Revue littéraire — 14 décembre 1841



REVUE
LITTÉRAIRE.

Il faut qu’il y ait dans toutes les choses de ce monde deux principes qui se combattent. Dans la littérature, les deux élémens qui luttent entre eux, c’est l’industrie et la pensée. L’un s’accroît aux dépens de l’autre : plus l’industrie est active et bruyante, plus la pensée est sujette à des défaillances et à des langueurs. Or, dans ces derniers temps, il est impossible de ne pas le reconnaître, c’est le côté industriel qui se développe chez nos écrivains, et qui se développe tous les jours dans de plus effrayantes proportions. On dit qu’il y a dans les ateliers d’arts mécaniques une façon de distribuer le travail qui le rend plus facile et plus rapide : s’il s’agit de faire un carrosse, l’un est chargé des roues, l’autre des ressorts, un troisième du vernis et des dorures. Nous serions vraiment tenté de croire, en voyant certaines œuvres qui se disent pourtant des œuvres d’intelligence, qu’il y a des fabriques littéraires où l’on a recours à ces procédés.

Si l’on veut chercher la cause de ce déplorable mouvement, qui pousse la plupart de nos romanciers dans des voies purement commerciales, il faut remonter à une création déjà ancienne dans le journalisme, celle du roman-feuilleton. La presse n’a pas assez du monde réel pour les besoins de son activité incessante, il lui faut le monde imaginaire. C’est une tendance qui n’est pas blâmable en elle-même. Qu’on fasse à la fiction une plus large part dans l’existence de tous, rien de mieux ; mais plus elle sera appelée à exercer de charmes et de prestiges, plus elle devra être une pure et brillante émanation de l’esprit, et c’est précisément cette condition que le romancier, transformé en improvisateur par la dévorante influence du feuilleton, devient moins apte à remplir. L’homme qui doit porter un jugement rapide sur les choses de la veille, prévoir celles du lendemain, s’associer aux émotions du jour, n’a que des excitations salutaires à puiser dans le mouvement hâtif de la presse quotidienne, dans les continuelles exigences de son impérieuse activité. Quand Fréron a la joue encore chaude des soufflets de Voltaire, il écrit sur l’Écossaise des pages presque sublimes ; quand la voix de Mme Catalani vibre encore aux oreilles de Geoffroy, malgré son austérité pédante, le vieux critique en rabat trouve presque de la grace pour la vanter. Mais, si Fielding avait écrit Tom Jones avec l’impatience fiévreuse de quelques romanciers d’aujourd’hui, aurions-nous maintenant la figure si consciencieusement tracée de M. Alworthy ? Aurions-nous le type charmant de Sophie Western ? Walter Scott, Fielding, ces hommes qui possédaient la puissance inestimable de créer, auraient-ils consenti d’ailleurs à briser leur talent pour satisfaire aux insatiables appétits de la foule ? N’auraient-ils pas craint de voir s’épanouir moins richement au milieu de l’atmosphère meurtrière du monde réel le beau monde de leur fantaisie ? Vit-on jamais ces charmantes héroïnes qui sont sorties du feuillage d’un bosquet, comme la Julie de Rousseau, ou des vapeurs d’un lac, comme les blanches filles de Walter Scott, promener leurs robes traînantes dans cette arène, ou plutôt, pour employer l’expression d’un éminent critique, sur ce poudreux boulevart de la littérature qu’on appelle la presse quotidienne ? Nous savons que, parmi les héros meurtris du feuilleton, il n’est pas d’écrivains de la taille de Scott ou de Rousseau, et que la triste influence de l’improvisation journalière les empêcherait d’arriver à cette hauteur, si des facultés pareilles leur donnaient le droit d’y prétendre ; mais doit-on voir sans regret des talens recommandables s’aventurer dans cette voie funeste ? Ici-bas, comme disent les bonnes gens, toute chose a son lieu. Laissez le tapis du bohémien sur la place publique, et le fauteuil du conteur au coin de la cheminée.

Pourtant, si l’histoire n’y perdait pas, peu importerait, nous le répétons, qu’elle fût débitée auprès du foyer ou en plein vent ; ce que nous déplorons, c’est que l’histoire se ressente de l’endroit où elle est racontée. Un matin, on commence témérairement un récit dont la durée doit être aussi longue que celle d’un ministère ou d’une session ; on croit de la vie et de la santé pour long-temps aux personnages qu’on met au monde : malheureusement les êtres imaginaires sont soumis comme les êtres réels à des infirmités sans nombre. Dès le lendemain, le héros devient radoteur, et l’héroïne tombe en défaillance. Le romancier avait entrepris une traversée de plusieurs mois avec des provisions pour quelques heures ; il avait des décorations pour son théâtre, des costumes pour ses acteurs ; il n’avait oublié que la pièce, ou plutôt il avait espéré qu’elle se ferait toute seule ; et ce qu’il y a de malheureux, c’est qu’effectivement elle se fait ! Elle se fait à la façon de ces proverbes qu’on improvisait tous les soirs, au XVIIIe siècle, sur les théâtres de société. Grace aux excitations de toute sorte qu’on trouve dans l’affluence du public, la curiosité qu’il témoigne, les encouragemens qu’il donne, chacun finit par trouver de quoi remplir son rôle. Il y avait un drame de joué au bout d’une heure ; il y a un roman de terminé au bout d’un mois. Mais ceux qui, au XVIIIe siècle, faisaient tous les soirs ce gaspillage d’intelligence étaient de grands seigneurs propres seulement à composer quelques madrigaux pour amuser leurs loisirs et ennuyer ceux des autres, tandis que les hommes qui font aujourd’hui un usage si prodigue de leur esprit sont de véritables gens de lettres, destinés, sinon à glorifier la pensée humaine par des œuvres impérissables, du moins à comprendre l’art et à poursuivre un but élevé.

Parmi les romanciers feuilletonnistes, nous ne parlerons pas de ceux dont les œuvres sont encore enfouies sous les colonnes des journaux. Laissons-les eux-mêmes exhumer les morts qu’ils ont semés çà et là sur les champs de bataille de la presse quotidienne, pour leur donner la sépulture définitive de l’in-octavo. Aujourd’hui, parlons seulement de ceux qui se sont acquittés de ce pieux devoir envers les créations de leur esprit. Mathilde est l’exemple le plus frappant que nous puissions citer à l’appui de ce que nous avons dit contre le funeste mode de publication qu’ont adopté la plupart de nos romanciers. C’est un roman qui, malgré tous ses défauts, ses prétentions psychologiques, ses interminables longueurs, ses affectations un peu puériles d’élégance mondaine, excite cependant l’intérêt et justifie jusqu’à un certain point la curiosité dont il a été entouré. Je crois que cette œuvre, méditée avec soin par M. Sue, aurait eu son genre de valeur en présentant plus de correction dans son style, et surtout en paraissant sous des proportions raisonnables. Six volumes, grand Dieu ! c’est plus long que les Confessions de Jean-Jacques. Il est vrai qu’il ne s’agissait de rien moins que de nous initier à tous les mystères du cœur d’une jeune femme.

Des connaissances complètes en pareille matière supposent chez l’écrivain des études faites autre part qu’aux écoles, et c’est une supposition qu’il est agréable de faire naître dans l’esprit de ses lecteurs. La Mathilde de M. Sue ne nous fait grace d’aucune de ses pensées. Je me souviens d’une phrase où elle dit : « Moi qui ai toujours, hélas ! abusé de l’analyse. » Il faut convenir qu’elle se rend un peu justice. Je crois que les philosophes de l’école écossaise eux-mêmes seraient vaincus par elle dans l’observation de tous les phénomènes de l’ame. Du reste, ce n’est pas une psychologie pleine d’afféterie et de manière, comme celle de la Marianne de Marivaux ; la finesse des détails, le soin extrême de l’examen, n’excluent pas une certaine impétuosité de sentiment, qui s’épanche avec assez de bonheur en quelques passages de ce roman. Cet amour plein d’effusion et de reconnaissance, que la jeune fille pure a pour son époux, est rendu avec force et avec charme. L’attachement qu’inspire plus tard M. de Rochegune, et celui qu’il ressent lui-même, ont le grand inconvénient des tardives amours : je ne crois pas que les dieux leur sourient. Dans le roman et dans la vie réelle, ces attachemens ont toujours quelque chose d’incomplet. Il faut que deux ames qui se mirent, pour ainsi dire, l’une dans l’autre, ne voient pas flotter à la surface des belles ondes où elles se contemplent des images mal effacées. Et puis, ce M. de Rochegune a un caractère qui rappelle par trop aussi celui du chevalier Grandisson. Voilà un reproche nouveau adressé à M. Sue, qui nous avait toujours montré l’humanité sous une couleur si désespérante dans ses romans, et surtout dans ses préfaces pleines d’une ironie désolée. Quoique la critique fasse profession d’encourager cette tendance à des pensées plus douces, on ne peut point s’empêcher cependant de prier l’auteur d’épargner à notre mauvaise nature le dépit qu’elle ressent toujours en face d’une image trop parfaite de la vertu. La manière chevaleresque dont M. de Rochegune proclame son amour pour Mathilde à la face de tous, manque de naturel et de vérité. Le romancier tombe, d’ailleurs, dans une faute qu’on a bien des fois signalée. Après avoir prêté à son héros un langage quelque peu chargé d’effets oratoires et de métaphores, il s’extasie lui-même sur l’éloquence de celui qu’il a fait parler. Hélas ! Un seul homme a pu dire de lui, en rapportant ses propres paroles : « J’étais sublime. » C’est Jean-Jacques, quand, après s’être jeté aux genoux de Aline d’Houdetot, sous les bosquets de la Chevrette, il se relève tout à coup rayonnant et inspiré. Depuis, les romanciers ont appliqué bien des fois le mot de Rousseau ou à eux-mêmes ou à leurs personnages, mais ils l’ont fait sans en avoir le droit, et le lecteur a toujours cassé leur jugement. Un seul des êtres créés par M. Sue peut disputer le prix de la vertu à M. de Rochegune : c’est M. de Mortagne, son maître. Ce vénérable vieillard n’a que deux défauts, il est bonapartiste, et il laisse croître une barbe blanche fort malséante avec les habits étriqués de notre temps. Du reste, il emploie toute sa fortune à soulager le malheur et à faire bénir son nom. Malheureusement son caractère, naturellement fougueux, donne à sa philantropie quelque chose d’impétueux et de violent qui lui attire souvent des affaires périlleuses. D’infâmes machinations l’ont fait enfermer sous les plombs de Venise, et, au lieu d’en rapporter la résignation soporifique dont sont empreints les Mémoires de Silvio Pellico, il en est revenu avec un sang plus ardent et une humeur plus aigrie. En définitive, c’est un personnage assez dangereux, car son honnêteté, qui peut l’égarer quelquefois, lui met les armes à la main aussi souvent que la bourse. Saint Vincent de Paule faisait autant de bien que lui, sans cacher sous sa soutane une ceinture garnie de poignards et de pistolets. L’amie de M. de Mortagne, la duchesse de Richeville, est la mère que les poètes dramatiques nous ont si souvent représentée, craignant de rougir devant son enfant. Emma, cette enfant bien-aimée, est la sensitive que nous connaissons aussi, une de ces jeunes filles comme, Dieu merci, il n’en existe pas ici-bas, qu’un seul regard peut rendre folle, qu’un seul mot peut tuer. Son ame reçoit toutes les impressions et tressaille au moindre choc ; aussi il arrive qu’un souffle un peu trop fort brise un jour cette harpe éolienne. Mais, pour qu’un personnage fictif arrache une larme, il faut qu’il appartienne à cette terre, que la vie dont l’avait doué et dont le prive une imagination créatrice, ait été puisée nonseulement dans l’esprit du romancier, mais dans son ame et dans celle du lecteur lui-même ; quand c’est une de ces figures à demi fantastiques qui s’évanouissent avec la vapeur dont elles étaient formées, on peut éprouver une douce rêverie, on ne ressent point de véritable attendrissement. Nous avons tous pleuré sur Virginie, plus encore peut-être sur Manon Lescaut ; il n’y a que les sylphes et les anges qui puissent pleurer sur Emma, car c’est pour eux seuls qu’elle est une sœur.

À côté de ces êtres parfaits, Mathilde, Emma, Rochegune, M. Sue a fait figurer cependant quelques personnages odieux et bien complètement odieux. L’auteur d’Atar-Gull se retrouve tout entier dans le portrait de Lugarto. Il n’est pas, dans cette ame torturée par toutes les douleurs des passions cruelles et honteuses, un seul sentiment généreux qui porte le lecteur au pardon. Lugarto est lâche, fourbe, débauché, assassin ; c’est un de ces enfans maudits de l’imagination que le poète fait naître avec un sceau fatal et qu’il poursuit de son courroux. Le caractère de Lugarto est aussi invraisemblable dans sa corruption et dans sa perfidie que celui d’Emma dans sa pureté et dans sa candeur. On croit toujours qu’on découvrira un pied fourchu sous sa botte vernie. Quoiqu’il disparaisse dans une trappe, ce n’est pas encore assez : on s’attend à voir sortir des flammes de Bengale de l’endroit où il s’enfonce. Mlle de Maran a un cœur aussi haineux que celui de Lugarto, mais sa méchanceté est servie par un esprit plein de saillies amusantes ; sa gaieté, toute cruelle qu’elle est, amène souvent le sourire. C’est au point de vue du monde qu’il faut se mettre pour apprécier tout le talent avec lequel ce caractère est tracé. Ursule est encore une de ces inexplicables créatures qui n’ont jamais peuplé que le monde de la fantaisie. Il y a cependant des parties naturelles et bien senties dans son rôle. Son intrigue avec un sous-préfet de province est un trait d’une douloureuse mais incontestable vérité. Sa conduite envers Mathilde est d’une noirceur pleine d’exagération. La coquetterie effrénée et perverse qu’elle déploie pour subjuguer Gontran rappelle la fameuse marquise des Liaisons dangereuses ; ses lettres inspirent les mêmes réflexions que celles de Mme de Merteuil. Il y a des limites que le cynisme le plus impudent ne franchit pas dans ses aveux : toutes les limites sont franchies par Ursule dans sa correspondance avec M. de Lancry. Quant à son amour pour M. de Rochegune, il rentre dans la classe de ces bizarres affections qui s’épanouissent tout à coup au fond des ames les plus desséchées, comme ces plantes qu’on voit fleurir entre les fentes d’un mur à moitié détruit. Il y a de la Marion de Lorme et de la Lucrèce Borgia dans cet amour à grands élans pour un homme au cœur noble et pur, ainsi qu’on disait jadis. Les remords que la providence de M. Sue lui accorde au moment suprême ont quelque chose de touchant, quoique d’un peu tardif, et l’on espère après tout que le suicide n’empêchera pas son ame d’aller au ciel, au moins par le trajet indirect du purgatoire. L’homme dont elle a torturé le cœur avec tant de persévérance et tant d’art, le vicomte Gontran de Lancry, a une de ces natures qui restent foncièrement vulgaires en prenant le cachet de la classe où le sort a voulu qu’elles aient à se développer. Pourtant la passion désordonnée qu’Ursule allume en lui jette par instans sur ses traits, effacés à dessein, de vives et saisissantes clartés. La rage impuissante qu’inspire une femme dont les baisers de la veille ne vous garantissent pas du bonheur pour le lendemain, le supplice que renouvellent à chaque instant des espérances toujours déçues sans être jamais lassées, sont rendus avec une impétuosité entraînante et une prodigieuse énergie. Mais ce qu’on ne saurait trop louer dans le roman de M. Sue, c’est tout ce qui regarde le mari et la belle-mère d’Ursule. Rien de plus vrai et de mieux senti que l’affection sans bornes de Sécherin pour la femme qui fait servir, avec une complaisance si intéressée, mais si douce, tous les trésors de son éducation mondaine aux vulgaires jouissances d’un époux au-dessous d’elle, au bonheur presque ridicule d’un intérieur bourgeois. Quand la mère de Sécherin a forcé son fils à se séparer de sa femme, en lui dévoilant toutes les iniquités qu’avait cachées sa maison, rien n’est d’une beauté plus poignante et plus réelle que la peinture du ressentiment sombre et mal contenu qu’il conserve au fond de son cœur pour celle dont l’inflexible austérité l’a privé de la seule joie de sa vie. Il y a aussi dans Mathilde une scène où sont abordées les grandes émotions du cœur, celle où M. Eugène Sue nous représente en face l’un de l’autre, dans une attitude presque menaçante, la mère vertueuse et rigide qui s’irrite d’être impuissante à faire oublier à son fils une femme coupable, et le fils qui compare intérieurement, avec des regrets pleins de fiel, la fraîche et joyeuse compagne qui égayait son foyer à la compagne morose et chagrine de sa destinée brisée.

Tous ces différens caractères, toutes ces situations d’ame variées et changeantes, enfin tout ce qui constitue la partie morale de Mathilde, révèle certainement chez M. Sue, ou plutôt continue à nous montrer un vrai talent d’observation et une façon profonde de sentir. D’ailleurs, on doit l’avouer, ce qui tient à la psychologie a toujours pour le lecteur, en dépit de lui-même, un charme d’un ordre tout particulier. Les livres où l’on trouve une peinture minutieuse des passions font sur nous la même impression que les traités de médecine ; on suspend à chaque instant sa lecture pour s’assurer qu’on n’a aucune des maladies qu’on voit décrites. Ce genre d’intérêt plein d’émotions intimes n’est pas le seul que présente le roman de Mathilde ; on peut encore en signaler dans ce livre un nouveau, peut-être le plus piquant de tous, celui qu’offre une étude louable et souvent heureuse des mœurs du monde élégant.

On prétend que certains traits des personnages de M. Sue ont prêté à des applications malignes. C’est un grand honneur pour le roman et un grand ennui pour le romancier, mais c’est un honneur et un ennui qui ne sont pas nouveaux. Mme de Genlis, qui, malgré le ton un peu rogue de son style et la tournure fort prétentieuse de son esprit, avait du tact, une grande habitude du monde, et vivait en définitive dans la meilleure société, Mme de Genlis s’est moquée quelque part, avec raison, de cette manie qu’on a toujours eue de voir partout des portraits. La médisance de ceux qui appartiennent au monde que l’auteur a en vue, la sotte vanité de ceux qui, en bien plus grand nombre, veulent à toute force reconnaître des gens qu’ils n’ont jamais connus, enfin cette crédulité si vainement raillée ou maudite du public indifférent, propagent bien vite de faux bruits. Il est inutile de dire que la critique ne doit pas les répéter, à peine devrait-elle les savoir. Nous croyons qu’il y a dans le roman de M. Sue des types et non pas des portraits. Ainsi Mlle de Maran, avec ce langage dédaigneusement trivial que M. de Richelieu mit le premier à la mode, peut rappeler des souvenirs à tous. Je ne sais rien de plus vrai et de plus joli que son mot en entrant à l’Opéra : « Il doit y avoir ici toute la fleur des pois de la banque ; c’est riche à faire peur aux honnêtes gens. » Puis, comme M. de Lancry lui parle des chances funestes des opérations financières, des désastres soudains de la Bourse : « Il ne manquerait plus, ajoute-t-elle, que de voir ces gens-là riches à perpétuité ; ce serait d’un joli exemple pour les autres malfaiteurs. » Presque tout le rôle est écrit de cette façon ferme et enjouée, qui rappelle la bonne manière française de Lesage dans son inimitable chef-d’œuvre de Turcaret. Il n’y a qu’une seule scène où Mlle de Maran dépasse un peu les bornes qu’elle doit s’imposer elle-même, malgré les privautés de son rang et de son âge : c’est la scène où elle apostrophe M. Lugarto d’une façon si foudroyante sur le blason qu’il s’est fabriqué. On est trop porté, dans le roman, à forcer l’expression des visages toujours calmes et reposés des gens du monde ; et puis, c’est une remarque bien puérile, mais je suis fâché que Mlle de Maran, qui montre dans l’art héraldique de si grandes connaissances, veuille voir, comme elle le dit elle-même, un exemple de blason unique dans les macles des Rohan.

Au reste, cette légère faute contre la science d’Ulson de la Colombière et du père Ménestrier est largement compensée chez M. Sue par une connaissance bien réelle du monde, et surtout par un véritable amour pour les choses de l’élégance et du bon ton. Il est amusant et curieux de voir la littérature, après avoir tant fait contre l’aristocratie au temps de sa puissance, lui ouvrir maintenant un asile et pousser même jusqu’à l’empressement son accueil hospitalier. M. Eugène Sue se sent attiré vers la distinction partout où elle se trouve : on ne peut pas nier que cette disposition si louable en elle-même n’ait ses périls et ses écueils. La science du monde, si elle n’est pas présentée avec des ménagemens infinis, est un peu comme celle dont nous parlions tout à l’heure, la science de la femme : elle met l’auteur à découvert et fait chercher jusque dans les habitudes de sa vie l’explication des fautes qu’il peut commettre contre l’exactitude ou contre le goût. M. Sue nous a paru se tirer fort bien de ces dangers. Peut-être donne-t-il un peu trop de soin à la peinture de l’élégance matérielle. Il y a des pages à dilater le cœur d’un sellier, d’autres à faire lire à un tapissier pour son instruction, d’autres à former le goût d’un tailleur. Et cependant tout ce luxe amuse ; on aime à voir rouler sur le sable fin des avenues les voitures armoriées, on s’intéresse à l’inventaire de tous les meubles que renferme l’hôtel de Rochegune ; enfin la description des vêtemens et des tentures vous fait éprouver un peu du plaisir qu’on sent à la vue de ces étoffes vénitiennes dont Véronèse fait si bien briller les riches reflets. Toutes ces splendides décorations servent à un théâtre dont les acteurs sont choisis parmi les plus nobles et les plus brillans. M. Eugène Sue place son drame aux derniers jours de la restauration. La loge des gentilshommes de la chambre n’a pas encore été remplacée à l’Opéra par celle où les membres du Jockey-Club étalent leurs célébrités financières. Il existe encore un monde compacte et homogène, où la division ne s’est pas glissée. Puis la révolution de juillet arrive, et, après les premières épouvantes ensevelies sous les ombrages des parcs, on voit se rassembler peu à peu sur le terrain neutre des ambassades grand nombre de précoces émigrés revenus de leur exil d’une saison. Quelques-uns vont même jusqu’à risquer de poser leur talon rouge sur le tapis foulé par la botte du garde national. Dans une lettre fort amusante de Mme de Richeville, il y a un tableau où toutes ces nuances sont très finement rendues. Au reste, on ne doit pas s’exagérer le mérite de tous ces détails de la vie mondaine : ceux qui appartiennent purement à l’ordre moral donnent souvent sujet à des railleries ou à des contestations ; ceux qui appartiennent en quelque sorte à l’ordre physique peuvent produire aux yeux du public des effets bizarres et peu goûtés. Qu’on se souvienne du fameux plat de l’École du Monde. Il faut se défier de toutes les éruditions, il n’en est pas une qui n’ait son pédantisme.

Nous voudrions pourtant ne pas avoir à adresser d’autres reproches à M. Sue que cette exactitude trop scrupuleuse à reproduire des usages sans importance, cette affectation trop sensible à mettre en évidence des bagatelles qu’on doit savoir laisser de côté ; mais il y a dans Mathilde des défauts plus graves qu’il est impossible de passer sous silence. Le style de ce roman échappe la plupart du temps à toute espèce d’appréciation littéraire. Habituellement, c’est une causerie verbeuse ; par instans c’est une déclamation sentimentale ; excepté dans les rares passages que nous avons indiqués, les mots n’ont jamais cette signification précise et cette physionomie pittoresque qui donnent à un livre de la couleur et de la vie. Cependant M. Sue est bien loin d’avoir pour le style le dédain que semblent affecter plusieurs romanciers ; il a très souvent au contraire des tendances vers ce qui exige le plus de soin et le plus de délicatesse dans l’art d’écrire. Il y a dans Mathilde des passages où l’auteur ne s’est proposé rien moins que d’imiter La Rochefoucauld et La Bruyère. Le récit est quelquefois coupé par des maximes sur l’amour, sur la vanité, enfin sur tous les sujets qui ont exercé les esprits les plus ingénieux des meilleurs siècles de notre littérature. Ces tentatives ne sont pas heureuses. Là où l’on devrait reconnaître le résultat d’une méditation laborieuse, d’une existence sagement ménagée, on sent l’influence du travail hâtif qu’impose la presse, du mouvement presque fébrile de sa funeste activité. Le roman de Mathilde, comme presque tous les romans-feuilletons, semble, par son style, le produit d’une sorte d’improvisation bâtarde, qui n’a même pas les tours énergiques et les effets inattendus de la véritable improvisation. On y rencontre plutôt des défaillances que des hardiesses. Cette expression dogmatique des gens de l’art : « Voilà une phrase qui n’est pas faite, voilà une page qui n’est pas écrite, » se présente sans cesse à l’esprit pendant cette longue lecture. Si M. Eugène Sue veut obtenir d’autres suffrages que ceux dont son dernier livre a été entouré, c’est en homme de lettres plutôt qu’en homme du monde qu’il doit se montrer l’ennemi de la trivialité. Toute la distinction possible dans les mœurs qu’on cherche à décrire n’empêche pas le style d’être commun. On parle dans les cercles les plus élégans un langage qui est aussi vulgaire pour l’écrivain que le langage des places publiques. C’est celui-là que M. Sue, dans sa précipitation, a trop souvent employé comme l’instrument qui était le plus à sa portée.

Mais en définitive, malgré les défauts inévitables d’un livre écrit à la hâte, la faiblesse du style, la diffusion, les longueurs, les affaissemens de toute espèce dans la charpente de l’ouvrage, il y a dans Mathilde des qualités éminentes et même, nous le maintenons, quelques parties entièrement louables. Nous ne pouvons pas en dire autant du roman de M. Soulié. Passer de Mathilde aux Quatre Sœurs, c’est quitter une longue suite d’appartemens dorés où l’on respirait à l’aise sous des voûtes hautes et spacieuses, pour s’enfermer sous le plafond écrasé d’un entresol. Les beaux meubles de Boule, les dressoirs antiques, les lits aux colonnes d’ébène, sont remplacés par la causeuse d’acajou et les fauteuils en velours d’Utrecht. La table de whist se change en table de loto. On n’est ni dans le monde élégant ni dans les dernières classes ; on se trouve dans une de ces innombrables sociétés que chaque quartier de Paris renferme, sociétés sans physionomie et sans cachet, dont la voix lamentable du piano célèbre les fêtes mornes et ternes. Ce n’est pas une bonne et franche bourgeoisie comme celle de quelques tableaux flamands et de quelques contes d’Hoffmann. Plût au ciel que nous fussions à la table de maître Martin le tonnelier, chantant le verre en main les joues fraîches de sa belle fille Rosa ! Non, c’est une bourgeoisie maussade, mesquine et mal à l’aise, connaissant toutes les misères et toutes les douleurs de la vanité. Encore, si on était au milieu d’honnêtes gens ! mais les personnages de M. Soulié n’ont même pas le mérite d’être probes. Ce ne sont pas non plus des fripons amusans et hardis comme ceux de Lesage, pleins de verve et d’entrain dans leur cynisme, avec la casaque galonnée et le chapeau fièrement placé sur l’oreille. Ce sont de tristes fripons du XIXe siècle, avec des habits noirs, des lunettes et des gants trop larges, ouvrant la bouche pour faire des dissertations sur la rente, ou dévoiler les secrets d’un journalisme de bas étage. Il n’y a pas même dans les entraînemens de la presse quotidienne et dans la précipitation qu’elle impose au travail des excuses suffisantes pour une pareille œuvre. Si l’on voulait trouver quelque chose qui eût de l’analogie avec ce déplorable roman, il faudrait toucher à une littérature qui ne doit point avoir de place dans cette Revue. Le héros de M. Frédéric Soulié s’appelle Félix Morland Trucindor. Ceux qui se souviennent de la gravure si populaire de la Famille du mauvais sujet peuvent se faire une idée des Quatre Sœurs ; c’est de l’art de la même nature. Quatre sœurs dont l’une s’attache à un séducteur vulgaire, et dont les trois autres épousent des escrocs, voilà les personnages que M. Soulié met sous nos yeux pendant le cours de quatre volumes, je veux dire de trente ou quarante feuilletons. Il y a chez presque tous les lecteurs de justes répugnances pour cette initiation aux mystères honteux de la vie parisienne, dont M. de Balzac a fait un si grand abus. La curiosité qu’éveilleraient ces peintures de vices est un sentiment qu’il faut réprimer. Le sang vaut encore mieux que la fange ; il est moins dégradant pour un peuple d’applaudir à la mort vaillante d’un taureau qu’à d’immorales bouffonneries. Je préfère le temps où M. Soulié faisait retentir les planches du théâtre, dans ses drames sanglans, de la chute des corps mortellement frappés, à celui où il nous fait sonder, dans un roman d’analyse, mille plaies odieuses qu’on est heureux de n’avoir point vues. Le style des Quatre Sœurs est dans un parfait rapport avec le fond de l’ouvrage. M. Soulié, qui veut nous donner une idée de l’élégance d’une actrice, nous conduit dans un boudoir truffé de meubles. À chaque instant, ce sont des conversations qui vous feraient prendre la fuite si on venait les tenir à vos oreilles, des conversations comme celles que M. de Balzac aime tant à prolonger dans ses livres sur des roueries d’usurier ou d’agioteur. Quand le dialogue est honnête, c’est-à-dire quand M. Trucindor paraît, nous pouvons croire que nous assistons, dans une loge du Vaudeville, à quelques-unes de ces pièces qu’on crée pour le héros des Impressions de Voyage ou du Plastron.

M. Frédéric Soulié a dans l’imagination une force incontestable. Il peut tenir en main les fils de mille intrigues, qu’il noue et dénoue à sa volonté. Quelques-uns de ses romans présentent des complications prodigieuses, qui exigent de la part des lecteurs une attention fatigante, mais finissent quelquefois par produire sur les esprits une vive impression. Son influence ne peut pas s’exercer dans un monde littéraire, car, en littérature, l’influence ne s’exerce qu’avec le secours du style, et M. Soulié paraît ne s’être jamais préoccupé du style ; mais elle peut régner sur ce public trop nombreux qui cherche des émotions dans la vie imaginaire à défaut de celles que lui refuse la vie réelle. Chez lui, tout se revêt de ces formes matérielles et sensibles que les yeux de la foule distinguent de loin. Dans ses drames, l’action de la fatalité ou de la justice ne s’exerce pas d’une façon occulte comme dans les poèmes antiques, elle est représentée par des juges et par des gendarmes. Enfin c’est une de ces natures qui semblent appartenir à l’ordre physique plutôt qu’à l’ordre moral, un de ces talens qui occupent les appétits ardens et les curiosités avides auxquels les émotions de la cour d’assises ne suffisent pas. Long-temps M. Soulié s’en tint au moule du drame et du roman ; mais il vint à se présenter tout à coup un nouveau moyen de parler à la multitude et de répondre à ses besoins. On inventa l’action journalière de la fiction sur les masses ; M. Soulié dut embrasser une pareille innovation avec ferveur. Eh bien ! si robuste que fût son organisation, elle a succombé aux fatigues de la presse quotidienne. Il est l’exemple le plus frappant qu’on puisse citer pour montrer ce qu’il y a de fatal et de destructeur dans le tourbillon où le journalisme entraîne la plupart de nos écrivains. Ce mérite de hardiesse dans les conceptions et de force dans l’enchaînement des faits, qui rachetait chez lui les négligences innombrables du style, s’est presque entièrement effacé de ses œuvres. Celle que nous avons sous les yeux ne présente pas plus de vigueur dans le dessin que de finesse dans le coloris. M. Soulié doit y prendre garde : les excitations de la presse font passer le talent par les mêmes phases que celles où les excès précipitent le corps. On ne meurt point sur la brèche, comme on l’avait d’abord espéré ; il faut subir la maladie de langueur. Les cordes de la lyre, dirai-je pour me servir d’une expression un peu dithyrambique, mais qui rend bien ma pensée, les cordes de la lyre ne se brisent pas sur un son éclatant ; elles s’affaiblissent d’une façon graduelle, jusqu’à ce qu’elles cessent entièrement de se faire entendre. Quoique les Quatre Sœurs soient d’un genre tout différent de Mathilde, la même cause a produit les mêmes effets dans ces deux livres ; pour tout ce qui regarde la monotonie, la diffusion et la faiblesse, on peut adresser à M. Soulié les mêmes reproches qu’à M. Sue.

Parlons maintenant d’un écrivain dont le nom devrait nous entraîner bien loin des idées soulevées par M. Soulié. M. de Bernard était dans ses débuts, et par le style et par la conception de ses œuvres, en dehors de toutes les exagérations dont le goût public commençait à se lasser déjà. On ne trouvait en lui ni cet esprit fastidieux d’analyse qui poussait certains romanciers des régions de la métaphysique à celles de la médecine, ni ce besoin violent d’émotions qui transportait dans l’art cette puissance du glaive qu’on voudrait proscrire de la société. C’était un de ces hommes qui se rattachent à leur époque par des observations ingénieuses plutôt que par des enthousiasmes passionnés. M. de Bernard n’a pas une de ces natures qui se révoltent contre l’atmosphère au milieu de laquelle elles sont obligées de se développer. Il ne semble jamais éprouver cette nécessité qui s’impose constamment à quelques écrivains, de placer sur le théâtre plus élégant du passé les scènes que leur imagination enfante. Il est des poètes qui ne pourraient renoncer ni à l’habit de velours ni à la poudre, qui ne consentiraient pas à peindre un gentilhomme sans épée, un tabellion sans écritoire, une grande dame sans paniers. M. de Bernard, comme un de nos auteurs comiques dont on apprécie depuis long-temps la verve facile, sait aussi bien s’arranger des costumes de son siècle que de ses mœurs. Il peint ce qu’il a sous les yeux sans demander à l’art de faire subir aux objets des transformations magiques. Un banquier chez lui n’a pas plus le langage de Turcaret qu’il n’a sa volumineuse perruque et sa veste de drap d’or. Il est heureux qu’il y ait dans la littérature de semblables esprits, traitant sans dédain la société qui les a produits, et s’accommodant de ses défauts en sachant les décrire avec un enjouement railleur. Si, au milieu du XVIIIe siècle, Lesage eût rêvé paladins, et Marivaux courtisans de François Ier ou mignons d’Henri III, nous n’aurions pas les chefs-d’œuvre qui complètent pour nous, avec les peintures de Boucher et de Greuze, le plus gracieux côté de cette époque. Mais il est un écueil bien facile à pressentir pour les talens qui côtoient ainsi, d’une façon prudente et avisée, les réalités de la vie : c’est la vulgarité, cette vulgarité dont les poètes ont tant d’effroi, que, pour fuir les bords où on la rencontre, ils s’enfoncent souvent dans les profondeurs les plus nébuleuses d’un océan inconnu. M. de Bernard n’avait qu’un moyen de l’éviter : c’était de produire avec sobriété et mesure, en se tenant le plus possible dans la voie qu’il s’était ouverte par ses premiers ouvrages. Si quelqu’un devait rester à l’écart du mouvement du journalisme, c’était lui. Quand un roman appartient déjà à la vie réelle par le sujet, s’il s’y rattache encore par le style, c’est-à-dire si le dialogue garde toute l’incorrection et toutes les redondances de la conversation ordinaire, il reste peu de place à l’art ; le dernier livre de M. de Bernard nous le prouve. Presque toutes les productions qu’il a réunies sous un même titre : l’Écueil, ont paru, à différentes époques, dans des feuilles périodiques. Il y a toujours, chez M. de Bernard, des aperçus pleins de finesse ; mais, au lieu de les relever, comme il le faisait jadis, par un tour recherché, quelquefois même un peu prétentieux dans l’expression, il les rend avec les mots qui se présentent. Ce n’est pas le ton animé d’une causerie, car dans la causerie il y a des interlocuteurs qui provoquent aux saillies ; c’est plutôt le ton familier d’une correspondance. On dirait une plume qui a peut-être écrit déjà vingt longues épîtres, et dont la rapidité s’est accrue au fur et à mesure qu’elle était moins sévèrement guidée par la réflexion. L’auteur du Nœud gordien et de Gerfaut savait quelquefois donner à ses œuvres un cachet particulier par une discrétion que recommande bien vainement la critique à la plupart des écrivains de nos jours. Je me souviens d’un de ses contes dont le dénouement est un modèle de cet ingénieux procédé qui consiste à laisser au lecteur le soin de compléter une action habilement inachevée. Comment faire agir ces ressources de l’art qui demandent tant de soin et d’attention, quand chaque heure employée à réfléchir doit diminuer une mesure de temps qu’il n’est pas possible d’augmenter ? Si un poète dramatique était obligé de travailler derrière un rideau près de se lever sur chacune des scènes de son œuvre au moment où il la termine, comment pourrait-il s’occuper des finesses du dialogue et de ces mille convenances théâtrales qui font souvent tout le succès d’une pièce ? Nos romanciers se sont mis dans cette position bizarre : s’il y a quelque chaleur dans ces écrits qu’ils livrent fragment par fragment, les cris d’impatience du public peuvent pénétrer jusque dans la retraite où ils travaillent ; si leur verve est glacée, le bruit des bâillemens de l’auditoire peut venir les troubler dans leurs efforts. Un état d’exaltation dangereuse ou de découragement funeste, voilà tout ce que peut amener, pour eux, ce contact perpétuel avec leurs juges de chaque jour.

Parmi les fantômes des mois écoulés que nous évoquons tour à tour, en voici deux, et deux des plus aimables sans nul doute, qui d’abord n’avaient pas attiré nos regards. La Petite Reine et Madame de Rieux sont, je crois, les aînées de Mathilde. Les héroïnes de Mme Reybaud n’ont pas souffert pendant le cours d’autant de volumes que l’héroïne un peu écrivassière de M. Sue ; mais leurs douleurs, pour avoir pu se renfermer dans un seul in-octavo, n’en ont pas été moins vives et moins poignantes. La Petite Reine est un roman plein de terribles scènes qui rappelle parfois le Dernier des Mohicans. Toutefois, malgré l’incontestable intérêt qui vous captive dans les dernières productions de Mme Reybaud, nous n’y retrouvons plus au même degré qu’autrefois ce talent si flexible et si hardi auquel nous devons Théobald, Claude Stocq, et tant d’autres récits émouvans.

Si un talent comme celui de M. Soulié, un talent dont la puissance pourrait presque s’évaluer d’une façon numérique et brutale comme celle des machines à vapeur, dont on pourrait dire par exemple : « C’est un talent de la force de dix romanciers, pouvant donner par an de vingt à trente in-octavos ; » si une imagination comme celle qui a conçu les Mémoires du Diable, la Confession générale, et tant d’autres entreprises effrayantes ; en un mot, si la plus robuste de toutes les organisations littéraires vient à se briser dans les rouages implacables du journalisme, quel sera le sort d’un esprit qui doit tenir de la nature elle-même des organes fins et délicats ? Madame de Rieux a été publiée par feuilletons ; nous savons que plus d’une héroïne de Mme Reybaud mêle en ce moment sa voix éloquente ou plaintive aux cris qui se poussent dans la mêlée politique de tous les jours. Ce qui distinguait surtout l’auteur des Deux Perles, c’était une louable étude de cette couleur locale dont on s’est si vivement préoccupé, il y a dix ans, des efforts de style quelquefois heureux, constamment soutenus, enfin quelque chose qui sentait la méditation et le travail sans nuire aux effets de l’harmonie gracieuse et facile à saisir que doit présenter toute œuvre d’imagination. Le développement de ces précieuses qualités exige dans la vie littéraire un grand calme et un grand recueillement. J’aimerais à montrer à Mme Reybaud ce qu’elle a été et ce qu’elle pourrait être pour lui faire comprendre quel danger elle court dans les voies nouvelles où elle s’engage. J’ai sous les yeux deux volumes intitulés Espagnoles et Françaises, où sont rassemblées plusieurs productions publiées à différentes époques de sa carrière. Je ne puis pas dire qu’il y ait dans ce livre quelques-unes de ces créations presque divines dont l’esprit conserve et bénit long-temps les traces enchantées. Après l’avoir fermé, je n’ai pas sous mon front, comme en fermant Werther ou Manon Lescaut, le regard de deux yeux noirs ou le sourire d’une bouche vermeille que je n’ai jamais vus et dont je me souviendrai toujours. Je n’ai pas eu une de ces dangereuses et séduisantes visions que les gens d’église cherchaient jadis à conjurer en brûlant les romans ; mais il me reste des émotions qui ont du charme, et que je savoure doucement jusqu’à ce qu’elles s’éteignent tout-à-fait après s’être graduellement affaiblies. On trouve, en lisant les Deux Perles, un récit plein d’une mélancolie douloureuse, habilement encadré dans un tableau des mœurs à la fois austères et passionnées de l’Espagne. L’Espagne est une contrée chère à Mme Reybaud ; son esprit s’est vivement préoccupé de ce mélange d’idées gracieuses et de sombres conceptions qui nous frappe dans ce pays, où les peintres font leurs Vierges si attrayantes avec l’expression mutine de leurs brillantes prunelles, et leurs Christs si repoussans avec leurs corps tout couverts de plaies. Elle aime à faire comme Zurbaran, qui a mis auprès de la tête hideuse et gigantesque d’Holopherne une Judith élégante et frêle, dont la main ne pourrait jamais soulever son affreux trophée. Cependant, tout en se plaisant à ces contrastes, Mme Reybaud s’efforce d’en adoucir les effets : si elle ensevelit le dénouement d’un drame mystérieux et terrible dans les profondeurs embaumées de quelque jardin, c’est pour que le sang qu’elle est obligée de répandre soit bu bien vite par une terre en fleurs. Elle n’a pas repoussé les images funèbres qui assiégèrent avec tant de persistance, il y a dix ans, les cerveaux de nos romanciers ; mais mille délicatesses féminines de pensée et de langage empêchent leur éclat lugubre de jeter sur ses œuvres des reflets trop effrayans. Dans l’analyse des passions, dans la manière de poser et de défendre les principes, dans tout ce qui constitue la partie morale du talent, Mme Reybaud a la même retenue que dans ce qui en est pour ainsi dire la partie matérielle. Une seule fois, à une époque où l’on avait vu s’élever de tous les côtés des apôtres d’une prétendue régénération sociale, où presque tous les romanciers étaient brouillés avec le mariage, où chaque page des livres nouveaux contenait une apologie de la femme et une diatribe contre son tyran, Mme Reybaud crut pouvoir, dans son roman de Deux à Deux, hasarder son plaidoyer en faveur de la victime dont tout le monde embrassait la cause ; mais elle le fit sans trop d’aigreur pour la société et de haine pour le code civil. Dans la suite, elle ne manifesta plus jamais ces velléités réformatrices. Espagnoles et Françaises, ces nouvelles que nous avons choisies pour montrer quelle mesure cette intelligence distinguée pouvait remplir, sont complètement exemptes de toute tendance ambitieuse. Un sentiment de la réalité, qui répand de la chaleur et de la vie, une remarquable énergie dans les peintures du cœur, quelquefois des tendances à des pensées élevées, voilà ce qui fait, avec la poésie des descriptions et le luxe des détails, le charme de ces contes dont nous rappelons aujourd’hui le souvenir à Mme Reybaud. Ce n’est pas que ses dernières productions aient perdu toute trace de ces aimables et sérieuses qualités. Loin de faire un contraste frappant avec les œuvres du passé, Madame de Rieux rappellerait plutôt sa meilleure époque littéraire. Ainsi les chastes confidences de l’ame y font souvent place à des emportemens d’éloquence, et jusque dans les descriptions qui sont d’ordinaire, abondantes et poétiques, on trouve ce besoin, ou, pour mieux dire, cette habitude d’émotions qui caractérisait une école dont l’influence s’est bien affaiblie. Quand Mme de Rieux va errer à travers les vastes campagnes de l’Amérique, c’est presque toujours un air de tempête qu’elle respire ; le soir, si elle ouvre sa fenêtre pour contempler le ciel, il y a dans l’espace des nuages inquiets, suivant la belle expression d’un poète, et le vent qui s’élève des profondes allées du jardin lui apporte des exhalaisons brûlantes. Le dénouement nous ramène aussi au temps où les romanciers avaient enlevé à l’amour son vieux guide mythologique, la folie, pour le faire escorter de la mort. Mais ce qui nous reporte d’une façon malheureuse à une époque plus récente, c’est l’action qui est moins fortement nouée, le style qui présente quelques négligences. Voilà, je crois, des défauts dont la cause est bien facile à découvrir et partant à faire disparaître. Mme Reybaud a conservé ce talent de paysagiste qui, chez plusieurs écrivains d’aujourd’hui, vivifie des créations malsaines, en faisant circuler dans le livre un air chargé de bonnes et fraîches odeurs. Elle excelle toujours à faire murmurer doucement le feuillage des saules du sentier, et surtout à étoiler de roses blanches les sombres massifs du parc ; mais, hélas ! de quels lieux s’élèvent maintenant tous les bruits enchanteurs, tous les tendres parfums qu’elle rassemble ? D’un feuilleton, c’est-à-dire d’une sorte de galerie souterraine construite sous les colonnes d’un journal, comme un passage aux voûtes écrasées sous les rues bruyantes d’une ville. Est-ce bien là que peuvent s’épanouir tant de floraisons et de senteurs !

Quel triomphe ce serait pour nous, si, après avoir protesté contre l’influence du feuilleton dans l’art, après l’avoir attaquée de toutes nos forces, nous avions sous les yeux quelque ouvrage fait avec talent et conscience, que nous pourrions montrer en disant : Voilà un livre dont l’intrigue n’a pas été livrée au hasard, dont le style n’a pas un caractère hâtif, dont les pensées ne viennent pas d’une inspiration journalière ; voilà un livre qui rappelle les beaux jours de notre littérature. Hélas ! nous avons sous les yeux l’Émerance de Mme Ancelot. Oui, Émerance arriverait merveilleusement à propos pour montrer tout ce qu’une œuvre gagne en distinction et en fraîcheur à ne pas s’être trouvée déjà en contact avec le public. Mon Dieu ! quelle occasion notre conscience va sans doute nous faire manquer ! Il aurait été si agréable de dire : « Mme Ancelot vient de nous donner un roman qui, au milieu de ce gaspillage intellectuel, repose la pensée sur des études intelligentes et sérieuses. Son livre est plus qu’un tableau piquant des mœurs du monde, c’est un ouvrage où les plus grandes questions de l’ordre social sont traitées à chaque instant dans des pages pleines d’une verve éloquente. Toutes les classes sont passées en revue, toutes les opinions sont jugées ; et, au milieu de tant d’ingénieuses satires, de tant de réflexions mordantes, de tant de peintures douloureusement vraies, l’auteur a trouvé place pour une pure et charmante création qui rappelle tout ce que la poésie a de plus éthéré. Son Émerance pourrait être née comme Éloa d’une larme divine tombée sur la terre, etc. » Ces éloges seraient d’autant plus doux à prononcer qu’ils répondent tous à des prétentions manifestement exprimées dans le roman de Mme Ancelot ; et quel espoir plus propre à séduire que celui de se rencontrer avec l’auteur dans le jugement qu’on portera sur son œuvre ! Pourquoi faut-il qu’il y ait en nous une autre voix impérieuse et rogue, qui veuille forcer au silence cette voix caressante que nous aimerions tant à laisser parler ?

Le livre de Mme Ancelot est dédié à M. Emmanuel Dupaty, le livre de Mme  Ancelot s’appelle Émerance. Je crois que maintenant nous en savons assez pour espérer de nous en faire une idée exacte, même avant de l’ouvrir. Un livre dédié à M. Dupaty ne doit pas être dans sa forme un livre novateur. Il faut, pour qu’il puisse plaire à celui dont on lui a donné le patronage, qu’il ait un tour malin et délicat rappelant l’atticisme de l’empire. Le roman de Mme Ancelot pourrait bien être empreint d’une raillerie légèrement sceptique ; je craindrais même pour lui quelque chose d’un peu voltairien, s’il ne s’appelait pas heureusement Émerance. Émerance ! Voilà qui me jette dans un monde d’idées tout différent. C’est un nom qui annonce une nouvelle sœur des anges. Le Génie du Christianisme nous a fait expier Candide, et je crois entendre les sons de la harpe de M. d’Arlincourt. Eh bien ! je le demande à tous ceux qui viennent de lire cet ouvrage philosophico-poétique, n’est-ce point là le mélange qu’on y trouve ? Voltaire, tel qu’il a été compris par les académiciens de l’empire ; Châteaubriand, tel qu’il a été imité par les troubadours de la restauration.

Les deux pièces de Mme Ancelot qui représentent les deux cordes de sa lyre, c’est le Château de ma Nièce et Marie. On a beaucoup parlé du marivaudage du Château de ma Nièce. Il y a dans cette petite comédie une façon de comprendre Marivaux, qui m’a toujours rappelé la façon dont Mlle Mars comprenait les modes du XVIIIe siècle. La grande actrice, attachée au costume qui avait rehaussé jadis l’éclat de sa beauté, n’avait jamais d’autre souci que de rétrécir les manches trop larges et de raccourcir les tailles trop longues. C’est ainsi que Mme Ancelot réduit à des proportions étriquées et mesquines ce charmant langage de notre vieille comédie, plein d’une si gracieuse ampleur. Elle a la tradition de Marivaux telle qu’aurait pu la lui transmettre Andrieux. Quant à Marie, c’est un drame écrit dans une phraséologie plus moderne. Les douleurs récemment inventées de la femme y sont racontées d’une façon ambitieuse. Enfin, on doit reconnaître qu’il s’y trouve un genre de déclamation encore inconnu au temps de La Harpe et de La Chaussée. C’est des deux manières combinées du Château de ma Nièce et de Marie qu’est né le roman d’Émerance. Je crois pourtant que la manière de Marie domine. Un jeune homme à l’esprit exalté et au cœur candide, M. Antonin Dermond, arrive à Paris avec un grand ouvrage sur lequel il fonde tout l’espoir de son avenir. Il n’est pas difficile de s’imaginer quelles déceptions il rencontre dans le séjour de toutes les grandeurs et de toutes les misères. Mme Ancelot se livre à ces exagérations déclamatoires dont on a déjà fait un si grand abus sur la puissance et sur la vénalité des journalistes. Pour ce qui nous regarde, nous n’avons reconnu personne dans les sombres portraits qu’elle a tracés de ces tyrans de l’opinion publique. L’auteur d’Émerance, qui ne visait à rien moins qu’à présenter un tableau de la société tout entière en la décrivant dans chacune de ses classes, a voulu nous introduire aussi dans l’intérieur des salons aristocratiques. Le roman de Mme Ancelot nous prouve qu’il ne suffit pas d’être initié aux usages du monde pour en reproduire les mœurs dans une œuvre d’art. Les écrivains du monde sont souvent au contraire ceux qui s’entendent le plus mal à peindre ce qu’ils ont sans cesse sous les yeux. Les uns croient qu’il faut conserver soigneusement dans le style toutes les négligences de la conversation ; les autres s’imaginent qu’il ne saurait y avoir, pour traduire la pensée écrite, des expressions trop recherchées et trop pompeuses. Mme Ancelot appartient en littérature à cette dernière école. Mais, si elle affectionne les tours les plus ambitieux du langage, elle dédaigne souvent les humbles règles de la grammaire. Quant à la disposition même des scènes, je m’empresse de le reconnaître, elle n’est pas plus théâtrale dans ce roman que dans toutes les œuvres où l’on a voulu peindre le monde, que dans Mathilde par exemple. C’est la même exagération d’effets dramatiques ; au milieu d’une soirée, un homme à la voix mâle et éloquente provoque tout à coup entre lui et ceux qui l’ont attaqué dans ses affections les plus chères une explication décisive ; ou bien, à la fin d’un bal, une femme élégante et parée raconte d’un ton élégiaque les souffrances de sa vie intime en forçant tous ceux qui l’écoutent à respecter ses nobles malheurs. Il y a dans Émerance un M. de Vergennes qui n’aurait eu rien à envier au prince d’Héricourt de Mathilde. La scène où la baronne de Valincourt raconte les douleurs qu’elle a subies pendant vingt ans de mariage aurait aussi bien pu se passer dans l’hôtel de Mme de Richeville que dans celui de Mme de Savigny.

Nous avons trouvé pourtant dans Mme Ancelot une innovation dont elle peut réclamer entièrement l’honneur. L’auteur d’Émerance a imaginé de faire paraître comme comparses, sur le théâtre où jouent ses acteurs, des personnages de la vie réelle conservant leurs véritables noms. M. Guizot avait déjà posé dans Gabrielle ; aujourd’hui nous avons la princesse Czartoriska, M. Martinez de la Rosa, et bien d’autres encore qu’on a pu maintes fois rencontrer. C’est une manière ingénieuse de dire des choses aimables aux personnes de sa société ; on donne un souvenir à chacune d’elles. Maintenant on s’acquittera de ses devoirs de politesse par cartes de visite, par lettres et par romans.

Mais c’est nous occuper trop long-temps d’une œuvre qui n’appartient pas plus à l’art véritable que les proverbes qu’on peut jouer l’été sur un théâtre de château. Revenons aux écrivains purement littéraires. Hélas ! il y a pour ceux-là, dans la vie du journalisme, un dissolvant aussi dangereux que celui qui existe dans la vie du monde. Il s’exerce une double action également funeste du public sur les écrivains, et des écrivains sur le public. Chez les écrivains, c’est une sorte d’excitation fébrile qui fait éclore la pensée avant le temps, mais la fait éclore incomplète et chétive ; chez le public, c’est un besoin toujours plus impérieux d’une nourriture forcément malsaine. Autrefois on ne donnait guère aux exigences de l’imagination que quelques heures de la soirée employées à lire un roman nouveau ou à voir jouer une pièce en vogue. À présent, c’est chaque matin que le monde imaginaire fait irruption dans la vie réelle. Nous ne sommes pas de ceux qui s’exagèrent la funeste influence du roman. Pourtant, qu’un père de famille, rempli de préjugés, si l’on veut, mais enfin rempli de préjugés honnêtes, puisse lui défendre son foyer sans se condamner à ne plus rien savoir de tout ce qui se passe au dehors ! Que la Chambrière et la Vieille Fille ne pénètrent pas de force chez lui avec la liste des jurés et le résultat des élections !

Enfin, ce n’est pas seulement l’art qui se perd, ce sont les mœurs littéraires elles-mêmes qui sont altérées chaque jour par les habitudes vénales et légères qu’engendrent ce trafic d’intelligence et ce gaspillage de pensées. Autrefois, dans ce fangeux XVIe siècle qu’on ne peut jamais nommer sans rêver périls et entreprises, quand on se sentait le cœur hardi et l’esprit audacieux, on suspendait à son côté une rapière pour aller chercher fortune. Maintenant, pour les coureurs d’aventures, c’est la plume qui remplace l’épée. Mais, si l’activité qui s’exerce dans le monde matériel sur des théâtres périlleux, comme celle des soldats ou des gens de mer, est plus dangereuse pour le corps que l’activité qu’on déploie dans le monde moral, je crois qu’elle est meilleure gardienne des forces de l’intelligence et surtout de la dignité du cœur. Après avoir eu le bras mutilé à Lépante, après avoir passé nombre d’années sur les galères ; enfin, après avoir fait de son corps, en l’exposant à tous les nobles périls de la guerre, un vêtement glorieux, mais délabré, pour sa pensée immortelle, le vieux Cervantes avait, je crois, plus de jeunesse et de fraîcheur sous son front basané que tel aventurier littéraire de notre temps qui n’est jamais sorti de l’atmosphère malsaine où naissent les filles de son imagination. Il faut se souvenir que le royaume de la fantaisie est borné pour chaque homme à l’étroit espace que les parois de son crâne peuvent contenir : quand on se fatigue à le parcourir dans des excursions désordonnées, on devient semblable au Fantasia de M. de Musset, qui se plaint de ce que les détours de son cerveau lui sont plus connus que les carrefours et les rues de la maudite ville qu’il habite. Un artiste doit donc voyager à petites journées dans le monde de son imagination, en faisant des haltes prudentes pour ne pas l’avoir trop rapidement parcouru ; car, une fois qu’il en est venu à ne plus rien rencontrer qui ne lui cause de la lassitude ou du dégoût, il ne peut se livrer qu’à une exploitation mercantile de son intelligence, et c’est alors qu’après avoir perdu la fraîcheur de ses sentimens, il perd aussi leur dignité. Au lieu de se trahir par la rareté des productions, son impuissance se manifeste au contraire par une incroyable abondance d’œuvres diffuses et négligées. Du moment qu’on ne se propose plus d’autre but qu’un gain journalier et quelques éloges éphémères, comment pourrait-on s’isoler dans un rêve et suspendre son existence à une pensée unique ? Quand Jean-Jacques composait sa Nouvelle Héloïse, il aurait chassé toutes les ombres qui seraient venues se mettre sous les allées de la Chevrette, devant les fantômes de sa Claire ou de sa Julie. Un seul roman suffisait pour occuper toutes les facultés aimantes et toutes les forces créatrices de cette ame si puissante. À présent nos romanciers en publient deux ou trois en même temps. Ils ont une nouvelle commencée dans un journal, une nouvelle à moitié terminée dans une autre. Ils ressemblent à ces riches manufacturiers qui surveillent à la fois plusieurs usines en pleine exploitation.

Autrefois il y avait dans la littérature des groupes d’écrivains qui, rangés sous un même drapeau, s’avançaient vers un même but. Dans ces phalanges qu’unissaient des sympathies communes, tous ne prenaient point une part semblable aux luttes de la politique ou aux discussions littéraires. Les uns s’attachaient aux principes sociaux, les autres à ceux de l’esthétique ; mais tous formaient une réunion compacte et pour ainsi dire solidaire. Le poète ou le critique ne donnait point par ses tendances au publiciste ou au pamphlétaire un perpétuel démenti. À présent des écrivains, dont les œuvres paraissent côte à côte devant le public, se combattent, et même quelquefois se bafouent dans les idées qu’ils énoncent. Le feuilletoniste d’un journal démocratique s’étudie à parler le langage de M. de Richelieu et affecte les principes de la régence. De cette confusion bizarre d’opinions naît une propension de plus en plus marquée à ne plus attacher aucun sens sérieux à tout ce qui se débite devant un auditoire. On joue tous les matins un drame où les uns sont vêtus en paysans, les autres en grands seigneurs : chacun parle le langage que son costume lui impose ; mais, une fois ce costume mis de côté, il n’y a plus ni gentilshommes ni villageois, il n’y a que les acteurs d’une même troupe qui comptent la recette et se la partagent.

Et ce qu’il y a de fâcheux dans la légèreté de ces mœurs, c’est que la réprobation dont une partie du public les frappe décourage quelques intelligences d’élite au milieu de leurs travaux solitaires et consciencieux. Il est des esprits véritablement amoureux de l’art, mais qui l’aiment d’une tendresse ombrageuse et hautaine ; ceux-là s’écartent de lui avec un dédain douloureux quand ils le voient flétri et dégradé. Demandez à ce poète qui vous rappelait tantôt Child-Harold, tantôt le chevalier Desgrieux, pourquoi nous n’avons pas lu depuis plus d’un an une page de sa prose si limpide, malgré tous les voiles charmans qu’elle conserve à la pensée ; pourquoi ses vers tombent à présent comme des gouttes transparentes et cristallines au lieu de s’épancher en flots abondans ? Il vous répondra que son ame est froissée, et, tandis qu’il se condamne à un silence dont il souffre et dont nous souffrons aussi, on entend mille voix babillardes s’élever de toutes parts. En abaissant l’art, on le rend accessible à tous. Quand les bornes servaient de chaire aux vérités de la Bible, tout le monde était prédicant ; depuis que les conteurs descendent aussi dans la rue, tout le monde a son histoire à conter. Quel dégoût devaient ressentir ceux qui entouraient au fond de leur cœur la parole divine d’un triple voile de respect, et qui n’osaient la faire monter sur leur bouche qu’après avoir prié le ciel de purifier leurs lèvres, quel dégoût ils devaient ressentir quand ils rencontraient sur les places et dans les carrefours des lambeaux de ce langage sacré ? Comment n’en serait-il pas de même de ceux qui, dans cet âge sceptitique, ont reporté sur le culte de l’intelligence toute l’ardeur de leur amour, toute la force de leurs croyances, quand ils rencontrent, mêlés aux vulgarités de la vie, profanés par les bouches les plus grossières, des débris du langage divin qu’ils parlent ou plutôt qu’ils laissent parler en eux avec tant de tremblement et de bonheur inquiet !

Cependant la cause de la saine littérature n’est pas à jamais perdue ; ceux même qui l’ont compromise peuvent encore la sauver. La génération d’écrivains qui a fait un si grand abus de ses richesses est toujours jeune par son âge, en dépit de tous ses efforts pour attirer sur elle une vieillesse prématurée. Parmi ceux qui firent le plus de bruit il y a dix ans, en lâchant tout à coup au milieu des débats de la polémique littéraire l’essaim turbulent de leurs pensées ; parmi ceux qui excitèrent autour d’eux le plus de surprises et provoquèrent la plus grande attente, combien à présent consument leurs forces dans des entreprises obscures et sans valeur ! Il en est un surtout dont le talent avait assez de mirages pour éblouir à la fois les yeux de la foule de tous les côtés ; qui, du fond des vieilles chroniques, des annales du Bas-Empire, des mémoires libertins de la régence, évoquait mille ombres vivantes qu’il amenait, sérieuses ou caustiques, gracieuses ou terribles, sanglantes ou parées, derrière la rampe du théâtre. Quel usage celui-là fait-il des trésors de son imagination et de sa verve ? Il les répand à pleines mains, avec une indifférence superbe pour les lieux où ils tombent. L’autre jour, on jouait un de ses drames sur un théâtre auquel j’aurais préféré la grange des hôtelleries de Cervantes. Si la pensée était une manne céleste qui pût tomber partout, même dans la fange, sans rien perdre de sa divine saveur, peu nous importerait la scène que se choisiraient les poètes ; mais il n’en est pas ainsi. L’intelligence s’altère au contact de tout ce qui est abrupte et fangeux. Eh bien ! pourtant, malgré l’épuisement qui a dû suivre tant de prodigalités dédaigneuses, celui dont je parle, et bien d’autres avec lui, pourraient encore trouver assez de ressources dans leur esprit pour nous récréer comme autrefois par des drames merveilleux et des récits enchantés. Pendant que maître Wolframb était livré à la mélancolie, et que maître Henri d’Ofterdingen était tourmenté par le démon, les chanteurs sans talent accouraient en foule à la cour du landgrave de Thuringe ; mais, quand les voix des deux grands musiciens se firent entendre de nouveau dans tout leur éclat et dans toute leur pureté, tous les maîtres subalternes furent réduits à se taire et à retourner au petit pas de leurs mules dans les provinces obscures d’où ils étaient sortis. Que les hommes qui ont vraiment le droit d’occuper le public recouvrent la vigueur de leur talent par une vie littéraire forte et saine, et l’on verra disparaître tous ceux que la médiocrité a fait naître et fait seule subsister.

Il y a onze ou douze ans, c’était pour des intérêts moins sérieux que la critique avait à combattre ; il s’agissait de savoir quelle serait l’issue d’une lutte que le chef de la nouvelle école appelait lui-même dans une de ses préfaces le duel ridicule des romantiques et des classiques. Maintenant ce n’est plus seulement l’art qui est compromis, c’est en quelque sorte la dignité et l’honneur de ceux qui sont ses représentans. On ne se demande plus si l’on fera entrer les personnages d’un drame à la façon de Shakspeare ou à celle de Racine, si on regardera la langue comme une arche sainte dont on ne peut pas ébranler une pierre, ou comme un édifice dont chaque génération doit agrandir ou diminuer l’enceinte, suivant ses besoins ; on se demande si ceux qui parlent au public peuvent se jouer impunément de sa bonne foi et de sa confiance, en corrompant son jugement par des œuvres dont ils sentent eux-mêmes les défauts. Le goût a sa conscience comme la probité ; ceux qui vont à l’encontre des lois que cette conscience prescrit, par négligence, par paresse ou par désir de lucre, manquent à leurs devoirs d’écrivains. Quand on a sous les yeux des œuvres comme celles qui se multiplient si déplorablement depuis quelques années, est-ce de l’art lui-même qu’il faut parler ? Non, c’est à l’artiste qu’il faut s’en prendre. Nous lui dirons : Si c’est aux bénéfices de l’industrie que vous visez, servez l’industrie elle-même, creusez des canaux, abattez des forêts, défrichez des landes, enfin soumettez le domaine de la matière à toutes les tortures que l’amour du gain peut suggérer ; mais épargnez les jardins de l’imagination : ne cueillez pas, pour les vendre, lorsqu’ils sont encore privés de leurs parfums et de leurs couleurs, les beaux fruits qu’il faut apprendre à laisser mûrir.


G. de Molènes.