Revue littéraire - Alexandre Dumas père

Revue littéraire - Alexandre Dumas père
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

ALEXANDRE DUMAS PÈRE

« Grand homme tout à fait ! dit Sganarelle : un homme qui était plus grand que moi de tout cela… » Au sens où l’entend Sganarelle, il n’y a pas de doute qu’Alexandre Dumas n’ait été un grand écrivain, dépassant de beaucoup Chateaubriand, Balzac et même Victor Hugo, l’un des plus grands écrivains de son temps, comme Thiers et Louis Blanc en étaient les plus petits. C’était un géant, et aucun de ceux qui nous ont parlé de lui, afin de nous le faire admirer, n’a négligé de nous renseigner sur cette particularité de sa complexion physique : c’était un homme qui n’avait pas son pareil pour enfoncer les portes d’un coup d’épaule ou enlever les gens à bout de bras. Il dut, paraît-il, à ce tempérament d’athlète quelques-unes des plus précieuses qualités qui le firent aimer de tous ceux qui l’approchaient : générosité, facilité, bonté de colosse joyeux. S’étant mis à fabriquer des pièces de théâtre et confectionner des romans, il se signale dans son métier par des prouesses, toujours gigantesques, de labeur infatigable et de production énorme. Il abat de l’ouvrage avec une verve intarissable, fait représenter soixante drames avec une belle humeur qui ne se dément jamais, y ajoute sans fatigue dix comédies et sans gêne trente romans, publie deux cent cinquante volumes, essouffle l’équipe de collaborateurs qui travaille sous sa direction, fait gémir les presses, alimente les scènes du boulevard, emplit le rez-de-chaussée des journaux, encombre les cabinets de lecture, envahit l’Europe, déborde sur l’Amérique, prend pour public la foule, se fait applaudir par des millions de spectateurs et trouve dans tous les pays du monde des lecteurs charmés, ravis, amusés, qui Usent ses livres et, sans entendre le français, comprennent tout de même la langue où ils sont écrits… Mais ce n’est ni à la taille de l’ouvrier, ni aux dimensions de l’œuvre, que se mesurent les écrivains. Prendre la toise ou le mètre pour unité de mesure littéraire, quand ce n’est pas une plaisanterie, est une faute de goût des plus regrettables. Aussi faut-il regretter vivement qu’elle ait été commise par ceux qui dirigent la collection, — d’ailleurs si recommandable et si justement estimée, — des études sur les Grands écrivains français, et par l’auteur qu’ils ont chargé d’écrire l’étude sur Alexandre Dumas père[1], M. Hippolyte Parigot, l’un des plus brillans professeurs de l’Université.

Pour nous faire apprécier en Dumas un émule de ses plus illustres contemporains, il est clair qu’il faut se placer à un point de vue assez spécial, et qui n’est pas ordinairement celui de la critique. Historiens des lettres, amateurs de théâtre, critiques de tout bord et de tout rang, ils avaient tous jusqu’ici salué en Dumas le plus « prodigieux » amuseur de son siècle, et, chaque fois qu’il s’était agi de célébrer la fertilité de son invention, ils n’avaient pas marchandé les superlatifs ; mais tous, et sans en excepter J.-J. Weiss lui-même, ils s’étaient obstinément refusés à voir en lui un écrivain. Il s’en est trouvé plusieurs aussi pour avancer qu’il avait un méchant style et que son tour d’esprit n’était pas sans vulgarité. M. Parigot dit son fait à cette « critique transcendante, sans fantaisie et qui ne sait pas sourire. » Cette critique « rebute l’imagination sous prétexte de science, mais en vérité par impuissance et sécheresse d’esprit. » Il n’est que d’appeler les choses par leur nom, et, en toute occasion, de remonter aux causes véritables. Le livre de M. Parigot pourra du moins nous donner quelque idée d’une critique qui n’est frappée ni d’impuissance ni de sécheresse, et de l’agrément que peuvent y répandre la fantaisie et le sourire.

M. Parigot a beaucoup d’esprit, et, comme il arrive souvent en pareil cas, il ne se lasse pas d’en avoir. Le caractère de la critique souriante semble être aussi de sourire sans interruption. Pas un instant elle ne perd le souci d’être agréable : pas une minute elle ne renonce à plaire. Chaque développement s’y relève par l’ingéniosité du tour, et chaque phrase s’achemine vers une malice. Dès les premières pages on apprend qu’Alexandre Dumas « ouvre les yeux au soleil de Thermidor, en attendant que son cerveau tropical s’échauffe sous le soleil d’Austerlitz. Il est en vérité un privilégié de la naissance : je veux dire qu’il prend bien son temps pour venir au monde et y prospérer. » Quelques lignes plus bas on voit que les enfans du début du XIXe siècle étaient des « petits d’hommes libres » et qu’au temps de Napoléon, « la splendeur de l’énergie éblouit les yeux ; » façons de s’exprimer que les récens succès de librairie ont fait entrer dans la circulation. M. Parigot donne volontiers à sa phrase un air un peu énigmatique : sa pensée se fait chercher. « Cela est peint, vous dis-je, j’entends que ce n’est que fard adroitement appliqué… Les visages poudrés minaudent. Mais voilà qu’une mouche les pique qui n’est pas peinte sur le visage… Les grands bourgeois de 1845, tirent vanité d’être venus à Paris en sabots. Dantès y vient presque numéroté : j’entends qu’il sort de prison ; nos numerus sumus. » M. Parigot s’entend lui-même ; nous l’entendons moins bien : il raffine trop. Est-il besoin de rappeler à un lettré tel que lui ce passage de La Bruyère : « Vous voulez me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : il fait froid ? » Son plus grand effort en ce genre est sans doute celui qu’il a dû faire pour appliquer à l’analyse d’Un Mariage sous Louis XV le langage des exploitations de chemins de fer. Le dramaturge est comparé à un « aiguilleur qui, du haut de son poste, manœuvre les voies et les signaux. Parce qu’il a ouvert la voie montante ou descendante, Dumas pense que nous y sommes naturellement engagés. La comtesse désire-t-elle avoir un équipage ? entendez qu’elle prend la direction de l’amour conjugal ; si le comte refuse, la ligne de jalousie est ouverte. Notes et missives se suivent, pour éviter une fausse manœuvre ou quelque accident à la bifurcation. Tout est si bien ordonné et prévu que toutes ces indications, signaux et bulletins, se mêlent et se brouillent, que les personnages hésitent et s’étonnent. Et l’on réfléchit que ces sentimens si adroitement agencés ne semblent pas indiscutables… et qu’enfin, pour pousser à bout cette comparaison digne d’un ingénieur préposé aux enclenchemens, cette mécanique exploitation de la psychologie ne pouvait, comme sur nos grandes voies ferrées, échapper à quelque catastrophe. » Dans cette métaphore prolongée, nous ne prenons que le plaisir ; mais l’auteur s’est donné beaucoup de peine. Ces grâces, pour être souriantes, n’en sont pas moins laborieuses.

Il reste à voir quelle est dans cette sorte de critique la part de la fantaisie. Elle est grande. Par exemple personne encore, pas même Dumas, n’avait songé à réclamer pour l’exactitude des reconstitutions historiques de la Dame de Montsoreau ou du Vicomte de Bragelonne. M. Parigot y songe : « La Reine Margot, le début de la Dame de Monsoreau, et deux tiers des Trois Mousquetaires sont des prodiges d’interprétation animée. Le vicomte de Bragelonne, inspiré de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre, met tout ce monde de la cour de Louis XIV, les filles de Madame, la Montalais, Malicorne, de Vardes, de Guiche comme à portée de la main. Les indications morales de Mme de La Fayette se transforment en récits et en scènes qui font une étonnante illusion. Ceux qui raillent les incidens surprenans dont les romans de Dumas sont remplis nous font sourire (toujours ! ). N’ont-ils pas lu l’histoire écrite par Mme de La Fayette ?… Je méprise le paradoxe, prouesse facile ; mais il faut avoir le courage de dire que nul n’a mieux restitué la manière et le sentiment de ce XVIIe siècle. Les personnages ont un air de vérité que les documens confirment ; un écrivain moderne a vu Richelieu, un Richelieu plus rigoureusement vrai dans son existence d’homme vivant et agissant que celui de Vigny et d’Hugo, qui le maltraitèrent et d’Emile Augier, qui le méconnut : cet écrivain a nom Dumas. » C’est un point sur lequel M. Parigot reviendra à l’occasion. Il est d’avis que le Richelieu de Dumas est Richelieu et non pas, comme on avait cru jusqu’alors, un croquemitaine ou un fantoche. Il tient que le roman de Dumas ne trahit pas l’histoire. Il se défend de le dire en manière de paradoxe. C’est son opinion. Elle est à lui, bien à lui, et il n’y a pas de risque qu’on lui en conteste la pleine et entière propriété.

Le nouveau panégyriste de Dumas s’est proposé de venger le vieux conteur des dédains des « humanistes. » Les humanistes sont ceux qui prétendent que les genres n’ont pas tous même valeur : « Laissez-moi ces épais volumes de classification et de synthèse littéraire a priori, et prenez en main, ayant le courage de votre plaisir, les Mémoires de Monsieur d’Artagnan de Courtils de Sandras avec les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas… » Les humanistes sont encore ceux qui, en assistant à un drame, ne peuvent s’empêcher de songer que tout de même la tragédie avait plus de tenue. « Par un sentiment héréditaire, les « choses en vers » apparaissent à Dumas comme d’un genre plus relevé. Faut-il s’étonner de cette superstition quand, aujourd’hui encore, nos humanistes, fermement attachés aux beautés supérieures de la tragédie s’obstinent à définir le drame par comparaison avec un genre qui en est philosophiquement le contraire ? » S’il n’écoutait que ses préférences et se croyait libre de suivre son goût, il est bien probable que M. Parigot se rangerait au parti des humanistes, étant lui-même un humaniste qui fait métier d’initier les jeunes gens aux beautés supérieures de la tragédie et qui y excelle. Mais, par excès de scrupule, les professeurs de l’Université se croient parfois obligés d’emprunter un air qui ne sente pas l’école et de se montrer fort détachés de ce qu’ils enseignent. Ils pousseraient la liberté d’esprit jusqu’à la désinvolture ; et préoccupés avant tout de l’élégance, ils seraient prêts à sacrifier à ce souci un peu frivols, les raisons mêmes qu’a la critique d’exister. Car la critique n’a pas de raison d’être, ou son rôle consiste à mettre en regard de l’opinion irraisonnée de la foule un jugement réfléchi qui peut concorder avec elle ou en différer, mais qui en tout cas repose sur d’autres fondemens. Au théâtre ou dans les livres, le public, quel qu’il soit, ne cherche le plus souvent que son plaisir ; souhaitons qu’il l’y trouve, mais sans se faire à ce propos de trop flatteuses illusions. Notre rôle est de lui rappeler que le plaisir de la lecture ou celui du théâtre n’est qu’en de certains cas, et à des conditions, qui d’ailleurs n’ont en soi rien de cabalistique, un plaisir littéraire.

L’œuvre de Dumas tient une grande place dans l’histoire littéraire du XIXe siècle et n’en tient aucune dans la littérature, telle serait, à prendre les choses sérieusement et sans fantaisie, la conclusion d’une étude sur le dramaturge et sur le romancier. Qu’il ait eu les dons les plus remarquables, et, si l’on y tient, des facultés « prodigieuses, » nul ne le conteste ; plutôt que d’égarer l’opinion en cherchant à lui attribuer des mérites auxquels lui-même ne prétendait guère, il serait plus judicieux de chercher à définir ceux qui étaient réellement les siens, et plus utile de montrer comment son extraordinaire complexion d’esprit était en rapport avec sa complexion physique et sa formation intellectuelle. Dumas fils, dont on connait l’admirable piété filiale et qui fut un des plus ardens défenseurs de la gloire de son père, lui adressait, au cours d’une de ses Préfaces, cette apostrophe : « C’est sous le soleil de l’Amérique, avec du sang africain, dans le liane d’une vierge noire, que la nature a pétri celui dont tu devais naître et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. » Il appelait ainsi notre attention sur un curieux phénomène d’atavisme. La psychologie des races sera toujours difficile à déterminer avec quelque précision, et l’étude en est aujourd’hui des plus décevantes. Pourtant, et à s’en tenir aux généralités, on aperçoit tout de suite quelques-uns des traits caractéristiques des races noires : naïveté, vanité, familiarité, exubérance, goût du clinquant, amour du bruit. Surtout ce qui nous intéresse ici, c’est que, pour ces races primitives où ne s’est pas encore fait ce long travail de complication et d’affinement critique, résultat chez nous, de l’œuvre des siècles, la différence n’existe pas entre le monde de la fiction et celui de la réalité. Elles imaginent abondamment et elles sont dupes de ce qu’elles imaginent. Cette faculté de merveilleux et cette candeur héritées de la « vierge noire, » l’éducation les conserva intactes chez Dumas : la culture sommaire qu’il reçut fit de lui aussi peu qu’il était possible un humaniste. Dès ses premières lectures son imagination s’enflamma et elle atteignit aussitôt à ce degré d’incandescence où elle devait désormais et jusqu’à la fin se maintenir.

Ainsi s’est trouvé réalisé chez Dumas un état d’esprit qui est celui même des cerveaux populaires. Tandis que d’autres sont obligés de faire effort pour se rapprocher de l’imagination des simples et n’y arrivent qu’incomplètement, Dumas, par nature, est de niveau et de plain-pied avec elle. Héritier d’une race enfant il porte en lui cette simplicité enfantine qui, en tout temps, est celle du peuple. Il trouve en lui les sentimens qui sont ceux de la foule, s’amuse de ce qui la fait rire et vibre à ses émotions. Il a même façon de concevoir la vie et de s’expliquer le train du monde, mêmes sympathies, mêmes désirs, mêmes emportemens, mêmes colères, qui changent aisément d’objet.

Rien de plus compliqué et aussi rien de plus simple que la vie telle qu’elle apparaît à la foule. Inapte aux opérations de la pensée réfléchie, et n’en ayant ni le loisir ni le goût, elle l’imagine donc non comme une série ininterrompue de phénomènes se résolvant de l’un dans l’autre, mais comme une succession fragmentaire et brusque de coups de théâtre éclatant soudain à la manière de jets de lumière qui jailliraient sur un fond d’ombre. Des instincts grondent en elle et des appétits qu’elle ne peut assouvir ; c’est pourquoi elle est hantée par des visions de toute-puissance et de richesse démesurée. Au-dessus de la sphère où elle se traîne et où elle peine, elle situe quelques privilégiés qui remuent l’or à pleines mains et dont le pouvoir n’a d’autres limites que leurs désirs. Obscurément elle ne cesse d’aspirer à une révolution qui, humiliant les puissans, rétablirait pour un jour la justice. La théorie qui assigne aux faits les plus considérables les plus petites causes lui est familière ; toute sa politique consiste à regarder vers le cabinet des grands et vers leur alcôve : et la raison des changemens qui se font dans la condition des peuples est pour elle dans les fantaisies des princes et surtout dans les caprices de leurs maîtresses : car elle est femme et se plaît aux histoires d’amour. D’ailleurs, le merveilleux est pour elle la condition même du vraisemblable. Le mélange de bien et de mal qui est au fond de toutes les affaires humaines, comme il est au fond de presque toutes les âmes, est de toutes les notions celle qui lui échappe le plus. Elle fait de l’humanité deux parts et met d’un côté les héros, d’un autre côté les traîtres. Au reste, ce qui la détermine dans ses sympathies, ce sont d’abord des considérations tout extérieures. Un garçon solidement campé et de forte carrure a bien des chances pour lui plaire ; elle est sensible au ton sur lequel il dit les choses, plutôt qu’aux choses mêmes ; de mauvaises raisons clamées par un rhéteur à cou de taureau ont tout de suite fait de la convaincre. Elle est en proie à tous les esbrouffeurs. Au surplus, pour ceux qui ont une fois gagné sa faveur, elle est d’une indulgence et complaisance extrêmes. Elle leur permet de prendre avec la morale d’assez grandes libertés et n’y regarde pas de fort près, d’autant que sur ce chapitre ses idées sont un peu troubles… Mais, conception de l’histoire ou de la vie, il est aisé de voir que cette conception populaire est celle des drames comme des romans de Dumas. Et ce héros, peuple des pieds à la tête, phraseur impitoyable, vaniteux comme un cabotin et toujours en scène, grand redresseur des torts des autres et indulgent à ses propres peccadilles, qu’il s’appelle Antony, Buridan ou d’Artagnan, c’est le héros lui-même de Dumas.

Or, au moment où Dumas fit irruption dans la littérature, celle-ci était en train de se transformer aussi profondément que l’avait fait la société, et dans le même sens. Les cadres de l’ancienne société avaient été brisés et, par suite, les traditions qui y étaient attachées avaient sombré. Le public, subitement élargi, auquel les auteurs devraient désormais s’adresser, excédait de toutes parts l’élite sociale de jadis ; et tandis que les représentans de l’ancien goût se faisaient de plus en plus rares, la masse qui venait de faire son avènement réclamait un art qui fût assorti à son humeur.

Cet art triomphait sur les scènes populaires : involontairement les novateurs regardaient vers elles. Les succès de Pixerécourt ne les laissaient pas dormir. Le désir de réussir par les mêmes moyens se dissimule mal sous la magnificence de leurs déclarations, programmes et préfaces : il y avait longtemps déjà que la critique s’était avisée du danger, et Geoffroy, à maintes reprises, l’avait dénoncé avec une entière netteté de vue. Toutefois les Stendhal et les Mérimée, les Hugo et les Vigny étaient retenus par des scrupules qui leur venaient de leur éducation et de leurs habitudes d’esprit ; le désir du succès ne suffisait pas à l’emporter sur les répugnances de leur goût. — D’autre part, l’individualisme partout déchaîné s’accommodait mal des contraintes qui continuaient de s’imposer à la scène ; on souffrait impatiemment le vieux joug ; on rêvait d’une littérature émancipée, où chacun n’aurait d’autre règle que sa fantaisie. Cependant ce besoin d’affranchissement était contrarié, chez les plus clairvoyans, par un juste sentiment des conditions de l’art. Ils se rendaient compte que l’art ne saurait exister sans des limites qui le déterminent et que sa définition même est contradictoire avec celle de l’absolue liberté. Ils hésitaient. Il fallait, pour les aider à franchir le pas et à faire le saut, un homme rebelle à toutes les timidités… Dumas fut celui qui n’hésitait pas.

Il est exact qu’Henri III et sa Cour marque une date de notre histoire littéraire : c’est celle où, sous le nom de drame historique, le mélodrame s’installe sur notre scène aux lieu et place de la tragédie agonisante. Voilà bien où nous attend M. Parigot. « Ici, écrit-il, un humaniste hausse les épaules, ouvre la main, étend les doigts et dit : l’histoire ne s’abaisse point à ces péripéties de mélodrame. Dumas, qui la viole, n’a d’elle que des bâtards. Il la fourvoie en des imbroglios indignes. Mélodrame, vous dis-je, mélodrame ! Il est vrai que mélodrame est une injure fort à la mode ( ? ) et un argument qui vaut tarte à la crème. » Mais, au contraire, c’est un mot qui dit fort bien ce qu’il veut dire, et tous ceux qui s’en servent y entendent les mêmes choses. Le genre consiste essentiellement à remplacer l’analyse des sentimens par l’invention des circonstances les plus romanesques. Exemple : on a fait maintes fois la tragédie de l’ambition ; mais voulez-vous en voir le mélodrame ? Supposons donc qu’une jeune fille de l’aristocratie s’est éprise du bourreau, qu’une chaise de poste s’arrête sous les fenêtres d’un docteur, et que le docteur reçoit d’un homme masqué le soin d’élever l’enfant du mystère. L’enfant devient un homme, se marie par intérêt, veut se rendre libre et jette donc sa femme par la fenêtre. À ce moment, surgit un inconnu : c’est son père et c’est le bourreau ! Voilà ce que s’engagent à admirer les admirateurs de Richard Darlington. — Le mélodrame vit de l’absurdité, comme la tragédie vivait de la logique. Car il se peut bien qu’il y ait toujours dans la destinée de chacun de nous beaucoup d’inexpliqué et que l’imprévu y joue son rôle : cependant, nous restons convaincus que nous en sommes en partie les maîtres et qu’il y a un lien entre nos sentimens, nos actes et notre fortune. Dans le mélodrame, tout est remis au hasard, et le jeu) des passions est remplacé par celui des portes, fenêtres, chausse-trapes, déguisemens et manteaux couleur de muraille. — Le spectacle de la souffrance physique s’y substitue à l’angoisse morale : la duchesse de Guise crie sous l’étreinte du gantelet de fer qui lui meurtrit le poignet ; les hommes qui ont assassiné Du Gast assassinent sous nos yeux Saint-Mégrin ; Monaldeschi, frappé à mort, implore le coup de grâce. — Ajoutez les déclamations contre la société, soit que les habitués de tavernes disent leurs quatre vérités aux reines et aux grandes dames, ou soit que Kean interpelle le prince de Galles. — Ces raisons font que beaucoup de gens tiennent le mélodrame pour un genre inférieur. C’était l’avis de Dumas. « La littérature que je fais, disait-il sans barguigner, est mieux jouée sur le boulevard qu’au Théâtre-Français. »

La voie était ouverte, les romantiques s’y jetèrent éperdument. Les pièces en vers de Hugo se rachètent en partie par la forme et reçoivent en effet de la magnificence des vers toute leur valeur littéraire, Hugo ayant bien vu que, si le drame romantique venait à se passer de la versification, il ne se distinguerait plus par aucun signe des pièces du boulevard. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo sont tout à fait du même ordre que les pièces de Dumas, sans avoir ni leur mouvement dramatique, ni cette espèce de bonhomie dans l’horreur qui fait que, faute de frissonner aux inventions du dramaturge, on y peut rire. Mais au fond de tout drame romantique, sans en excepter Hernani ou même Chatterton, il y a un mélodrame : cela explique à la fois le peu de valeur du genre et son peu de durée : il y avait quelque chose de paradoxal à essayer de traiter avec les procédés de la littérature un genre qui s’en passe si avantageusement !

Antony est, dans l’histoire de notre théâtre, une autre date qui n’a guère moins d’importance. Le héros byronien avait déjà fait son apparition sur notre scène : on n’y manquait ni de bâtards sublimes ni d’insupportables fanfarons ; ni le meurtre ni l’amour coupable n’y étaient des nouveautés. Toutefois ce qui était nouveau ici c’était d’encadrer ces vilenies et ces horreurs dans le décor moderne et c’était de nous montrer cet énergumène en costume bourgeois. Le « genre forcené » allait s’imposer. Le crime passionnel avec ses sophismes, avec sa trouble rhétorique et son louche attrait prenait possession de notre scène. L’enthousiasme fut grand. Une foule en délire arracha les pans de l’habit de drap vert que portait l’auteur, et s’en partagea les morceaux, en guise de reliques. De même c’est sur le patron d’Antony et dans la même étoile qu’ont été taillées des centaines de pièces. Les admirateurs de Dumas lui font gloire d’avoir ce soir-là fondé le drame moderne. Il n’y a pas de quoi être fier. On ne dira jamais assez de quel poids le succès d’Antony a pesé sur le drame de passion au XIXe siècle, sur la comédie de mœurs et notamment sur le théâtre de Dumas fils.

Ainsi l’influence de Dumas se rencontre à l’origine du théâtre moderne, et elle consiste à y introduire les pires élémens ; on la retrouve par ailleurs au terme d’un autre genre, et au moment précis où celui-ci sort de la littérature pour entrer dans la production industrielle. Le roman historique avait ou chez nous une vogue considérable, et d’ailleurs fait une médiocre fortune littéraire. Nous n’avons rien de comparable à l’œuvre de Walter Scott, et nos meilleurs livres en ce genre ne sont pas excellens. Peut-être y a-t-il dans le mélange de l’historique et du romanesque quelque chose d’irrémédiablement faux où notre esprit, amoureux de précision et de franchise, se trouve mal à l’aise. Mais l’objet même du roman historique est de nous présenter l’évocation d’un tableau d’histoire qui reste exact quand bien même on y mêle des personnages ou des événemens imaginaires. La valeur de ce tableau dépend de celle des renseignemens recueillis par l’auteur, comme de l’intelligence avec laquelle il les interprète. Dumas se contente de ces indications sommaires qui pour des écoliers ont bien l’air de résumer toute la science, mais qui en fait ne sont rien ; le moyen âge : débauche et mystère ; la cour des Valois : astuce et superstition ; l’époque Louis XIII : duels et conspirations ; le style Louis XV : impertinence et libertinage. Puis ce sont les Mémoires hâtivement dépouillés ou les ouvrages apocryphes pillés de bonne foi, à moins pourtant que l’imagination ne supplée à tout. On nous conte que Dumas s’étant engagé à fabriquer un roman d’Ange Pitou sur des documens qu’on devait lui fournir, il n’eut pas les documens, mais il confectionna tout de même le livre : il n’est pas douteux que l’anecdote ne soit des plus significatives. Un autre mérite du roman historique est dans les descriptions. Mais Dumas connaît trop bien le public pour ignorer que la description ennuie : c’est l’action qui intéresse et encore l’action ; le lecteur n’est curieux que d’aventures, et Dumas l’en fournit à souhait. Le roman historique se vide donc de tous les élémens qui avaient élevé le genre en dignité pour retomber à l’état où on l’avait vu lors de ses plus modestes origines, entre les mains de La Calprenède lui-même, l’auteur gascon. Il redevient le roman de cape et d’épée, et il est tout prêt pour fournir à la consommation du roman-feuilleton.

Peut-être voit-on maintenant comment Dumas a pu avoir une grande influence sur les écrivains de son temps, sans être lui-même nullement un écrivain. Les qualités dont il était avec abondance pourvu sont de celles qu’on n’a aucun droit de confondre avec les qualités littéraires. Il avait le sens du théâtre qui faisait si complètement défaut à ses camarades romantiques : il l’avait à un degré éminent ; il était homme de théâtre, comme Hugo était poète, Vigny penseur, Stendhal analyste, et Mérimée dilettante. Il représente avec Scribe tout le théâtre de son temps. Mais on sait assez bien que le sens du théâtre qui consiste dans l’entente de l’agencement scénique, dans la science du raccourci et de l’effet, est un mérite spécial et qui se suffit à lui-même. Une pièce peut être excellente pourvu qu’elle remplisse les conditions particulières de la scène : le mérite littéraire, peinture des passions, humanité, observation, poésie, y est de surcroît : elle s’en passe à merveille. Le théâtre tout entier de Scribe en témoigne et nous en avons tous les jours de nouvelles preuves. Où en serait l’industrie du théâtre, et à quelle misère effroyable serait condamnée la nombreuse population qui en vit, si elle était réduite à n’exploiter que des œuvres d’écrivains ? Quel marasme et que de chômages ! Dumas avait une surprenante fertilité d’invention : drame ou roman ne le trouvent jamais à bout de ressources et à court d’expédiens. Encore faut-il dire que toutes les sortes d’invention ne sont pas de même ordre. L’invention des caractères, des sentimens, des mœurs, des couleurs, fait le moraliste, le romancier, l’historien, le poète ou le peintre. Il est une invention subalterne qui consiste à multiplier les incidens et varier leurs combinaisons : surprises, enlèvemens, escapades, duels, séquestrations, jeu de cache-cache, surprises, reconnaissances et autres machinations ténébreuses. On retrouverait ce genre d’invention dans l’œuvre de Corneille ; mais ce n’est pas par là qu’il est le grand Corneille. On le signalerait aussi bien chez Balzac, mais ce n’est pas ce que nous admirons dans la Comédie humaine. Reste enfin la question de forme, qui n’est pas le tout de l’art, mais qui en est une partie essentielle. Il n’y a pas d’exemple qu’une œuvre ait vécu, à qui manquait le mérite du style : on discute sur les caractères du style, non sur l’absence de style ; de très grands écrivains écrivaient mal, mais ils écrivaient. Dumas avait à son usage une espèce de charabia où éclatent par endroits des formules qui, sans contestation possible, atteignent à une manière de sublime.

En fin de compte, et c’est ici que l’esthétique rejoint en quelque façon la morale, il faut toujours en revenir à se demander quel but un auteur a poursuivi. Dumas s’est uniquement proposé d’amuser ses contemporains : on ne songe guère à le lui reprocher : il remplissait ainsi sa destinée et l’office qui lui était propre. S’il eût voulu instruire son public, le railler, le consoler, lui donner à réfléchir, il est probable qu’il n’y eût pas réussi. Il s’est connu lui-même et, se tenant dans la mesure de ses moyens, il a fait (excellemment ce qu’il pouvait faire. Il a beaucoup amusé les gens de son temps. Notons en passant qu’il amuse beaucoup moins ceux du nôtre. Son théâtre est presque entièrement devenu injouable. On remontait assez souvent ses pièces pendant les dernières années de la vie de Dumas fils : à la reprise d’Antony, à l’Odéon, J.-J. Weiss fut obligé de constater que la salle s’ennuyait ; la reprise d’Henri III et sa Cour, à la Comédie-Française, fut lamentable et ne servit qu’à faire ressortir la pauvreté de l’ouvrage. Il reste la Tour de Nesle qui gardera sa place sur les théâtres du boulevard, comme type de mélodrame, entre le Bossu et le Courrier de Lyon, et sur le même rang. Les romans de Dumas, qui, paraît-il, font encore prime sur le marché des livres, bénéficient de cette circonstance que les conteurs d’aujourd’hui manquent cruellement de ce fameux don d’invention, et qu’ils sont souvent ennuyeux ; encore est-il bon, si l’on veut se plaire à la lecture des Trois Mousquetaires ou de Monte-Cristo, de ne pas attendre qu’on ait dépassé la quinzième année. Mais, si Dumas a été cet amuseur que nul ne se refuse à vanter en lui, c’est une gloire qui peut lui suffire sans qu’il y ait besoin d’en réclamer pour lui aucune autre. « Je te baptise carpe, » prononce dom Gorenflot, tu étendant la main sur un magnifique faisan. Il est plus difficile de baptiser Dumas écrivain. Une collection des « grands écrivains français » qui l’accueille, compromet son titre. Un critique qui prend pour lui feu et flamme, y perd inutilement sa peine et dépense en vain sa fantaisie. Dumas a connu d’assez grands succès de popularité pour qu’il n’ait que faire de récolter en outre notre estime. Mais nous sommes, vis-à-vis des maîtres de notre littérature, tenus à des devoirs de respect et à des égards : ce serait y manquer que de leur imposer la compagnie de l’auteur de la Tour de Nesle et du père de d’Artagnan.


RENE DOUMIC.

  1. Alexandre Dumas père, par Hippolyte Parigot. Les grands écrivains français, 1 vol. in-16 ; Hachette.