Revue littéraire - A propos de Charles Dickens

Revue littéraire - A propos de Charles Dickens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 695-706).
REVUE LITTÉRAIRE

À PROPOS DE CHARLES DICKENS

L’Inimitable Boz, par M. Robert du Pontavice de Heussey. Paris, 1889 ; Quantin. — Écrivains francisés, par M. Émile Hennequin. Paris, 1889, Perrin.

De tous les grands romanciers de l’Angleterre encore contemporaine, Charles Dickens passe communément, je ne dis pas pour le plus Anglais, mais pour le plus « Londonien. » Si cela voulait dire qu’ayant aimé Londres jusque dans ses « verrues. » l’auteur de David Copperfield et de la Petite Dorrit l’a mieux connue et mieux décrite que personne, on pourrait déjà disputer, puisque je vois que de bons juges ont trouvé dans ses descriptions londoniennes plus d’imagination, et au besoin de fantaisie, que de ressemblance ou d’exactitude. Mais si cela veut dire plutôt qu’Anglais de race et de tempérament, des Anglais seuls peuvent mettre à son prix l’originalité de Dickens, il ne reste plus alors qu’à expliquer comment le plus Anglais des romanciers en est devenu le plus universel ou le plus Européen, le plus lu, le plus goûté en Allemagne ou en France, et son œuvre, comme son nom, de beaucoup les plus populaires. Ni Bulwer, en effet, ni Thackeray lui-même, ni Charlotte Brontë, ni George Eliot n’ont pu faire hors de leur patrie une fortune égale à celle de Dickens. Et cependant, s’il fallait faire un choix, ou distribuer des rangs, est-ce Barnabé Rudge que l’on placerait au-dessus du Dernier des Barons, ou la Petite Dorrit au-dessus de Pendennis ? et dans l’œuvre entière de Dickens, que trouverait-on de comparable à Jane Eyre ou à Silas Marner ?

Vous ne chercherez pas de réponse à ces questions dans le livre que vient de consacrer à la mémoire de Dickens, — sous le titre un peu prétentieux de l’Inimitable Boz, — un compilateur breton qui répond au nom de M. du Pontavice de Heussey. M. du Pontavice ne se fâchera pas, je l’espère, que l’on parle de lui comme il parle lui-même de M. Scherer et de M. Taine : — avec une désinvolture qui sent son gentilhomme de lettres, ou peut-être son provincial, — mais qu’en vérité ni ses nombreux travaux, ni son talent, ni l’éclat de son nom n’autorisent encore. Les opinions sont libres : mais, pour avoir rectifié l’insignifiante erreur qu’il aurait, nous dit-on, commise, en faisant de Wilkie Collins le beau-frère de Charles Dickens, on ne traite pas d’égal avec M. Scherer, et encore moins lui fait-on la leçon. En revanche, et après avoir écrit soi-même l’Inimitable Boz, on peut être assuré que l’on n’approchera jamais que de très loin l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise ; et il serait décent de laisser voir qu’on s’en doute. M. du Pontavice de Heussey, qui croit avoir découvert Dickens, n’a vraiment pas, si je puis ainsi dire, la découverte assez modeste ; et cela seul pourrait suffire à nous mal disposer pour lui. Mais la lecture attentive de son Inimitable Boz n’a pas modifié cette première impression ; et cette exagération de l’éloge ou du panégyrique serait capable de nous rendre injuste à notre tour pour Dickens lui-même, s’il fallait faire porter à un grand écrivain la responsabilité des maladresses de son biographe.

M. du Pontavice nous dira que son Étude n’était et ne veut être « qu’historique et anecdotique. » C’est au contraire l’intérêt de celle de M. Émile Hennequin que d’être d’abord et surtout « critique et scientifique. » Nos lecteurs se rappelleront-ils, à ce propos, qu’il n’y a pas encore un an nous leur parlions ici même de M. Émile Hennequin et de son premier livre un peu mêlé, un peu paradoxal, un peu obscur, mais d’ailleurs si curieux sur la Critique scientifique ? Il s’efforçait d’y démontrer : « qu’il y aurait entre les esprits des liens électifs plus libres et plus vivaces que cette longue communauté du sang, du sol, de l’idiome, de l’histoire et des mœurs qui paraît former et départager les peuples ; » et l’observation était bien simple, mais on ne l’avait pas encore faite. Son Étude sur Charles Dickens en est une application. Trop sévère d’ailleurs pour l’auteur de David Copperfield, injuste même si l’on veut, et d’autant plus qu’il se montre, dans ce même volume, trop favorable à celui des Frères Karamasof et des Souvenirs de la Maison des Morts, — qui n’est qu’un Dickens russe, plus mystique et plus exalté seulement cpie l’anglais, — M. Émile Hennequin n’en a pas moins mis en pleine lumière quelques-uns des défauts trop réels de Dickens. Mais ce qu’il a mieux fait voir encore, c’est précisément ce que les qualités prétendues locales de Dickens avaient au contraire d’universel ; que sous l’Anglais qu’il a l’air d’être, on trouve sans peine un romancier, je n’ose pas dire de tous les temps, — car l’avenir seul en décidera, — mais européen ; et un artiste ou un poète enfin dont les succès, la popularité singulière, et la réputation jusqu’ici persistante ne peuvent suffisamment s’expliquer que par des causes aussi générales qu’elles-mêmes.

Je suis bien de cet avis. On a trop longtemps expliqué par l’influence de la race ou de l’hérédité, nous expliquons trop souvent encore aujourd’hui, des particularités qu’il suffirait peut-être d’avoir étudiées de plus près pour les expliquer autrement. Si, par exemple, les romans de Dickens, en général, et quoi qu’en dise M. du Pontavice, — qui ne connaît rien au-dessus de Dickens. — si le Magasin d’antiquités, si la Petite Dorrit, si Martin Chuzzlewit, si Dombey et fils sont mal composés, sans logique et sans art, un peu à l’aventure et au hasard de l’inspiration, dirons-nous, comme on l’a dit, qu’ils soient bien anglais en cela ? Mais nous savons assez que ni les romans « bien composés » ne manquent dans la littérature anglaise, quand ce ne serait que les meilleurs de ceux de Richardson où de Walter Scott, Clarisse Harlowe ou Ivanhoé, ni les romans « mal composés » dans notre littérature, à nous, où cependant la composition a toujours passé pour le premier mérite. Est-ce que les romans de Le Sage sont bien composés ? ou les romans de Marivaux ? ou tous les romans de Balzac ? ou tous ceux de George Sand, Valentine elle-même, ou encore Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, le Compagnon du Tour de France ? A vrai dire, les romans de Dickens ne sont mal composés que parce qu’ils sont tous ou presque tous improvisés ; parce qu’ayant adopté, comme la plus commode, la composition « à tiroirs, » le romancier l’a ensuite exploitée comme la plus lucrative ; et parce qu’enfin n’ayant jamais écrit, comme l’on dit, qu’avec son « tempérament », il n’a jamais eu d’un véritable artiste que les dons qu’on apporte et qui se fortifient par leur propre exercice, mais aucune ou bien peu des qualités qui s’acquièrent.

Est-ce peut-être encore le goût fâcheux qu’il a pour les combinaisons du mélodrame que l’on prétendra rapporter à son origine anglaise ? Comme si c’était en Angleterre que fussent nés les Pixérécourt, les Bouchardy, les Ponson du Terrail, les d’Ennery ! Mais ce qu’on dira, c’est que ce goût fut celui de son temps, aussi bien chez nous qu’en Angleterre, et dans le roman comme au théâtre, ainsi que le prouveraient au besoin les Mémoires du diable, de Frédéric Soulié, le Juif errant, d’Eugène Sue, les Mohicans de Paris, d’Alexandre Dumas, les Misérables, de Victor Hugo. J’ajouterai seulement qu’étant né « peuple » Dickens l’est toujours demeuré. Dans une société très aristocratique, ni ses succès n’ont adouci l’amertume des souvenirs qu’il a toujours gardés de sa misérable enfance, ni son talent ou son génie, si l’on préfère ce mot, n’ont jamais triomphé d’une ; certaine vulgarité de son éducation première. Il aimait du mélodrame les émotions fortes, comme il aimait du roman d’aventures jusqu’aux invraisemblances. Faut-il être Anglais pour cela ? Je n’en vois pas la nécessité. Ce goût pourrait m’étonner si je le rencontrais dans un fellow de Cambridge ou d’Oxford. Chez le fils de John Dickens, commis aux écritures dans les bureaux de la marine, son origine, et ce que nous savons qui lui manqua d’heureux exemples, me suffisent. Ce ne serait que s’il avait eu les goûts de Byron ou de Shelley qu’il y aurait lieu de s’enquérir ; mais il ne les a pas eus ; et, sans y voir plus de mystère, sa condition fit de lui ce qu’elle en aurait fait s’il était né à Rochefort ou à Lorient au lieu de Portsmouth, Français au lieu d’être Anglais ; — et que d’ailleurs il eût eu son talent.

Mais ce qu’il semble que l’on trouve en lui de plus Anglais que tout le reste, c’est la manie de moraliser, de faire servir l’art à des fins utilitaires qui ne seraient pas les siennes, et d’user du roman comme du journal, de la tribune ou de la chaire. Non-seulement il y a toujours de la morale dans les romans de Charles Dickens : mais il y a une « moralité ; » quand encore il ne s’y propose point, comme dans Nicolas Nickleby, la réforme des établissemens d’instruction secondaire, ou, comme dans la Petite Dorrit, l’abolition de la contrainte par corps en matière de dettes ; — et voilà, dit-on, qui est tout à fait anglais. Je ne veux pas toucher incidemment une question qui demanderait, pour être traitée selon son étendue, d’être avant tout traitée pour elle-même : c’est la question de la moralité dans l’art, voisine ou réciproque de la question de l’art pour l’art. Mais j’avais pensé jusqu’ici qu’il n’y a rien de plus français que cette manière d’user du théâtre ou du roman, et depuis qu’on a traduit chez nous les romans de Tolstoï et de Dostoïevsky, je ne trouve aussi rien de plus russe. S’il faut faire honneur à Dickens d’avoir provoqué dans son pays des réformes législatives, il me paraît difficile au moins de refuser à M. Alexandre Dumas, à M. Emile Augier, à George Sand, celui d’avoir dans le même temps obtenu des pouvoirs publics le rétablissement du divorce. Et, en nous plaçant à un point de vue plus général, si l’on dit que les romans de Dickens sont « honnêtes, » en ce sens que l’adultère n’en fait pas habituellement la fable, cela prouvera tout simplement qu’en France le grand talent s’est trouvé par hasard, en ce siècle, du côté de l’amour, et en Angleterre, au contraire, du côté de la famille. Mais c’est ici justement qu’il faut dire que le public français s’accommoderait tout aussi bien que le public anglais d’un roman « honnête » et « moral, » puisque leur « moralité » même est une des raisons du plaisir qu’il a pris à la lecture de ceux de Dickens.

Assurément, je ne veux pas démontrer que Dickens soit un romancier français ; et, au contraire, je le tiens pour Anglais autant qu’on le puisse être. Je dis seulement que, d’être Anglais, cela ne consiste pas à différer de tous points d’un Français ou d’un Allemand ; et qu’en histoire, mais surtout en critique, il faut faire attention de ne pas confondre avec le caractère de sa « race » les particularités qui font l’originalité d’un poète ou d’un romancier. Quelque Anglais que soit Dickens, il est d’abord Dickens, et non pas Anthony Trollope ou le capitaine Mayne-Reid. C’est mon premier point, et le plus important peut-être, et cependant c’est celui dont on s’inquiète le moins, quand on cherche dans un grand poète ou dans un grand romancier « l’expression » de sa race. Il est de son temps ensuite, qui est le XIXe siècle, où ce qu’il peut y avoir de Saxon dans un Anglais de Portsmouth est aussi difficile à démêler que ce qu’il y a de Gaulois, de Romain, ou de Germain, dans M. Xavier de Montépin ou dans M. Émile Richebourg. Et il est homme sans doute aussi, c’est-à-dire doué d’une nature de sensibilité, d’imagination, de talent, analogue à celle des lecteurs qui l’aiment, puisqu’ils ne l’aimeraient pas sans cette analogie, si même on ne doit dire qu’ils ne l’aiment qu’en raison de cette analogie. Le reste vient alors ; et, dans un Dickens ou dans un Balzac, alors, quand on a reconnu, débrouillé, défini ce que je viens de dire, on peut rechercher ce qu’ils ont l’un et l’autre de proprement anglais ou français. Ce n’est jamais qu’assez peu de chose ; et plus nous irons désormais, plus on peut croire que ces différences iront elles-mêmes s’atténuant, jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent dans l’indistinction d’une forme universelle. Ne commençons-nous pas à comprendre ou même à sentir le chinois ; et le général Tcheng-ki-tong n’est-il pas un prosateur français ?

Si cependant, à toute force, il fallait indiquer chez l’auteur de David Copperfield un trait qui fut plus particulièrement anglais, je pense qu’on le trouverait dans la nature de son imagination grossissante, pullulante, si l’on peut ainsi dire, et surtout déformante. « Peu d’auteurs décrivent autant que Dickens, nous dit à ce propos M. Émile Hennequin, et peu sont aussi inhabiles à reproduire les aspects pittoresques de la campagne… Chose plus étrange encore, cet écrivain, qui a passé son enfance à rôder par les rues de Londres, et qui, dans son âge mûr, avant de se mettre à une de ses œuvres, éprouvait le besoin de parcourir la ville, de prendre un bain de foule, donne de cette désolante et monumentale métropole une image si fantastique, déformée, poussée au grotesque et à l’amusant, qu’on la prendrait, dans ses livres, pour quelque double grossi et enfumé de Nuremberg ou de Harlem. » Les Anglais trouveront peut-être ce jugement bien sévère, et, sans connaître assez Londres pour oser y contredire, je crains qu’il ne le soit en effet. Dickens, en général, semble partir d’une représentation fragmentaire, mutilée même, si l’on veut, très nette pourtant, et d’une vision souvent étroite, mais d’autant plus précise, et surtout très intense de la réalité. C’est même pour cette raison, et M. Hennequin lui-même en a fait ailleurs la remarque, qu’un ou deux traits de plume, — on pourrait dire de crayon, — lui suffisent à tracer d’inoubliables silhouettes. Le personnage « ressemble ; » il est réel, il est vivant, on croit le voir ; que faut-il davantage ? et l’être humain, que l’on a cru quelquefois trop simple, est-il vraiment toujours aussi compliqué qu’on l’enseigne aujourd’hui ?

Mais ce qui n’est pas moins certain, c’est qu’en traversant le milieu de l’imagination de Dickens, les objets se déforment, prennent des aspects insolites, pour ne pas dire hétéroclites, se changent en une caricature ou une parodie d’eux-mêmes, s’animent d’une vie qui n’est plus la leur, dont il faut seulement s’empresser d’ajouter qu’elle n’est pas pour cela moins intéressante ni surtout moins poétique. Dickens a excellé dans l’art d’entendre et de rendre le langage que parlent les choses ; il en a souvent exprimé l’âme ; et je consens, si l’on y tient, que ses descriptions ne soient pas exactes ; mais, qu’on m’accorde alors qu’elles sont mieux qu’exactes. « Les bureaux de Dombey et fils, dit encore M. Hennequin, la prison pour dettes dans la Petite Dorrit, l’intérieur de pêcheurs dans David Copperfield, l’Amérique de Martin Chuzzlewit, les avocats et les avoués de Bleak House seront considérés par tout homme sachant la vie comme des milieux de fantaisie, des descriptions édulcorées, ou forcées, au contraire, au grotesque et à l’odieux. » Cela dépend encore ; et — passant condamnation sur l’Amérique de Martin Chuzzlewit, qui peut-être n’était pas si « fausse » il y a tantôt un demi-siècle, — puisque je crois respirer les odeurs de la plage toutes les fois que je rentre dans le bateau de Daniel Peggotty, c’est sans doute qu’une vérité supérieure à celle d’un inventaire ou d’un récolement n’y fait pas absolument défaut. L’imagination de Dickens est représentative au plus haut degré des choses qu’elle veut nous faire voir, et si l’on prétend qu’il ne verrait pas juste, nous en serons quittes pour dire qu’il crée ce qu’il croit voir, et que nous croyons le voir comme lui.

Cette forme ou cette nature d’imagination est-elle d’ailleurs exclusivement anglaise ? Je croirais volontiers, pour ma part, qu’elle n’est pas sans quelques rapports avec celle de Balzac, ou celle encore de Victor Hugo, et, au besoin, je le prouverais. Eux aussi, comme Dickens, ils ont l’imagination naturellement déformante. Seulement, pour beaucoup de raisons, dont la principale est toujours celle-ci, qu’ils sont l’un Hugo, l’autre Balzac, et le troisième Charles Dickens, la déformation de l’objet ne s’opère pas de la même manière, ni conséquemment dans le même sens. On avouera peut-être qu’entre les trois si Dickens, comme je le pense, est le moins maître de lui-même, le moins conscient de ce qui se passe en lui, le moins capable enfin de régler son imagination, ce n’est pas au moins en qualité d’Anglais.

Il a le sens du comique, d’abord, ou plutôt celui de la caricature, et quand ses personnages dévient de la logique de leur caractère, ou que ses descriptions s’éloignent de la réalité, c’est habituellement pour tourner au grotesque. Sa plaisanterie n’est pas toujours très fine ; la qualité de son humour est même souvent douteuse : il abuse de certains procédés. Mais les effets sont irrésistibles ; il faut que le fou rire éclate, et qu’il nous secoue, malgré qu’on en ait. Je songe à Sam Waller, au capitaine Cuttle, à Richard Swiveller, à Mrs. Gamp, à M. Micawber, à toute cette galerie d’originaux qui font eux-mêmes si complaisamment dans les romans de Dickens, les honneurs, si je puis ainsi dire, de leurs vices ou de leurs ridicules. N’ont-ils peut-être d’autre objet que de nous faire rire ? On serait tenté de le croire ; et que, publiant, comme il faisait, ses romans par livraisons, quand un de ses grotesques avait réussi, Dickens, qui n’avait pas de grands scrupules d’artiste, l’exploitait, tout bonnement, comme un élément de succès. Mais il s’y intéressait : mais, en tout cas, Thackeray lui-même n’en a pas inventé davantage ni de plus amusans : mais ils traduisent enfin toute une part de la vie humaine, où le ridicule abonde, et, selon la formule romantique, où nous le voyons sans cesse, comme pour s’en moquer, se mêler au tragique.

Ce qui n’est guère moins caractéristique des romans et du tempérament littéraires de Dickens que l’art de provoquer le rire, c’est le don de faire couler les larmes. Rien de plus rare, on le sait, ni de plus particulier qu’une telle alliance. Ceux qui nous font rire ne nous font point pleurer ; et, pour ne pas sortir d’Angleterre, si Thackeray, si Sterne, si Fielding, si Swift, si Addison et généralement tous les grands humoristes ont excellé dans la caricature, on pourrait avancer que, généralement aussi, le plaisir de railler a tari en eux jusqu’aux sources de celui de sentir. Il en est de même parmi nous, où les Regnard, les Le Sage, les Piron n’eussent pas été moins embarrassés de nous tirer des larmes que Prévost, que Bernardin de Saint-Pierre, que George Sand de nous faire rire. Je sais d’ailleurs ce que l’on peut dire en faveur de l’auteur du Voyage sentimental et de Tristram Shandy. Mais, après bien des efforts et bien des sollicitations, n’est-il pas vrai que lorsqu’il nous émeut, c’est d’une émotion toute nerveuse, réflexe en quelque sorte, et par là même illégitime, exactement comme on nous ferait rire à force de nous chatouiller ? Là, au contraire, est la supériorité de Dickens et son originalité. Tout aussi comique, s’il est d’ailleurs moins profond, que pas un de ces humoristes, c’est sur de vraies souffrances qu’il a le don de nous apitoyer, et pour les vraies, pour les bonnes raisons qu’il y en a. Il sent profondément, et, par nos nerfs, il sait faire passer jusque dans nos cœurs la sincérité de son émotion. Dans une phrase qui nous fait rire, il sait nous faire sentir la délicatesse ou la profondeur du sentiment qui la dicte : et sous une enveloppe grotesque ou repoussante, il nous fait apercevoir, je ne dis pas la beauté, mais la bonté morale. C’est un art qu’il me semble que peu de romanciers ou de poètes ont possédé au même degré. Apre et cruelle quand il le veut, son ironie, quand il lui plaît, devient toute bienveillante. On peut vraiment dire de lui qu’il rit au milieu de ses larmes, et qu’ainsi, dans ses romans, nous éprouvons en un seul le double plaisir du divertissement et de la sympathie.

Et nous en éprouvons un autre, car, en même temps qu’une occasion perpétuelle de nous émouvoir ou de rire, ils nous en sont une aussi de nous indigner, si du moins nous pensons avec lui que l’égoïsme et l’hypocrisie, que l’injustice et la méchanceté, que la laideur morale et la perversité valent toujours la peine qu’on s’en indigne, il y a en effet du socialiste ou de l’apôtre dans Dickens : et, sa sensibilité comme son talent de caricaturiste, il les mit l’un et l’autre presque toujours, dirai-je, au service d’une grande cause ? — non, ce serait trop dire, et je lui donnerais là des qualités de pensée qu’il n’a point, — mais du moins au service d’une cause humaine et juste. Il ne faut point douter que ce soit encore là l’une des raisons de son succès et de sa popularité. Il a eu l’âme pitoyable ; et nous l’avons dit bien souvent, mais nous pouvons le redire encore, c’est ce qui met tant de différence entre lui et un trop grand nombre de romanciers français contemporains. Je pense à Flaubert en écrivant ceci, je pense aussi à M. Zola, je pense à toute une jeune école qui semblerait vouloir faire consister, sous le nom d’impassibilité, le premier mérite de l’artiste dans son insensibilité même.

Que maintenant la réunion de toutes ces qualités compose un talent très original, je n’y contredis point, puisque c’est moi-même ce que j’essaierais de montrer, si la démonstration n’en était faite depuis déjà longtemps. Mais, que ce talent soit anglais, exclusivement anglais, c’est ce que je vois beaucoup moins clairement. Humour ou sensibilité, ni la nature ni l’histoire n’en ont conféré le monopole aux Anglais. Non-seulement en Allemagne, mais en France même. — d’où le mot d’humour a émigré, pour faire de l’autre côté de l’eau la fortune qu’il a faite. — et jusque dans le pays de l’auteur de Don Quichotte ou de Don Pablo de Ségovie, les humoristes n’ont pas manqué. J’accorderai uniquement, si l’on y tient, que la caricature anglaise, plus mordante, et la bouffonnerie, plus audacieuse, ont quelquefois trahi des colères plus profondes et, généralement, une manière plus sérieuse, plus grave, plus tragique de prendre la vie.

C’est aussi tout-ce que l’on peut dire de cette sympathie pour les humbles et de cette pitié pour la souffrance qui circulent à travers les romans de Dickens. Car d’abord, si nous la retrouverions, après les romans de Dickens, dans ceux de George Eliot, Adam Bede et Silas Marner, — où, comme la secrète magie du clair-obscur dans les tableaux de l’Ecole hollandaise, elle poétise, en lui donnant de la profondeur, non-seulement la banalité, mais la vulgarité même. — combien y a-t-il de chefs-d’œuvre du roman anglais où c’est en vain que nous la chercherions, ceux de Thackeray, par exemple, ou encore ceux de Smollett ? Mais, inversement, depuis quelques années, et avec raison, qu’est-ce que nous avons donc tant loué, tant admiré dans les romans de Tolstoï ou de Dostoïevsky, si ce n’est cette même sympathie, transformée par l’exaltation mystique d’une race plus neuve en une religion ou en un culte au moins de la douleur ? Et nous, à notre tour, sommes-nous tellement oublieux de nos gloires, de Balzac, de l’auteur d’Eugénie Grandet ou d’Ursule Mirouet, mais surtout de George Sand, sommes-nous devenus tellement étrangers aux chefs-d’œuvre de notre roman contemporain que nous ne sachions plus qu’avant qu’un faux naturalisme eût envahi le roman, cette sympathie on a aussi fait l’âme ? « Nous croyons que la mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, que l’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer des mesures de prudence et de conciliation pour atténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures, son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude… » C’est George Sand qui parlait ainsi dans la préface de sa Mare au Diable ; et ce n’est guère que depuis qu’elle s’est tue que le roman français, à l’imitation de Flaubert, en devenant ce que l’on appelle impassible, a perdu sur l’opinion le plus suret le plus légitime de ses moyens d’action. Si vis me flere

On me pardonnera d’insister, mais n’est-ce pas aussi ce naturalisme qui a imaginé de séparer l’art, pour ainsi dire, d’avec la vie réelle, et de demanderait roman même, — qui n’est pourtant que l’image ou l’imitation de la vie, — de la traiter comme s’il s’en désintéressait ? Oui, peu d’Anglais ont écrit pour écrire, avec cette indifférence de nos naturalistes pour leurs personnages, avec cette affectation de vivre eux-mêmes en dehors et au-dessus de leurs contemporains, d’observer l’homme et les choses du haut de leur supériorité d’artistes. Mais peu de Français aussi l’ont jadis professée, cette superbe indifférence ; et chez nous, comme en Angleterre, comme un peu partout dans l’histoire, on a surtout écrit pour agir. Dans les romans de George Sand, comme dans ceux de Rousseau, comme dans ceux de Prévost, il y avait une a intention morale » autant que dans ceux de Richardson, de Dickens, ou de George Eliot. Les différences sont ailleurs, et aussi leur explication. Née et mariée dans la bourgeoisie riche ou aisée, une femme comme George Sand ne pouvait pas être frappée des mêmes aspects de la vie, ni s’intéresser à de certaines souffrances dont ceux-là seuls connaissent toute l’amertume et toute la profondeur, qui, comme Dickens, les ont éprouvées. Elle ne les a senties qu’intellectuellement, pour ainsi parler, ou idéalement. Mais c’est bien la même intention, je veux dire une intention du même genre, c’est bien la même conviction que l’artiste ne doit pas se désintéresser de ses personnages ; qu’il fait un autre métier que celui d’amuseur public : et qu’ayant enfin une arme dans la main, c’est pour s’en servir au profit de la justice et de l’humanité. Et pourquoi n’ajouterais-je pas que, dans l’histoire générale de la littérature, si cette disposition d’esprit se retrouve partout, elle est cependant surtout française ?

Qu’est-ce à dire, sinon qu’avant d’être Anglais, Dickens a été de son temps, un homme du XIXe siècle avant d’être de Londres, un romantique, si l’on veut, un contemporain de George. Sand et de Pierre Leroux, — je prends des noms français pour mieux préciser les idées, — un plébéien enfin, dans un siècle démocratique ? Ou encore, ce qu’il a de plus anglais, c’est sa langue : et ce truisme ne laisse pas que d’en dire beaucoup, attendu qu’une manière de parler en est une aussi de penser ou de sentir. Nous sommes en effet les esclaves des formes verbales où, de génération en génération, la race, définie par son histoire plutôt que par sa physiologie, a consigné le dépôt de ses expériences, de ses sensations, et de ses idées. Mais, la langue mise à part, Dickens est surtout un romancier européen, et, comme nous le disions, la fortune qu’il a faite, que n’ont point faite Bulwer, ni Thackeray, ni Disraeli, ni même George Eliot, c’est justement qu’étant moins Anglais qu’eux, la nature de son art s’est trouvée répondre à quelque chose de moins national, et de plus universel.

Il n’y a pas jusqu’aux défauts qui ont achevé son succès et assuré sa popularité qui ne soient allemands ou français autant qu’anglais. Ainsi, sa sensibilité tourne souvent au sentimentalisme, et je ne connais rien de plus mais que quelques-uns de ses excellens jeunes gens, si ce n’est quelques-unes de ses excellentes jeunes filles, anges de keepsake, dont on cherche involontairement les ailes, physionomies inexpressives, à force de manquer de défauts, mais qui manquent encore davantage de personnalité, de vie, et de réalité. « Dans Nicolas Nickleby, dit à ce propos M. Taine. il nous montre deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles : dans Martin Chuzzlewit, il nous montre encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement semblables aux deux premières : du reste, nulle différence. Et ainsi de suite. » Mais, en admettant, avec M. Taine, que cette insignifiance des personnages et cette banalité de l’intrigue, au lieu de procéder peut-être et tout simplement de l’insuffisance de l’observation, répondissent à quelque exigence du public anglais, ne faudrait-il pas convenir que le public français y trouve aussi son compte et son plaisir, comme dans un portrait de lui-même plus fidèle et plus ressemblant ? Car enfin, d’être originaux ou seulement de différer des autres, c’est ce qui n’est donné qu’à un bien petit nombre d’entre nous, et la morale s’en félicite, si peut-être l’esthétique y perd, j’entends une certaine esthétique. En même temps qu’un artiste, il y a dans Dickens un snob ou un cockney, — comment les Anglais disent-ils cela ? — un Prudhomme solennel et naïf, d’ailleurs animé des meilleurs sentimens, et, chez nous, comme en Angleterre, c’est le Prudhomme qui a fait passer ou accepter l’artiste. Autant que les Anglaises, nos jeunes filles de France ont pu se mirer, elles aussi, dans l’Agnès ou la Dora de David Copperfield, et, reconnaissantes au romancier de les avoir peintes sous les traits les plus propres à leur assurer la main et le cœur d’un bon mari, personne n’a plus contribué qu’elles à répandre la popularité de son nom.

De même encore, lorsque l’on reproche à Dickens d’avoir peu « pensé, » — et la critique est juste, — qu’y a-t-il d’anglais là-dedans ? M. Hennequin insiste à bon droit sur ce point : si Dickens a beaucoup et profondément senti, peu de romanciers de sa valeur ont assurément moins réfléchi. Je conseille au lecteur qui serait tenté de trouver le reproche excessif, de relire David Copperfield ou Martin Chuzzlewit, et alors, quand il les aura lus, de relire, pour en faire la comparaison, la Jane Eyre de Charlotte Brontë, ou l’Adam Bede de George Eliot. Il mesurera la distance. Ou bien encore, et tandis que de l’œuvre de George Eliot ou de Charlotte Brontë, rien n’est plus facile que de déduire ce que l’on appelle une « conception de la vie, » je l’engage à tâcher d’en tirer une de l’œuvre de Dickens. Mais je dis seulement qu’à beaucoup de romanciers français on pourrait faire la même critique, et j’ajoute que de l’avoir méritée, ç’a été parmi nous l’une des raisons très effectives de la popularité de Dickens. Car, pas plus en France qu’en Angleterre, on n’aime beaucoup à penser, ce qui est en effet une fatigue, et d’ailleurs, quand on veut réfléchir, ce n’est point ordinairement à un romancier que l’on s’adresse. Nous ne séparons point, nous ne voulons pas séparer le profit que nous tirons de ses romans de l’agrément et du divertissement que nous estimons qu’ils nous doivent d’abord. Le reste est de surcroit ; et même nous ne nous soucions de savoir s’il nous fait « penser » qu’autant que nous lui sommes obligés de nous avoir d’abord amusés, intéressés et émus.

Nous revenons donc toujours ainsi à la même conclusion. Si Dickens a passé la Manche, et si son nom, populaire en Angleterre, ne l’est pas moins en France et en Allemagne, c’est justement que, moins Anglais qu’on ne l’a prétendu, ses qualités et ses défauts ont au contraire eu quelque chose d’européen. M. Hennequin va plus loin, et précise encore davantage. La grande raison de son succès, dit-il, c’est qu’aux environs de 1857, quand on a commencé de traduire ses romans pour les mettre à la portée du public français, il a procuré à ce public lui-même une satisfaction et un plaisir que lui refusaient dans le même temps les romanciers nationaux. Je crois que M. Hennequin a raison. Tandis que, sous l’influence des Réalistes et des Parnassiens, nos auteurs inclinaient presque tous vers la théorie de l’Art pour l’Art, les romans de Dickens ont paru tout à point pour grouper autour d’eux les anciens lecteurs de George Sand, je veux dire tous ceux qui ne croyaient pas, qui ne croient pas encore aujourd’hui que le roman doive faire double emploi avec l’histoire naturelle. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, en France, comme en Angleterre, comme partout, de cette sorte de lecteurs ; et on ne pourra pas dire qu’ils aient absolument tort ; et quand on le dirait, qu’on l’aurait même prouvé, puisque sans doute ils continueront d’exister, il faudra bien que l’on tienne compte’ de leurs exigences. Car il en est effectivement de l’esthétique comme de la morale : elles sont fausses, dès qu’elles ne conviennent qu’à une petite élite, ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que l’opinion du plus grand nombre soit la mesure de leur vérité. Mais il faut pourtant qu’elles s’y accommodent, et, pour cela, qu’elles trouvent dans les lois des choses les raisons mêmes des préjugés.

Élargissant ou prolongeant la conclusion, nous dirons encore à notre tour que, si peut-être il y eut jadis, voilà tantôt cent cinquante ans ou davantage, des littératures proprement nationales, il semble que désormais le temps en soit passé. C’est à peu près ainsi qu’au moyen âge rien ne ressemblait plus à une chanson de geste, qu’une autre chanson de geste, allemande ou française, si ce n’est un fabliau à un autre fabliau, français ou italien, et un mystère à un autre mystère, italien ou anglais. L’émancipation de la scolastique, la division de la chrétienté contre elle-même, la concentration des groupes géographiques, les guerres d’État à État, au XVe et au XVIe siècle, en favorisant la formation des nationalités, ont favorisé celle aussi des littératures nationales, qui sentent le terroir, si l’on peut ainsi dire, et dont toutes les œuvres, en même temps et presque aussi profondément que celle de leur auteur, portent la marque du pays qui les a vues naître. Mais aujourd’hui, par une conséquence de la révolution et des guerres de l’Empire, grâce à la vie commune dont on peut dire que l’Europe a vécu depuis près de cent ans, grâce à la facilité des communications, — combien d’autres raisons encore, si l’on avait le temps de les énumérer ; — les idées, par toute l’Europe, à quelque vingt-cinq ou trente ans de date et souvent à la fois, évoluent de la même manière ; et à Paris comme à Londres, à Londres comme à Saint-Pétersbourg, de la façon dont on écrit et surtout dont on lit un roman, la différence nationale est devenue négligeable. Il ne subsistera bientôt plus que la différence individuelle, dont l’écart souvent est plus considérable d’un Français à un autre Français qu’à un Anglais ou qu’à un Russe. La gloire du plus anglais et du plus londonien des romanciers anglais est justement d’en avoir été le plus cosmopolite et par là même le moins national.


F. BRUNETIÈRE.