Revue littéraire - Amours de tête

Revue littéraire - Amours de tête
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 922-933).
REVUE LITTÉRAIRE

AMOURS DE TÊTE[1]


Ce que j’aimais en toi, c’était mon propre rêve.


Ce vers explique à merveille le phénomène qui se produit fréquemment chez les hommes qui vivent beaucoup par le cerveau. Ils en viennent très vite à se créer un monde imaginaire dont les couleurs sont si intenses qu’elles les empêchent d’apercevoir la teinte de la réalité. Ils s’y donnent un rôle à eux-mêmes et se composent un personnage où leurs plus intimes amis auraient peine à les reconnaître. Parmi ces rêves qui peuplent leur esprit, il en est un surtout dont ils s’enchantent, le rêve de cet amour idéal dont les poètes, à travers les temps, ont tissé l’étoffe impalpable et brillante. Ils l’ont vu se lever des livres sur lesquels s’est penchée leur méditation. Ils l’ont recueilli tout frémissant de soupirs, tout vibrant d’une musique d’hymnes enthousiastes. Ils y ont ajouté un frisson venu de leur propre sensibilité. Cet amour, dont leur tête est enivrée, descend peu à peu dans leur cœur, amour sans objet encore, mais qui déjà gonfle leur poitrine et fait monter à leurs lèvres des paroles brûlantes qui ne vont à aucune adresse. Ne pourront-ils faire hommage de cette tendresse passionnée à aucune créature vivante ? La femme digne de toute cette ferveur n’existe-t-elle pas, et l’auront-ils appelée de tant de vœux sans la voir venir ? Elle viendra, soyez-en sûrs. Elle viendra à la minute précise où ils soupirent le plus ardemment vers elle. Ils la reconnaîtront aussitôt. Ils se réjouiront de la trouver si semblable à l’image qu’ils s’en étaient faite. Car ils l’apercevront à travers cette image ; ils salueront en elle leur rêve qui marche devant eux. Ces amours de tête peuvent être comme d’autres, sincères, profonds, durables, fertiles en souffrances et en joies. Des lettres de Balzac, des lettres de Michelet, récemment publiées, nous en offrent deux exemples mémorables.

Un jour qu’entre Balzac et Gautier l’entretien était tombé sur les femmes. « L’homme de lettres doit s’abstenir du commerce des femmes, dit l’auteur de la Comédie humaine, elles font perdre du temps. » Gautier se récriait : « Cependant les femmes ont été créées pour quelque chose ; quel genre de rapports nous permettrez-vous avec elles ? — Eh bien ! conclut Balzac, on doit se borner à leur écrire ; ça forme le style. » Balzac n’avait garde de se borner à leur écrire ; mais il leur écrivait beaucoup. Les lettres qu’il écrivit à la seule Mme Hanska, pendant les premières années de leurs relations (1833-42), forment un volume de près de six cents pages in-8o de texte compact. Nous en devons la publication à l’admirable, et j’allais dire au terrible collectionneur qu’est M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. Il possède en original toute cette correspondance. Il a de même les manuscrits de presque tous les romans de Balzac et de plusieurs ouvrages inédits. Si Balzac dédie à Mme Hanska un de ses livres, M. de Lovenpoul possède l’épreuve unique de cette dédicace que Balzac fut obligé de retirer. Si le soir de ses noces Balzac est obligé de faire ouvrir la porte de sa maison par un serrurier, M. de Lovenjoul possède la note du serrurier. Encore si cet amateur d’autographes avait concentré sur le seul Balzac toute sa curiosité ! Mais il est aussi bien muni pour Sainte-Beuve, Gautier, George Sand et pour tant d’autres. On compte ceux des grands écrivains de ce siècle sur qui il ne possède pas le dossier, parfois le plus compromettant. Ces manuscrits, M. de Lovenjoul ne se contente pas de la joie de les posséder. Il les déchiffre. Il les publie. C’est ainsi qu’il devient une manière de danger. Au surplus, ce n’est pas lui qui est coupable. Et à coup sûr ces documens ne seraient pas arrivés jusqu’à lui, si les grands écrivains n’avaient des héritiers qui n’aiment pas à garder ou à détruire de vieux papiers dont on peut, tout en s’en débarrassant, tirer profit.

Qu’y a-t-il d’ailleurs dans les six cents pages des Lettres à l’Etrangère, en dehors des effusions sentimentales ? Rien autre chose que les doléances de Balzac sur son effroyable labeur quotidien et sur ses embarras d’argent, c’est-à-dire rien qui ne fût déjà connu et sur quoi la correspondance générale de Balzac ne nous eût déjà renseigné à satiété. Il se couche à six heures, « son dîner dans le bec, » se lève à minuit, boit deux tasses de café et travaille douze heures d’affilée. Il écrit le Père Goriot en quarante jours, et Massimilla Doni en une nuit. Il ajoute un volume à ses Études de mœurs, un dixain à ses Contes drolatiques. Il traite avec un libraire, s’engage pour un autre, fonde un journal, paie une partie de ses dettes, en contracte de nouvelles et, pendant qu’il est occupé à boucher un trou, en voit un autre s’ouvrir. Soupirs d’amour et tracas d’affaires, déclarations passionnées et questions d’argent alternent sous la plume de l’écrivain, avec abondance et régularité, dans ces lettres copieuses et monotones. Balzac aime son « Étrangère, » et il commence un nouveau livre. Il adore Mme Hanska, et il a des difficultés avec son éditeur. Il est le moujik de sa comtesse russe, et il bâtit le plan de sa Comédie humaine. Il remercie Dieu de lui avoir fait connaître la grande passion, et il envoie Werdet au diable. Amour et métier. Il semble qu’il y ait là trop de projets d’auteur et de comptes d’éditeur, trop de papier imprimé, trop de corrections d’épreuves, et que cette odeur d’encre fût faite pour rebuter une femme. C’est au contraire celle que respirent avec délices les femmes qu’une vocation pousse à entretenir un commerce épistolaire avec les écrivains en renom.

Le 28 février 1832, Balzac trouvait chez l’éditeur Gosselin une lettre à lui adressée, signée l’Etrangère et portant le cachet de la poste d’Odessa. La lettre n’existe plus ; c’est la seule raison qui puisse faire que M. de Lovenjoul ne la possède pas. Mais il sait ce qu’elle contenait. Après lui avoir décerné des éloges enthousiastes à propos des Scènes de la vie privée, l’Etrangère lui faisait reproche d’oublier dans la Peau de chagrin ce qui avait fait le succès de son œuvre précédente, c’est-à-dire la délicatesse des sentimens, les nuances raffinées de ses caractères de femmes, et d’ébranler ainsi le piédestal sur lequel il les plaçait sans cesse dans ses Scènes. Elle le conjurait ensuite de revenir aux sources les plus élevées de ses inspirations antérieures, en renonçant aux peintures ironiques ou sceptiques qui ont pour point de départ l’abaissement de la femme ou la négation du rôle noble et pur qui lui appartient, lorsqu’elle comprend la mission que le ciel l’a chargée de remplir sur la terre[2]. C’est aussi bien ce qu’elle lui répète dans une lettre postérieure de quelques mois. « Vous élevez la femme à sa juste dignité ; l’amour, chez elle, est une vertu céleste, une émanation divine ; j’admire en vous cette admirable sensibilité d’âme qui vous l’a fait deviner. » Puis elle aborde des sujets plus intimes. « Vous devez aimer et l’être ; l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doivent avoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous deux... » Qui ne sait qu’être en tiers dans une confidence d’amour, c’est déjà ébaucher un roman pour son compte ? Au surplus, l’Étrangère fait son propre portrait et se montre telle qu’elle veut être vue : « Je suis simple et vraie, mais timide et craintive, je parais si peu qu’à peine si on fait attention à moi ; je n’ai de force, d’énergie, de courage, que pour ce qui me paraît s’allier au sentiment qui m’anime : l’amour. Je suis aimée et j’aime encore ; nul n’a pu comprendre l’âme de feu qui embrasait tout mon être ; vous me comprendrez, vous. »[3] Telle est l’offre doublement séduisante qu’elle lui fait : tout à la fois de le diriger et de se confier à lui. Il a bien compris la « femme, » puisqu’il a deviné la femme qu’est l’Étrangère. Il est dans la bonne voie ; pour s’y maintenir, il n’a qu’à fixer les yeux sur l’étoile qui y vient tout exprès briller pour lui de feux très doux.

Ces indications suffisent. C’est sur elles que va travailler l’imagination de Balzac. Son esprit s’élance docilement dans le sillage qu’on lui a tracé. Il a enfin trouvé l’objet de ses rêves, et il le célèbre à l’aide d’une phraséologie adaptée. « Je me suis plu à vous comprendre parmi les restes presque toujours malheureux d’un peuple dispersé, peuple semé rarement sur cette terre, exilé peut-être des cieux, mais dont chaque être a un langage et des sentimens qui lui sont particuliers, qui ne ressemblent point à ceux des autres hommes. Ce sont des délicatesses, des recherches d’âme, des pudeurs de sentiment, des tendresses de cœur plus pures, plus suaves, plus douces que chez les créatures les meilleures... Ces pauvres exilés ont tous en eux, dans la voix, dans les discours, dans les idées, un je ne sais quoi qui les distingue des autres... Compatriotes d’une terre inconnue, ils se reconnaissent et s’aiment au nom de cette patrie vers laquelle ils tendent. La poésie, la musique et la religion sont leurs trois divinités. » Une femme d’une essence si particulière est à peine de cette terre et on ne saurait la voir avec les mêmes yeux, la juger d’après les mêmes idées que les autres femmes. C’est la femme-ange. Elle peut bien consentir à marcher parmi nous, mais on devine qu’elle a des ailes. Aussi, lorsque son inconnue se révélera à lui, ne craignons pas que Balzac éprouve une désillusion. Il la rencontre à Neuchâtel : il est le dévot admis à contempler son idole ; même, il lui découvre des perfections auxquelles son imagination ne s’était pas haussée. « Elle possède un œil traînant qui, lorsqu’il se met ensemble, devient d’une splendeur voluptueuse. J’ai été enivré d’amour. » Il l’était déjà. Il la reverra de loin en loin, à Genève, à Vienne. « Tu es bien la femme que j’ai souhaitée pour mienne. Je repasse en moi délicieusement tous mes bons souvenirs de ces quarante-cinq jours et tous me prouvent que j’ai raison dans mon amour. » C’est le propre de ces convictions fortes que tout ne sert qu’à les enfoncer. Exagération du langage sentimental, images, métaphores, exclamations, objurgations, adjurations, c’est la trame même du style des lettres de Balzac. Et ce sont les nouvelles qu’on attend dans la fièvre, les battemens du cœur qui se précipitent, sitôt qu’on aperçoit la chère écriture, les tendres reproches, les protestations d’amour unique et de fidélité sans reproche. Et ce sont ces puérilités où se complaît l’amour des collégiens, comme aussi bien celui des amoureux de tout âge et de toute condition. Balzac a planté, en dessous de son encrier, la carte de visite de Mme Hanska, en sorte que chaque plumée d’encre lui sert à revoir le nom de celle qu’il aime. Il met à son doigt, pendant les heures de travail, un anneau qu’elle lui a donné. « Je le mets au premier doigt de la main gauche, avec lequel je tiens mon papier, en sorte que ta pensée m’étreint. Tu es là avec moi. Maintenant, au lieu de chercher en l’air mes mots et mes idées, je les demande à cette délicieuse bague, et j’y ai trouvé tout Seraphita. » Il envoie à Mme Hanska une allumette qu’il a mâchonnée en écrivant. Il lui envoie aussi des autographes dont elle faisait collection, et les manuscrits de ses romans qu’il fait relier dans des étoffes de robes qu’elle a portées. Il consulte à son sujet des somnambules, confiant dans l’importante et terrible puissance qu’elles ont de savoir ce qui se passe dans l’âme des personnes, à la plus grande distance. Il lui offre de venir la soigner et de mettre à son service ce pouvoir magnétique qu’il possède et qui lui permet de guérir les personnes qui lui sont chères. Et enfin il envoie sa pensée à travers les espaces jusqu’à elle ; qu’elle ne s’y méprenne pas, si elle voit un charbon pétiller, un caillou rouler, une étincelle se détacher de la bougie. En vérité, il n’y manque aucune des folies par lesquelles se traduit la folie de l’amour.

On voit très aisément quel attrait chacun des deux amans pouvait trouver dans cette liaison qui les unissait par-dessus plusieurs centaines de lieues d’espace. Le grand observateur à qui on doit le plus riche « répertoire de documens sur la nature humaine » est, par un autre côté de sa nature, l’esprit le plus romanesque. « Le cœur, l’imagination, le romanesque des passions dont mes ouvrages donnent l’idée sont bien loin du cœur, de l’imagination et du romanesque de l’homme. » Ce romanesque s’exalte dans les conditions de vie factice que s’impose l’écrivain, s’isolant du monde, surchauffant son imagination, faisant de son cerveau une fournaise sans cesse en travail, une machine continuellement sous pression. En outre, Balzac a un impérieux besoin d’expansion, qui, quoi qu’il en pense, pourrait bien être une forme de l’égoïsme. « Il n’y a rien d’égoïste dans ma vie. Il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes sentimens à un être qui ne soit pas moi : sans cela, je n’ai point de force. » Il faut qu’il parle de lui. Il faut qu’il se confie. Et on ne se confie tout à fait qu’à une femme qu’on aime. De son côté, Mme Hanska, jeune, ardente, exaltée, mystique, a besoin de peupler la solitude où elle vit dans son château de l’Ukraine, auprès d’un mari, de vingt-cinq ans plus âgé qu’elle. Songer qu’on occupe la pensée d’un homme à qui plusieurs reconnaissent du génie et qui a fait de vous sa « conscience littéraire, » croire qu’on a part dans une œuvre qui fait son chemin par toute l’Europe et qui pourra bien aller jusqu’à la postérité, cela est fait pour flatter l’amour-propre, avec qui il arrive que l’amour se confonde à s’y méprendre. On se souvient des Laure et des Béatrice. On prend place sans déplaisir dans le chœur de ces amantes historiques.

Il y avait néanmoins entre les deux amans un désaccord que les faits finirent par mettre en lumière. Balzac voulait avoir près de lui sa muse et en faire la compagne de sa vie. Mme Hanska préférait l’inspirer à distance. Dès les premiers jours, on s’était promis d’être à soi : M. de Hanski était l’obstacle ; mais, suivant les lois de la nature, cet obstacle ne pouvait être éternel. Dès l’année 1833, lors de la première rencontre, Balzac écrit à sa sœur : « Mon Dieu que ce Val de Travers est beau, que le lac de Bienne est ravissant ! C’est là, tu penses bien, que nous avons envoyé le mari s’occuper du déjeuner ; mais nous étions en vue, et alors, à l’ombre d’un grand chêne, s’est donné le furtif baiser premier de l’amour. Puis comme notre mari s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserver sa main, son cœur. » Le plus méchant tour qu’un mari en pareil cas puisse jouer à des amans est de disparaître. M. de Hanski eut ce tort. Balzac se hâta de réclamer l’accomplissement de l’ancienne promesse. Mme Hanska ne se hâtait pas de s’en souvenir. Elle hésitait à se décider, elle demandait du répit. Changer de pays, changer de vie, c’est une grave détermination et qu’on ne saurait prendre sans quelque délai. Elle avait de grands biens, partant des affaires compliquées et qu’il fallait arranger sans précipitation. Puis elle eut sa fille à marier. Puis elle eut ses rhumatismes à soigner. Balzac, dans son impatience, l’avait rejointe à Wierzchownia. Sa santé, déjà très altérée, souffrait beaucoup de l’âpreté du climat. Il était frappé à mort. Il devait revenir en France. Il ne voulait pas revenir seul. Enfin Mme Hanska se décida. Le mariage eut lieu dans un village de Russie. Les nouveaux mariés arrivèrent à Paris et vinrent de nuit frapper à la porte de l’habitation que Balzac avait fait préparer luxueusement. Ils la voyaient tout illuminée ; mais ils eurent beau sonner, cogner, appeler, ils n’obtinrent pas de réponse. Le domestique chargé de les attendre avait été subitement atteint d’aliénation mentale. Mauvais présage pour deux époux également superstitieux ! Le présage se réalisa. Le bonheur ne fut pas aussi complet que dix-sept ans de fidélité l’eussent mérité. De près, l’intimité se trouva être moins douce qu’on ne l’avait imaginé de loin. Balzac mourut au bout de quatre mois. Il n’avait auprès de lui qu’une vieille femme qui était sa mère, et une garde. Mme de Balzac, devenue veuve, entama une correspondance avec un autre romancier. L’habitude était prise. La vocation était décidément irrésistible.

Vers le même temps où l’auteur de la Comédie humaine épousait Mme Hanska, Jules Michelet avait épousé Mlle Athénaïs Mialaret sous les auspices de Béranger. « Le Collège de France, en ses trois professeurs, l’a entourée pendant la cérémonie. Béranger l’avait à son bras, représentant son père, comme il est le nôtre à tous. » Les lettres écrites par Michelet pendant les six mois qui précédèrent cette union, à laquelle on sait qu’il dut le bonheur des vingt-cinq dernières années de sa vie, viennent d’être données en supplément à l’édition définitive de ses œuvres. S’il y a des lettres qu’il semblât convenable de ne pas publier, ce sont bien celles-là. Il y a de l’indiscrétion à étaler devant le public l’intimité du foyer domestique ou ce qui a pu la préparer. Ajoutez que la situation de Michelet qui, à cinquante ans, épouse une jeune fille de vingt ans est un peu spéciale. Ajoutez que Michelet, s’adressant à sa fiancée tantôt comme à sa femme et tantôt comme à sa fille, cette confusion a pour nous je ne sais quoi de gênant. Tout au moins aurait-on pu supprimer certains passages où l’on voit que le culte passionné de Michelet ne s’adressait pas seulement aux perfections morales de celle qu’il aimait. Nous nous sommes, pour notre part, élevé maintes fois contre ce genre de publications posthumes et trop intimes. Mais il se trouve que Michelet avait lui-même souhaité que ces lettres fussent livrées au public. Lorsqu’elle en préparait l’édition, Mme Michelet ne faisait que se conformer à la volonté de celui dont elle a si religieusement entretenu la mémoire. C’est donc nous qui avons tort ; nos scrupules sont exagérés ; et il ne faut voir dans ces lettres que des documens livrés, comme tous les textes, à la critique.

Michelet était veuf, sa fille était mariée, son fils était loin de lui. La solitude où il vivait était particulièrement douloureuse à son âme tourmentée. Quelques lignes du livre sur le Prêtre, la Femme, la Famille peignaient bien sa souffrance et ses aspirations : « L’homme moderne, victime de la division du travail, condamné souvent à une spécialité étroite où il perd le sentiment de la vie générale et où il s’atrophie lui-même, aurait besoin de trouver chez lui un esprit jeune et serein, moins spécialisé, mieux équilibré, qui le sortît du métier, et lui rendît le sentiment de la grande et douce harmonie... Il faudrait une femme au foyer pour rafraîchir le front brûlant de l’homme... Elle lui rouvrirait la source vive du beau et du bon, de Dieu et de la nature ; il boirait un moment aux eaux éternelles. Relevé ainsi par elle, il la soulèverait à son tour de sa main puissante, la mènerait dans son monde à lui, dans sa voie d’idées nouvelles et de progrès, la voie de l’avenir[4]. » A quelque temps de là, il reçut une lettre d’une jeune fille, institutrice en Autriche. Elle avait lu le Prêtre ; ce livre l’avait troublée ; elle demandait conseil. Michelet répondit. Mlle Mialaret, rentrée à Paris, crut pouvoir se présenter chez l’illustre historien. Il ressentit en la voyant une vive impression. « Pâle à faire frémir, comment pouvait-elle vivre ? Ce qui faisait ressortir cette pâleur fantastique d’un si grand effet, c’est qu’elle était habillée en noir, avec une unique rose, pâle elle aussi, sur son chapeau de velours. » Douze jours après, il l’épousait de cœur, suivant son expression, sans qu’elle le pressentît. Depuis, en y songeant, il comprit que la fatalité elle-même avait dû mettre sur son chemin celle qui était si bien faite pour être la compagne de sa vie. C’était un cas de prédestination.

Résultat du travail qui se faisait depuis des années dans la sensibilité, dans les nerfs, dans tout l’être de Michelet, cette passion, qui couvait en lui depuis longtemps et qui a éclaté à propos de sa première rencontre avec Mlle Mialaret, touche aussitôt au paroxysme. Dès les premiers jours, Michelet est dans un état violent. « Un mot de vous, un baiser de tes lèvres, allumerait en moi une âme de feu à consumer le monde... Je suis en ce moment aux Archives et ne puis rien faire qu’attendre, l’œil fixé sur la pendule, que je puisse aller à toi, m’occuper de toi !... O mon enfant, vivons, je t’en prie, comme deux petits enfans en joie innocente, sans orgueil ni fausse dignité... Adieu, je meurs de toi ! Je te vois dans une heure et ne sais comment la passer... » Ses lettres sont trempées de larmes, larmes d’amour, de douleur, d’inquiétude. Il est dans la quasi impossibilité de travailler, trop peu maître de son esprit, ne se détournant qu’avec peine du sentiment qui l’a envahi tout entier. Il a difficilement, lentement « égratigné » cinquante pages d’histoire qu’encore trouve-t-il mauvaises. Mais s’il n’eût eu à parler que d’amour, quel livre éloquent, neuf, il eût écrit, rien qu’en laissant aller sa plume ! Ces transports de passion n’ont rien de rare ni qui doive surprendre. Ils n’ont rien que d’ordinaire chez un homme qui se met à aimer sur le tard. Mais cet homme est Michelet. On sait comment se révèle à travers tous ses derniers livres cette sensibilité exaspérée, et c’est ce qui donne de l’importance à ces déclarations enflammées.

Une ode, un dithyrambe, le Cantique des Cantiques transposé par un professeur d’histoire, voilà à peu près ce qu’est chacune des lettres de Michelet à la jeune fille. Il salue en elle une reine. « Née reine, vous êtes et serez reine. Quoi que vous puissiez dire ou faire, vous resterez sur un autel. Je vous serre sur mon cœur et sens toujours Dieu en tiers. » Encore est-ce trop peu dire, et l’expression est par trop insuffisante. Mlle Mialaret est plus que reine. « Les malheureux rois et reines ne règnent qu’à la surface ; vous régnez jusqu’à l’abîme, et vous auriez beau y creuser, ce serait toujours vous que vous trouveriez, vous et votre puissance. » L’héroïsme ou le génie peuvent seuls la mériter. Ou plutôt encore c’est en elle que Michelet puise désormais son génie. « Ce cours né de toi, écrit pour toi, l’est presque par toi... » Tout ce lyrisme est d’autant plus frappant qu’il contraste avec le calme, la mesure, la réserve de la jeune fille qui en accepte l’hommage, en est profondément touchée, mais ne s’abuse pas sur la valeur de ces grands mots évidemment disproportionnés. Elle n’est pas une reine, et elle le sait. Elle est Mlle Mialaret, institutrice en Autriche, revenue en France afin de s’y consacrer à l’enseignement, et reconnaissante au professeur célèbre qui lui fait un bienveillant accueil alors qu’elle est dénuée de tout secours et aux prises avec toutes sortes de difficultés. Si Michelet veut faire d’elle sa femme, elle sent que tout de même ce n’est pas elle qui « daignera » et qu’il y aura beaucoup d’honneur pour elle dans une si glorieuse destinée. Les choses ne peuvent d’ailleurs aller sans certaines résistances. Les familles voient le plus souvent avec défaveur les seconds mariages ; et la famille de Michelet trouve un argument très fort dans la différence des âges. Entre l’exaltation de Michelet et l’hostilité de ses enfans, il faut du sang-froid, de la diplomatie. Il faut de la volonté. M Ile Mialaret a beaucoup de volonté. Elle ne perd pas le temps en rêveries. Sérieuse, grave, elle met par dessus tout les intérêts du travail et trouve justement que, depuis quelque temps, M. Michelet travaille mal. Or, bien loin d’être un obstacle au travail de son mari, elle veut au contraire l’y aider, le lui rendre plus facile. Elle le ramène vers les études dont elle souffre de le voir trop distrait. Leur union sera cela même : une association en vue du travail. Le royaume d’une femme, c’est son ménage : elle règne sur l’intérieur, sur l’office et sur le jardinet. Mlle Mialaret s’informe des ressources qu’on aura : elles seront modestes, mais permettront d’avoir une maisonnette hors Paris. A travers les lettres mêmes de Michelet, on devine ce parfait bon sens, cette sagesse pratique de la jeune fille. Cette simplicité, cette sérénité sont sans doute les plus belles qualités dont on puisse faire honneur à une femme. Seulement ce sont de tout autres mérites que Michelet célèbre en sa future compagne. C’est qu’il aime dans celle qui lui est un jour apparue si pâle, la Femme telle qu’il la conçoit prête pour remplir une mission mystique. L’amour dont il lui fait hommage, c’est l’Amour tel qu’il doit être pour déborder d’un cœur d’homme sur le monde entier et régénérer l’humanité.

Pour Michelet, la femme est une religion. Le monde vit de la femme : elle y met sa grâce et c’est la grâce qui sauve. Le progrès qui se fera dans les sociétés sera le progrès lui-même de l’amour. Il effacera peu à peu les haines des races et les haines des classes, mettra fin à la guerre, appellera les hommes à la paix universelle et à l’universelle fraternité. Seulement, pour opérer ces miracles, il faut d’abord que l’amour ait pris naissance dans deux cœurs intimement unis. Le salut consistera à transporter dans le monde politique et social cette douceur infinie, ce besoin d’interprétation favorable qui se trouve si naturellement entre deux personnes qui s’aiment. C’est ce rêve humanitaire que Michelet se crut à la veille de réaliser dès qu’il rencontra Mlle Mialaret. « Que te rendrai-je, amie, pour l’initiation que je trouve en toi ? Je sens combien la femme est la porte du monde éternel ! Mais la femme où la trouve-t-on ?... Jusqu’à toi j’en ai rencontré avec telles qualités partielles, la beauté, la force ou l’esprit, jamais la femme toute entière. Elle m’est arrivée enfin ! » Il crut de bonne foi que cette force de sympathie qu’il sentait en lui allait gagner les autres, se répandre sur la terre sanglante, comme une grande mer d’amour et de consolation. C’est ce qu’il répète à chaque page de cette correspondance, c’est ce qui en fait l’originalité et ce langage apocalyptique serait d’ailleurs parfaitement inintelligible à qui ne connaîtrait pas la dernière partie de l’œuvre de Michelet. « Cette chose, la seule que je voudrais te donner en ce monde, la seule vraiment digne de toi, ce serait que par moi le monde aimât encore, qu’il fit un pas du moins hors des haines aveugles, violentes, où nous le voyons engagé, que les hostilités dans le peuple contre le peuple et les hostilités de classes disparussent. Je ne puis l’espérer encore, mais au moins qu’elles diminuassent, qu’il y eût quelque rapprochement des âmes et que non seulement ici, mais par toute la terre, commençât la Grande Amitié... Il faut que la grande amitié pour gagner le monde commence en un cœur d’homme, que l’étincelle du feu sacré qui va de proche en proche réchauffer ce monde en substituant à la haine l’amour couve d’abord au plus étroit foyer... Ce cœur est-ce le mien ? Et cet homme est-ce moi ? Hélas ! je me sens bien peu digne, bien plus artiste, bien plus sensible que bon. » C’est en ce sens que Michelet conçoit que toute l’histoire du monde puisse aboutir et tout l’avenir de l’humanité commencer à son mariage avec M Ue Mialaret. Le second mariage de Michelet a-t-il eu d’ailleurs pour les destinées de l’humanité les conséquences que Michelet en attendait ? Et que vaut la théorie de l’amour qui s’exprime ou qui se cache dans ce langage tout imprégné de mysticisme théologique ? La question est trop considérable pour qu’on puisse se permettre de l’aborder de biais et à propos d’une correspondance intime. Je n’ai voulu que montrer toutes formées déjà chez Michelet les théories qui plus tard s’épanouiront dans les livres de l’Amour et de la Femme.

Il serait singulièrement inexact, d’ailleurs, de prétendre que Mme Michelet n’ait pas eu une grande influence sur les idées mêmes de son mari et sur le développement de son talent. D’abord, on sait la place considérable, énorme, hors de toute proportion que tiendront, même dans les écrits historiques de Michelet postérieurs à 1850, les considérations amoureuses. Ensuite, Mme Michelet aimait beaucoup la campagne ; elle y avait été élevée, elle avait trouvé une grande douceur dans ses tête-à-tête avec la nature. Elle s’étonnait que Michelet n’eût pas mêlé davantage la nature à ses études. C’est elle qui l’a aidé à se détourner de la « sauvage histoire de l’homme » pour se rafraîchir dans la contemplation des harmonies naturelles. Elle l’a amené à découvrir l’âme confuse répandue parmi les bêtes et jusque dans les plantes et dans les élémens. Elle a été de toutes manières sa collaboratrice pour l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne.

C’est ainsi qu’à l’amour de tête où se complait l’écrivain répond l’amour de tête dont le paie son Égérie. L’écrivain aime non pas la femme réelle que la destinée a mise sur son chemin, mais l’être d’imagination, créé par lui et qu’il incarne en elle grâce à cette admirable puissance d’illusion qui fait les artistes. Elle, de son côté, aime en lui, moins l’homme même que l’auteur, moins sa personne que son talent, son esprit, toute cette individualité en partie factice qu’on met dans les livres. Elle l’aime avec toute l’ardeur, toute la sincérité, parfois tout le dévouement passionné qui sont les signes du véritable amour. Elle reste très femme dans cet amour, et la vocation de la femme est d’être mère. C’est pourquoi elle met dans cette tendresse littéraire une nuance d’affection maternelle. Sans y tâcher ou sans pouvoir s’en empêcher, elle dirige, elle protège. Certes, il ne lui viendrait pas à l’esprit de se comparer à l’homme dont elle admire le génie, et dont ce ne serait pas assez de dire qu’elle comprend toute la supériorité. Pourtant elle le conseille, elle ne craint pas d’exercer une action sur lui, et même c’est sa chère récompense de constater qu’elle a quelque part dans son œuvre. Cette influence est généralement beaucoup moins grande qu’on ne se l’imagine, car, après tout, l’écrivain ne fait jamais que développer ce qui était en lui. Quelquefois, elle est fâcheuse. Quelquefois aussi, elle est bienfaisante. Elle est en tout cas la preuve de remarquables dons d’intelligence et d’une grande intensité de vie cérébrale. La femme de Racine ne savait pas ce que c’était qu’un vers. Cela n’a pas empêché Racine d’écrire A thalie. Mais cela fait que la femme de Racine n’a aucune espèce de place dans l’histoire de la littérature française.


RENÉ DOUMIC.

  1. Balzac, Lettres à l’Étrangère, 1 vol. in-8o, Calmann-Lévy. — Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul : Un roman d’amour (C. Lévy). — Edmond Biré : Honoré de Balzac (Champion). — Dr Cabanès : Balzac ignoré (Charles). — Michelet. Lettres à Mlle Mialaret, 1 vol. in-8o (Flammarion).
  2. Lovenjoul. Un Roman d’amour, p. 29.
  3. Lovenjoul : Un roman d’amour, p. 33 sq.
  4. Michelet, le Prêtre, la Femme, la Famille, p. 271.