle n’avait pas satisfaites. Nous trouverions ici au grand complet ce cortège d’adorateurs dont chacun apparaît à sa date dans la suite du récit. Les voici tous, depuis Lucien Bonaparte et Bernadotte, jusqu’à Auguste de Staël et J. -J. Ampère : princes, grands seigneurs, hommes de guerre, artistes, écrivains, les pères et les fils, les cousins, les oncles et les neveux : aucun d’eux ne mourait, mais tous étaient frappés. Elle-même, pourtant, celle qui, sur son passage, soulevait ce grand murmure d’amour, se peut-il qu’elle soit demeurée toujours insensible ? N’a-t-elle jamais brûlé des feux qu’elle allumait ? Nous avons beaucoup de peine à le croire : cette impassibilité éternellement souriante serait trop inhumaine. La chronique, les Mémoires du temps, la relation de Mme Lenormant nous ont laissé deviner qu’il y avait eu dans la vie de Mme Récamier tout au moins une crise particulièrement grave. C’est un des épisodes sur lesquels on nous apporte les renseignemens les plus précis et les plus piquans.
Juliette avait trente ans. Son cœur était vide et n’avait jamais été rempli. On lui avait fait contracter, toute jeune, un mariage de raison qui se trouva être un mariage absurde. Elle était à cet âge où, la première jeunesse étant passée et l’insouciance de l’avenir évanouie avec elle, on se demande s’il est possible de faire à la règle, aux convenances, à une idée le sacrifice du bonheur de toute une vie. Elle se trouvait très isolée, dans une grande détresse morale, avec d’intimes besoins de tendresse. A Coppet, dans l’été de 1807, elle rencontra le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Frédéric, de six ans moins âgé qu’elle. Une passion réciproque les entraîna l’un vers l’autre ; dans l’ivresse et l’exaltation du sentiment, ils en vinrent à souhaiter d’unir leurs destinées. Nous en avons pour témoignage irrécusable le double serment qu’ils échangèrent en se quittant et dont on nous a conservé le texte : « Je jure par l’honneur et par l’amour, écrivait le prince de Prusse, de conserver dans toute sa pureté le sentiment qui m’attache à Juliette Récamier, de faire toutes les démarches autorisées par le devoir pour me lier à elle par les liens du mariage, et de ne posséder aucune femme, tant que j’aurai l’espérance d’unir ma destinée à la sienne. » Et de son côté, à cette même date du 28 octobre 1807, Juliette écrivait et signait : « Je jure sur le salut de mon âme de conserver dans toute sa pureté le sentiment qui m’attache au P. A. de Pr., de faire ce que permet l’honneur pour faire rompre mon mariage, de n’avoir d’amour ni de coquetterie pour aucun autre homme, de le revoir le plus tôt possible et, quel que soit l’avenir, de confier ma destinée à son honneur et à son amour. » Ainsi la discrète et la prudente Juliette n’avait pas craint de se déclarer et de s’engager ! Elle avait nettement envisagé la possibilité d’un divorce. Et nous savons qu’elle écrivit à M. Récamier pour lui demander de lui rendre sa liberté, que celui-ci consentit d’abord, puis hésita, répugna à l’idée d’une séparation.
Pourtant Mme Récamier avait quitté Coppet, elle s’était soustraite à l’atmosphère si spéciale qu’on respirait là-bas dans le temps même des scènes les plus violentes entre Benjamin Constant et celle que Rosalie de Constant appelait la « célèbre et méchante femme, » elle avait échappé à l’influence de Mme de Staël qui patronnait le projet d’union avec le prince de Prusse. Elle se ressaisit. Elle eut conscience de l’extravagance de son projet. Quels étaient exactement ses devoirs envers M. Récamier ? Il paraît que celui-ci, en l’épousant, s’était engagé à n’être pour elle qu’un père. Mais ce rôle même de père, il ne le prenait pas fort au sérieux. Il tenait sa jeune femme pour une « intéressante amie » dont la nature était parfaitement impossible à comprendre, ce qui le dispensait de s’en tourmenter davantage. Quelques fragmens de ses lettres, à vrai dire un peu postérieurs à l’époque qui nous occupe, témoignent de sa part une légèreté et une étourderie singulières. En 1811, sa femme qui est à Angervilliers chez Mme de Catellan lui écrit qu’elle est obsédée de papillons noirs. « Pour moi, lui répond-il, je veux bannir toute tristesse ; nous allons aujourd’hui diner au Feu sacré de la Vestale, sur le boulevard neuf, près le Jardin des Plantes. » La même année Juliette est exilée, elle songe à quitter Châlons pour Lyon. « Chacun, lui écrit son mari, a ses goûts, ses affections, sa manière de voir et de sentir ; on ne peut guère diriger les intentions sur ce point. Il faut suivre son impulsion naturelle. Je disais, moi, que si l’on m’exilait, je choisirais la ville de Normandie où il y aurait le plus de chevaux, où je pourrais en voir et en maquignonner davantage. Ce n’est pas le même attrait, à coup sûr, qui pourrait te diriger, mais tu en trouveras quelque autre[2]. » C’est dire qu’en aucun temps, Mme Récamier ne trouva auprès de son mari beaucoup de réconfort. Toutefois, nous avons la lettre par laquelle Récamier dissuadait sa femme de son projet de divorce : elle est pleine de dignité. D’ailleurs, c’était l’époque de la ruine du banquier. Mme Récamier comprit qu’elle ne pouvait, à pareil moment, abandonner son mari : ce fut scrupule de délicatesse autant que crainte de l’opinion.
On pense qu’une fois son parti arrêté Juliette va reprendre sa parole, désabuser le prince, et, pour le mieux guérir de leur commune folie, couper dans le vif. Il n’en est rien. Tout en se retirant, elle ne décourageait pas entièrement le prince de Prusse. Celui-ci s’inquiétait, se désolait, s’indignait, rappelait tant de douces émotions, de si beaux sermens dont la nature entière avait été prise à témoin. La rupture définitive n’eut lieu que près de deux années plus tard. C’est le 13 juillet 1809 que le prince écrivait à Mme Récamier : « Je sens, malheureusement trop tard, que nous n’étions pas faits pour être heureux l’un par l’autre. Je n’aurais pu être heureux avec une femme qui sait feindre des sentimens qu’elle n’a peut-être jamais éprouvés et qui met les convenances au-dessus de la moralité… Je vous prie de ne plus m’écrire ; vos lettres me font trop de mal. Adieu pour la dernière fois. » Et, vers le même temps, il exhalait son dépit en termes amers auprès de Mme de Staël : « Vous voulez, disait-il, justifier la conduite de votre amie envers moi ; cependant, si vous la connaissiez entièrement, je suis bien sûr, madame, que vous changeriez d’opinion. Vous savez que sa conduite devait me faire croire qu’elle avait pour moi un attachement qui aurait fait le bonheur de ma vie et qu’elle avait même lié sa destinée à la mienne par les sermens les plus solennels. Il se peut que les circonstances pendant lesquelles j’ai appris à la connaître lui ont fait illusion sur la nature du sentiment qu’elle a eu pour moi. Malgré cela, elle a trouvé un plaisir cruel à entretenir pendant plus d’une année des sentimens auxquels son cœur ne répondait plus. Une conduite pareille, qui passe vraisemblablement en France pour de la coquetterie, me paraît le comble de la perfidie. » Est-ce ici la plus grande coquetterie de Mme Récamier ? Ou plutôt, n’avait-elle pas été elle-même plus sincère qu’elle ne le fut jamais ? En tout cas, qu’elle ait été profondément troublée par cette aventure, cela ne fait pas de doute : elle songea au suicide. Elle devait se tuer en absorbant des pilules d’opium. On a la lettre par laquelle elle avertissait M. Récamier de sa résolution. Par bonheur, les suicides annoncés sont les moins dangereux. Le roman ne se dénoua pas en mélodrame. Même il eut une heureuse fin. Le prince Auguste guérit de sa blessure ; il se consola, il s’apaisa : il fit comme les autres, et, pareil à toutes les victimes de Mme Récamier, il réclama sa place au nombre de ses amis et reprit avec elle la correspondance.
Dans l’étude qu’il consacrait à Mme Récamier, au lendemain de sa mort, Sainte-Beuve traçait le plan d’une série de chapitres qu’il regrettait de ne pouvoir encore esquisser. « L’un de ces chapitres serait celui de ses relations et de son intimité avec Mme de Staël… Un autre chapitre traiterait de la conquête aisée que Mme Récamier fit à Lyon du doux Ballanche. Un autre chapitre offrirait ses relations, moins simples, moins faciles d’abord, mais finalement si établies avec M. de Chateaubriand. » C’est le programme même de toute étude sur Mme Récamier. La première partie de son histoire, qui se lie à celle de Mme de Staël, n’est pas la moins curieuse. Ou plutôt, c’est un prodige que l’intimité ait pu se prolonger entre deux femmes diversement mais également célèbres, et qui avaient tant de chances de devenir rivales ! On en croit sur parole le Suisse Gaudot, qui les avait vues ensemble à Coppet, quand il écrit : « On imaginerait difficilement la quantité et la finesse des petites tracasseries qui ont été produites par cette longue vie de château. Mme de Staël et Mme Récamier ou Mme Récamier et Mme de Staël, comme on voudra, sont les deux pôles autour desquels le mouvement tourne, et l’une et l’autre de ces deux femmes célèbres sont dans la situation la plus extraordinaire quant à leurs relations subsistantes, à leur cœur et à leur avenir… » La brouille ne fut-elle pas tout près d’éclater à propos de Prosper de Barante ? C’est Mme de Staël qui avait adressé le jeune homme à son amie. Elle ne tarda pas à regretter ce mouvement de confiance. Prosper ne pouvait-il devenir amoureux de Mme Récamier ? C’est ce qui ne manqua pas d’arriver, et de son côté, Juliette ne fut pas tout à fait insensible. Mme de Staël s’empresse de s’expliquer catégoriquement et de signifier à Juliette une défense formelle : « Vous me dites que vous m’écrirez plus souvent, maintenant que vous voyez plus souvent Prosper. Je crains, je vous l’avoue, que vous ne vous laissiez aimer par lui, et ce serait pour moi une peine mortelle, car deux de mes premiers sentimens en seraient troublés. Ne le faites pas, Juliette ! Proscrite que je suis, me confiant à vous, et si prodigieusement inférieure à vos charmes, la générosité vous défend de vous permettre avec lui la moindre coquetterie ! » Juliette se le tint pour, dit : elle arrêta « en avril » la passion de Prosper de Barante, qui au surplus ne se crut pas digne de faire le bonheur d’une personne aussi éminente que Mme de Staël et dont l’âme « si active et si variée » lui causait quelque effroi. Une autre fois, c’est Auguste de Staël qui tombe passionnément amoureux de Mme Récamier, ce qui est, pour les relations des deux femmes, source de quelque embarras. Et enfin on ne peut voir sans un peu d’étonnement ou de gêne Mme Récamier accueillir, tout en le modérant et le tenant dans les limites de l’honnêteté, le grand amour de ce Benjamin Constant, par qui elle savait que son amie avait tant souffert.
Apparemment ce qui explique la durable intimité de ces deux femmes célèbres, c’est la profonde opposition de leurs natures. La douceur, le calme, la réserve de Juliette contrastaient avec l’emportement habituel à Mme de Staël et lui faisaient reprendre sur celle-ci une espèce de supériorité. Mme de Staël, avec son admirable clairvoyance, s’en rendait bien compte ; elle écrivait à son amie : « Je suis une personne avec laquelle et sans laquelle on ne peut vivre ; non que je sois despotique ni amère, mais je semble à tout le monde quelque chose d’étrange qui vaut mieux et moins que le cours habituel de la vie. Enfin, comme vous êtes plus jeune que moi, que votre esprit comprend tout, quand je ne serai plus, vous raconterez tout cela avec un sentiment de bienveillance qui l’expliquera. » Ajoutez que Mme Récamier, et c’est la meilleure partie de sa gloire, a porté dans l’amitié une délicatesse et un dévouement incontestables. Son attachement à Mme de Staël a été la véritable cause de son exil. Et le calme avec lequel elle supporta cette épreuve était pour Mme de Staël un objet d’étonnement si ce n’est d’émulation : « Que je suis loin de ce calme courageux !… Vous êtes plus isolée, plus à plaindre dans votre situation que je ne suis dans la mienne, et c’est vous qui me consolez ; mais ce que j’ai et dont Dieu vous a préservée, parce que vous ne méritez pas une si cruelle peine, c’est un sombre découragement qui ne laisse pas percer dans mon âme un rayon d’espoir… Vous avez plus de caractère que moi. » En tout cas, elle n’avait ni la même fièvre, ni le même besoin d’activité ou d’intrigue. Elle souffrait beaucoup moins de l’exil. Ce n’est pas elle qui eût trouvé cette éloquente exclamation : « Personne ne peut se faire l’idée de ce que c’est que l’exil, c’est l’hydre aux cent têtes en fait de malheur ! » Toutes les lettres qu’on nous donne de Mme de Staël témoignent dans le même sens, et nous la montrent en proie à cette soif de mouvement et d’agitation dont elle ne cesse d’être dévorée.
C’est auprès du lit de mort de Mme de Staël que Mme Récamier avait rencontré Chateaubriand. Elle commença à le recevoir en 1818. Elle fut très vite dominée, subjuguée par lui. Il fut tout de suite évident que celui-ci régnerait sans partage ; aussi y eut-il dans le cercle de Mme Récamier un instant de désarroi causé par l’entrée soudaine et aussitôt triomphante du nouveau venu. Les anciens amis s’alarmèrent, témoignèrent, chacun à sa façon, de leur tristesse et de leur mécontentement. Ils s’efforcèrent de mettre leur amie en garde contre une domination dont ils prévoyaient la tyrannie, contre une liaison qui ne pouvait manquer d’apporter son contingent de souffrances. Le fait est qu’un grand chagrin attendait Mme Récamier : bientôt, dans une crise de dépit, elle songera à rompre toutes relations avec celui qu’elle avait trouvé si tôt infidèle ! Ce fut la véritable raison du second voyage qu’elle entreprit en Italie, en 1823. Les contemporains avaient soupçonné ce mobile secret ; mais Mme Récamier s’en explique clairement avec ses intimes. A Paul David qui s’étonnait qu’elle prolongeât son séjour de l’autre côté des monts, elle répondit tristement : « Après toutes les distractions d’un voyage, l’Abbaye pourrait paraître bien triste cet été ; je crains aussi d’y retrouver des agitations qui me sont odieuses. Je reçois des lettres douces, on se plaint de mon absence, on demande mon retour ; mais, avec une personne qui manque de vérité, on ne sait jamais vivre et je suis absolument déterminée à ne plus me remettre dans toutes ces agitations ; il faut du temps pour changer les termes d’une relation, et, sous ce rapport, la prolongation de mon séjour ne peut qu’être favorable. » Cependant, à Naples, Mme Récamier apprenait la disgrâce de Chateaubriand, renvoyé du ministère. Celui-ci écrivait, se plaignait, avait besoin d’être consolé. Elle revint.
Ce que fut Mme Récamier pour Chateaubriand, après 1830, lorsque le grand homme tenu à l’écart de l’action politique et délaissé par la jeune génération littéraire, bâilla littéralement sa vie, on le sait depuis longtemps ; et sur les rites de ce culte de chapelle organisé autour de l’idole, nous n’avons probablement plus rien à apprendre. Toutefois on se demande si devant l’insatiable égoïsme et la vanité jamais satisfaite de René, celle même qui y sacrifiait les trésors de son ingéniosité n’eut pas ses instans de lassitude. Était-elle arrivée à se faire illusion à elle-même ? Avait-elle conservé toute sa clairvoyance ? Il semble bien que cette dernière hypothèse soit la vraie. Cela ressort d’un fragment de conversation que Louis de Loménie notait en 1841. « M. de Chateaubriand, lui confiait Mme Récamier, a beaucoup de noblesse, un immense amour-propre, une délicatesse très grande ; il est prêt à faire tous les sacrifices pour les personnes qu’il aime. Mais de véritable sensibilité, il n’en a pas l’ombre ; il m’a causé plus d’une souffrance. » De pareilles confidences sont singulièrement significatives : elles éclairent une situation : elles nous permettent de mesurer combien lourde dut paraître plus d’une fois à Mme Récamier la tâche qu’elle avait assumée !
A vrai dire, des figures de premier plan, telles que celles de Mme de Staël ou de Chateaubriand nous sont trop familières, et l’originalité en est marquée de traits trop puissans, pour que la connaissance que nous en avons soit sensiblement modifiée par les détails, même curieux, qu’on nous apporte ici ; et nous en dirions autant de tout ce qui concerne Adrien ou Mathieu de Montmorency, Benjamin Constant, Camille Jordan ou Ampère. Mais il est une figure que peu à peu nous voyons se dessiner, dans son individualité de demi-teinte, un caractère avec lequel nous lions connaissance intime, et pour qui, à mesure que nous le connaissons mieux, nous nous prenons de plus de sympathie : c’est le doux philosophe Ballanche. C’est lui qui aura, plus qu’aucun autre, bénéficié de la présente publication. Peut-être en effet l’étude biographique est-elle celle dont il a le plus de profit à attendre. Son œuvre est intéressante et rebutante, l’homme était exquis. Rien n’est plus curieux que de voir auprès de la belle Juliette et dans le brillant cortège de ses soupirans la figure que fait cet amoureux timide, passionné, discret et qui se change bientôt en une sorte de directeur de conscience et de « Platon domestique. » Sa laideur, sa timidité, sa gaucherie furent proverbiales. Quand il fut présenté à Mme Récamier à Lyon, en 1812, par Camille Jordan, il était presque un débutant de lettres : il avait trente-six ans ; il venait de composer les Fragmens qu’un amour malheureux lui avait inspirés ; il travaillait à son Antigone ; il ne se doutait pas que pour prêter à son héroïne idéale toutes les beautés il allait être obligé de les emprunter à une personne réelle.
Dès la première rencontre avec Mme Récamier, on peut dire qu’il lui appartient. Il s’en explique avec d’adorables obscurités de langage ; car le même embarras qu’éprouve Ballanche à tirer au clair ses idées philosophiques et sociales, on le trouve aussi bien dans sa façon de parler d’amour. Voici un bout de déclaration dont Molière aurait tiré parti : « Vous savez que je ne pouvais comprendre votre coquetterie ou ce à quoi vous donnez ce nom, car je n’y crois point encore. En effet, jamais nulle n’a eu moins besoin d’être coquette, comme nulle n’a jamais moins eu besoin d’être belle. C’est donc, à mon avis, en pure perte, que vous auriez été coquette, puisque vous êtes si belle, comme le Créateur, de son côté, aurait pu vous faire moins belle, puisqu’il avait résolu de vous accorder si libéralement ce qui peut suppléer le plus à la beauté. Pardon, Madame, de ce ton léger… » C’est le dernier trait qui est ici la merveille, et l’on peut juger par cet exemple combien pèsent les « légèretés » de Ballanche ! On a retrouvé de lui des lettres enflammées qu’il n’avait pas osé envoyer. Au surplus, il savait, à l’occasion, trouver la note juste et faire comprendre le véritable caractère de son affection dévouée et désintéressée. « Ma pauvre vie n’est qu’un reflet de la vôtre… Je n’ai point de destinée à moi… C’est à moi de suivre votre destinée et non point k vous d’obéir à la mienne, parce que je n’en ai point, parce que vous êtes une créature d’un ordre bien plus élevé que moi. » Il aurait voulu rendre service à Mme Récamier, lui faire du bien ; ce sentiment, se mêlant à une sorte de jalousie plus ou moins consciente, fait qu’il surveille les relations de Juliette, épie l’état de son cœur. A son avis, le grand danger vient pour celle-ci de ce qu’elle a l’esprit inoccupé. Il voudrait à toute force qu’elle entreprît un travail de littérature. Pourquoi n’écrirait-elle pas ? « Montrez-nous un talent qui n’ait rien de factice, rien d’apprêté, rien de fait, rien de convenu. Vos impressions naïves sur le monde, sur les lettres, sur ce que vous voudriez choisir seraient une chose charmante. » Pourquoi Mme Récamier ne se peindrait-elle pas elle-même pour la postérité et ne ferait-elle pas ce que Mme de Staël a fait dans Corinne ? Pourquoi, sinon parce qu’il manquait à Mme Récamier les idées et l’imagination de son amie ? Au moins Ballanche avait-il obtenu qu’elle s’essayât à une traduction de Pétrarque, et il l’engageait à ne se point rebuter des premières difficultés. Comment la langue française ne se fût-elle pas montrée docile aux volontés d’une si belle personne ? « J’en suis convaincu, la langue française finira par vous obéir, elle ne pourra résister au charme de vos pensées et de vos sentimens. Ensuite elle sera tout heureuse et toute fière d’avoir cédé à une si douce magie. » Ce sont galanteries de collège ; même quand il est délicieux, Ballanche reste un peu ridicule.
De même il y a chez lui un singulier mélange de modestie et de confiance en soi. Il se persuade de bonne foi que son Antigone a tranché la question du poème en prose qui, après Télémaque et les Martyrs, était encore pendante. Il croit non seulement à la diffusion de ses idées sociales, mais à la célébrité de son nom : « Mon nom est bien plus connu qu’il ne le paraît en effet ; et Nodier me disait hier qu’avant deux ans ce serait un des noms les plus populaires de France. » Cela n’empêche pas qu’il ne se juge à sa vraie valeur ; il sait qu’il lui manque quelque chose, un certain degré de vigueur, d’éclat, de maîtrise pour atteindre au premier rang : le jour où l’Académie songe à lui, pour l’opposer à Victor Hugo, il est homme à refuser un honneur dont il sent toute l’indignité, et dans des termes qui, à force de simplicité, deviennent éloquens.
Si Ballanche n’arrive jamais à se débrouiller complètement, c’est peut-être qu’il avait en réalité une nature fort complexe. Tout rêveur qu’il fût, il n’en était pas moins à l’occasion un observateur perspicace et même narquois : sa douceur s’aiguisait de finesse et d’ironie. Nul n’a mieux vu et n’a souligné d’un trait plus juste, en même temps que plus discret, les défauts du caractère de Chateaubriand. Lorsque celui-ci apparut dans la vie de Mme Récamier, Ballanche, on le devine, avait été de ceux qui avaient le plus souffert. Il avait songé d’abord à s’effacer. Il était resté. Il avait été le témoin des dernières agitations et ambitions de Chateaubriand et il les avait doucement raillées. Il n’était pas dupe des attitudes désespérées que René aimait à affecter et il avertissait son amie de ne pas s’émouvoir outre mesure de ses déclamations mélancoliques : « Il est préservé de l’intensité des émotions par sa grande mobilité. S’il pouvait prendre les choses plus simplement, s’il pouvait être plus lui-même, s’il pouvait concevoir que les hommes ne valent que par les choses et les circonstances, s’il pouvait s’accoutumer à ne voir que la vérité vraie et non la vérité faite ou inventée, il ferait un grand pas vers le repos. Mais il est dans sa nature : il n’y a rien à dire. » Il eût été d’avis que Chateaubriand se retirât de la scène politique et trouvât dans son talent d’écrivain une retraite assurée, un asile inviolable. Et c’est en effet le parti qu’on eût souhaité de lui voir prendre.
De même encore, lorsque eut lieu dans les relations de Mme Récamier et de Chateaubriand le grand déchirement de 1823, Ballanche ne douta pas que tôt ou tard un rapprochement ne dût se produire. Et quand il apprit que ses prévisions en effet se réalisaient, il se contenta d’indiquer d’un mot qu’il ne s’y était pas trompé, réservant tout son effort pour qualifier en termes vraiment admirables l’influence que la tendre compassion de Mme Récamier pouvait désormais exercer sur cette âme lassée, en la réconciliant avec le sentiment moral. « Je me doutais bien que vos ressentimens ne tiendraient pas ; il y a des choses trop antipathiques à nos natures, et la vôtre est certainement la mansuétude. La tristesse dont il est absorbé ne m’étonne point. La chose à laquelle il avait consacré sa vie publique est accomplie : il se survit, et rien n’est plus triste que de se survivre. Pour ne pas se survivre, il faut s’appuyer sur le sentiment moral. Ainsi donc votre douce compassion sera encore son meilleur asile. J’espère que vous le convertirez au sentiment moral. Vous lui ferez comprendre que les plus belles facultés, la plus éclatante renommée ne sont que de la poussière, si elles ne reçoivent la vie et la fécondité du sentiment moral. » De telles pages suffisent à nous donner la mesure d’une âme ; elles nous révèlent tout ce qu’il y avait de profondeur de sentiment, de noblesse et de générosité chez le philosophe lyonnais.
Quand elle n’aurait servi qu’à remettre en valeur la physionomie du bon Ballanche, l’étude de M. Herriot n’aurait pas été inutile. Mais elle sera en outre un précieux complément aux publications de Mme Lenormant. Elle sert de contrôle aux Mémoires d’Outre-Tombe. Elle nous achemine vers une publication de plus en plus complète et authentique de la correspondance de Mme de Staël et de celle de Chateaubriand. Et elle nous permet de mieux juger du rôle de Mme Récamier et de son importance.
Que ce rôle ait été fort exagéré, c’est ce qu’il est difficile de contester. Sainte-Beuve a donné l’exemple : il avait connu Mme Récamier ; il avait été accueilli à l’Abbaye au Bois ; il évoquait, lorsqu’il en parlait, des souvenirs personnels. Le bruit que firent les Mémoires d’Outre-Tombe, la curiosité provoquée par des publications et des révélations successives, ont contribué à prolonger jusqu’à nous le prestige de Mme Récamier et de son salon. Mais quand on lit, dans le grand détail où elle nous est contée, la biographie de cette femme célèbre, on s’aperçoit combien les incidens dont elle est remplie sont, pour qui se place à un point de vue un peu général, de médiocre conséquence. Tout leur intérêt est restreint à une petite coterie. Si Mme Récamier a été, pendant un demi-siècle, en relations avec beaucoup de personnes remarquables par l’intelligence, elle n’a nullement contribué à la formation de leur esprit. Elle n’est pour rien dans l’œuvre de Mme de Staël ; il n’est pas bien sûr qu’elle ait inspiré à Benjamin Constant son fameux article ; elle a consolé, flatté, soigné Chateaubriand vieilli, mais elle n’a apporté à son talent aucun élément nouveau. Elle n’a eu aucune influence d’aucun genre ; et ne s’est pas souciée d’en avoir. Dans le temps de sa jeunesse, elle a eu fort à faire de se reconnaître dans le réseau compliqué de ses intrigues personnelles ; plus tard, elle s’est employée à adoucir l’isolement d’un homme de qui le monde s’était écarté. On a toujours, chez nous, fait à l’influence des salons une part beaucoup trop grande. Passe encore pour ceux de l’ancien régime, et pour le temps où la vie de société avait sur la direction des esprits quelque action. Nulle part, moins qu’à l’Abbaye au Bois, on ne s’est soucié d’influer sur le mouvement littéraire ou politique. Aussi peut-être suffirait-il de saluer en Mme Récamier une reine de la beauté ; on la louerait encore, si l’on y tient, et sur le témoignage de ses amis, d’avoir été réellement bonne, et d’avoir eu dans l’esprit un agrément qu’on eût remarqué davantage si on eût été moins préoccupé d’admirer ses grâces extérieures. Mais il serait temps de faire rentrer son histoire dans la chronique mondaine où elle est mieux à sa place que dans l’histoire de la littérature.
RENE DOUMIC.