Revue littéraire - A propos d’une étude littéraire sur le XIXe siècle

Revue littéraire - A propos d’une étude littéraire sur le XIXe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 693-704).
REVUE LITTERAIRE

Etudes littéraires sur le XIXe siècle, par M. Emile Faguet. Paris, 1886 ; Lecène et Oudin.

Dans le court et modeste Avant-Propos qu’il a mis à son livre, l’auteur de ces Études littéraires, M. Emile Faguet, nous avertit dès le premier mot qu’il n’a pas prétendu donner une histoire de la littérature française au XIXe siècle. Et, en effet, pour que ce fût une histoire, il y manquerait au moins le lien, le mouvement, et ce je ne sais quoi de successif ou de progressif qui ne fait pas toujours, mais qui devrait faire la différence d’une histoire à un recueil d’études. Le temps d’ailleurs est-il venu d’écrire cette histoire ? et, chauds encore de la lutte, n’y sommes-nous pas toujours plus mêlés que nous ne le croyons ? Mais à tout le moins il est utile, il commence même à être pressant d’en préparer les matériaux, — avant que ceux que nous avons connus aient cessé d’être des hommes pour devenir des effigies de marbre ou des sujets de pendule ; — et c’est ce que M. Faguet a voulu faire en étudiant ici tour à tour Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Victor Hugo, Musset, Théophile Gautier, Mérimée, Michelet, George Sand enfin et Balzac.

Ce que ces Études littéraires ont de très particulier, de remarquable, et même de rare, c’est d’être uniquement et vraiment littéraires. Ni la biographie, ni la psychologie, ni la physiologie, ni la pathologie n’y tiennent beaucoup de place. Même je ne crois pas qu’on y trouve un seul vers inédit de Musset, une seule ligne de Balzac, pas une lettre, pas un acte notarié, pas le plus petit morceau des traités qu’ils passèrent avec leurs libraires. M. Faguet s’est contenté de lire leurs romans ou leurs poèmes, d’en recevoir, pour ainsi dire, l’impression ou la sensation directe et, l’ayant reçue, de la démêler, de la contrôler, de la préciser, de la transformer d’une sensation d’art en une opinion personnelle, d’une opinion personnelle en un jugement général ; et, assurément, ce n’est pas de la science, comme il se trouvera sans doute quelqu’un pour le lui dire, peut-être même n’est-ce pas « de l’exégèse, » mais c’est de la critique, c’est de la littérature, et, il faut bien le reconnaître, c’est justement aujourd’hui ce qui nous manque le plus. Pour être tout à fait émancipées de la méthode soi-disant scientifique, il suffirait aux Études littéraires de M. Faguet de ne pas être toutes un peu jetées dans le même moule ; d’être plus variées dans la forme, aussi variées, s’il était possible, que les modèles eux-mêmes en furent dissemblables ; et, sans être moins raisonnables, un peu plus irrégulières. Telles quelles, et l’observation une fois faite, j’en vois au moins deux ou trois qui me semblent être le bon sens, le bon goût, la justesse mêmes.

On est bien aise de voir, après longues années, un historien de la littérature française contemporaine oser être juste pour Chateaubriand. A la vérité, les romantiques, tenus envers Chateaubriand d’obligations trop nombreuses, mais surtout trop évidentes pour les pouvoir nier, n’avaient médit d’Atala, des Martyrs, ou du Génie du christianisme qu’avec discrétion et mystère. On raconte aussi que le patriarche du naturalisme, c’est Flaubert que nous voulons dire, aimait à hurler ou, comme il disait, à « faire passer par son gueuloir » les phrases amples et les périodes sonores de ce merveilleux artiste de mots. Mais il n’est pas moins vrai qu’après cela Chateaubriand, pour les jeunes gens et pour les jeunes femmes d’aujourd’hui, n’est plus guère qu’un « troubadour ; » — et je connais quelques vieux journalistes qui les encourageraient au besoin dans cette illusion. Ils se figurent ainsi être agréables à l’ombre de Voltaire. Je les renvoie au Chateaubriand de M. Faguet pour y prendre une plus juste idée de l’homme, qu’évidemment ils ne connaissent guère, et de son œuvre, qu’ils ont encore moins pratiquée. Tout au plus les mettrai-je en garde contre les Natchez, où M. Faguet les convie comme à une lecture des plus divertissantes, et qui ne me paraissent, pour moi, supportables qu’à petites doses. Je crains aussi qu’en faisant honneur à Chateaubriand de la révolution littéraire d’où sortit le romantisme, et à Chateaubriand seul, au Génie du christianisme et à René, M. Faguet n’ait un peu oublié de faire à Rousseau sa part, et une part considérable. En réalité, ce n’est pas Chateaubriand, c’est l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard et des Lettres de la Montagne qui a réintégré l’éloquence dans la prose française, d’où l’école des Fontenelle et des Voltaire l’avait jadis expulsée, comme ayant quelque chose de trop naturel et conséquemment de vulgaire. De même encore, c’est bien Rousseau, c’est l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Rêveries d’un promeneur solitaire qui le premier chez nous a « senti, » ou a rendu » la nature ; Bernardin de Saint-Pierre est le second ; et Chateaubriand est sans doute un bien autre peintre, mais enfin il n’est que le troisième. Et c’est bien Rousseau, c’est bien encore l’auteur des Confessions, avant Chateaubriand, dont l’exemple a confère le droit à l’écrivain d’étaler son moi dans son œuvre, et de remplir du bruit de ses lamentations l’univers habitable. M. Faguet s’en fût aisément aperçu s’il eût seulement étendu ses regards un peu au-delà de l’horizon français, du côté de l’Allemagne et de l’auteur de Werther, ou du côté de l’Angleterre et de l’auteur de Manfred et de Lara. Chateaubriand n’explique pas Goethe, puisqu’il l’a suivi, d’ailleurs sans le connaître ; ni même Byron, quoiqu’il l’ait précédé, mais sans l’inspirer ; et Jean-Jacques Rousseau nous rend compte, au contraire, de ce qu’ils ont tous les trois de commun.

J’aime bien mieux ce que M. Faguet nous dit des « Idées générales » et des « Idées littéraires » de Chateaubriand, et les pages très neuves où il remet à son vrai rang le Génie du christianisme. Car, pour nous faire comprendre l’importance historique de ce livre célèbre, ceux mêmes qui peut-être en ont le mieux parlé, c’est Sainte-Beuve et Vinet, l’avaient plutôt étudié du dehors, nous en avaient plutôt démontré les effets immédiats, les conséquences prochaines, qu’ils n’en avaient approfondi la pensée. M. Faguet s’est appliqué surtout à nous faire bien voir tout ce que contenaient en elles, au plus profond d’elles-mêmes, les idées de Chateaubriand, et que peut-être Chateaubriand n’y voyait pas, qu’en tout cas il n’y avait point mis, et qui cependant s’y trouve. « Les idées de Chateaubriand sont sincères, dit à ce propos M. Faguet, mais elles sont superficielles. C’est pour cela qu’on a si souvent suspecté sa sincérité, dont pour mon compte je ne doute pas. La faiblesse relative de l’argument a fait douter de la conviction. C’est mal conclure. Ce qu’il veut faire croire, il le sent. Mais il le prouve médiocrement, parce que ses idées sont moins profondes que ses sentimens. » On ne saurait mieux dire. Artiste et poète, Chateaubriand n’a pas eu de théorie, encore moins de système ; il a eu des instincts, ou, si l’on veut, des intuitions, des divinations. En un sens, c’est moins ; en un autre, c’est plus. L’intuition ne se démontre pas, il faut se remettre au temps d’en prouver la justesse, mais en attendant, l’artiste y trouve une certitude, un motif de confiance et de sécurité qu’aucune démonstration ne saurait ébranler. Ç’a été le cas de Chateaubriand. Qu’il s’en soit lui-même rendu compte ou non, ce qu’il a aimé dans le christianisme, ce n’en est pas seulement la beauté propre, ni même la beauté des choses qu’il a pensé que l’on en pouvait dire, c’est l’ébranlement, c’est la secousse qu’en éprouvait tout entière son âme d’artiste et de poète. L’émotion de la beauté lui a tenu lieu de preuve ; et son temps, à son tour, ne lui en a pas demandé davantage, parce qu’il s’agissait précisément alors, en littérature, comme en art, et comme un peu partout, de rouvrir les sources fermées par l’étroit et tyrannique rationalisme du XVIIIe siècle, « Toute la critique et toute la poétique de Chateaubriand, dit encore M. Faguet, comme aussi, à très peu près, toutes les inclinations de son esprit, se ramènent, en leur source, à sa répulsion à l’endroit du XVIIIe siècle. » La forme ici ne vaut pas le fond, mais M. Faguet n’a pas moins raison. Chateaubriand s’est comme déclaré, dès son premier ouvrage, l’Essai sur les révolutions, l’ennemi personnel du XVIIIe siècle. A suivre Voltaire et Rousseau, lui millième, par les chemins qu’ils avaient tracés, il n’a pas calculé, il a senti qu’il fallait commencer par y sacrifier ses instincts de poète, le meilleur et le plus intime de lui-même, son tout en quelque sorte, et sa seule raison d’être. Joignez-y maintenant ses voyages, les misères, les dures expériences de sa jeunesse, Combourg et sa Bretagne, un fonds héréditaire d’éducation chrétienne, le Génie du christianisme est sorti de là, et du Génie du christianisme toute une littérature et tout un art, on pourrait presque dire toute une esthétique et toute une philosophie.

La nouveauté, l’originalité, la richesse cachée de cette littérature et de cet art, c’est ce que M. Faguet, résumant ici les opinions de ses prédécesseurs, non sans y ajouter beaucoup encore de lui-même, n’a pas moins habilement ni heureusement montré. Sur la façon de composer de Chateaubriand on lui saura gré, par exemple, de cette remarque ingénieuse, que « Chateaubriand, qui compose admirablement les œuvres d’art, compose très mal les œuvres de logique. » Et l’explication, qui coupe court à de nombreuses discussions, est toujours la même. Il était alors question, pour opérer la révolution littéraire, d’enlever à la pure logique l’exclusif empire qu’elle avait exercé depuis tantôt cent ans sur le choix des mots, sur l’ordre de la phrase, sur la distribution et la disposition des parties successives de l’œuvre. Il était aussi question de rendre au style des idéologues du Consulat et de l’Empire, des Cabanis, des Tracy, des Morellet et autres encyclopédistes, l’éclat, la couleur, la vie, l’émotion, la sensibilité que depuis un quart de siècle en avait insensiblement bannies la raison raisonnante. Et il était question de retrouver enfin ce « nombre » et cette « harmonie » qui, sans rendre pour cela, comme on l’a dit très improprement, la prose « poétique, » pouvaient seuls et devaient lui donner le moyen de rivaliser cependant de séduction avec le vers, d’être capable de tout exprimer, de ne pas se réduire à n’être enfin que ce qu’elle était devenue au moment même où Rivarol en célébrait l’universalité : l’instrument des conversations diplomatiques et des échanges commerciaux. C’est tout cela que fit Chateaubriand, agissant sur son siècle, sur nous-mêmes encore aujourd’hui, par ses défauts autant que par ses qualités, logicien, dialecticien, théologien médiocre, mais grand artiste, donnant « sa forme même au sentiment religieux moderne ; » créant à son image « des états psychologiques, la désespérance, la mélancolie, la fatigue d’être ; » renouvelant enfin, comme le dit très bien M. Faguet, a l’imagination française. » M. Faguet ajoute, et c’est sa conclusion : « Historiens, poètes, romanciers moralistes, philosophes spiritualistes, historiens des idées religieuses, voyageurs, et ceux-là même, derniers venus des modernes qui disent avoir inventé l’écriture artiste, tous lui doivent quelque chose, et tous au moins un esprit public préparé à les comprendre. »

Passons rapidement sur Lamartine, sur Vigny, sur Musset. Ce n’est pas que chacun de ces chapitres ne soit riche, aussi lui, d’intéressantes remarques : mais ils ne valent pas le premier, et je les voudrais plus justes, ou même parfois plus étudiés. Je ne dis rien d’une lecture plus attentive de la Correspondance, qui peut-être eût permis à M. Faguet de mieux voir pourquoi le style épique ou philosophique de Lamartine rappelle quelquefois celui de la Henriade ou des Discours sur l’homme : c’est que Voltaire fut vraiment le premier maître de Lamartine, et que tout ce que Lamartine n’a pas tiré de lui-même, j’oserais presque dire qu’il le doit à Voltaire. Mais, s’il faut avouer avec M. Faguet, qu’entraîné par son abondance et sa facilité, Lamartine a souvent manqué d’art, j’aimerais qu’il eût dit plus fortement qu’aucun poète en revanche n’a été plus naturel. M. Faguet l’a dit, mais pas assez, et, je crois, avec trop de réticences.

Un peu froid pour Lamartine, sinon un peu sévère, M. Faguet me le paraît d’autant plus que je le trouve au contraire plus indulgent, trop indulgent à Vigny. On sait qu’avec Baudelaire, — auquel Dieu me garde de le comparer ! — Vigny, pour nos jeunes poètes, est le maître aujourd’hui, et un maître bien plus vénéré qu’Hugo même dans leur petite chapelle. Si M. Faguet ne va pas, lui, jusqu’à la vénération, il ne s’en faut de guère, et nous avions vraiment besoin des dernières pages de son Étude pour en corriger les premières. « Le dernier mot qui revient quand on conclut sur Vigny, nous dit-il, est celui d’original ; la dernière impression est celle d’une force solitaire, travaillant à l’écart, dans une grande tristesse et sous un ciel morne, sans hâte et sans bruit, produisant quelques fruits précieux et rares, à qui la matière a fait un peu défaut, et qui se l’est un peu refusée, à qui a manqué aussi le sourire, mais non pas la grâce. » Il y a bien de la vérité dans ce court jugement ; mais, au mot d’originalité, qui d’ailleurs pourrait bien blâmer ou critiquer aussi souvent qu’il loue, je voudrais ajouter pour ma part celui de prétention ou d’affectation, et aussi celui d’impuissance. Non-seulement « Monsieur le comte » l’est toujours demeuré, mais il a toujours pensé plus haut, si je puis ainsi dire, qu’il ne pouvait exécuter, et je veux bien que ce fût son honneur, s’il avait fait profession de métaphysicien, mais, étant poète et romancier, c’est incontestablement sa faiblesse et son infériorité. Après cela, je reconnais volontiers que l’Influence de Vigny sur toute une direction de la poésie contemporaine a été grande, considérable même, et précisément parce que l’on n’a pas désespéré, en l’imitant, de le surpasser, de mieux faire en faisant comme lui, et de réaliser ce qu’il n’avait pu qu’entrevoir.

Plus juste pour Musset, et, si je ne me trompe, tout à fait équitable en ses conclusions, je crains seulement que M. Faguet n’ait réduit à quelques traits trop simples ce qu’il y a d’assez complexe dans le talent ou le génie du poète des Nuits. Très Français, très Parisien, et jusqu’à la gaminerie ; fat et candide à la fois ; un peu bourgeois, quoique poète, mélange de Villon, de Régnier tout au moins et de Lauzun ou de Casanova ; joignant à quelques traits de l’honnête et ferme Boileau quelques traits empruntés de Byron ; tantôt assez content de rimer faiblement en prose, et tantôt, au contraire, dans ses Proverbes et ses Comédies ; retrempant, comme l’a dit M. Montégut, aux sources mêmes de la nature a pour les faire épanouir en fleurs vivantes et embaumées » les métaphores les plus usées ; poète immortel de la jeunesse, et non pas peut-être de l’amour, mais au moins de la volupté, grand poète enfin dans la passion, et grand à l’égal des plus grands, je ne retrouve pas dans l’Étude de M. Faguet tous ces aspects successifs ou simultanés de la physionomie de Musset. Y seraient-ils peut-être, et ne faudrait-il m’en prendre qu’à moi de ne les avoir pas vus ? Mais, en tout cas, l’Étude ici n’est qu’une esquisse, et, comme je le disais, je trouve le jugement juste, mais je le voudrais plus abondamment et diversement motivé.

C’est au contraire une véritable Étude, et non-seulement avec la première l’une des plus remarquables des dix, mais la plus complote et la plus personnelle de toutes, que le Victor Hugo de M. Émile Faguet. Félicitons-le d’abord comme d’un acte de courage d’avoir ramené l’Hugo de la légende aux proportions de la réalité : « À essayer de voir son caractère dans son ensemble, dit très bien M. Faguet, on se figure une âme insuffisamment élevée, et même assez ordinaire, dépaysée dans un grand génie, comme un homme du commun dans une grande place, et y contractant des défauts de parvenu. » Lisez : le Samuel Bernard de la rime, ou le Turcaret de la poésie. Jamais infatuation plus superbe de soi-même, jamais pareille inconscience du ridicule, et jamais non plus, par une conséquence inévitable, pareil débordement d’injures contre quiconque n’avait pas trouvé ses vers bons. Il est vrai qu’en ce cas on avait tort le plus souvent. Cependant la plupart de ceux qui, depuis qu’il est mort, ont parlé de Victor Hugo, n’ont rien dit ou presque rien ni de cette vanité monstrueuse, ni de tant d’autres défauts de l’esprit ou du caractère qui ne laissent pas en somme de composer une moitié du dieu. Autour de l’homme, ils ont paru vouloir faire un respectueux silence, une obscurité pieuse. Et cela serait bon, louable et décent, si, selon la remarque de M. Faguet, Hugo ne se fût arrangé de manière à mettre constamment et obstinément sa personne dans ses œuvres. Le moyen d’oublier l’homme quand il se compare lui-même à l’Atlas ou au Mont-Blanc ? ou qu’il se fait interroger par une. « bouche d’ombre » pour répondre a qu’il fait son métier de flambeau ? » On rit… et on n’est point désarmé. Je ne veux rien ajouter de la violence et de la grossièreté de ses haines.

Cela ne l’empêche pas d’être un très grand poète, et de beaucoup le plus grand artiste en vers que nous ayons en jamais dans notre langue. On le dit du moins, on le répète, on a raison, mais on ne prend pas la peine de le montrer, et c’est ce que M. Faguet a pensé qu’il serait temps de faire. Je recommande aux curieux de ce genre de questions, — et ne devrions-nous pas l’être tous ? — les deux chapitres intitulés, le premier : l’Expression, et le second : le Rythme chez Hugo. Ce sont deux études techniques, sans aucun doute, et, comme telles, très spéciales, très détaillées, très minutieuses ; mais ne faut-il pas toujours en venir là si l’on veut une fois sortir des généralités vagues et mesurer en poésie l’importance de la question de forme ? A peine d’ailleurs ai-je besoin d’ajouter que ce n’est ni dans les Orientales, ni dans les Feuilles d’automne que M. Faguet étudie surtout les rythmes et le style de Victor Hugo, mais de préférence, dans les Contemplations, dans la Légende des siècles ? dans les Chansons des rues et des bois. Là est, en effet, le vrai Victor Hugo, celui qui a renouvelé la langue poétique de son temps et, par malheur, emporté pour toujours peut-être avec lui le secret de ce renouvellement. « Créer de nouvelles images, puisque les anciennes sont les cendres de flammes éteintes ; avoir assez de puissance pour pousser la métaphore jusqu’à l’allégorie sans être froid, l’allégorie jusqu’au symbole sans être forcé, et le symbole enfin jusqu’à cette coordination vivante de symboles qui se fait, accepter de l’imagination comme une réalité, c’est-à-dire jusqu’au mythe, » telle serait, selon M. Faguet, la formule du don créateur chez Hugo ; et elle est un peu longue, mais les exemples qui l’illustrent en justifient chacune des parties, et je n’en connais pas de plus compréhensive, ni par conséquent de meilleure. Il y a vraiment dans Hugo au voyant, au sens ancien du mot, et comme un poète des âges primitifs égaré parmi nous. Mais il y a encore un artiste, héritier naturel de tous ceux qui l’ont précédé, mais unique, incomparable, inimitable pour enchaîner sous la loi du rythme ses images et ses visions. « L’art de s’exprimer par des phrases, musicales, d’associer intimement le son à la pensée, de se faire comprendre par l’oreille autant que par l’esprit, et avant même que l’esprit ait entendu, Hugo l’a eu tout de suite, d’instinct et en perfection. Sa merveilleuse divination de lai forme lui a révélé ces deux formes de la pensée, le style et le rythme, et il les a fait conspirer ensemble d’une manière inimitable. « Et c’est ce que M. Faguet s’est attaché à prouver, avec une sûreté d’oreille, une justesse de distinctions, une délicatesse de goût et un choix d’exemples tout à fait remarquables. On a beaucoup écrit, dans ces derniers temps, sur Victor Hugo, et j’ai là, sous les yeux, deux ou trois livres récens dont je donnerais volontiers les titres, s’il n’était plus poli de les taire, puisque, sur le style et le rythme d’Hugo, aucun d’eux ne nous en apprend tant que les quelques pages de M. Faguet. Je regrette seulement qu’il ait assez brusquement tourné court et qu’après avoir étudié les rythmes d’Hugo à l’intérieur des vers ou de la période, il ne les ait pas étudiés dans les grandes pièces, et au sens le plus large, le plus étendu du mot, tels qu’ils enchaînent ou qu’ils entraînent dans leur mouvement non plus les vers ou la période, mais les strophes elles-mêmes toutes ensemble. Un vers a son rythme, une strophe a le sien, et un entrelacement de strophes l’a aussi.

N’est-il pas malheureux « que cet homme n’ait pas en assez d’idées pour soutenir ses incomparables prouesses d’élocution ? » M. Faguet n’a pas craint de se poser la question, et, du moment qu’il se la posait, on devine la réponse ; M. Faguet n’est point de ceux qui prennent Hugo pour un penseur. En fait d’idées, non-seulement Hugo n’en a eu que de poétiques, mais encore on peut dire qu’une fois dépouillées de la magnificence de leur forme, il n’en a eu ni beaucoup, ni de très originales, ni de très personnelles : « Il possède la faculté de penser en lieux-communs, dit spirituellement M. Faguet ; celle d’avoir d’instinct, naïvement, et avec cette joie intime que donne à d’autres une découverte ou un paradoxe, la pensée de tout le monde sur un sujet donné. » Je trouve ici M. Faguet un peu sévère aux lieux communs, qui pourraient bien être, après tout, l’étoffe de la poésie comme de l’éloquence, mais, en ce qui touche l’invention des idées chez Hugo, force m’est bien de l’approuver, — et même de le copier : « L’amour n’a qu’un temps, » c’est la Tristesse d’Olympio ; « tous les hommes sont mortels, » c’est Zim-Zizimi, Pleurs dans la nuit, etc., « l’homme est plus grand que ce qui le détruit, » c’est l’Épopée du ver ; M. Faguet a raison ; ce sont bien là les thèmes ordinaires, les thèmes préférés d’Hugo, ceux que le prestige de son art se complaît à transfigurer, quand encore ce n’est pas, sans tant de frais ni de réflexions, l’événement du jour ou de la veille : l’arrestation de la duchesse de Berri, le bal de l’Hôtel-de-Ville, le retour des cendres de Napoléon. D’ailleurs absolument étranger à la science de son temps, aquafortiste distingué, ce dit-on, mais indifférent à l’art, à la philosophie, n’ayant vu dans les questions sociales dont le siècle est agité qu’un prétexte à déclamations creuses, presque hostile aux idées et à ceux qui en ont. « Dans son Mirabeau, dans son William Shakspeare, s’il n’a pas d’idées, du moins il rencontre sur sa route celles des autres. Il pourrait s’en inquiéter, les examiner, au moins les citer. Il les évite. » On n’est pas plus pauvre de son fonds, ni moins curieux de l’enrichir. Et c’est encore ce que M. Faguet aura dit ; et tellement à propos que je ne veux pas rechercher aujourd’hui si le plaisir de sa démonstration ne l’aurait pas peut-être un peu trop fait abonder dans son sens.

Quelle influence Hugo aura-t-il exercée, sinon sur les « penseurs, » au moins sur les poètes ou les versificateurs de son temps ? On la croirait considérable, et, quand on y regarde, elle semble médiocre. Ni Lamartine, sans doute, ni Musset n’ont subi l’influence d’Hugo, mais lui, bien plutôt, celle de Lamartine ; et, quant à nos contemporains, c’est de Vigny que leurs idées procèdent, et leurs formes d’Hugo, si l’on veut, mais encore à travers Gautier. Aussi M. Faguet, dans ses Études, n’a-t-il eu garde d’oublier Gautier. Pourquoi ne l’a-t-il pas placé tout aussitôt après Hugo ? On eût mieux vu la filiation, et comment Gautier, pour l’instruction des Parnassiens, a mis en préceptes réglés toute une part au moins de la poétique inconsciente du maître. Si je ne craignais d’irriter deux ombres à la fois, j’appellerais Gautier le Boileau du romantisme. Et qui sait, après tout, s’ils ne s’entendraient pas mieux qu’on ne pense ? « Il faut avouer, disait Boileau, que j’ai deux grands talens : l’un de bien jouer aux quilles, et l’autre de bien faire les vers. » Et Gautier disait pareillement : « Je suis très fort ; j’amène cinq cents au dynamomètre, je fais des métaphores qui se suivent, et je vois le monde matériel. » Sans rien exagérer, ou même plutôt en le maltraitant un peu, M. Faguet a rendu justice à Gautier. L’œuvre de Gautier périra peut-être, mais l’homme comptera toujours dans l’histoire de la littérature du XIXe siècle, comme ayant fait école, et marqué à sa manière le passage du romantisme au naturalisme contemporain.

Je n’aime pas autant les Études qui suivent : l’une sur Mérimée et l’autre sur George Sand. Mérimée a-t-il exercé une telle influence qu’il eût sa place marquée dans le volume de M. Faguet ? Je le crois ; mais en parlant de Mérimée, et en en parlant bien, toujours est-il que M. Faguet n’a pas trouvé la formule qu’on eût voulu pour justifier son choix. Il me semble que, pour la trouver, il faudrait la chercher, comme pour Gautier, dans la transition du romantisme au naturalisme. Par des moyens tout différens, et, par exemple, en réduisant le travail du style à la parfaite exactitude de la notation algébrique, donner au bizarre, à l’invraisemblable, à l’exceptionnel au moins l’accent de la réalité, n’est-ce pas l’exercice ordinaire où Mérimée s’amuse ? Et si c’est par Gautier que les naturalistes nous sont venus d’Hugo, ne serait-ce point par Mérimée qu’ils descendraient de Stendhal ?

Je n’insisterai pas non plus sur l’Étude qu’il consacre à George Sand. Elle manque de largeur, et le jugement de M. Faguet m’y semble quelquefois en défaut. Il y oublie d’abord que la révolution du roman a daté dans la littérature contemporaine de la publication et du succès l’Indiana, de Valentine, de Jacques. La veille encore, on en était toujours, comme les écrits de Sainte-Beuve et la correspondance de Lamartine en témoignent, aux romans de Mme Cottin et de l’abbé Prévost. Je ne puis du tout, d’ailleurs, lui accorder que, dans Indiana, dans Valentine, dans Jacques, les idées soient « puériles » et les sentimens même « presque vulgaires. » Encore moins puis-je voir les chefs-d’œuvre de George Sand, quoi qu’il en dise, et même si j’aimais ces idylles trop poétiques, dans la Petite Fadette et dans Français le Champi. Et peut-être qu’enfin, pour juger George Sand, comme aussi bien tout romancier, il ne faudrait pas s’enfermer dans son œuvre, mais, au contraire, après l’avoir lue, s’élever au-dessus d’elle et la résumer par ses traits essentiels. M. Faguet, dans cette étude, me semble avoir tenu trop de rigueur à George Sand de la fable de ses romans, ou du moins y avoir attaché trop d’importance, et sans faire attention qu’il y a toujours dans le roman comme dans le drame ou la comédie une part d’artifice, de convention et de métier qu’une critique impartiale doit commencer par négliger.

Son Balzac est bien meilleur, et le commencement en est tout à fait heureux. « C’est un singulier caprice du fabricateur souverain, y dit-il, que d’avoir uni un jour le tempérament d’un artiste et l’esprit d’un commis voyageur. Balzac a été vulgaire et pénétrant, grossier et subtil, plein de préjugés sots, et, tout à coup, infiniment clairvoyant et profond. Sa platitude confond, et aussi son imagination. Il a des intuitions de génie et des réflexions d’imbécile. C’est un chaos et un problème : essayons de les démêler. » Nous, voilà loin, en quatre lignes, de M. Taine et de M. Zola, pour ne rien dire de Gautier, dont je ne sais si M. Faguet a connu la curieuse étude. S’il faut opter, nous sommes avec M. Faguet, et nous, pensons que rarement on a dit en moins de mots tout ce que fut Balzac et tout ce qu’il n’est pas. Aussi bien, quant à la nature et au mode de son influence, M. Faguet dans son Avant-propos ne les avait-il guère moins heureusement caractérisés. « Balzac, né réaliste, mais sans goût, a donné dans le romanesque le plus faux, ne s’en est jamais détaché complètement ; mais parce qu’il n’était supérieur que dans les parties, de son, œuvre qui sont réalistes, il a vraiment fondé cette école nouvelle, déclinante, à son tour, au moment où j’écris. » A la vérité, de ceci, je suis moins sûr que ne l’est M. Faguet, et, pour moi, nos naturalistes procéderaient plutôt ou surtout de Flaubert, qui lui-même débuta par l’être quasi sans le savoir et certainement sans le vouloir, mais, pour le surplus, on ne saurait trop le redire avec lui : ce qu’il y a d’original et, comme tel, de vraiment supérieur dans Balzac, c’est la représentation de ce qu’il y a d’inférieur dans l’humanité, les passions tournées en monomanie délirante ; les vices, les ridicules, la maladie, la laideur, la monstruosité.

Notez que c’est beaucoup, que M. Faguet ne le nie point, et qu’il reconnaît volontiers le « génie » de Balzac. Il ne lui refuse, on l’a vu, ni la pénétration et au besoin la profondeur, ni la puissance et encore moins le don de la vie. Il dit du Lys dans la vallée que c’est un prodige de pathos, et s’il admire le Père Goriot, c’est avec mesure et sang-froid ; mais il ne trouve pas que les Illusions perdues, sauf le style, soient tellement au-dessous d’un bon roman de Le Sage, et il n’est pas éloigné de voir dans le Cousin Pons, dans la Cousine Bette, dans Eugénie Grandet, quelques-uns des chefs-d’œuvre du roman contemporain. Il croit seulement devoir insister sur deux points. Le premier, c’est que le réalisme de Balzac « est généralement gâté par le voisinage constant d’imaginations étranges qui sont ce qu’il y a de moins réaliste ; » et il nous renvoie pour la preuve aux Illusions perdues, à la Peau de chagrin, à une Ténébreuse Affaire, à la Dernière Incarnation de Vautrin. Pourquoi n’a-t-il pas développé quelques-uns de ces exemples ? L’imagination de Balzac, naturellement grossissante, est, de plus, mal équilibrée. Ce n’est pas la raison, le bon sens, qui font en lui contrepoids à cette sorte d’imagination, c’en est une autre, que l’on pourrait appeler l’imagination mystique. Rien n’est clair, ni naturellement intelligible pour Balzac. L’événement le plus vulgaire, le suicide de Lucien de Rubempré ou la faillite de César Birotteau, ne sont pas seulement des faits à ses yeux, mais, pour son imagination, l’expression abrégée d’une infinité de causes entrecroisées, qu’il prétend débrouiller, et qui s’éloignent de la réalité à mesure même qu’il les démêle, car il n’a pris effectivement dans la réalité qu’un point de départ, et son imagination fumeuse a inventé le reste. On remarquera qu’il est d’autant plus romanesque que son roman est plus long. C’est ce qui peut également servir à l’explication d’une autre formule de M. Faguet, quand il observe, et à bon droit, que, a considéré en lui-même, le réalisme de Balzac est quelquefois faux. » En effet, Balzac applique trop souvent des moyens d’art du réalisme aux conceptions les plus romanesques ou les plus extravagantes. Il donne ainsi la sensation d’un faux réel, d’un réel qui ne l’est point, qui ne l’a jamais été. Balzac est un halluciné pour qui ses visions ont plus de corps et de substance que la réalité même ; ou, si l’on veut, pour qui la réalité n’est que la traduction imparfaite et le symbole de ce qu’il y croit voir.

Est-ce pour ces raisons qu’au lieu de prendre la direction qu’il a prise en Angleterre avec George Eliot, ou en Russie avec Tolstoï, le naturalisme chez nous a pris la route que l’on sait ? Balzac est-il responsable, comme le veut M. Faguet, ode toutes les audaces faciles et méprisables de tous ces romanciers qui ont feint de croire que le réalisme était dans l’étude des exceptions sinistres ou honteuses ? » C’est trop dire, à mon sens, et Balzac n’est pas si coupable. Le Balzac des naturalistes n’est, non plus que le nôtre, dans la Fille aux yeux d’or, et dans la Dernière Incarnation de Vautrin, mais, comme celui de M. Faguet, dans le Père Goriot et dans le Cousin Pons, c’est-à-dire dans des romans où il n’y a d’exceptionnel que l’intensité des passions, nullement leur nature, encore moins leur principe. M. Faguet dit encore : « Il a dû son grand succès, plus à ce qu’il y avait de mauvais dans son réalisme qu’à ce qu’il contenait d’excellent ; » et c’est encore ce que je ne crois pas. Comme introducteur dans le roman d’un goût de la réalité qui passait jusqu’à lui pour être le contraire du romanesque, Balzac n’a rien fait qui ne fût bon, utile, nécessaire même à son heure, et de même que c’est aujourd’hui le fort de ses admirateurs, ce fut aussi en son temps la vraie raison de son succès. Les uns faisaient du roman sentimental, à la manière de Mme Cottin, les autres, comme Dumas, du roman historique ou du roman d’aventures ; George Sand était alors tout entière dans le roman social ; Balzac mit dans le roman les mœurs de son temps, — ou du moins ce qu’il appelait de ce nom, — et à beaucoup d’égards ce sont encore celles du nôtre. C’est la raison de son succès et de la durée de ce succès. Et si nos naturalistes l’avaient suivi dans cette voie, si d’autres maîtres depuis lui n’étaient intervenus, si le plus considérable d’eux tous, l’auteur de Madame Bovary, n’avait lui-même été l’un des esprits les plus bornés que l’on puisse concevoir, si quelques-uns d’entre eux n’avaient apporté dans le roman un goût fâcheux de l’obscénité, je ne vois pas de raison pour que l’exemple de Balzac les eût tant pervertis, ni conséquemment pour qu’on lui impute une responsabilité qui est bien toute celle de Gustave Flaubert, des frères de Goncourt et de M. Zola.

Si le livre de M. Faguet n’est pas une histoire de la littérature française au XIXe siècle, j’ai tâché de montrer qu’il touchait du moins à quelques-unes des principales questions que soulèverait cette histoire. Dirai-je maintenant ce que l’on y voudrait en plus de tout ce qui s’y trouve ? Un peu plus d’originalité, d’abord, et, là même où, ses prédécesseurs ayant bien jugé, c’est un mérite que de juger tout naïvement comme eux, un accent au moins plus personnel. Un peu moins de négligence ensuite : il y a vraiment du laisser-aller dans quelques-unes de ces Études, un air d’improvisation, et la facilité d’un homme qui se contenterait d’avoir à peu près mis ses impressions en ordre. Et nous lui demanderions enfla des idées parfois un peu mieux liées, si lui-même n’avait en quelque façon prévenu la demande, en nous avertissant « qu’une histoire des idées en France serait presque mieux faite avec les noms qui ne sont point dans ce volume : avec Benjamin Constant, de Maistre, Mme de Staël, Guizot, Cousin, Stendhal, Proudhon. » C’est donc de quoi nous lui donnerons acte, et, sans autrement appuyer sur des critiques, on le voit, d’assez peu d’importance, c’est à ce nouveau volume que nous l’attendrons, — avec impatience et confiance.


F. BRUNETIERE.